V.
La défense de l’Europe
1.
État de▶ la question
1. La défense de l’Europe est un sujet que l’on évite dans le débat public ◀de▶ ces dernières années, et sur lequel personne ne semble prêt à se prononcer franchement. Soit par scrupule humanitaire, ou par orgueil nationaliste, par calcul partisan31, ou simplement par répugnance à faire face à cet « impensable » que serait une troisième guerre mondiale, et vraiment la dernière cette fois-ci, à cause de la puissance des armes dont dispose aujourd’hui contre elle-même l’humanité.
C’est pourtant l’aspect du problème européen qui préoccupe le plus nos populations, si l’on en croit les sondages ◀d’▶opinion.
◀D’▶où vient cette contradiction entre le souci réel des peuples et le discours pour le moins ambigu des politiciens ?
2. L’échec du projet ◀de▶ « Communauté européenne de défense » a fait un tort incalculable à la cause ◀de▶ l’union des Européens. Proposée par des hommes d’État français, la CED avait été acceptée par tous les autres pays du Marché commun. Elle fut finalement refusée par le seul Parlement français, à la suite de la coalition entre gaullistes et communistes, au nom de la crainte alléguée ◀d’▶un contingent allemand intégré dans les forces européennes, et ◀de▶ la nécessité ◀de▶ sauvegarder « la souveraineté et l’indépendance nationale » face à l’« aide intéressée des Américains ».
Le résultat du rejet ◀de▶ la CED fut double :
— renaissance immédiate ◀d’▶une armée allemande indépendante (c’est-à-dire non intégrée) ;
— dépendance accrue des États-Unis pour une éventuelle protection nucléaire.
C’est-à-dire, très exactement ce que les fédéralistes avaient voulu éviter en proposant la CED, et les nationalistes en la rejetant.
3. Depuis lors, les plans européens proposés par des hommes politiques (plans Fouchet, Harmel, Davignon, Tindemans) ainsi que par l’OTAN et par l’Eurogroup ont tous été rejetés par les Conseils ◀de▶ ministres européens, au nom des États-nations membres ◀de▶ la CEE.
Cela n’eût pas été possible sans la croyance inébranlable ◀de▶ l’immense majorité des Européens (gaullistes et eurocommunistes compris) dans l’ouverture automatique du « parapluie américain », quoi qu’il advienne, si insolents que croient devoir s’afficher certains leaders politiques à l’égard de Jimmy Carter, persuadés qu’ils sont que ce président ne fera pas attention à leurs discours ◀de▶ matamores, ou qu’il saura comprendre qu’il ne s’agit en réalité que ◀de▶ se faire applaudir aux congrès du parti.
Si ces leaders, et surtout si leurs troupes réalisaient la précarité ◀de▶ nos forces nationales non intégrées, la supériorité rapidement croissante des forces russes, et tout l’aléatoire ◀d’▶une intervention nucléaire américaine, ils ne se contenteraient plus ◀de▶ l’alibi du « parapluie », ils verraient à l’évidence la nécessité ◀de▶ s’unir au moins assez pour organiser une défense commune dans toute la profondeur du continent — et le reste viendrait par la suite à condition que l’on ait fait en sorte qu’il y en ait une.
4. Restent les raisons ◀de▶ la dépendance par rapport aux USA ◀d’▶une Europe des États manifestement incapable ◀d’▶envisager sa propre défense par ses propres moyens. Ces raisons sont en gros les suivantes.
a) La supériorité écrasante ◀de▶ l’URSS sur l’ensemble non intégré ◀de▶ nos pays quant aux seules forces nucléaires engagées dans la région Europe : les potentiels sont ◀de▶ 1 (France et Grande-Bretagne) à 15 (URSS).
b) La supériorité écrasante du pacte ◀de▶ Varsovie (imposé par Moscou à ses satellites) sur l’Europe des Neuf et même sur l’OTAN (dont la France est sortie librement) quant aux forces conventionnelles :
OTAN | Pacte de Varsovie | |
Effectifs | 626 000 h.
(dont 285 000 Américains) |
943 000 h. |
Chars | 7 000 | 21 000 |
Pièces ◀d’▶artillerie | 2 700 | 10 000 |
Avions | 2 375 | 4 055 |
Et cela, en dépit du fait que les populations sont sensiblement égales ◀de▶ part et ◀d’▶autre du rideau ◀de▶ fer32.
c) La désunion flagrante des Européens face aux problèmes non seulement ◀de▶ leur défense, mais ◀de▶ ce qu’il y aurait lieu ◀de▶ défendre par priorité : souveraineté nationale ? système capitaliste ? ou libertés civiques, telles que droit ◀d’▶opposition, droit ◀de▶ grève, mobilité professionnelle, libre circulation internationale, propriété individuelle, etc. ?
5. La question ◀de▶ la défense de l’Europe ne doit pas rester plus longtemps affaire ◀de▶ chiffres : nombre ◀de▶ fusées sol-sol ou sol-air, ◀de▶ bombes ◀de▶ divers types, ◀de▶ vecteurs. Les peuples n’y comprennent rien et s’en désintéressent d’ailleurs à juste titre : que sont les armes par elles-mêmes si manque la volonté ◀de▶ s’en servir ?
Pourquoi (se demandent-ils vaguement) dépense-t-on dans le monde pour les armements 375 milliards ◀de▶ dollars par an ? Les uns ont déjà ◀de▶ quoi tuer les autres 33 000 fois ; les autres les uns, 30 000 fois seulement. Quel est le sens ◀de▶ cette compétition ?
◀D’▶où la faiblesse frappante des motivations que l’on observe dans nos populations quant à une éventuelle défense commune ◀d’▶on ne sait trop quelle Europe ; cependant que la défense isolée ◀d’▶un ◀de▶ nos pays par lui tout seul apparaît comme une prétention dérisoire, qu’il s’agisse ◀de▶ la RFA, du Luxembourg, voire ◀de▶ la France ou ◀de▶ la Grande-Bretagne.
2.
La crise
Les auteurs militaires ◀d’▶une compétence et ◀d’▶une indépendance ◀d’▶esprit généralement reconnues qui ont traité le problème ◀de▶ la défense globale ◀de▶ l’Europe contre une attaque massive venant ◀de▶ l’Est (seul cas sérieusement imaginable aujourd’hui, toute agression ◀d’▶un ◀de▶ nos pays contre l’URSS étant exclue pour raisons ◀de▶ taille, de même que serait exclue pour raisons politiques toute agression ◀d’▶une Europe fédérée) ont déposé des conclusions radicalement pessimistes, en cas ◀de▶ non-union persistante des Européens.
Parmi les nombreux scénarios imaginés, citons d’abord ceux ◀de▶ deux généraux, qui ont revêtu tous les deux ◀d’▶importantes fonctions dans l’OTAN. Celui du général Robert Close, commandant ◀d’▶une division blindée belge, et qui fut directeur des études au Collège ◀de▶ la défense de l’OTAN. Et celui du général allemand Johannes Steinhoff, qui fut président du comité militaire ◀de▶ l’Alliance atlantique à Bruxelles.
a) Le premier, dans L’Europe sans défense ?33, décrit l’attaque surprise des Russes, qui effectuent d’abord en quelques heures la jonction ◀de▶ leurs troupes héliportées et ◀de▶ leurs colonnes blindées en RFA À partir de quoi, échanges ◀de▶ messages et ◀de▶ menaces entre Pentagone et Kremlin, ce dernier prêt à tout arrêter si l’autre cède. Menaces mutuelles, confusion, consultations, à la faveur desquelles les Russes sont sur le Rhin en quarante-huit heures : c’est le délai nécessaire pour que le président des USA décide s’il y a lieu ou non ◀de▶ recourir à l’arme nucléaire. Les Russes détiennent le principal des forces ◀de▶ production ◀de▶ l’Europe : la partie n’est-elle pas déjà jouée ?
Ce qui est certain, c’est qu’à ce moment, « la destruction ou le salut ◀de▶ l’Europe repose entièrement entre les mains ◀d’▶un chef d’État qui, pour favorable qu’il puisse être aux vues occidentales, n’est pas européen et représente des intérêts mondiaux dont certains peuvent s’écarter sensiblement des nôtres » (R. Close, op. cit., p. 283).
b) Le général Steinhoff, contrairement au général français P. Gallois, ne croit pas que « chaque nation, à l’instar de la France, puisse assurer sa propre défense ». (Que ferait le Luxembourg ? demande-t-il.) Surtout il ne croit pas que « les Américains voleraient au secours des Européens incapables ◀de▶ s’unir : “Pourquoi irions-nous mourir pour Francfort ou Düsseldorf, alors que les Européens ne feraient pas grand-chose pour leur propre sécurité ?” »34.
Les Américains ne protégeront les Européens que si ces derniers manifestent leur volonté commune ◀de▶ se défendre. « Démographie, héritage culturel commun, puissance industrielle et technologique », tout les y pousse. Mais s’ils ne veulent pas s’unir, « je suis cette fois d’accord avec Close ». (Les Russes sur le Rhin en quarante-huit heures.)
c) On a proposé comme parade les « forces atomiques ◀de▶ dissuasion » britannique et française. Réponse ◀de▶ la majorité des auteurs et critiques militaires : l’arme atomique ◀d’▶une nation européenne serait inutilisable :
— contre un autre pays du continent ou contre des troupes étrangères qui l’envahiraient : celui qui la fait tomber chez son voisin est à la merci ◀d’▶une saute ◀de▶ vent ;
— contre une invasion par surprise venant ◀de▶ l’Est, car « la rapidité ◀de▶ l’action, la pénétration en profondeur des forces adverses — intimement mêlées à la population civile — rendraient illusoire l’usage des moyens nucléaires qui occasionneraient plus ◀de▶ pertes aux populations civiles qu’à l’agresseur » (général Close) ;
— enfin pour « dissuader » l’URSS, dont l’arsenal nucléaire total est cent fois supérieur au nôtre.
Mais voici l’évidence majeure : même à égalité nucléaire, l’Europe serait perdante, car l’extrême densité ◀de▶ sa population, ◀de▶ ses villes, ◀de▶ ses usines, ◀de▶ ses trésors et monuments, ◀de▶ ses réseaux ◀de▶ communications, etc., la rendent infiniment plus vulnérable que l’URSS avec ses immenses plaines vides35. Quelques bombes russes sur la capitale et sur les centres ◀de▶ production ◀d’▶énergie suffiraient à paralyser un ◀de▶ nos pays européens, alors que toutes les bombes produites par ce pays ou mises à sa disposition par les USA ne feraient qu’irriter l’URSS, à supposer qu’elles n’aient pas été neutralisées dès les premières minutes du conflit, ou juste avant…
En caricaturant à peine la situation, on pourrait dire qu’il n’est même pas sûr que si l’Europe unie disposait ◀de▶ l’immense force nucléaire russe, elle pourrait faire autant ◀de▶ mal à l’URSS que celle-ci ne lui en ferait avec la petite force nucléaire française et anglaise.
Il semble bien qu’une force ◀de▶ frappe nationale ne puisse mener qu’à l’écrasement inutile et définitif ◀d’▶un pays à forte densité ◀de▶ civilisation industrielle, après avoir servi ◀de▶ mauvais prétexte aux nationalistes ◀de▶ ce pays pour refuser la communauté européenne ◀de▶ défense, seule à la taille du danger.
Si donc nous refusons que « la destruction ou le salut ◀de▶ l’Europe repose entre les mains ◀d’▶un chef d’État américain », nous voilà condamnés à inventer un avenir différent, dans le domaine ◀de▶ la défense plus encore qu’en tout autre.
Et là encore, nous ne trouverons la solution que dans l’union, à condition qu’elle soit ◀de▶ nature fédérale.
3.
La défense de l’Europe sera l’œuvre des Européens eux-mêmes
Quels que soient les scénarios imaginés ou imaginables, avec ou sans les « Américains », avec ou sans les armes nucléaires, rien ne résiste aux évidences que voici :
— les armes nucléaires sont offensives par nature et ne peuvent servir qu’à porter la guerre chez l’Autre — l’attaque fût-elle qualifiée ◀de▶ préventive. Les armes nucléaires sont par nature inaptes à défendre nos campagnes, nos villes, nos populations, nos soldats aux prises avec l’envahisseur, et en général la civilisation du continent européen, que leur mise en jeu détruirait36 ;
— les « Américains » ne risqueront pas une guerre nucléaire si les Européens ne prouvent pas leur volonté ◀de▶ se défendre par leur volonté ◀de▶ s’unir.
Une réelle défense de l’Europe consisterait à sauvegarder nos cités, nos paysages, nos coutumes, nos cultures. Il faudrait les aimer d’abord. Pas ◀de▶ défense efficace et valable sans une conscience ◀de▶ ce que l’Europe signifie pour nos vies quotidiennes.
Mais défendre un pays sans détruire les raisons qu’on a ◀de▶ l’aimer, c’est défendre d’abord son lieu natal — non des frontières invisibles ni un pouvoir qu’on ne connaît que par ses contraintes. C’est affaire ◀de▶ régions, non ◀d’▶État.
Or, la tactique qui correspond à la défense des réalités humaines, non des mythes nationaux-étatiques, c’est ce qu’on appelle en termes militaires la défense en hérisson. Défense locale, village par village. Combat sur place, seul vraiment motivé. Chacun défend sa terre, les siens, ses biens concrets et affectifs. Chacun défend ses libertés et avec combien plus ◀de▶ conviction que ceux qui les attaquent parce qu’on les y a forcés.
C’est cette forme ◀de▶ défense que le général Close nomme avec justesse « dissuasion populaire », que l’on a vue sous d’autres cieux venir à bout ◀de▶ la plus puissante armée du monde. Elle accule l’adversaire à l’alternative « ◀d’▶une conquête coûteuse ou ◀d’▶une destruction vaine » (Raymond Aron).
Conquérir un pays village par village, maison par maison, coûte très cher et rapporte peu. Mais défendre un pays ◀de▶ la même manière, voilà ce qu’on peut imaginer non seulement de plus rentable, ce serait peu, mais surtout de plus énergisant pour le moral ◀d’▶une population.
Seule adaptée à la topographie, à la démographie, à la sociologie et aux diversités ◀de▶ notre continent, cette tactique suppose et favorise une volonté ◀de▶ défense authentique et spontanée, que rien au monde ne saurait remplacer.
La capacité ◀de▶ défense de l’Europe dépend avant tout ◀de▶ la volonté des Européens ◀de▶ défendre leurs libertés, leurs droits et leurs devoirs civiques. Elle dépend donc des possibilités que les institutions ménageront à la renaissance des régions, c’est-à-dire des unités territoriales dont les dimensions permettent l’exercice réel ◀de▶ ces libertés, ◀de▶ ces droits et ◀de▶ ces devoirs.
La vitalité des régions, à son tour, dépend du respect jaloux ◀de▶ leurs diversités. Respect qui ne peut mener — logiquement et pratiquement — qu’à la neutralité comme refus ◀de▶ recourir à la violence pour résoudre un différend.
La fédération européenne sera neutre par impossibilité — due à ses trop grandes diversités — ◀de▶ décider une politique ◀d’▶agression contre quelque voisin que ce soit, russe ou maghrébin, arabe ou africain.
Une Europe fédérée dans et pour ses diversités régionales, une Europe neutre, aurait pour intérêt vital ◀de▶ préconiser et ◀d’▶initier le désarmement mondial37.
Le problème ◀de▶ la défense est inséparable ◀de▶ celui du désarmement, comme celui ◀de▶ l’Énergie est inséparable ◀de▶ celui ◀de▶ la réduction du gaspillage.
Il y a aujourd’hui gaspillage des armements (à quoi sert ◀de▶ pouvoir tuer 3000 fois ou 33 000 fois tous les êtres humains ?) et surarmement énergétique en Europe.
Et de même que réduire le gaspillage énergétique sera bientôt la principale source ◀d’▶énergie disponible (selon le directeur ◀de▶ l’Agence internationale ◀de▶ l’énergie, ONU, à Vienne), de même le désarmement sera le principal renfort apporté à notre défense.
Mais l’Europe ne peut contribuer au désarmement général que si elle se présente unie, et que son union la montre capable ◀de▶ donner au monde autre chose que des conseils intéressés, à savoir : un exemple vécu ◀de▶ désarmement atomique (à quoi d’ailleurs toutes les raisons du monde la poussent).
L’Europe unie peut seule inaugurer la désescalade des armements, sans laquelle il n’y a guère ◀d’▶avenir pour notre Histoire.