L’▶Europe : idéal… et moyen de survie (3 août 1979)bb
J’entends dire que ◀l’▶idée d’Europe unie ne serait qu’une rêverie d’idéalistes, à moins qu’elle ne soit au contraire un projet de réalistes cyniques, technocrates, financiers, industriels au service de gouvernements dominés par ◀les▶ multinationales…
Soyons sérieux : ◀l’▶union de ◀l’▶Europe est simplement une nécessité, ◀la▶ condition de survie de nos peuples et pas seulement du maintien de leur niveau de vie : un enjeu proprement vital pour chacun de ses habitants.
Or il se trouve qu’au lendemain d’une date capitale de notre histoire : la première élection au suffrage universel de ◀l’▶Assemblée parlementaire des neuf pays de ◀la▶ Communauté, personne ne s’est encore soucié d’informer ◀le▶ peuple européen sur ◀l’▶enjeu de cette opération.
Pour combler cette lacune presque incroyable, ◀le▶ Centre européen de la culture, à Genève, a formé un groupe de travail où sociologues, éducateurs, économistes, politologues, écologistes et philosophes, venus d’une bonne dizaine de pays, tentent de réfléchir ensemble sur ◀la▶ situation réelle de ◀l’▶Europe d’aujourd’hui, sur ◀la▶ nature de sa crise, mais aussi sur ◀les▶ solutions que ◀l’▶union européenne serait seule capable d’apporter.
J’ai tenu ◀la▶ plume pour ◀le▶ groupe, et ◀le▶ petit volume qui en est résulté est paru en mai en France, en Italie et aux Pays-Bas. Il va paraître en Grande-Bretagne et en RFA sous ◀le▶ titre suivant : Rapport au peuple européen sur ◀l’▶état de ◀l’▶union de ◀l’▶Europe . Et tout d’abord : quel est ◀l’▶état réel de ◀l’▶Europe désunie ?
◀L’▶Europe n’est plus ◀la▶ reine incontestée, « ◀la▶ perle de ◀la▶ planète et ◀le▶ cerveau du genre humain », comme on ◀l’▶écrivait au xviiie siècle, mais elle est au contraire mise en question, d’une manière virulente et souvent dramatique, par une évolution mondiale qu’elle-même a déclenchée. ◀La▶ civilisation industrielle, née de nos œuvres, a créé dans ◀les▶ peuples de ◀l’▶Afrique, de ◀l’▶Asie et de ◀l’▶Amérique du Sud des besoins qui ne peuvent être satisfaits, parce qu’ils excèdent ◀les▶ ressources matérielles de ◀la▶ planète. Mettez ◀le▶ tiers-monde en mesure d’acheter ou de produire lui-même autant d’autos qu’il en demande, et personne n’aura plus de pétrole nulle part cinq ans plus tard. Essayez d’installer dans ◀le▶ tiers-monde des réseaux téléphoniques analogues aux nôtres, et ◀le▶ cuivre manquera dans ◀les▶ trois ans. ◀Le▶ tiers-monde ne peut pas rejoindre notre niveau de vie matériel, et pourtant nous lui avons appris que ◀le▶ bonheur dépend de ◀l’▶augmentation indéfinie du produit national brut, ou PNB. ◀Le▶ tiers-monde va donc se révolter contre ◀l’▶Occident, et d’abord contre ◀l’▶Europe, qui en est ◀la▶ partie ◀la▶ plus faible.
◀La▶ population blanche dans ◀le▶ monde est en état de croissance nulle, voire déjà de croissance négative. Mais ◀le▶ tiers-monde augmente de 3 % par an, c’est-à-dire va doubler en vingt-quatre ans. ◀La▶ proportion des Blancs à haut niveau de vie diminue donc rapidement dans ◀l’▶ensemble de ◀l’▶humanité : 18 % en 1900, 7 % en 2000. Mais surtout nous avons perdu ◀l’▶accès facile que représentaient nos colonies aux ressources naturelles non renouvelables comme ◀le▶ pétrole, ◀l’▶uranium, ◀le▶ manganèse (sans lequel notre fer ne donnera pas d’acier). Ce qui ne peut manquer d’entraîner des répercussions très dures pour nos pays d’Europe. C’est notre civilisation technologique qui produit à la fois ◀l’▶accroissement des besoins et ◀la▶ famine dans ◀le▶ tiers-monde, ◀l’▶augmentation des prix du pétrole et ◀l’▶épuisement de ce pétrole par nous d’abord. C’est notre modèle d’État-nation centralisé qui triomphe partout et réclame partout ◀les▶ armes nucléaires (bientôt 30 pays ◀les▶ auront), symboles de ◀la▶ puissance souveraine absolue. Tout conduit donc ◀l’▶humanité, inéluctablement, à ◀la▶ guerre nucléaire, après une brève période de crises violentes, économiques, énergétiques, sociales ou politiques, voire religieuses.
À ces crises et à ces défis, parfois mortels, aucun de nos pays ne peut répondre seul. Dans leur état actuel de division, pas une seule de nos soi-disant « souverainetés nationales » ne peut en fait :
— ni résister seule à ◀la▶ colonisation économique par ◀les▶ USA ;
— ni repousser seule une intervention militaire de ◀l’▶Est :
— ni lutter seule contre ◀l’▶inflation sans augmenter ◀le▶ chômage ou réduire ◀le▶ chômage sans augmenter ◀l’▶inflation ;
— ni maintenir seule ◀la▶ valeur de sa monnaie ;
— ni faire face à ses besoins allégués en énergie sans menacer des millions de vie ;
— ni prévenir, ni guérir ◀la▶ pollution des lacs, des fleuves et des mers océanes ;
— ni venir en aide au tiers-monde dans sa lutte contre ◀la▶ famine et ◀la▶ désertification, causées par notre civilisation.
Ce qui revient à dire qu’en fait aucun de nos États n’est plus en mesure d’accomplir ◀les▶ devoirs traditionnels de tout État.
◀L’▶Europe unie n’aura peut-être pas réponse à tout, mais ◀les▶ « souverainetés nationales » n’ont sûrement plus réponse à rien.
Faute de concertation à ◀l’▶échelle continentale et d’institutions fédérales, aucun de nos pays ne paraît capable d’échapper longtemps encore aux dangers de colonisation économique par ◀l’▶Ouest ou d’invasion militaire par ◀l’▶Est, de ruine financière et de chaos social par ◀les▶ effets accumulés de ◀l’▶inflation et du chômage.
Voilà pourquoi ◀l’▶union s’impose aux peuples de ce continent, non comme idéal, mais comme moyen de survie.