(1979) Tapuscrits divers (1980-1985) « Conférence de presse Ecoropa (7 mai 1979) » pp. 1-6

Conférence de presse Ecoropa (7 mai 1979)m

Dans notre nom, il n’y a pas seulement ECOlogie, mais EuROPA. C’est sur l’Europe, et sur le lien Europe-Écologie que je voudrais insister en guise de conclusion.

Vous entendez dire à droite comme à gauche (ou à l’Est) que l’Europe ne serait qu’une invention de technocrates, de financiers, d’industriels, ou d’états-majors de multinationales. C’est vrai, hélas, pour ces technocrates, financiers et états-majors. Mais ce n’est pas cette Europe-là — d’ailleurs condamnée — que nous voulons sauver à Ecoropa.

Notre Europe est une nécessité qui s’inscrit dans l’histoire mondiale de cette fin du xx e siècle ; si l’Europe ne se fait pas, ne s’unit pas, ne se fédère pas, nous allons à la catastrophe non seulement européenne, mais mondiale.

Pour cette raison très simple : que c’est l’Europe qui a créé le monde où nous vivons, en ce sens qu’en créant la première civilisation industrielle elle a convaincu tous les autres peuples de la Terre qu’ils devaient l’imiter à tout prix.

Or ce modèle occidental de civilisation industrielle fondé sur le développement matériel indéfini apparaît aujourd’hui complètement utopique. Saint Thomas et les scolastiques pourtant nous avaient prévenus : « Le fini n’est pas capable d’infini. » Mais nous avons perdu de vue cette vérité fondamentale. Nous nous sommes imaginé que la Terre, loin d’être une sphère finie et que rien au monde ne pourra rendre plus grande qu’elle-même pouvait être exploitée indéfiniment en progression exponentielle : voilà l’utopie totale !

Nous le savons tous : d’ici 20, 30, 50 ans, il n’y aura plus de pétrole, plus d’uranium pour le remplacer, plus de cuivre pour les fils électriques, plus de manganèse pour l’acier. Si le tiers-monde se mettait à consommer autant que nous, c’est dans 3 ans ou dans 5 ans seulement que toutes ces ressources seraient épuisées.

Devant un danger aussi pressant, nous ne pouvons nous contenter de « faire confiance » à l’ingéniosité infinie de l’esprit humain. Devant les risques à peu près infinis du nucléaire par exemple… C’est dans ce contexte-là que se pose la question européenne : un contexte de civilisation devenu commun à toute l’humanité. Puisque le modèle industriel, imité par le reste du monde, nous a conduits à l’impasse absolue, l’Europe se doit — et doit au Monde — d’élaborer un autre modèle de civilisation, qui ne soit plus axé sur la perspective d’un développement matériel indéfini ; elle se doit de proposer un autre idéal de Progrès, non vers la Puissance, mais vers la Liberté des personnes.

Il faut changer de cap, et il faut que l’Europe donne l’exemple. Il ne suffit pas qu’elle déclare qu’elle va faire autre chose. Le tiers-monde ne commencera à la croire que si elle réalise une autre société, un autre modèle vécu.

J’aime ce mot du Dr Schweitzer : « L’exemple n’est PAS le meilleur moyen d’agir sur autrui : c’est le seul. »

Mais passer à la réalisation du modèle disons « écologique », c’est d’abord dépasser le dogme des souverainetés nationales absolues.

Dogme condamné par la papauté à plusieurs reprises comme hérésie, mais repris du modèle napoléonien par environ 160 États-nations souverains dans le monde actuel !

Dogme qu’il faut dépasser parce qu’il conduit nécessairement à la guerre nucléaire donc à la fin de l’histoire de notre civilisation dans un monde où vingt-cinq à trente États seront armés de la Bombe d’ici quelques années.

Dogme déjà dépassé parce qu’en fait nos États souverains ne fonctionnent plus. Aucun n’est en mesure de faire face correctement aux tâches que le gouvernement d’une nation est censé assurer. Nos souverainetés nationales, en effet, ne peuvent résister ni à la colonisation économique par les États-Unis, ni à une intervention militaire qui viendrait de l’Est. Elles ne peuvent ni lutter contre l’inflation sans augmenter le chômage qui progresse en proportion du progrès technologique, ni réduire le chômage sans augmenter l’inflation… Ni maintenir la valeur de la monnaie… Ni faire face à leurs besoins allégués en énergie sans menacer l’environnement et s’opposer par la force à l’exercice des droits démocratiques. Ni prévenir ni guérir la pollution des lacs, des fleuves et des mers océanes. Ni venir en aide au tiers-monde dans sa lutte contre la famine et sa passion de copier et de s’approprier les causes mêmes de notre propre crise… Je le répète, les États-nations sont condamnés puisqu’ils ne peuvent plus jouer leur rôle. Je veux bien que les hommes politiques continuent d’aller, répétant que l’État-nation est la seule réalité avec laquelle il nous faut compter. Alors, qu’ils nous démontrent que cet État-nation fonctionne !

En attendant, faisons l’Europe écologique, ce qui revient à faire l’Europe des régions et, en même temps, l’Europe de la fédération continentale.

L’écologie, ou comme je préfère dire : le souci écologique, loin d’être une mode, est une nécessité vitale face à l’agression industrielle. Or, l’application de ses remèdes ne peut être que locale, régionale, ou continentale, mondiale. Jamais nationale ! Les réalités écologiques, la météo, les épidémies, les écosystèmes ignorent les frontières politiques, ces « cicatrices de l’histoire ». Les pollutions et les agressions qui les désorganisent appellent des mesures à réaliser dans des espaces tantôt plus petits, tantôt plus grands que nos États-nations. Pratiquement, plus petit égale région, plus grand égale fédération, et l’une sans l’autre ne sera jamais possible : elles sont en interaction créatrice.

La fédération de l’Europe, ce vieux rêve séculaire, qui a hanté toutes nos meilleures têtes politiques et nos plus grands poètes, de Dante à Victor Hugo, est devenu de nos jours une urgence matérielle, économique d’abord aux yeux des gouvernants. Mais ces derniers bloquent tout progrès vers l’union politique au nom de la sacro-sainte souveraineté nationale absolue et indivisible.

C’est la renaissance et parfois la révolte des régions qui ont remis les choses en mouvement depuis quelques années. Et nous entendons ici par régions non seulement les minorités ethniques et linguistiques auxquelles on pense d’abord, comme Bretagne, Écosse, Euskadi, Corse ou Sud-Tyrol ; non seulement les régions économiques « de développement », comme le Mezzogiorno, mais plus généralement ce que j’ai baptisé des espaces de participation civique, des territoires dont la taille permette encore au citoyen de prendre en main ses destins et de faire entendre sa voix.

Pendant longtemps, on a traité les régionalistes de rêveurs du passé, puis d’utopistes. Mais l’utopie (du u privatif et topos, lieu, donc non-pays, lieu de nulle part) est exactement ce qui doit désigner l’État-nation, ce modèle abstrait plaqué indifféremment sur n’importe quel pays de la Terre, sans tenir compte de ses résultats spécifiques géo-historico-culturels et économiques. La région est le contraire absolu de l’u-topie !

C’est ce que les Européens ont senti et compris de mieux en mieux depuis une vingtaine d’années, et les progrès de l’idée régionaliste par leur ampleur et leur rapidité sont bien faits pour ranimer les espoirs des fédéralistes : non seulement l’Allemagne de l’Ouest est déjà constituée de länder et la Suisse de cantons qui à certains égards présentent les avantages de mes « espaces de participation civique », mais l’Italie a mis en vigueur en 1970 sa constitution prévoyant des régions autonomes, la Grande-Bretagne est aux prises avec le grave problème de la devolution, la France même connaît un profond renouveau des mouvements régionalistes, tandis que l’Espagne vient de se doter d’une constitution qui définit l’État comme l’ensemble des « communidades autonomas » existantes où à créer ! Et tandis qu’en Belgique, vous vivez les affres de la gestation combien difficile, des régions et des sous-régions qu’on a même proposé de nommer des « fédérations de pays ».

Je le répète : cette évolution vers les régions est issue des possibilités de dépassement par en haut de nos souverainetés stato-nationales, possibilités ouvertes par la création du Conseil de l’Europe puis de la CECA et enfin de la CEE. En retour, la formation de régions autonomes — dépassement par en bas des cadres étatiques centralisés — offrira la seule base vivante à une fédération des peuples de l’Europe.

D’où la devise que j’ai proposée aux mouvements dont proviennent la plupart des membres d’Ecoropa : Écologie — Régions — Europe fédérée : même Avenir.

Bien sûr, la fédération ne sera pas la panacée universelle, la formule magique. Mais s’il est probable que l’Europe fédérée n’a pas réponse à tout, il est certain que les souverainetés nationales n’ont plus réponse à rien !

Toutes ces idées, vous les trouverez rassemblées dans un petit livre qui paraît aujourd’hui même en français (et qui paraîtra au cours des semaines qui viennent en italien, anglais, néerlandais et allemand) et qui est sorti des travaux d’un groupe Cadmos, dont plusieurs des membres les plus éminents sont parmi les fondateurs d’Ecoropa. Il s’agit d’un Rapport au peuple européen sur l’état de l’union de l’Europe .

J’ai l’honneur de le présenter ici pour la première fois en public. Je le remets solennellement à mes amis d’Ecoropa : ils y trouveront le développement anticipé des thèses de notre Manifeste et de notre Déclaration.