Rapport au peuple européen (9 mai 1979)ay
J’entends dire que l’▶idée ◀d’▶Europe unie ne serait qu’une rêverie ◀d’▶idéalistes, à moins qu’elle ne soit au contraire un projet ◀de▶ réalistes cyniques, technocrates, financiers, industriels au service ◀de▶ gouvernements dominés par ◀les▶ multinationales…
Soyons sérieux : ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe est simplement une nécessité, ◀la▶ condition ◀de▶ survie ◀de▶ nos peuples et pas seulement du maintien ◀de▶ leur niveau de vie, un enjeu proprement vital pour chacun des habitants ◀de▶ ce « cap de l’Asie », comme disait Valéry.
Or il se trouve qu’à ◀la▶ veille ◀d’▶une date capitale ◀de▶ notre histoire : la première élection au suffrage universel ◀de▶ ◀l’▶Assemblée parlementaire des neuf pays ◀de▶ ◀la▶ Communauté, personne ne s’est encore soucié ◀d’▶informer ◀le▶ peuple européen sur ◀l’▶enjeu ◀de▶ cette opération.
◀L’▶enjeu ◀de▶ ◀l’▶élection européenne
Pour combler cette lacune presque incroyable, ◀le▶ Centre européen de la culture, à Genève, a formé un groupe ◀de▶ travail où sociologues, éducateurs, économistes, politologues, écologistes et philosophes, venus ◀d’▶une bonne dizaine ◀de▶ nos pays, ont voulu réfléchir ensemble sur ◀la▶ situation réelle ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui, sur ◀la▶ nature ◀de▶ sa crise, mais aussi sur ◀les▶ solutions que ◀l’▶union européenne serait seule capable ◀d’▶apporter.
J’ai tenu ◀la▶ plume pour ◀le▶ groupe, et ◀le▶ petit volume qui en est résulté paraît ces jours-ci en France, en Italie, en Grande-Bretagne, en RFA et en Hollande.
J’essaierai ◀de▶ donner ici une idée du contenu ◀de▶ ce Rapport au peuple européen sur ◀l’▶état ◀de▶ ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe en prenant un ou deux exemples par chapitre.
En guise d’introduction, ◀le▶ Rapport montre que ◀l’▶Europe n’est plus ◀la▶ reine incontestée et « ◀la▶ perle ◀de▶ ◀la▶ planète et ◀le▶ cerveau du genre humain », comme on ◀l’▶écrivait au xviiie siècle, mais qu’elle est au contraire mise en question, ◀d’▶une manière virulente et souvent dramatique, par une évolution mondiale qu’elle-même a déclenchée. ◀La▶ civilisation industrielle, née ◀de▶ nos œuvres, a créé dans ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Afrique, ◀de▶ ◀l’▶Asie et ◀de▶ ◀l’▶Amérique du Sud des besoins qui ne peuvent être satisfaits, parce qu’ils excèdent ◀les▶ ressources matérielles ◀de▶ ◀la▶ planète. Donnez au tiers-monde autant ◀d’▶autos qu’il en demande, et personne n’aura plus ◀de▶ pétrole nulle part d’ici dix ans. Essayez ◀d’▶installer dans ◀le▶ tiers-monde des réseaux téléphoniques analogues aux nôtres, et ◀le▶ cuivre manquera dans ◀les▶ trois ans. ◀Le▶ tiers-monde ne peut pas rejoindre notre niveau de vie matériel, et pourtant nous lui avons appris que ◀le▶ bonheur dépend ◀de▶ ◀l’▶augmentation indéfinie du produit national brut, ou PNB. ◀Le▶ tiers-monde va donc se révolter contre ◀l’▶Occident, et d’abord contre ◀l’▶Europe.
◀La▶ population blanche dans ◀le▶ monde est en état ◀de▶ croissance nulle, voire déjà ◀de▶ croissance négative. Mais ◀le▶ tiers-monde augmente ◀de▶ 3 % par an. ◀La▶ proportion des Blancs à haut niveau de vie diminue donc rapidement dans ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀l’▶humanité. Ce qui ne peut manquer ◀d’▶entraîner des répercussions très dures pour nos pays ◀de▶ ◀l’▶Europe. C’est notre civilisation technologique qui produit à la fois ◀l’▶accroissement des besoins et ◀la▶ famine dans ◀le▶ tiers-monde, ◀l’▶augmentation des prix du pétrole et ◀l’▶épuisement ◀de▶ ce pétrole par nous d’abord. C’est notre modèle ◀d’▶État-nation centralisé qui triomphe partout et réclame partout ◀les▶ armes nucléaires, symboles ◀de▶ ◀la▶ puissance souveraine absolue. Tout conduit donc ◀l’▶humanité, inéluctablement, à ◀la▶ guerre nucléaire, après une brève période ◀de▶ crises violentes, économiques, énergétiques, sociales ou politiques, voire religieuses.
À ces crises et à ces défis, parfois mortels, aucun ◀de▶ nos pays ne peut répondre seul. De même qu’aucun ne peut se défendre seul, ni ne peut lutter seul contre ces deux produits inéluctables ◀de▶ nos technologies : ◀l’▶inflation et ◀le▶ chômage. Dans leur état actuel ◀de▶ division, nos soi-disant « souverainetés nationales » ne peuvent en fait :
— ni résister à ◀la▶ colonisation économique par ◀les▶ USA ;
— ni repousser une intervention militaire ◀de▶ ◀l’▶Est ;
— ni lutter contre ◀l’▶inflation sans augmenter ◀le▶ chômage ou réduire ◀le▶ chômage sans augmenter ◀l’▶inflation ;
— ni maintenir ◀la▶ valeur ◀de▶ leur monnaie ;
— ni faire face à leurs besoins allégués en énergie sans menacer des centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ vie ;
— ni prévenir, ni guérir ◀la▶ pollution des lacs, des fleuves et des mers océanes ;
— ni venir en aide au tiers-monde dans sa lutte contre ◀la▶ famine et ◀la▶ désertification.
Ce qui revient à dire qu’en fait aucun ◀de▶ nos États n’est plus en mesure ◀d’▶accomplir ◀les▶ devoirs traditionnels ◀de▶ tout État.
Faute ◀de▶ concertation à ◀l’▶échelle continentale et ◀d’▶institutions fédérales, aucun d’entre eux ne paraît capable ◀d’▶échapper longtemps encore aux dangers ◀de▶ colonisation économique par ◀l’▶Ouest ou ◀d’▶invasion militaire par ◀l’▶Est, ◀de▶ ruine financière et ◀de▶ chaos social par ◀les▶ effets accumulés ◀de▶ ◀l’▶inflation et du chômage.
Nécessité ◀d’▶une Europe unie dans tous ◀les▶ domaines
◀L’▶Europe unie n’aura peut-être pas réponse à tout, mais ◀les▶ souverainetés nationales n’ont sûrement plus réponse à rien. Comme ◀le▶ fait voir tout examen honnête des domaines clés ◀de▶ ◀la▶ réalité ◀d’▶aujourd’hui.
Tous nos États se donnent pour but suprême ◀la▶ croissance industrielle sans limites, alors que notre terre et ses ressources sont limitées, et ils obtiennent en fait ◀l’▶inflation et ◀le▶ chômage. Tous prétendent exporter plus qu’ils n’importent, ce qui est rigoureusement impossible à ◀l’▶échelle mondiale et simultanément. Tous croient que ◀le▶ « développement » matériel est synonyme ◀de▶ « progrès », alors qu’il se traduit en réalité par des inégalités toujours plus grandes et une escalade ◀de▶ ◀la▶ violence entre classes, entre nations, entre Nord et Sud. Tous croient encore que ◀le▶ bonheur des hommes dépend ◀de▶ ◀la▶ « santé ◀de▶ ◀l’▶Économie » et que celle-ci dépend ◀de▶ ◀la▶ quantité ◀d’▶Énergie consommée. ◀Le▶ chef de l’État français déclarait l’autre jour à ◀la▶ TV, tout comme M. Ritschard ◀l’▶avait fait quelques semaines plus tôt chez nous, que renoncer au nucléaire équivaudrait à augmenter très fortement ◀le▶ chômage. Ces hommes d’État ne se seraient-ils jamais demandé comment il se fait qu’à une consommation ◀d’▶énergie quintuplée depuis dix ans corresponde un accroissement sextuplé du chômage dans ◀les▶ pays ◀de▶ ◀la▶ Communauté ? Cette question me paraît fondamentale, décisive. Personne encore ne s’est risqué à y faire face, du côté de nos gouvernants. C’est qu’il faudrait, pour y répondre, dépasser ◀le▶ cadre national et accéder à ◀la▶ notion ◀de▶ fédération continentale. Aucun pays n’osera jamais prendre seul ◀les▶ mesures qui s’imposent : il craindra toujours que ses voisins n’en profitent et n’en abusent. À une crise ◀de▶ civilisation comme celle que nous vivons, il n’est ◀de▶ solution qu’à ◀l’▶échelle ◀d’▶une grande unité ◀de▶ culture, c’est-à-dire ◀d’▶un continent au moins, ◀l’▶Europe dans notre cas, celle qui va ◀de▶ Gibraltar aux pays baltes et ◀de▶ ◀l’▶Écosse à Chypre ; celle, surtout, qui pendant près de trois millénaires, à partir de ce que symbolisent ◀les▶ noms ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Rome et ◀de▶ Jérusalem, mais aussi des communautés germaniques et du rêve celtique, a formé ◀les▶ désirs et ◀les▶ besoins des hommes ◀de▶ ce continent, et donc déterminé en profondeur ◀les▶ formes et ◀les▶ buts ◀de▶ leur Économie.
Point ◀de▶ solutions nationales non plus, et c’est encore plus évident, dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶Environnement. Là, tous ◀les▶ problèmes qui se posent concernent des réalités qui ne connaissent pas ◀de▶ frontières, étant beaucoup plus vastes ou beaucoup plus locales que ◀la▶ superficie ◀de▶ nos États-nations. ◀Le▶ Rhin, pollué par cinq pays et transformé en poubelle ◀de▶ ◀l’▶Europe médiane ; ◀la▶ couche ◀d’▶ozone qui protège toute vie contre ◀les▶ rayons ultraviolets ; ◀le▶ cancer causé à 60 % ou 90 % par notre environnement industriel ; ◀la▶ destruction des forêts et du plancton des océans qui fabriquent ◀l’▶oxygène que nous respirons ; ◀la▶ destruction des sols par ◀la▶ progression du béton et ◀la▶ culture mécanisée ; ◀la▶ pénurie ◀d’▶eau potable et ◀l’▶extinction ◀de▶ centaines et ◀de▶ milliers ◀d’▶espèces animales et végétales — tout cela s’opère à travers toutes nos frontières, mais ◀la▶ « Souveraineté absolue » ◀de▶ nos États empêche toute mesure ◀de▶ défense efficace. Seules des solutions européennes — parfois même mondiales, comme dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ protection des océans — pourraient prévenir ◀les▶ catastrophes qui menacent ◀l’▶humanité à très court terme.
◀Les▶ solutions possibles
En ce point, observons que ◀les▶ solutions possibles aux problèmes économiques, énergétiques ou écologiques ◀de▶ ◀la▶ société occidentale ne coïncident jamais avec ◀le▶ territoire ◀d’▶un ◀de▶ nos États-nations, mais appellent toujours des entités plus grandes (continentales, voire mondiales) ou plus petites (régionales, voire locales).
S’il est nécessaire ◀de▶ dépasser nos États-nations par ◀le▶ haut : fédération européenne, il est vital ◀de▶ ◀les▶ dépasser également par ◀le▶ bas : régions autonomes. D’ailleurs ◀les▶ deux mouvements sont en interdépendance étroite : on s’est mis à parler ◀de▶ régions tôt après ◀l’▶inauguration ◀de▶ ◀la▶ Communauté européenne de Bruxelles, vers 1960.
◀La▶ réalité des régions — dont seul parmi ◀les▶ chefs d’État européens, de Gaulle avait vu ◀l’▶importance historique — c’était encore une utopie voilà dix ans. C’est devenu l’un des problèmes capitaux ◀d’▶aujourd’hui dans la plupart des pays de ◀l’▶Europe. ◀La▶ nouvelle constitution ◀de▶ ◀l’▶Espagne garantit ◀l’▶autonomie des communautés existantes ou à créer.
◀Le▶ projet ◀de▶ constitution belge suppose des communes autonomes groupées en « fédération ◀de▶ pays » ou sous-régions, et en trois régions linguistiques plus Bruxelles. ◀Le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ « dévolution » du pouvoir central au pays de Galles, à ◀l’▶Écosse, à d’autres régions même anglaises, provoque des remous profonds en Grande-Bretagne. ◀La▶ RFA, ◀l’▶Autriche, ◀la▶ Suisse sont déjà fédéralisées, ◀l’▶Italie est déjà divisée en régions autonomes et semi-autonomes. Et tout cela s’explique par ◀la▶ même dynamique fondamentale dont ◀le▶ rapport sur ◀l’▶état ◀de▶ ◀l’▶union donne ◀le▶ slogan par ◀la▶ formule : « Écologie, régions, Europe fédérée : même avenir ».
Passons sur ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ Défense (nous proposons ◀le▶ modèle suisse ◀de▶ ◀la▶ défense « en hérisson », village par village, que nous opposons à ◀l’▶armement nucléaire, lequel sera ◀d’▶un usage follement dangereux et vulnérable dans un continent aussi dense par sa population, ses constructions, ses réseaux ◀de▶ communications) et bornons-nous à ce que ◀l’▶aide que nous pourrions et devrions apporter au tiers-monde implique ◀l’▶union sincère ◀de▶ tous nos pays. ◀La▶ crise mondiale est née ◀de▶ ◀la▶ passion qu’a ◀le▶ tiers-monde ◀de▶ copier ◀les▶ traits ◀les▶ plus dangereux ◀de▶ notre civilisation matérialiste. Pour lutter contre cette contagion, un seul moyen : instituer et réussir chez nous un modèle ◀de▶ fédération continentale à base de régions dépassant ◀les▶ égoïsmes nationalistes et ◀les▶ cadres stato-nationaux. Rien ◀d’▶autre que ◀la▶ fédération ◀de▶ nos peuples ne convaincra ◀les▶ peuples du tiers-monde, car, ainsi que ◀le▶ disait Albert Schweitzer, « ◀l’▶exemple n’est pas ◀le▶ meilleur moyen ◀d’▶agir sur autrui. C’est ◀le▶ seul ».
On demande souvent si ◀l’▶élection ◀d’▶un parlement privé ◀de▶ pouvoir législatif mérite un sérieux intérêt. Je répondrai que ◀le▶ Parlement des Neuf possède d’ores et déjà ◀la▶ compétence ◀de▶ voter ◀le▶ budget ◀de▶ ◀la▶ Communauté. Voilà qui suffit bien à décider ◀d’▶une politique, car ◀le▶ budget, contrairement aux discours, dit ◀la▶ vérité vraie quant aux choix authentiques ◀d’▶une assemblée et ◀les▶ impose.
Avec ou sans compétences ajoutées, ◀la▶ nouvelle assemblée européenne pourra se prévaloir ◀de▶ ◀la▶ volonté des peuples. Elle pourra même parler, pour la première fois, au nom du peuple européen. Aussi bien est-ce au peuple européen que s’adresse aujourd’hui ◀le▶ rapport dont je viens de vous exposer ◀les▶ vues.
N’est-ce pas à elle que s’adressait Hugo ◀le▶ visionnaire, lorsqu’il écrivait il y a cent ans :
Hors de nous ◀les▶ gouvernements tentent quelque chose, mais rien ◀de▶ ce qu’ils tâchent ◀de▶ faire ne réussira contre votre décision, contre votre liberté, contre votre souveraineté. Regardez-◀les▶ faire sans inquiétude, toujours avec douceur, quelquefois avec un sourire. ◀Le▶ suprême avenir est en vous. Vous êtes un seul peuple, ◀l’▶Europe, et vous voulez une seule chose : ◀la▶ Paix. (1878)