« Nous subsisterons unis, ou nous périrons séparés ! » (avril-mai 1979)aw ax
J’entends dire que l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶Europe serait seulement une invention ◀de▶ technocrates, ◀de▶ financiers, ◀d’▶industriels, ◀de▶ gouvernements ou ◀de▶ multinationales… C’est faux.
◀L’▶Europe, c’est une nécessité qui s’inscrit dans ◀le▶ cours normal ◀de▶ ◀l’▶histoire en cette fin ◀de▶ xxe siècle : si ◀l’▶Europe ne se fait pas, nous allons à ◀la▶ catastrophe, non seulement européenne, mais mondiale. Pour cette raison très simple. C’est ◀l’▶Europe qui a créé ◀le▶ monde que nous connaissons, en ce sens qu’en créant la première civilisation industrielle elle a convaincu tous ◀les▶ autres peuples ◀de▶ ◀la▶ terre qu’ils devaient ◀l’▶imiter. À tort… Car, ce modèle ◀de▶ civilisation européen et industriel, fondé sur un développement indéfini, est devenu complètement utopique. Saint Thomas pourtant nous avait prévenus : « ◀Le▶ fini, n’est pas capable ◀d’▶infini » ; mais nous avons perdu ◀de▶ vue cette vérité aussi fondamentale que deux et deux font quatre. Nous nous sommes imaginés que ◀la▶ terre, loin ◀d’▶être une sphère finie et que rien au monde ne pourra rendre plus grande qu’elle-même, pouvait au contraire être exploitée indéfiniment et en progression constante. Une utopie totale !
Ça durera bien jusqu’à ma retraite !
Nous ◀le▶ savons, il n’y aura pas assez ◀de▶ magnésium, pas assez ◀de▶ cuivre, pas assez ◀d’▶uranium… Et surtout, pas assez ◀de▶ pétrole. Donc, plus personne ne devrait oser promettre un développement indéfini dans ce monde fini. Or, on continue. Simplement, parce que ◀le▶ raisonnement ◀de▶ nos dirigeants c’est ◀de▶ se dire : « Après moi ◀le▶ déluge ! ». « Ça durera bien jusqu’à ma retraite ! » comme a dit un jour un fonctionnaire du Conseil fédéral suisse, en réponse aux questions qu’on lui posait à propos de ◀la▶ construction ◀d’▶une centrale nucléaire sur ◀le▶ Rhône. Ou alors ils disent « qu’il faut faire confiance à ◀l’▶infinie ingéniosité ◀de▶ ◀l’▶homme ». Mais c’est un constat ◀de▶ démission devant ◀la▶ fatalité ! Qui, devant un danger pressant, se contenterait ◀de▶ faire confiance à ◀l’▶infinie ingéniosité ◀de▶ ◀l’▶esprit humain ? Devant ◀les▶ risques à peu près infinis du nucléaire par exemple…
C’est dans ce contexte-là que se pose la question européenne : un contexte ◀de▶ civilisation devenu commun à toute ◀l’▶humanité. Puisque son modèle industriel qui a été imité par ◀le▶ reste du monde nous conduit tous à ◀l’▶impasse absolue, ◀l’▶Europe se doit à nouveau ◀de▶ donner ◀l’▶exemple. En changeant ◀de▶ cap. En proposant un autre modèle ◀de▶ civilisation qui ne soit plus seulement axé sur ◀la▶ perspective ◀d’▶un développement indéfini.
À ◀l’▶image ◀de▶ ce qui attend ◀les▶ Russes blancs !
Quand il parle ◀de▶ ◀l’▶Europe, Denis de Rougemont ne parle pas seulement ◀de▶ ◀l’▶Europe des neuf…
Neuf pays sur vingt-deux, ce n’est pas ◀l’▶Europe ! Je m’élève contre cette prétention du Marché commun de Bruxelles à s’appeler ◀l’▶Europe. Lorsqu’on parle ◀de▶ ◀l’▶Europe, il faut entendre ◀l’▶Europe entière. Y compris ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est qui, un jour ou l’autre, finiront par nous rejoindre ; ◀l’▶État soviétique ne pourra pas toujours ◀les▶ maintenir en état ◀de▶ servage… Tous, nous sommes tous faits pour ◀l’▶Europe. Nous subsisterons unis ou nous périrons séparés. Cette évidence saute aux yeux. La plupart des grands problèmes auxquels nous sommes confrontés — économiques, énergétiques, monétaires, militaires… — se révèlent de plus en plus insolubles dans ◀le▶ cadre des souverainetés nationales et appellent donc des solutions ◀d’▶union continentale ou régionale. Au-delà ou en deçà des États-nations…
Prenons ◀le▶ problème démographique. Dans ◀les▶ trente années qui viennent ◀la▶ population ◀de▶ ◀l’▶Europe va rester stable, elle va peut-être même reculer, tandis que dans ◀le▶ même temps ◀la▶ population du tiers-monde triplera. ◀D’▶où une rupture ◀d’▶équilibre complète. À ◀l’▶image ◀de▶ ce qui attend ◀l’▶Union soviétique ou ◀la▶ proportion des Russes blancs va diminuer très rapidement d’ici à ◀l’▶an 2000 par rapport aux populations des républiques islamiques dont ◀le▶ taux ◀de▶ croissance démographique oscille entre 3 et 3,5. Un taux plus fort qu’en Amérique latine.
◀L’▶Europe, c’est plus ◀de▶ 400 millions ◀d’▶habitants
Inévitablement donc, ◀la▶ proportion des blancs à haut niveau de vie va diminuer rapidement par rapport aux populations du tiers-monde : que cela fasse plaisir ou non, que ◀l’▶on se dise ◀de▶ gauche ou ◀de▶ droite, c’est une évidence à laquelle il faut que nous nous fassions. Du coup également, ◀les▶ besoins alimentaires du tiers-monde vont croître ◀de▶ manière catastrophique. ◀Les▶ démographes du Bangladesh, par exemple, prévoient pour leur pays qu’il y aura chaque année vingt millions ◀de▶ morts par famine à partir de ◀l’▶année 1980, autrement dit dès maintenant. Ceci « Jusqu’à ce que ◀l’▶excès ◀de▶ population soit corrigé par ◀la▶ nature ». (Voyez ◀l’▶horreur à laquelle on arrive !) Ou, à moins que des quantités énormes ◀de▶ nourriture puissent être apportées par ◀l’▶extérieur. Or, qui peut ◀les▶ procurer ? Sinon ◀les▶ États-Unis qui détiennent, actuellement et pour longtemps, ◀le▶ monopole ◀de▶ ◀l’▶alimentation du monde. Un monopole équivalent à celui des pays arabes pour ◀le▶ pétrole. Il sera tentant pour ◀les▶ Américains ◀d’▶user ◀de▶ cet avantage à des fins politiques, ◀d’▶autant plus que ◀l’▶URSS restera leur client ◀le▶ plus important, ◀les▶ années ◀de▶ mauvaise récolte…
Denis de Rougemont insiste :
Il faut changer ◀de▶ cap. Et il faut que ◀l’▶Europe donne ◀l’▶exemple ◀de▶ ce changement. Mais il ne suffit pas qu’elle dise qu’elle va faire autre chose, il faut qu’elle ◀le▶ fasse. ◀Le▶ tiers-monde ne commencera à ◀la▶ croire que si elle montre ◀l’▶exemple réalisé ◀d’▶une autre société, à partir ◀d’▶un autre modèle ◀de▶ développement que celui qu’elle a répandu, malgré elle, dans ◀le▶ monde entier. J’aime ce mot du Dr Schweitzer : « ◀L’▶exemple n’est pas ◀le▶ meilleur moyen ◀d’▶influencer ◀le▶ comportement ◀d’▶autrui, c’est ◀le▶ seul. » Nous n’en sortirons pas autrement. Mais nos chances ne sont pas minces. D’abord parce que nous sommes plus nombreux que nous ne pensons. Nous nous imaginons toujours ◀l’▶Europe comme une péninsule, cap de l’Asie écrasé entre ◀les▶ deux Grands ; or ◀la▶ réalité est inverse : ◀l’▶Europe de l’Ouest, c’est plus ◀de▶ 400 millions ◀d’▶habitants, alors que ◀les▶ États-Unis n’en comptent que 220 et ◀la▶ Russie 250…
Alors pourquoi nous sentons-nous écrasés ? Parce que nous nous comptons par nation et que nos nations sont trop petites. Que ce soit ◀le▶ Luxembourg ou que ce soit ◀la▶ France n’y change rien. Nous sommes tous trop petits ! Donc, il faut que nous nous unissions.
« ◀L’▶illusion » ◀de▶ Jean Monnet
Depuis des siècles ◀l’▶idée ◀d’▶une union des pays ◀d’▶Europe est dans ◀l’▶air… À chaque génération des hommes ◀l’▶ont rêvée : ◀de▶ Dante à Victor Hugo…
Il faut maintenant passer à sa réalisation, dit Denis de Rougemont. ◀Le▶ moment est venu où il faut dépasser ◀le▶ dogme des souverainetés nationales, cette hérésie chrétienne que ◀les▶ papes ont souvent dénoncée. Pensez donc, cent-soixante souverainetés absolues à travers ◀le▶ monde ! Fatal, finalement, que cela ne conduise qu’à des guerres.
Çà et là, on a essayé ◀de▶ dépasser ces souverainetés nationales. En nouant des accords industriels et économiques… Ce fut ◀l’▶idée ◀de▶ Jean Monnet, dont je salue ◀la▶ mémoire, qui imaginait qu’en « tenant » ◀les▶ hommes par ◀les▶ institutions matérielles on ◀les▶ « tiendrait » aussi pour ◀le▶ reste.
Une illusion finalement ! une illusion ◀de▶ « marxisme vulgaire » ◀de▶ croire que ◀l’▶infrastructure domine nécessairement ◀la▶ superstructure. Une illusion partagée aussi d’ailleurs par ◀les▶ bourgeois capitalistes… et par ◀les▶ socialistes ◀de▶ toutes couleurs : ◀le▶ matérialisme au fond domine nos sociétés, à Moscou ou à Washington, à Paris ou à Londres, ou à Bonn…
◀Les▶ États-nations condamnés !
Alors, quel modèle pour ◀l’▶Europe ? Quel modèle dont ◀le▶ tiers-monde serait tenté ◀de▶ s’inspirer ?
D’abord faire admettre ◀l’▶évidence, souligne Denis de Rougemont, que ◀les▶ États-nations sont condamnés. Aucun ◀de▶ nos États désunis n’est en mesure ◀de▶ faire face correctement aux tâches que ◀le▶ gouvernement ◀d’▶une nation est censé assurer. Nos souverainetés nationales ne peuvent résister ni à ◀la▶ colonisation économique des États-Unis, ni lutter contre une intervention militaire qui viendrait de ◀l’▶Est… Ni lutter contre ◀l’▶inflation sans augmenter ◀le▶ chômage qui progresse en proportion exacte du progrès technologique, ni réduire ◀le▶ chômage sans augmenter ◀l’▶inflation ni maintenir ◀la▶ valeur ◀de▶ ◀la▶ monnaie… Ni faire face à leurs besoins allégués en énergie sans menacer ◀l’▶environnement et s’opposer par ◀la▶ force à ◀l’▶exercice des droits démocratiques. Ni prévenir, ni guérir ◀la▶ pollution des lacs, des fleuves et des mers océanes. Ni venir en aide au tiers-monde dans sa lutte contre ◀la▶ famine et sa passion ◀de▶ copier et ◀de▶ s’approprier ◀les▶ causes mêmes ◀de▶ notre propre crise… Je ◀le▶ répète, ◀les▶ États-nations sont condamnés puisqu’ils ne peuvent plus jouer leur rôle. Je veux bien que des hommes politiques continuent ◀d’▶aller, répétant que ◀l’▶État-nation est sacré. Alors, qu’ils nous démontrent que cet État-nation fonctionne ! »
◀L’▶Europe politique est déjà en marche
Ceux-là, précisément, rétorquent : « Et ◀l’▶Europe ? Où sont ◀les▶ avantages qu’on ne cesse ◀de▶ nous promettre ? » Denis de Rougemont répond :
Regardons ce qui est acquis. Ce n’est peut-être pas énorme, mais ce n’est pas rien non plus. Pas rien ce qu’a fait ◀le▶ Conseil de l’Europe. Pas rien ce qu’ont fait ◀les▶ divers organismes européens…
Mais, j’en conviens, ◀l’▶essentiel reste à faire… C’est-à-dire ◀l’▶Europe politique. Sur ce point non plus, il n’y a pas lieu ◀d’▶être tellement pessimiste quand on observe sereinement ce qui a déjà été acquis tout au long ◀de▶ ces dernières années. Trois signes si vous voulez…
• Un : une guerre entre ◀les▶ nations ◀de▶ ◀la▶ nouvelle Europe n’est plus possible. Certes, il est encore des hommes politiques pour prétendre que ◀l’▶Allemagne pourrait attaquer ◀la▶ France mais ces hommes disent n’importe quoi. Personne ◀de▶ sensé ne peut imaginer ◀l’▶hypothèse ◀d’▶une guerre entre ◀la▶ France et ◀l’▶Italie, entre ◀la▶ France et ◀l’▶Allemagne… C’est exclu. Un formidable progrès acquis en trente ans après des siècles ◀d’▶une guerre fratricide !
• Deux : ◀les▶ pays qui veulent s’associer à ◀la▶ nouvelle Europe ne ◀le▶ peuvent qu’à ◀la▶ condition ◀d’▶être des démocraties. ◀Le▶ jour où ◀la▶ Grèce, ◀le▶ Portugal et ◀l’▶Espagne ont renvoyé, sans effusion ◀de▶ sang, leurs trois dictatures, ces trois pays ont été candidats à ◀l’▶Europe. Automatiquement. Avec toutes ◀les▶ nuances qu’il faudrait introduire ici ou là, on peut donc dire que ◀l’▶Europe se construit avec des pays qui acceptent ◀l’▶essentiel des règles du jeu ◀d’▶une démocratie.
• Trois : ◀les▶ Européens admettent que leur union passe par ◀l’▶intégration ◀de▶ leurs économies nationales. C’est loin encore ◀d’▶être totalement réalisé mais ◀de▶ grands pas ont été faits. Ainsi il y a deux ans sont tombées ◀les▶ dernières barrières douanières. Presque personne n’y a fait attention. Or c’était précisément l’un des buts que s’était fixés Jean Monnet. Sur ce point précis et limité il avait donc pleinement réussi.
Comme bien d’autres militants européens, Denis de Rougemont a traversé des moments ◀de▶ découragement tout au long ◀de▶ ces dernières années. « À force ◀d’▶avoir dit : “unissons-nous, unissons-nous”, on finissait par douter… » Mais ◀l’▶espoir est revenu : « Des forces nouvelles nous appuient du côté des écologistes, des régionalistes ! ! »
Écologie, régions, Europe : même avenir !
◀Le▶ souci écologique et ◀les▶ régions sont pour Denis de Rougemont dans ◀le▶ droit fil ◀de▶ cette Europe fédérale qu’il n’a cessé ◀de▶ défendre : « Un même avenir, précise-t-il… ◀Le▶ souci écologique est une nécessité absolue face à ◀l’▶agression industrielle. Quand des gens sourient en me disant que ◀l’▶écologie n’est qu’une mode je leur réponds qu’en effet ce n’est qu’une mode, si ◀le▶ bétonnage ◀de▶ nos campagnes en est une ! » Mais ◀la▶ région ? N’est-ce pas contradictoire ◀de▶ vouloir en même temps faire ◀l’▶Europe et susciter ◀l’▶émergence des régions ?
Pas du tout, s’exclame-t-il. L’une est condition ◀de▶ l’autre : On s’est mis à parler ◀de▶ régions en Europe à partir du moment où ◀l’▶on a évoqué ◀l’▶idée ◀d’▶une grande fédération européenne. Et je suis persuadé que ◀les▶ régions se développeront réellement à partir du moment où ◀les▶ États-nations auront accepté quelque chose de plus grand qu’eux. Sur ce point aussi je suis optimiste. On est beaucoup plus avancé qu’on ne croit sur ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀la▶ régionalisation en Europe. ◀La▶ constitution espagnole qui a été votée il y a quelques mois va très loin. Et ◀la▶ constitution belge qui n’est pas encore acceptée va encore au-delà. ◀L’▶Allemagne est déjà divisée en länder, ◀l’▶Italie en vingt-deux régions dont cinq autonomes… Des régions anglaises sont en train de se former… Et ◀le▶ mouvement va s’amplifier. Fatalement. ◀La▶ société ◀d’▶aujourd’hui est trop complexe pour être administrée, correctement et humainement, à partir ◀d’▶un seul centre. De Gaulle, je pense, ◀l’▶avait parfaitement compris lorsqu’il choisit ◀d’▶organiser ◀le▶ référendum qui allait provoquer son départ. Sur ◀la▶ régionalisation précisément : « Si ◀les▶ Français ◀la▶ refusent ils commettront une faute qui pèsera lourdement sur leur avenir, disait-il dans ◀les▶ jours qui précédèrent ◀le▶ scrutin à son secrétaire Jean Mauriac. Mais moi, ajoutait-il, j’aurai au regard de ◀l’▶histoire fait ◀la▶ bonne sortie ! »
Denis de Rougemont, cependant, ne verse pas dans ◀l’▶utopie européenne. Il sait que ◀l’▶Europe n’est pas ◀la▶ solution magique à tous ◀les▶ problèmes auxquels nous nous trouvons confrontés en cette fin ◀de▶ vingtième siècle.
Ce n’est pas ◀la▶ solution magique, mais c’est ◀la▶ seule solution possible, ajoute-t-il… ◀L’▶Europe unie ne peut avoir réponse à tout, mais ◀les▶ souverainetés nationales ne peuvent plus avoir réponse à rien.