Écologie, régions, Europe fédérée : même avenir (19 mai 1979)s
1. Une cible commode : l’écologie
La définition la plus courante de▶ l’écologie consiste à dire que c’est « une mode », ou encore « une douce manie ◀de▶ rousseauistes épris ◀d’▶idylle et entretenant la nostalgie du jardin ◀d’▶Eden » (variante : « du retour aux cavernes et ◀de▶ l’éclairage à la bougie »).
Ou au contraire ; elle serait une « névrose ◀d’▶Apocalypse ». On dit aussi des écologistes adversaires du nucléaire qu’ils ont été « traumatisés par Hiroshima » (les partisans du nucléaire, eux, n’ont apparemment rien senti).
Enfin, une circulaire confidentielle ◀de▶ l’EDF définit les écologistes comme ayant pour but véritable « ◀d’▶entraver le fonctionnement des institutions existantes ». Ces mouvements seraient « soutenus » (entendez : payés) affirme-t-on à l’EDF, par les « banquiers américains » ; mais Sakharov dit au contraire, selon Le Monde , qu’ils sont payés par le gouvernement russe.
En ce point, l’on s’aperçoit que l’écologie n’est pas jugée sur son mérite, mais sur les visées politiques qu’elle est censée traduire tout en les dissimulant.
2. Alignements : un mouvement ◀de▶ défense
Dans les écoles primaires ◀de▶ Suisse romande, une compagnie productrice ◀d’▶électricité fait distribuer une brochure sur les centrales nucléaires : celles-ci, bien entendu, sont « nécessaires » ; elles sont « sûres », elles sont « propres ». Les enseignants ont à présenter ces brochures. Mais si l’un ou l’autre s’avisait ◀de▶ présenter aussi une brochure critique pour le nucléaire, la direction le rappellerait aussitôt à l’ordre, car « il est interdit ◀de▶ faire ◀de▶ la politique à l’école ».
◀D’▶où cette nouvelle définition ◀de▶ la politique : si l’on est pour le nucléaire, on fait ◀de▶ l’information ; si l’on est contre, on fait ◀de▶ la politique.
En fait, écologie est un terme créé par le biologiste Ernst Haeckel en 1882, au moment où se développent à la fois l’agression industrielle contre la Nature et l’agression étatique contre la société coutumière. C’est le moment où s’instituent dans nos pays les écoles primaires obligatoires et universelles ; la conscription obligatoire et universelle ; la grande presse (grâce à l’invention ◀de▶ la linotype) et les agences ◀d’▶État : Wolf, Reuter, Havas, Stéfani, sans l’aide desquelles la guerre ◀de▶ 1914 n’eût pas été concevable. Développements presque aussitôt suivis par l’agression européenne contre l’Afrique : la belle époque du colonialisme durera ◀de▶ 1878 à 1938 environ.
Au triple alignement des esprits par l’école, des corps par la caserne, des curiosités mêmes par la presse, répond ce terme, qui passe alors inaperçu, ◀d’▶écologie, désignant les « rapports des êtres vivants avec leur milieu naturel. »
« Écologie » va reparaître après la Deuxième Guerre mondiale, signifiant alors bien des choses sympathiques mais hétéroclites : à la fois protection des petits oiseaux et lutte contre les avions supersoniques qui risquent ◀d’▶endommager la couche ◀d’▶ozone ; parcs nationaux et dénonciation des grands ensembles ; mesures contre la pollution des eaux ◀de▶ table mais aussi des océans ; relations entre les taux ◀de▶ délinquance et le nombre des étages dans les HLM, etc. Aux yeux des politiciens ◀de▶ droite, l’écologie est un complot contre « la société existante » ; aux yeux des politiciens ◀de▶ gauche, sa fin principale paraît être « ◀d’▶enlever des voix au parti socialiste » ou ◀de▶ défendre les privilèges et le confort des riches (c’est aussi ce qu’en pense le tiers-monde).
Mais si nous prenons un peu de recul pour considérer le phénomène dans son ensemble, nous voyons que tout simplement l’écologie est une réaction ◀de▶ défense (peut-être ◀de▶ rejet) face à la civilisation industrielle et à ses agressions de plus en plus brutales contre la Nature et contre l’homme qui vit ◀de▶ la Nature et en elle1.
3. Une réaction nécessaire : la sécrétion ◀d’▶anticorps
Plutôt donc que l’écologie comme science, considérons ici le souci écologique, qui s’est manifesté avec force au lendemain ◀d’▶Hiroshima et s’est constitué en mouvement de plus en plus nettement politique après la crise du pétrole (1973) et la politique du « tout nucléaire » préconisée dès lors par plusieurs gouvernements.
Il est normal que ce souci se soit manifesté d’abord en Europe, première partie du monde à s’être développée industriellement, donc à avoir subi l’agression mécanique.
On nous dit : « Le souci écologique est un souci ◀de▶ riches ! » Non. C’est le souci des premiers atteints par le mal industriel, qu’ils ont d’ailleurs inventé. C’est le souci ◀de▶ ceux qui ont déchaîné la dénature contre la nature. ◀De▶ ceux qui ont inventé et produit une civilisation qui tend à détruire du même mouvement à la fois les écosystèmes naturels et les communautés humaines. L’agression s’est produite d’abord en Europe, au xixe siècle puis aux États-Unis. Elle s’étend désormais à toutes les parties ◀de▶ la Terre où la civilisation occidentale apporte le « développement ».
On pourrait dire peut-être, en simplifiant beaucoup, que nous sommes ici en présence d’une révolte ◀de▶ l’écologie contre l’économie, ou ◀de▶ la volonté ◀de▶ vivre contre la volonté ◀de▶ profit, et que le phénomène, au lendemain ◀de▶ la Deuxième Guerre mondiale, a pris soudain des proportions à ce point alarmantes que les gouvernements ◀de▶ nos États nationaux — si lié que soit leur sort à celui ◀de▶ la croissance industrielle — se sont vus contraints ◀de▶ créer des ministères ◀de▶ l’Environnement (signes des temps plus que remèdes efficaces, les titulaires ◀de▶ ces ministères sont les premiers à le reconnaître).
Si la croissance ◀de▶ la civilisation industrielle correspond exactement au développement du cancer, le souci écologique correspond, lui, à la création ◀d’▶anticorps contre les maladies ◀de▶ civilisation (physiques, psychiques et psychosomatiques).
4. ◀De▶ l’exigence écologique aux exigences régionales…
Mais en même temps que l’agression industrielle se formait en Europe l’État-nation, l’un aidant l’autre. L’exercice ◀de▶ la puissance, c’est-à-dire finalement la guerre, est au principe ◀de▶ leurs développements concomitants, et demeure leur « horizon indépassable ». La civilisation industrielle, ◀d’▶essence cartésienne, a voulu se développer sur une tabula rasa — qu’elle a créée au besoin — ◀d’▶où ses liens ◀de▶ complicité essentielle avec la désertification résultant, sur trois continents, du « progrès » industriel, du « développement ».
De même l’État-nation est né ◀de▶ la volonté ◀d’▶uniformiser les humains, ◀d’▶écraser leurs différences ethniques, culturelles, coutumières, ◀de▶ régler et ◀de▶ contraindre (non ◀de▶ stimuler et ◀de▶ convaincre). L’école primaire est l’instrument par excellence ◀de▶ l’État-nation centralisé. Pour l’école primaire, l’esprit ◀de▶ l’enfant est une tabula rasa ou maison vide qu’il s’agit ◀de▶ « meubler » ◀de▶ certitudes simples, abstraites, géométriques, alignées et les préparant à devenir des recrues alignables.
Il existe une profonde analogie ◀de▶ structure entre l’agression contre la nature et l’agression stato-nationale contre les communautés locales ou ethniques.
La réaction contre l’agression industrielle s’appelle écologie. La réaction contre l’agression stato-nationale s’appelle région. Voilà un premier lien fondamental entre les deux réalités. Il y en a d’autres.
C’est au niveau régional que les mesures ◀d’▶écologie concrètes peuvent et doivent être élaborées et appliquées : rivières, lacs, chutes ◀d’▶eau, forêts, agriculture, architecture, énergie, transports publics…
C’est bien souvent autour ◀d’▶un problème écologique : lac ou rivière polluée, projets ◀de▶ centrales nucléaires, usine ◀d’▶épuration, route « pénétrante », autoroutes divisant des domaines ou des quartiers, destruction ◀de▶ forêts que la conscience régionaliste alertée s’organise et entre en action.
Voilà donc le premier temps : l’exigence écologique entraîne des exigences régionales. Mais l’obstacle est le même dans les deux cas : l’État-nation.
Exemple : quand la CEE propose un plan européen ◀de▶ lutte contre la pollution, tel gouvernement répond : d’accord, mais seulement dans une mesure compatible avec ma souveraineté nationale. Et l’on sait à quelles résistances ◀de▶ la capitale et ◀de▶ sa police se heurtent les tentatives ◀de▶ prises ◀de▶ responsabilités régionales.
5. … et aux exigences fédéralistes
Or, au-delà des exigences écologiques régionales niées, refusées, minimisées par l’État-nation qui a peur qu’elles le divisent, il y a des exigences écologiques continentales, également niées, refusées ou minimisées par l’État-nation qui a peur qu’elles le dépassent.
Le Rhin amène à la mer du Nord 60 millions ◀de▶ tonnes ◀de▶ déchets par jour. Ces déchets viennent de Suisse, ◀de▶ France, ◀de▶ la RFA, ◀de▶ Hollande, chaque pays pollue souverainement et s’assure que ce sera toujours moins que les trois autres additionnés… Même jeu quand il s’agit des mers et des océans menacés, des changements ◀de▶ climat, du pillage des ressources non renouvelables. Tout État-nation, par nature, s’oppose identiquement à ce qui le dépasse tant par en haut que par en bas, c’est-à-dire qu’il s’oppose à presque tout ce qui existe ou voudrait exister indépendamment ◀de▶ son contrôle.
Critique classique adressée dès les années 1930 ◀de▶ ce siècle par les personnalistes à l’État-nation : il est à la fois trop petit (à l’échelle mondiale) et trop grand (à l’échelle des régions) pour jouer encore son rôle ◀d’▶État, — ◀d’▶animateur, ◀d’▶arbitre, ◀de▶ protecteur.
L’État-nation est donc l’obstacle commun aux solutions écologiques et régionales. ◀D’▶où l’identité ◀d’▶intérêts politiques entre régionalistes et écologistes, mais aussi entre fédéralistes européens et régionalistes.
6. La région : un espace ◀de▶ participation à la mesure du citoyen
Mais il convient ici ◀de▶ préciser le sens que nous donnons au mot région.
— Il y a des régions ethniques qui ne correspondent à aucun État aujourd’hui existant ; Catalogne, Euskadi, Occitanie, Bretagne, pays de Galles, Écosse, Flandres, Alsace, Corse, Sud Tyrol, etc. Ce sont les plus évidentes, les plus pittoresques, les plus explosives, celles aussi dont la cause paraît la plus facile à défendre.
— Il y a les régions transfrontières ; deux douzaines environ sur la carte qu’avait dressée pour le colloque tenu au Conseil de l’Europe, en 1972, V. von Malchus, et qui chevauchent parfois les frontières ◀de▶ trois pays, des calottes du Nord (Norvège, Suède, Finlande) à l’Oresund (Danemark et Suède) à l’Euregio (Rhin-Ems et Gueldre), à la Regio basiliensis (Suisse, France, RFA), et sur l’arc alpin, aux régions Alpes-Adriatique (Italie, Autriche, Slovénie), lémano-alpine (Suisse-France) et Alpazur (France-Italie).
— Mais il y a surtout les régions — déjà existantes, en formation, ou encore à créer — que l’on peut définir comme espace ◀de▶ participation civique, régions assez petites pour permettre à la voix ◀d’▶un citoyen ◀de▶ s’y faire entendre et à celles des autres ◀de▶ lui répondre.
7. Éloge ◀de▶ la petite échelle
Il s’agit donc, si l’on veut arriver à des solutions écologiques capables ◀de▶ restaurer, maintenir et développer des écosystèmes viables, ◀de▶ dépasser l’État-nation, c’est-à-dire ◀d’▶instituer ◀d’▶un même mouvement en interaction permanente, les régions et la fédération continentale.
Le principe ◀de▶ répartition des pouvoirs naguère concentrés dans la seule capitale nationale est des plus simples : il consiste à situer les pouvoirs ◀de▶ décision au niveau communautaire le mieux accordé aux dimensions ◀de▶ la tâche considérée, et toujours en partant ◀d’▶en bas, c’est-à-dire des plus petites unités.
C’est ce que le diplomate américain D. Moynihan formulait naguère à propos des États-Unis, mais qu’il est facile ◀de▶ transposer en termes européens :
Ne confiez jamais à une plus grande unité ce qui peut être fait par une plus petite. Ce que la famille peut faire, la municipalité ne doit pas le faire. Ce que la municipalité peut faire, les États ne doivent pas le faire. Et ce que les États peuvent faire, le gouvernement fédéral ne doit pas le faire.
Dans le même sens se prononcent aujourd’hui la plupart des sociologues politologues européens, et nombre ◀d’▶hommes politiques responsables aux États-Unis : la décentralisation ◀de▶ l’État, ◀de▶ l’économie et des activités culturelles leur paraît la condition même ◀d’▶une renaissance civique, économique et culturelle ◀de▶ leur pays.
À part les guerres ◀d’▶agression et les centrales nucléaires, qui exigent les unes et les autres une centralisation ombrageuse, tout marche mieux, sur une petite échelle, dans les autonomies locales. « Coopératives ◀d’▶habitation, énergie solaire, petites entreprises, compost, alimentation au détail, banques locales, les communes (neighborhoods) commencent à retrouver le sens ◀de▶ leur autonomie, à reprendre en main leurs destins.2 » Il est faux que le plus grand soit le plus efficace. E. F. Schumacher a démontré le contraire ◀d’▶une manière décisive, dans son célèbre ouvrage Small is beautiful.
8. Écologistes, régionalistes et fédéralistes ◀de▶ tous pays : unissez-vous !
Les relations ◀d’▶interaction systématique que l’on vient de relever conduisent ◀d’▶une manière nécessaire à des conclusions politiques ◀d’▶importance décisive au seuil ◀de▶ la campagne pour la première élection du Parlement européen.
S’il est vrai que la cause européenne, qui semblait endormie, ou qu’on croyait perdue, s’est réveillée par l’intervention imprévue des régionalistes et des écologistes ;
— S’il est vrai que ni la région ne se fera sans l’Europe fédérée, ni celle-ci sans des régions à sa base ;
— S’il est vrai enfin que les problèmes écologiques ne peuvent être résolus qu’à l’échelle régionale ou continentale, non pas à l’échelle nationale ;
— Alors il devient évident que les organisations écologistes devraient entrer au plus vite en relation avec les organisations régionalistes et fédéralistes dans tous nos pays et à l’échelle continentale, en vue ◀d’▶établir un programme commun aux trois mouvements, et ◀de▶ prévoir des tactiques adaptées aux situations qui diffèrent ◀d’▶une manière importante ◀d’▶un pays à l’autre chez les Neuf3.
9. Pour un même avenir
Encore un mot sur le titre-slogan que je propose. Il ne dit pas : même combat, mais bien même avenir. Un combat peut être perdu et c’est fini. Un avenir adviendra certainement. Ce qu’il m’importait ◀de▶ souligner, c’est que nous n’aurons ni éco-société, ni régions, ni Europe fédérée, si nous n’obtenons pas les trois à la fois ; c’est qu’aucune ◀de▶ ces trois virtualités exigeantes ne peut se réaliser seule ; c’est que l’avenir ◀de▶ chacune ◀d’▶elle est celui des deux autres, et qu’en cette trinité réside l’espoir des Européens et ◀de▶ la Paix.