Conférence de▶ presse Ecoropa (7 mai 1979)m
Dans notre nom, il n’y a pas seulement ECOlogie, mais EuROPA. C’est sur ◀l’▶Europe, et sur ◀le▶ lien Europe-Écologie que je voudrais insister en guise de conclusion.
Vous entendez dire à droite comme à gauche (ou à ◀l’▶Est) que ◀l’▶Europe ne serait qu’une invention ◀de▶ technocrates, ◀de▶ financiers, ◀d’▶industriels, ou ◀d’▶états-majors ◀de▶ multinationales. C’est vrai, hélas, pour ces technocrates, financiers et états-majors. Mais ce n’est pas cette Europe-là — d’ailleurs condamnée — que nous voulons sauver à Ecoropa.
Notre Europe est une nécessité qui s’inscrit dans ◀l’▶histoire mondiale ◀de▶ cette fin du xx e siècle ; si ◀l’▶Europe ne se fait pas, ne s’unit pas, ne se fédère pas, nous allons à ◀la▶ catastrophe non seulement européenne, mais mondiale.
Pour cette raison très simple : que c’est ◀l’▶Europe qui a créé ◀le▶ monde où nous vivons, en ce sens qu’en créant la première civilisation industrielle elle a convaincu tous ◀les▶ autres peuples ◀de▶ ◀la▶ Terre qu’ils devaient ◀l’▶imiter à tout prix.
Or ce modèle occidental ◀de▶ civilisation industrielle fondé sur ◀le▶ développement matériel indéfini apparaît aujourd’hui complètement utopique. Saint Thomas et ◀les▶ scolastiques pourtant nous avaient prévenus : « ◀Le▶ fini n’est pas capable ◀d’▶infini. » Mais nous avons perdu ◀de▶ vue cette vérité fondamentale. Nous nous sommes imaginé que ◀la▶ Terre, loin ◀d’▶être une sphère finie et que rien au monde ne pourra rendre plus grande qu’elle-même pouvait être exploitée indéfiniment en progression exponentielle : voilà ◀l’▶utopie totale !
Nous ◀le▶ savons tous : d’ici 20, 30, 50 ans, il n’y aura plus ◀de▶ pétrole, plus ◀d’▶uranium pour ◀le▶ remplacer, plus ◀de▶ cuivre pour ◀les▶ fils électriques, plus ◀de▶ manganèse pour ◀l’▶acier. Si ◀le▶ tiers-monde se mettait à consommer autant que nous, c’est dans 3 ans ou dans 5 ans seulement que toutes ces ressources seraient épuisées.
Devant un danger aussi pressant, nous ne pouvons nous contenter ◀de▶ « faire confiance » à ◀l’▶ingéniosité infinie ◀de▶ ◀l’▶esprit humain. Devant ◀les▶ risques à peu près infinis du nucléaire par exemple… C’est dans ce contexte-là que se pose la question européenne : un contexte ◀de▶ civilisation devenu commun à toute ◀l’▶humanité. Puisque ◀le▶ modèle industriel, imité par ◀le▶ reste du monde, nous a conduits à ◀l’▶impasse absolue, ◀l’▶Europe se doit — et doit au Monde — ◀d’▶élaborer un autre modèle ◀de▶ civilisation, qui ne soit plus axé sur ◀la▶ perspective ◀d’▶un développement matériel indéfini ; elle se doit ◀de▶ proposer un autre idéal ◀de▶ Progrès, non vers ◀la▶ Puissance, mais vers ◀la▶ Liberté des personnes.
Il faut changer ◀de▶ cap, et il faut que ◀l’▶Europe donne ◀l’▶exemple. Il ne suffit pas qu’elle déclare qu’elle va faire autre chose. ◀Le▶ tiers-monde ne commencera à ◀la▶ croire que si elle réalise une autre société, un autre modèle vécu.
J’aime ce mot du Dr Schweitzer : « ◀L’▶exemple n’est PAS ◀le▶ meilleur moyen ◀d’▶agir sur autrui : c’est ◀le▶ seul. »
Mais passer à ◀la▶ réalisation du modèle disons « écologique », c’est d’abord dépasser ◀le▶ dogme des souverainetés nationales absolues.
Dogme condamné par ◀la▶ papauté à plusieurs reprises comme hérésie, mais repris du modèle napoléonien par environ 160 États-nations souverains dans ◀le▶ monde actuel !
Dogme qu’il faut dépasser parce qu’il conduit nécessairement à ◀la▶ guerre nucléaire donc à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶histoire ◀de▶ notre civilisation dans un monde où vingt-cinq à trente États seront armés ◀de▶ ◀la▶ Bombe d’ici quelques années.
Dogme déjà dépassé parce qu’en fait nos États souverains ne fonctionnent plus. Aucun n’est en mesure ◀de▶ faire face correctement aux tâches que ◀le▶ gouvernement ◀d’▶une nation est censé assurer. Nos souverainetés nationales, en effet, ne peuvent résister ni à ◀la▶ colonisation économique par ◀les▶ États-Unis, ni à une intervention militaire qui viendrait de ◀l’▶Est. Elles ne peuvent ni lutter contre ◀l’▶inflation sans augmenter ◀le▶ chômage qui progresse en proportion du progrès technologique, ni réduire ◀le▶ chômage sans augmenter ◀l’▶inflation… Ni maintenir ◀la▶ valeur ◀de▶ ◀la▶ monnaie… Ni faire face à leurs besoins allégués en énergie sans menacer ◀l’▶environnement et s’opposer par ◀la▶ force à ◀l’▶exercice des droits démocratiques. Ni prévenir ni guérir ◀la▶ pollution des lacs, des fleuves et des mers océanes. Ni venir en aide au tiers-monde dans sa lutte contre ◀la▶ famine et sa passion ◀de▶ copier et ◀de▶ s’approprier ◀les▶ causes mêmes ◀de▶ notre propre crise… Je ◀le▶ répète, ◀les▶ États-nations sont condamnés puisqu’ils ne peuvent plus jouer leur rôle. Je veux bien que ◀les▶ hommes politiques continuent ◀d’▶aller, répétant que ◀l’▶État-nation est ◀la▶ seule réalité avec laquelle il nous faut compter. Alors, qu’ils nous démontrent que cet État-nation fonctionne !
En attendant, faisons ◀l’▶Europe écologique, ce qui revient à faire ◀l’▶Europe des régions et, en même temps, ◀l’▶Europe ◀de▶ ◀la▶ fédération continentale.
◀L’▶écologie, ou comme je préfère dire : ◀le▶ souci écologique, loin ◀d’▶être une mode, est une nécessité vitale face à ◀l’▶agression industrielle. Or, ◀l’▶application ◀de▶ ses remèdes ne peut être que locale, régionale, ou continentale, mondiale. Jamais nationale ! ◀Les▶ réalités écologiques, ◀la▶ météo, ◀les▶ épidémies, ◀les▶ écosystèmes ignorent ◀les▶ frontières politiques, ces « cicatrices ◀de▶ ◀l’▶histoire ». ◀Les▶ pollutions et ◀les▶ agressions qui ◀les▶ désorganisent appellent des mesures à réaliser dans des espaces tantôt plus petits, tantôt plus grands que nos États-nations. Pratiquement, plus petit égale région, plus grand égale fédération, et l’une sans l’autre ne sera jamais possible : elles sont en interaction créatrice.
◀La▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe, ce vieux rêve séculaire, qui a hanté toutes nos meilleures têtes politiques et nos plus grands poètes, ◀de▶ Dante à Victor Hugo, est devenu ◀de▶ nos jours une urgence matérielle, économique d’abord aux yeux des gouvernants. Mais ces derniers bloquent tout progrès vers ◀l’▶union politique au nom de ◀la▶ sacro-sainte souveraineté nationale absolue et indivisible.
C’est ◀la▶ renaissance et parfois ◀la▶ révolte des régions qui ont remis ◀les▶ choses en mouvement depuis quelques années. Et nous entendons ici par régions non seulement ◀les▶ minorités ethniques et linguistiques auxquelles on pense d’abord, comme Bretagne, Écosse, Euskadi, Corse ou Sud-Tyrol ; non seulement ◀les▶ régions économiques « ◀de▶ développement », comme ◀le▶ Mezzogiorno, mais plus généralement ce que j’ai baptisé des espaces ◀de▶ participation civique, des territoires dont ◀la▶ taille permette encore au citoyen ◀de▶ prendre en main ses destins et ◀de▶ faire entendre sa voix.
Pendant longtemps, on a traité ◀les▶ régionalistes ◀de▶ rêveurs du passé, puis ◀d’▶utopistes. Mais ◀l’▶utopie (du u privatif et topos, lieu, donc non-pays, lieu ◀de▶ nulle part) est exactement ce qui doit désigner ◀l’▶État-nation, ce modèle abstrait plaqué indifféremment sur n’importe quel pays ◀de▶ ◀la▶ Terre, sans tenir compte ◀de▶ ses résultats spécifiques géo-historico-culturels et économiques. ◀La▶ région est ◀le▶ contraire absolu ◀de▶ ◀l’▶u-topie !
C’est ce que ◀les▶ Européens ont senti et compris ◀de▶ mieux en mieux depuis une vingtaine ◀d’▶années, et ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀l’▶idée régionaliste par leur ampleur et leur rapidité sont bien faits pour ranimer ◀les▶ espoirs des fédéralistes : non seulement ◀l’▶Allemagne de l’Ouest est déjà constituée ◀de▶ länder et ◀la▶ Suisse ◀de▶ cantons qui à certains égards présentent ◀les▶ avantages ◀de▶ mes « espaces ◀de▶ participation civique », mais ◀l’▶Italie a mis en vigueur en 1970 sa constitution prévoyant des régions autonomes, ◀la▶ Grande-Bretagne est aux prises avec ◀le▶ grave problème ◀de▶ ◀la▶ devolution, ◀la▶ France même connaît un profond renouveau des mouvements régionalistes, tandis que ◀l’▶Espagne vient de se doter ◀d’▶une constitution qui définit ◀l’▶État comme ◀l’▶ensemble des « communidades autonomas » existantes où à créer ! Et tandis qu’en Belgique, vous vivez ◀les▶ affres ◀de▶ ◀la▶ gestation combien difficile, des régions et des sous-régions qu’on a même proposé ◀de▶ nommer des « fédérations ◀de▶ pays ».
Je ◀le▶ répète : cette évolution vers ◀les▶ régions est issue des possibilités ◀de▶ dépassement par en haut ◀de▶ nos souverainetés stato-nationales, possibilités ouvertes par ◀la▶ création du Conseil de l’Europe puis ◀de▶ ◀la▶ CECA et enfin ◀de▶ ◀la▶ CEE. En retour, ◀la▶ formation ◀de▶ régions autonomes — dépassement par en bas des cadres étatiques centralisés — offrira ◀la▶ seule base vivante à une fédération des peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe.
◀D’▶où ◀la▶ devise que j’ai proposée aux mouvements dont proviennent la plupart des membres ◀d’▶Ecoropa : Écologie — Régions — Europe fédérée : même Avenir.
Bien sûr, ◀la▶ fédération ne sera pas ◀la▶ panacée universelle, ◀la▶ formule magique. Mais s’il est probable que ◀l’▶Europe fédérée n’a pas réponse à tout, il est certain que ◀les▶ souverainetés nationales n’ont plus réponse à rien !
Toutes ces idées, vous ◀les▶ trouverez rassemblées dans un petit livre qui paraît aujourd’hui même en français (et qui paraîtra au cours des semaines qui viennent en italien, anglais, néerlandais et allemand) et qui est sorti des travaux ◀d’▶un groupe Cadmos, dont plusieurs des membres ◀les▶ plus éminents sont parmi ◀les▶ fondateurs ◀d’▶Ecoropa. Il s’agit ◀d’▶un Rapport au peuple européen sur ◀l’▶état ◀de▶ ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe .
J’ai ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀le▶ présenter ici pour la première fois en public. Je ◀le▶ remets solennellement à mes amis ◀d’▶Ecoropa : ils y trouveront ◀le▶ développement anticipé des thèses ◀de▶ notre Manifeste et ◀de▶ notre Déclaration.