Obstacles au nouvel ordre économique international (NOEI) en Europe du Centre (24 septembre 1979)o
I. Introduction : les▶ pièges du vocabulaire
◀Le▶ titre que ◀l’▶on m’a proposé ◀de▶ traiter, à savoir : Obstacles au nouvel ordre économique international dans ◀les▶ pays du centre ◀de▶ ◀l’▶Europe me pose d’abord autant ◀de▶ questions que ◀de▶ termes utilisés : nouvel, ordre, économique, international, toutes expressions relevant en fait ◀d’▶une mentalité occidentale à la fois révolutionnaire, rationaliste, matérialiste, nationaliste — à quoi j’ajouterai une question préalable quant au sens implicite du terme obstacles. Et pour finir, j’aurai à m’expliquer sur ce qui m’autorise — ou non — à parler au nom de ◀l’▶Europe du Centre.
◀L’▶énoncé proposé évoque en moi des réactions précises, dont ◀l’▶ensemble et ◀les▶ articulations vont sans doute définir ◀l’▶essentiel du contenu ◀de▶ mon travail. Je ◀les▶ formulerai donc ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu, sans précautions diplomatiques, ou autres, en m’excusant du caractère quelque peu agressif qu’elles risquent fort ◀de▶ prendre, malgré moi, dans un rapport où il n’est pas toujours possible ◀de▶ nuancer suffisamment.
Je prendrai donc d’abord ◀l’▶énoncé proposé, terme à terme, pour ◀le▶ soumettre à ◀l’▶examen critique ◀d’▶un Occidental très soucieux à la fois ◀de▶ ◀la▶ vraie vocation ◀de▶ sa culture et des intérêts supérieurs (écologiques, éducatifs, coutumiers et économiques) des peuples concernés par ◀le▶ projet NOEI.
◀Le▶ titre même ◀de▶ ◀l’▶enquête prête à une ambiguïté certaine : ◀Les▶ obstacles au NOEI dans telle ou telle région du monde, cela implique que ce qui fait obstacle devrait être écarté, supprimé, non pas considéré en soi, on its own merits, à des fins éventuelles ◀de▶ meilleure formulation du projet, voire ◀de▶ sa remise en question, ou même ◀de▶ son abandon éventuel. ◀Le▶ mot obstacle a généralement — en Occident — une valeur non seulement négative : celle ◀d’▶un accident, mais péjorative. Il n’est pas un signe à prendre au sérieux, mais une résistance morbide à éliminer. Son premier devoir est ◀de▶ se laisser surmonter, dit un proverbe italien.
Or, en fait, je voudrais considérer ici ◀le▶ bien-fondé des résistances que beaucoup de bons esprits, en France, en Grande-Bretagne, en RFA, au Benelux, en Autriche et en Suisse, en Italie et en Grèce, opposent à ◀l’▶énoncé même du projet : nouvel ordre économique international. Et je voudrais valoriser ces résistances, en ◀les▶ reliant aux systèmes philosophiques, sociaux ou politiques qui ◀les▶ motivent :
a) Nouvel me paraît doublement critiquable en ceci 1° que s’il n’y avait aucun ordre auparavant, son instauration subséquente ne saurait être dite « nouvelle » : elle serait inaugurale. Or qui peut soutenir que ◀le▶ « nouvel » ordre souhaité succéderait à un « ordre » préalable quelconque ? 2° ◀La▶ nouveauté, ◀d’▶une manière générale et pour ainsi dire absolue (sans référence à un état — previous — antérieur bien défini) est devenue valeur en soi dans ◀les▶ pays européens, puis aux USA, au cours du xviii e siècle. Avec ◀la▶ création ◀d’▶une centaine ◀de▶ New cités sur tous ◀les▶ continents — plus nombreuses mêmes que ◀les▶ Alexandries héllénistiques — , ◀l’▶Occident n’a pas manqué ◀d’▶assister à des rénovations ◀d’▶allure politique dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus divers ◀de▶ ◀la▶ pensée et des beaux-arts : chaque école nouvelle se croyait autorisée à ridiculiser celle qui ◀l’▶avait précédée, ◀la▶ déclarant non seulement insuffisante, mais nocive, sournoisement liée à des « abus » ou à des « superstitions » pas seulement ◀d’▶ordre intellectuel ou artistique, mais en fait politique et social. ◀La▶ querelle des Anciens et des Modernes, déclenchée en France à ◀la▶ fin du xvii e siècle devint très vite, avec ◀l’▶Encyclopédie française, puis avec ◀le▶ romantisme, ◀la▶ lutte entre ◀l’▶obscurantisme et ◀les▶ Lumières puis entre ◀la▶ Réaction et ◀la▶ Révolution. ◀D’▶où ◀l’▶efficacité presque irrésistible ◀de▶ ◀l’▶adjectif « nouveau » dès qu’une école, voire un auteur isolé, parvenait à ◀l’▶accoler à son œuvre dans ◀l’▶esprit du public.
Au xix e siècle et bien plus encore au xx e, grâce à ◀l’▶invention ◀de▶ ◀la▶ publicité puis ◀de▶ ◀l’▶effet surpotentialisant des mass médias sur celle-ci, ◀la▶ nouveauté est devenue synonyme ◀de▶ produit à acheter ◀d’▶urgence, et exclusivement, déclassant tous ◀les▶ autres, ◀les▶ chassant du marché, avant-garde plus jalouse ◀de▶ nettoyer, ◀d’▶éliminer, ◀d’▶exorciser toutes traces du passé — du dépassé — que ◀d’▶aménager réellement un espace social plus libre, un mode de vie plus juste ou plus heureux. Nouveau est devenu un terme valorisant en soi et par soi, absolument : il ne s’agit plus ◀de▶ discuter ◀les▶ mérites du nouveau, mais seulement ◀de▶ s’assurer ◀le▶ bénéfice incontesté du label, problème ◀de▶ publicité ou ◀de▶ bluff, non pas du tout ◀de▶ valeur, ◀de▶ justesse, ◀de▶ cohérence interne, ou simplement ◀d’▶utilité.
b) Ordre. ◀Le▶ terme évoque, surtout à ◀l’▶échelle planétaire, un réseau ◀de▶ structures juridiques et ◀de▶ contrats commerciaux, un système ◀de▶ référence monétaire, un appareil décisionnel fondé sur ◀le▶ pouvoir des États-nations et sur son respect absolu — dût cette condition ◀le▶ paralyser ou ◀le▶ réduire à néant — à quoi semble pouvoir ou devoir s’ajouter aujourd’hui une notion ◀de▶ système économique.
◀Le▶ tout relève à ◀l’▶évidence ◀d’▶une mentalité typiquement occidentale, réductrice des diversités ou différences données par ◀la▶ géographie, ◀l’▶histoire, à une uniformité aussi géométrisable, symétrisable et comparable que possible — voire toujours un peu plus que possible.
Forme ◀de▶ pensée et ◀d’▶organisation du réel spécifiquement occidentale. ◀L’▶opportunité ◀de▶ ◀l’▶étendre et ◀de▶ ◀l’▶imposer (sans avertir) au monde entier n’est nullement évidente. Elle ne se défend que dans ◀la▶ seule mesure où elle « va de soi » — ce qui n’est pas ◀le▶ cas aux yeux de ceux que j’essaie ◀de▶ représenter ici.
◀La▶ notion ◀d’▶un ordre planétaire s’appliquant à des phénomènes à la fois économiques, ethniques et culturels apparaît dangereusement arbitraire et réductrice ; elle évoque ◀la▶ vision du monde du bandit Procuste.
Au surplus : tout programme uniformisant — qu’il soit ou non conscient chez ◀les▶ agents ◀de▶ son application — joue en faveur du modèle occidental.
Peut-être est-il plus sage ◀de▶ penser que ◀l’▶humanité ne forme pas un système, mais plusieurs ensembles plus ou moins cohérents, plus ou moins fermés, en relations aléatoires, de sorte qu’un malheur puisse être compensé plutôt que répercuté à ◀l’▶infini ; ou puisse être circonscrit, comme un incendie.
c) Économique. Cet adjectif est bien sûr ◀le▶ plus sûr indicateur ◀de▶ ◀l’▶origine occidentale du projet, ou, à tout ◀le▶ moins, ◀de▶ sa première formulation (ce qui revient à peu près au même.)
◀L’▶Asie n’a jamais cru à ◀l’▶objectivité des relations économiques, à leur déterminisme intrinsèque. Cette croyance est purement européenne (xvii e siècle « matérialiste », xix e siècle saint-simonien, xx e siècle marxiste). Marx est sans doute ◀le▶ penseur ◀le▶ plus irréductible à toute forme ◀de▶ pensée asiatique, africaine, amérindienne ou polynésienne. En dehors du complexe européen du xix e siècle, il est proprement inconcevable.
Un consensus mondial ne peut être conçu — rêvé, imaginé, projeté dans ◀l’▶utopie — que sur ◀la▶ base ◀d’▶un dialogue des cultures et ◀de▶ leurs valeurs décisives. ◀De▶ cela seul doit dépendre ◀l’▶économie, dans ◀la▶ mesure où elle sert ◀l’▶homme, au lieu de ◀l’▶asservir.
d) International. ◀Le▶ terme implique que ◀l’▶ordre des nations existe, qu’il est réel, qu’il doit et peut servir ◀de▶ fondement à tout « ordre » mondial imaginable.
Or, un « ordre » mondial — et d’abord continental — ne saurait être imaginé sur ◀la▶ base ◀d’▶éléments par définition hostiles à toute composition (au double sens du terme), et décidés à faire valoir leurs intérêts coûte que coûte : c’est ◀l’▶élément national qui est responsable des deux grandes guerres mondiales du xx e siècle. Qui dit « international » reconnaît par là même ◀le▶ fait national et sa légitimité, c’est-à-dire ce qui rend impossible, par exemple, ◀l’▶union fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe. Il n’y aura jamais ◀d’▶union continentale sur ◀la▶ base ◀de▶ cet obstacle à toute union (autre que militaire) qu’est ◀l’▶État-nation — modèle typiquement occidental, élaboré par ◀la▶ Révolution française et mis au point par Napoléon en vue de ◀la▶ guerre, c’est-à-dire centralisé à ◀l’▶extrême, uniformisé et uniformisant. ◀La▶ guerre étant ◀l’▶ultima ratio ◀de▶ ◀l’▶État-nation, on ne voit pas comment pourrait en sortir ◀la▶ paix, qui est ◀la▶ seule preuve du règne ◀d’▶un ordre humain.
Résumé des objections préalables
◀La▶ crise actuelle dans ◀les▶ relations entre ◀l’▶Occident et ◀le▶ tiers-monde (ou entre ◀le▶ Nord et ◀le▶ Sud), crise qui explique ◀le▶ recours de toutes parts, à quelque forme ◀de▶ NOEI, a été provoquée au xx e siècle par ◀les▶ séquelles du colonialisme, lui-même entrepris par ◀les▶ trois plus anciens États-nations pour ◀la▶ raison fondamentale que tout État-nation en soi est une structure colonialiste : elle consiste à soumettre ◀les▶ peuples conquis (par ◀la▶ force ou par ◀la▶ ruse) non seulement à ◀la▶ loi du vainqueur, mais à ses formes ◀de▶ pensée, à sa mentalité, à ses modes ◀de▶ travail. C’est ce que ◀les▶ rois ◀de▶ ◀l’▶Île-de-France, ◀de▶ Castille-Aragon et ◀d’▶Angleterre imposèrent aux nations conquises à l’intérieur de ◀l’▶Hexagone, ◀de▶ ◀la▶ Peau ◀de▶ Vache ibérique ou des îles ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne — nations bretonne, basque, catalane et occitane, écossaise, irlandaise et galloise — , avant ◀d’▶appliquer ◀les▶ mêmes procédés aux peuples des trois Amériques, ◀de▶ ◀l’▶Asie du Sud-Est et ◀de▶ ◀l’▶Afrique.
◀Les▶ conflits qui opposent aujourd’hui Occident et tiers-monde ou Nord et Sud, sont ◀de▶ structures homologues aux conflits qui opposaient naguère colonisateurs et colonies. ◀Les▶ Européens, par exemple, qui étaient encore il y a cent ans aux 4/5e agriculteurs et villageois, ont été colonisés par ◀la▶ technique et ◀l’▶urbanisme tout comme ◀les▶ Africains, ◀les▶ Indiens, ◀les▶ Brésiliens par ◀l’▶industrie, ◀les▶ idéologies et ◀la▶ pharmacopée occidentale.
Nous sommes tous colonisés. Européens et peuples du tiers-monde, par un certain modèle mental qui a permis ◀la▶ civilisation industrielle scientifico-technique, et qui suppose : rationalisation, centralisation et quantification, c’est-à-dire réduction ◀de▶ tout, hommes et choses, à du calculable et manipulable à partir ◀d’▶un centre ; espace géométrisé à exploiter ; États-nations centralisés ; centrales énergétiques ; guerre nucléaire.
Une seule différence importante : ◀le▶ système inventé en Europe a été essayé d’abord sur ◀les▶ peuples européens, et avec quel succès, pendant des siècles. Quant au tiers-monde, à peine libéré ◀de▶ notre présence bouleversante (mais si brève aux yeux de ◀l’▶Histoire) il s’est mis à revendiquer ◀le▶ pire ◀de▶ notre héritage et ◀le▶ moins assimilable par ses traditions : ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀l’▶État-nation, ◀le▶ modèle ◀de▶ ◀la▶ productivité ◀de▶ ◀l’▶industrie lourde.
Voilà qui explique mes objections au vocabulaire dans lequel s’expriment, depuis une vingtaine ◀d’▶années, ◀les▶ auteurs ◀de▶ plans ◀de▶ NOEI : la plupart ont recours — généralement à leur insu — au vocabulaire colonisant qui est celui des États-nations centralisés, et qui transporte des valeurs, des structures, des modes ◀d’▶évaluation et des mentalités qui, une fois acceptées, rendent inopérante ◀la▶ recherche ◀de▶ solutions « différentes ». Si vous parlez ce langage, ◀les▶ jeux sont faits, ◀les▶ conclusions préfabriquées.
Un dernier mot, dans cette mise en garde qui me paraît indispensable :
Je ne me sens à aucun titre autorisé par ◀l’▶Europe du Centre pour exprimer son opinion sur ◀le▶ NOEI.
D’abord parce que ◀l’▶Europe du Centre n’est pas une entité juridique, ni ◀de▶ pensée et encore moins ◀d’▶action, ensuite parce que beaucoup, dans nos pays, pensent autrement que je ne ◀l’▶exprime ici : citons simplement ◀les▶ gouvernements et leurs clients directs, ◀les▶ grandes industries, ◀les▶ syndicats patronaux et communistes… ◀Les▶ obstacles que, pour leur part, il leur arrive ◀d’▶opposer en fait au NOEI sont ◀d’▶un tout autre ordre : ils ne relèvent pas ◀de▶ ◀la▶ nature même du projet, dont ils acceptent tacitement ◀les▶ prémisses théoriques et ◀les▶ implications économiques. S’ils opposent sur tel ou tel point du programme des résistances ou des refus, ce n’est en vérité qu’au nom d’intérêts économiques nationaux, ou ◀de▶ ◀la▶ politique ◀d’▶un État, ou des plans ◀de▶ ◀l’▶agrobusiness. Il s’agit là ◀de▶ problèmes relevant uniquement des catégories ou des mentalités correspondant au vocabulaire dont je viens de montrer ◀l’▶action et ◀l’▶efficacité secrète.
Mais je sais que je parle ici au nom d’une multitude ◀de▶ mouvements écologistes, régionalistes et fédéralistes européens, auxquels s’ajoutent nombre ◀d’▶économistes ◀d’▶avant-garde et ◀les▶ chercheurs ◀de▶ la plupart des instituts universitaires ◀d’▶études du « développement », des relations intercontinentales, et du « dialogue des cultures ».
II. Rôle ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Ouest dans ◀la▶ problématique du NOEI
◀L’▶Europe du Centre, ou peut-être vaut-il mieux dire ◀l’▶Europe de l’Ouest — en tenant compte du fait que ◀le▶ terme traditionnel ◀de▶ Mitteleuropa englobe aujourd’hui ◀la▶ majeure partie ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Est, est ◀l’▶élément fondamental ◀de▶ ◀la▶ problématique considérée, car :
— c’est elle, par ◀le▶ Portugal et ◀l’▶Espagne, puis par ◀l’▶Angleterre et ◀la▶ Hollande, puis par ◀la▶ France, qui a découvert ◀le▶ monde, qui ◀l’▶a colonisé, et qui a propagé sur ◀les▶ cinq continents ◀la▶ formule politique ◀de▶ ◀l’▶État-nation. C’est elle, plus tard, qui a créé, cette fois-ci avec ◀les▶ pays du Nord, du Centre et ◀de▶ ◀l’▶Est, ◀la▶ science, ◀la▶ technologie, ◀le▶ commerce intercontinental, qui a élaboré ◀les▶ idéologies dont toute ◀la▶ Terre se réclame aujourd’hui (contre elle, d’ailleurs !), et qui a, par tout cela, causé ◀la▶ crise mondiale actuelle — ◀d’▶où ◀les▶ problèmes que ◀le▶ NOEI se donne pour tâche ◀de▶ résoudre !
Reprenons cela avec quelques degrés supplémentaires ◀de▶ précision.
1. « C’est ◀l’▶Europe qui a découvert ◀la▶ Terre entière, et personne n’est jamais venu ◀la▶ découvrir ». Cette phrase, qui figure dans mon livre ◀L’▶Aventure occidentale ◀de▶ ◀l’▶homme 9, et qu’André Malraux, quinze ans plus tard, mettra dans ◀la▶ bouche du général de Gaulle10, n’est pas un jugement ◀de▶ valeur, mais ◀la▶ constatation ◀d’▶un fait, qui a fondé ◀la▶ possibilité ◀de▶ concevoir une civilisation universelle.
Il n’est pas inutile ◀de▶ rappeler qu’une culture comme celle ◀de▶ ◀l’▶Inde brahamanique, interdisant aux membres ◀de▶ ◀la▶ caste supérieure ◀de▶ quitter ◀le▶ territoire ◀de▶ ◀l’▶Inde, tout ◀le▶ reste étant impur, et une civilisation comme celle ◀de▶ ◀la▶ Chine qui tenait tous ◀les▶ non-Chinois pour des sous-hommes, ne pouvaient concevoir ◀l’▶idée ◀de▶ « genre humain ».
C’est ◀l’▶Europe qui a colonisé, exploité, civilisé à sa manière et souvent à leur corps défendant la plupart des peuples des quatre autres continents. Il serait faux ◀de▶ condamner, voire ◀de▶ nier purement et simplement, ◀l’▶action civilisatrice, c’est-à-dire pacifiante, des lois apportées par « ◀les▶ Blancs » dans des contrées où jadis ◀le▶ massacre massif, ◀le▶ génocide, étaient érigés en procédés sacrés ou simplement réalistes ◀de▶ gouvernement.
C’est ◀l’▶Europe qui a propagé au xx e siècle ◀la▶ formule ◀de▶ ◀l’▶État-nation jalousement souverain, toujours dressé sur ses ergots quand on lui propose ◀de▶ négocier un contrat ◀de▶ coopération ou ◀de▶ solidarité, et subordonnant tout, en dernier ressort, à son « prestige », dont ◀la▶ composante principale est ◀la▶ puissance ◀de▶ ◀l’▶armement dont il dispose. ◀L’▶État-nation ◀de▶ modèle jacobin-napoléonien, imité sans question par plus ◀de▶ 150 autres pays au cours des xix e et xx e siècles, est ◀la▶ forme ◀la▶ plus facilement transférable et imitable ◀d’▶organisation sociale et politique ◀d’▶une collectivité ; mais c’est aussi à cause de ses liens originels et structurels avec ◀la▶ guerre, celle qu’il était ◀le▶ plus dangereux ◀d’▶imiter au siècle où ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀la▶ guerre (armements nucléaires, chimiques, biologiques) ont dépassé ◀le▶ seuil critique ◀de▶ tolérance pour ◀l’▶espèce humaine et son environnement.
Certes, ◀l’▶Europe a inventé au cours des dix-sept siècles ◀de▶ sa christianisation progressive (et encore très incomplète) ◀la▶ féodalité puis ◀la▶ démocratie, ◀le▶ socialisme, ◀l’▶État, ◀la▶ nation puis ◀l’▶État-nation, dont ◀le▶ stade ultime est ◀l’▶État totalitaire, qui est ◀l’▶État ◀de▶ guerre en permanence, — et, à partir du xvi e siècle, ◀la▶ science, ◀la▶ technique, ◀l’▶industrie, ◀le▶ commerce intercontinental, et ◀les▶ idéologies capitalistes et marxistes qui ont permis, accompagné et prolongé ces créations. Mais si ces modèles continuent ◀d’▶être copiés par ◀le▶ reste du Monde, sans critique fondamental et sans innovation, voire sans rupture créatrice, ils risquent ◀d’▶aboutir très vite au déclenchement ◀d’▶un phénomène ◀de▶ rejet ◀de▶ ◀l’▶espèce humaine par ◀la▶ nature trop longuement provoquée, empoisonnée, pillée, au point que ◀l’▶homme est en train d’y détruire ◀les▶ conditions mêmes ◀de▶ ◀la▶ vie, et en tout cas ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ son espèce.
Telles étant ◀les▶ responsabilités ◀de▶ ◀l’▶Europe — positives et négatives, créatrices et destructrices, libératrices et oppressives — un fait trop peu connu doit être ici mis en lumière : c’est que ◀l’▶Europe est aujourd’hui ◀la▶ seule partie du Monde radicalement divisée dans ses jugements quant à ◀la▶ nécessité, ◀la▶ possibilité et ◀la▶ désirabilité ◀d’▶un ordre économique mondial, unique, cohérent, rationnel, c’est-à-dire ◀de▶ modèle occidental moderne.
2. Mais une question se pose alors : si ◀les▶ Européens sont profondément divisés sur ce problème, ne serait-ce pas qu’ils obéissent à au moins deux traditions ou mentalités différentes, opposées même ? — Bien sûr ! et c’est là ◀le▶ trait ◀d’▶histoire fondamental que ◀le▶ tiers-monde ignore ◀le▶ plus généralement, et que ◀les▶ Européens eux-mêmes, dans leur immense majorité, refusent passionnément ◀de▶ reconnaître.
Il y a deux traditions européennes, qui se combattent à des degrés ◀de▶ violence divers dans tous nos peuples.
◀Les▶ Européens du xx e siècle ont été formés (sans ◀le▶ savoir) par des structures ◀de▶ pensée et des mentalités typiques auxquelles obéissent leurs coutumes et leurs vues sur ◀le▶ Monde — et qui toutes peuvent être rapportées à deux grandes généalogies culturelles (religieuses, philosophiques, éthiques, politiques, et donc aussi économiques en résultante).
a) ◀La▶ tradition gréco-chrétienne (Socrate, saint Paul) : communautaire, libertaire (opposant ◀la▶ Foi à ◀la▶ Loi, ◀la▶ « liberté des enfants ◀de▶ Dieu » au légalisme) et solidariste, qui aboutit à ◀la▶ démocratie fédéraliste par Augustin, Thomas d’Aquin, Giordano Bruno, Érasme, Calvin, Althusius, William Penn, Locke, Rousseau, The Federalist, Tocqueville, Proudhon et Bakounine, ◀le▶ socialisme et ◀l’▶anarchie, ◀les▶ fédéralistes européens des années 1950, ◀les▶ écologistes et ◀les▶ régionalistes des années 1970…
b) ◀La▶ tradition romaine impériale, qui aboutit à ◀la▶ dictature totalitaire par ◀les▶ étapes historiques et doctrinales suivantes : premiers États nationaux (France de Philippe le Bel vers 1300 ; Espagne, sept royaumes aboutissant à Portugal ◀d’▶un côté et ◀de▶ l’autre, Navarre, Aragon, Castille, réunis en 1512 ; Grande-Bretagne dès ◀le▶ ix e siècle, puis à partir de Hastings 1066). Machiavel, guerres ◀de▶ religion, Jean Bodin et ◀la▶ théorie du Prince, monarchies absolues, Hobbes, Hegel, Napoléon, Marx, ◀le▶ colonialisme, ◀l’▶étatisme centralisateur, Lénine puis ◀les▶ fascismes et ◀le▶ stalinisme, ◀le▶ national-socialisme puis ◀les▶ régimes à dictature militaire dans ◀le▶ monde entier (sauf en Europe et en Amérique du Nord au moment où j’écris ceci.)
3. ◀Le▶ NOEI, tel que ◀l’▶ont défini ◀les▶ nombreux auteurs qui en ont porté ◀le▶ souci depuis une dizaine ◀d’▶années comporte peu de variantes importantes, mais en revanche ◀de▶ nombreux caractères communs dont ◀les▶ principaux sont ◀les▶ suivants :
— ◀l’▶usage rationalisé des biens matériels fournis par ◀la▶ nature ou produits par ◀l’▶industrie (◀de▶ type occidental).
— ◀l’▶égalisation (ou ◀la▶ péréquation) recherchée dans ◀la▶ répartition des ressources naturelles.
— ◀la▶ division du travail à ◀l’▶échelle planétaire.
— ◀l’▶organisation des échanges entre continents et grandes régions.
— ◀la▶ gestion communautaire des ressources naturelles.
— ◀le▶ développement ◀de▶ banques mondiales.
— ◀l’▶abaissement des barrières douanières.
— ◀les▶ transferts ◀de▶ technologie.
— ◀la▶ souveraineté sur ◀les▶ ressources du sol et ◀la▶ restitution des produits ◀de▶ ◀l’▶exploitation (coloniale), etc.
— et enfin, ◀l’▶intégration à un « type ◀de▶ société qui serait ◀l’▶expression ◀d’▶une conscience unifiée ◀de▶ ◀l’▶humanité » (Herrera).
4. ◀De▶ ces caractéristiques communes à tous ◀les▶ projets ◀d’▶organisation planétaire ◀de▶ ◀l’▶économie résulte à ◀l’▶évidence — comme ◀le▶ soulignent la plupart des auteurs consultés — qu’il s’agit en fait ◀de▶ ◀l’▶extension mondiale ◀d’▶un modèle occidental.
Or, tout modèle occidental, quelque assoupli, adapté, différencié qu’on ◀le▶ veuille, se voit inévitablement marqué par ◀l’▶utopie — si longtemps acceptée sans nul esprit critique — ◀de▶ ◀la▶ croissance industrielle illimitée servie par une production illimitée. Croyance évidemment réfutée par ◀le▶ seul fait que ◀la▶ Planète est une sphère finie, mais que ◀l’▶Occident — c’est-à-dire ◀l’▶Europe du xix e siècle, ◀les▶ USA du xx e, puis ◀l’▶URSS du « Nous ferons mieux que ◀l’▶Amérique » a répandu ◀de▶ 1848 à 1968, sous ◀le▶ nom ◀de▶ Progrès, et que tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀la▶ Terre ont adopté, comme ◀les▶ jeunes Européens ont adopté ◀le▶ jazz, ◀le▶ rock et ◀les▶ blue-jeans.
◀Le▶ seul fait, incontestable, que ◀le▶ « nouvel ordre international » soit presque toujours qualifié « ◀d’▶économique » est parfaitement révélateur ◀de▶ son origine et ◀de▶ ses buts réels : ◀l’▶extension à tous ◀les▶ peuples du monde des croyances scientistes et des mesures matérialistes (remplaçant en fait ◀les▶ « valeurs » morales, philosophiques ou religieuses) ◀de▶ ◀l’▶Europe bourgeoise du xix e siècle et ◀de▶ ◀l’▶Europe stato-nationale (capitaliste ou marxiste) du xx e siècle.
Il est clair que nous sommes ici en présence d’un schéma bien connu ◀de▶ ◀l’▶histoire des idées politiques européennes : c’est celui que ◀l’▶on qualifie chez ◀les▶ doctrinaires du PC et chez ◀les▶ marxologues distingués ◀de▶ « marxisme vulgaire ». Il consiste à poser que ◀l’▶infrastructure économique (sans aller beaucoup plus loin dans ◀l’▶analyse ◀de▶ ces termes) « détermine » ◀la▶ superstructure politico-culturelle.
(Une des victimes ◀les▶ plus célèbres ◀de▶ cette illusion aura été Jean Monnet, dont toute ◀l’▶action pour ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe a reposé sur ce postulat fondamental : celui qui commande ◀les▶ mécanismes ◀de▶ ◀la▶ production industrielle — charbon et acier dans ◀le▶ cas ◀de▶ la première Communauté instituée grâce à J. Monnet, ◀la▶ CECA — tient du même coup ◀les▶ réalités politiques. Il a fallu ◀les▶ décrets arbitraires du général de Gaulle se retirant pour un temps du Marché commun, non par raisons ◀d’▶intérêt, mais au contraire par raisons ◀de▶ prestige, pour que « ◀l’▶illusion ◀de▶ Jean Monnet » soit publiquement et concrètement réfutée, au grand dam des efforts ◀les▶ plus sincères pour unir ◀les▶ pays européens sur ◀la▶ base ◀de▶ leurs intérêts ◀les▶ mieux compris.)
Devant ce modèle scientiste, matérialiste, quantitatif, deux réactions sont toujours possibles :
— celle, positive, des élites sociales et du personnel détenant ◀les▶ pouvoirs dans ◀les▶ États-nations constitués en Europe à partir de ◀la▶ Révolution française (1792) et ◀de▶ Napoléon (1805-1815), et dont ◀la▶ formule s’est propagée sur toute ◀la▶ Terre au xx e siècle (ils sont environ 160 aujourd’hui).
— celle critique, sceptique, contestatrice, objectivement ou violemment négative, au nom d’un autre idéal, des nouvelles générations européennes — écologistes, régionalistes, fédéralistes.
◀De▶ quel autre idéal s’agit-il ?
◀D’▶un modèle ◀de▶ société qui, sans imaginer ◀la▶ suppression définitive ◀de▶ tous ◀les▶ conflits, dispose et distribue ◀les▶ pouvoirs ◀de▶ telle manière que même si l’un ou l’autre se trompe gravement, il ne puisse pas en résulter ◀de▶ catastrophe majeure pour ◀l’▶ensemble continental ou mondial. Question ◀de▶ taille : régions substituées à États-nations ; défense locale à ◀l’▶échelon communal ou régional substituée à une dissuasion nucléaire à ◀l’▶échelon national ou continental.
5. ◀Les▶ États-nations, en tant que tels, acceptent ◀les▶ présupposés économistes ◀d’▶un « ordre » mondial soumis aux impératifs ◀de▶ ◀la▶ rentabilité, ◀de▶ ◀la▶ productivité et ◀de▶ ◀l’▶innovation technologique à tout prix, fût-ce au prix des équilibres culturels et naturels ◀les▶ plus précieux pour une communauté.
C’est qu’ils s’y reconnaissent, qu’ils y retrouvent ◀les▶ recettes ◀de▶ leur comportement politique vis-à-vis de leurs minorités ethniques ou ◀de▶ leur propre peuple considéré en tant que « consommateurs » ou/et « demandeurs ◀d’▶emploi ».
Mais cette acceptation tacite, non critique, des finalités ◀de▶ ◀la▶ société industrielle scientifico-technique en croissance illimitée — ou plutôt ce refus ◀de▶ ◀les▶ mettre en question — n’implique pas que ◀les▶ moyens ◀d’▶une politique ◀d’▶organisation mondiale ◀de▶ ◀l’▶économie vont être consentis par ◀les▶ États-nations occidentaux (capitalistes et communistes identiquement).
Au contraire : chacun ◀de▶ nos États (que ce soit à ◀l’▶Est ou à ◀l’▶Ouest) s’empresse ◀de▶ déclarer, devant chaque ensemble ◀de▶ mesures communes proposées, qu’il n’acceptera :
1° que ce qui sert ses propres intérêts,
2° que ce qui n’empiète pas, si peu que ce soit, sur ce qu’il considère comme relevant ◀de▶ sa souveraineté nationale absolue.
Car nos États-nations ne regardent jamais ◀les▶ réalités mondiales sous ◀l’▶angle des solidarités à établir pour ◀le▶ salut commun, mais seulement sous ◀l’▶angle ◀de▶ ◀l’▶influence qu’ils peuvent exercer dans tels continent ou subcontinent, influence évaluée en termes de prestige, ◀de▶ balance commerciale, et en dernier ressort (mais c’est rarement avoué) ◀de▶ potentiel militaire. ◀La▶ tradition ◀de▶ Machiavel et ◀de▶ Hobbes, modernisée par Lénine et Mussolini, ne prépare pas ◀les▶ peuples ni leurs dirigeants à considérer ◀la▶ solidarité internationale comme autre chose qu’une utopie « généreuse », donc ridicule, quand il ne s’agit pas ◀d’▶une sournoise manœuvre suscitée par ◀l’▶Étranger jaloux contre ◀l’▶intégrité ◀de▶ notre nation. (Exception : en cas ◀de▶ crise très grave, ◀la▶ « solidarité » continentale peut servir ◀de▶ nom respectable à une stratégie ◀de▶ mafia, bien entendu transnationale.)
◀L’▶histoire des trois dernières décennies en Europe de l’Ouest fournit ◀d’▶abondantes illustrations à ◀la▶ sévérité ◀de▶ ces remarques. (Mafia ◀de▶ ◀l’▶énergie nucléaire, échec ◀de▶ ◀la▶ coopération agricole, échec des conférences sur ◀le▶ droit ◀de▶ ◀la▶ mer, refus au nom de ◀la▶ souveraineté nationale ◀de▶ mesures ◀de▶ protection ◀de▶ ◀l’▶environnement, rejet au nom de ◀la▶ défense nationale ◀de▶ toute limitation des armes nucléaires ou ◀de▶ leur dissémination.)
◀Les▶ mêmes réflexes stato-nationalistes qui bloquent ◀la▶ fédération des peuples européens (en dépit du « lip service » que lui payent tous ◀les▶ ministres et chefs d’État) multiplieront nécessairement ◀les▶ obstacles à tout établissement ◀d’▶un « nouvel ordre économique international », en dépit de toutes ◀les▶ résolutions adoptées par ◀les▶ congrès, colloques et conférences internationales sur ◀le▶ NOEI, ses finalités, ses conditions, ses voies et moyens ◀de▶ réalisation.
◀Les▶ États-nations — comme ◀les▶ peuples, on peut ◀le▶ craindre — ne comprendront jamais qu’un seul langage : non pas celui ◀de▶ nos discours ◀les▶ plus persuasifs ni ◀de▶ nos livres ◀les▶ mieux documentés, mais celui des désastres consommés, des crises déclarées à grand bruit, des pénuries flagrantes. Seule, ◀la▶ pédagogie des catastrophes 11 est capable ◀de▶ leur enseigner quoi que ce soit qui diffère tant soit peu des utopies du Progrès matériel, encore partout régnantes en dépit des démentis que leur infligent tous ◀les▶ jours toutes ◀les▶ réalités du temps présent.
6. Inversement, ◀les▶ forces nouvelles, encore minoritaires, mais peut-être décisives pour un assez proche avenir, dont on peut observer ◀l’▶émergence dans ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Ouest, rejettent la plupart des présupposés du modèle occidental ◀de▶ NOEI, — mais en revanche, favorisent, cultivent et promeuvent ◀les▶ seules valeurs qui permettraient ◀l’▶éventuelle réalisation ◀d’▶un ordre planétaire digne du nom ; valeurs ◀de▶ solidarité, ◀de▶ coopération concrète, et ◀de▶ répartition des tâches, selon leurs dimensions, aux différentes communautés ◀de▶ taille correspondante : locales, communales, régionales (au sens ◀de▶ sub- ou transnationales), nationales, continentales, mondiales.
Aux yeux des écologistes, régionalistes et fédéralistes ◀de▶ ◀l’▶Ouest européen, ◀le▶ NOEI apparaît comme une conception rationnelle visant à une sorte ◀de▶ péréquation à ◀l’▶échelle mondiale, à une comparabilité des quantités, pourcentages, prix, heures ◀de▶ travail, pouvoirs ◀d’▶achat, calories, etc., toutes notions spécifiques ◀de▶ ◀l’▶Occident moderne (industriel). Autant dire que ◀le▶ NOEI (officiel, admis par ◀les▶ gouvernements) cherche à remédier à ◀la▶ crise mondiale à l’aide de certains des instruments qui ◀l’▶ont créée et des attitudes mentales qui empêchent ◀les▶ États-nations ◀de▶ réaliser ce « nouvel ordre ». Ces deux derniers mots d’ailleurs font problème, non seulement pour ◀les▶ raisons exposées au début ◀de▶ ce papier, mais parce que ◀les▶ caractéristiques du NOEI (voir ◀les▶ 33 thèmes proposés par ◀le▶ papier ◀de▶ présentation ◀d’▶UNITAR) sont celles ◀d’▶une mise en ordre plutôt que ◀d’▶un ordre véritable, lequel supposerait un principe ◀d’▶harmonie interne (moral, spirituel) qui n’apparaît pas. ◀L’▶ordre préconisé est conçu comme cadre et programme, faisant intervenir à tout instant des notions ◀d’▶égalité et ◀d’▶égalisation, ◀de▶ réduction à des quantités comparables, à ◀de▶ ◀l’▶homogène, à ◀de▶ ◀l’▶échangeable ou interchangeable, ce qui va en sens contraire ◀de▶ ◀la▶ revendication générale des nouvelles générations, telles que ◀le▶ droit à ◀la▶ différence, à ◀l’▶identité irréductible, tant personnelle que communautaire.
◀Les▶ écologistes, ◀les▶ régionalistes, ◀les▶ fédéralistes, rejettent tous ◀les▶ notions ◀de▶ productivité sans freins sociaux ni culturels, ◀de▶ rentabilité qui ignore ◀les▶ coûts humains et naturels, ◀de▶ potentiel militaire qui ne veut compter qu’en mégatonnes ◀d’▶explosifs non pas en volonté ◀d’▶autonomie des groupes, des communes, des régions, c’est-à-dire ◀d’▶une population ◀de▶ citoyens libres et responsables.
Ils rejettent ◀les▶ présupposés ◀de▶ tout modèle occidental impliquant ◀la▶ substitution ◀de▶ ◀l’▶État-nation aux responsabilités civiques, seuls gages des libertés personnelles et ◀de▶ ◀la▶ vitalité des communautés.
Ils rejettent ◀les▶ calculs « ◀d’▶experts » fondés sur une consommation gaspilleuse ◀d’▶énergie qui serait censée doubler tous ◀les▶ 10 ans selon certaines projections des années folles 1970-1973. Ils ne croient plus à ◀la▶ fatalité ◀d’▶une « explosion urbanistique » telle qu’on ◀l’▶anticipait allègrement dans ◀les▶ années 1960. Ils ne veulent pas ◀d’▶un modèle occidental ◀de▶ « Progrès » s’imposant au Monde par ◀la▶ logique inexorable ◀d’▶une croissance industrielle illimitée.
Ils savent, au surplus, que ◀l’▶homme ne peut être libre que là où il est responsable ; et qu’il ne sera jamais responsable dans ◀les▶ villes énormes et ◀les▶ collectivités gigantesques des États-nations actuels. Ils veulent donc ◀de▶ petites unités sociales, économiques, civiques. Ils veulent des régions non des nations. Symboliquement, ils veulent des communautés mesurées par ◀la▶ portée ◀de▶ ◀la▶ voix ◀d’▶un homme criant sur ◀l’▶agora (Aristote), ◀de▶ telle manière que ◀l’▶on puisse lui répondre, dialoguer ; ce que ◀l’▶on ne peut pas faire avec ◀les▶ radios et ◀les▶ télévisions ◀d’▶État, qui parlent à sens unique à des gens passifs, incapables ◀de▶ répondre donc ◀d’▶être responsables au sens étymologique du mot.
◀L’▶avenir et ◀la▶ possibilité ◀d’▶un véritable ordre mondial et ◀de▶ ses implications économiques nous paraissent donc dépendre largement ◀de▶ ◀l’▶attitude civique, politique et culturelle ou spirituelle ◀de▶ nos contemporains en Occident, et d’abord en Europe.
III. Pour un modèle européen très différent
Telles étant ◀les▶ responsabilités ◀de▶ ◀l’▶Europe, comment donner une réponse positive à ce qui motive en profondeur ◀la▶ recherche ◀d’▶un NOEI, bien au-delà des termes inadéquats ◀de▶ sa formulation présente ?
Thèse. — Ceux qui ont entrepris ◀de▶ créer ◀l’▶Europe unie pensent que ◀le▶ modèle occidental qui règne aujourd’hui sur toute ◀la▶ Terre et qui vise à ◀la▶ Puissance des collectivités nationales ne peut conduire qu’au désastre. Il est urgent qu’il soit remplacé par un modèle qui vise à ◀la▶ Liberté.
◀La▶ réalisation ◀de▶ ce second modèle par ◀l’▶Europe de l’Ouest leur paraît seule capable ◀de▶ libérer nos contemporains ◀de▶ ◀la▶ fascination qu’exerce sur eux ◀le▶ modèle industriel, non seulement dans ◀le▶ tiers-monde, en URSS, et depuis peu en Chine, mais en Europe même.
1. Il nous paraît dangereux ◀de▶ confondre d’une part ◀les▶ effets ◀d’▶une interdépendance subie (constamment invoquée dans ◀les▶ textes officiels des Nations unies et ◀de▶ leurs organisations spécialisées relatifs aux problèmes ◀de▶ coopération globale et ◀de▶ NOEI, avec, d’autre part, ◀les▶ prodromes ◀d’▶une solidarité voulue.
Tabler sur ◀l’▶interdépendance croissante des pays du Nord et ◀de▶ ceux du Sud pour faire advenir ◀le▶ NOEI, c’est impliquer que ◀l’▶on va poursuivre, dans des conditions toujours plus difficiles, il est vrai, et avec des marges ◀de▶ manœuvre toujours plus étroites, contraignant à des alternances ◀d’▶agressivité et ◀de▶ défensive toujours plus serrées, une politique dont ◀les▶ finalités et ◀le▶ moteur restent ◀la▶ Puissance (stato-nationale) et dont ◀l’▶aboutissement logique (peut-être ◀le▶ vœu secret) n’est autre que ◀la▶ guerre.
Au contraire, viser à ◀la▶ solidarité des autonomes c’est inaugurer une politique dont ◀les▶ finalités et ◀le▶ moteur sont ◀la▶ Liberté des personnes (et non ◀le▶ bon plaisir des collectivités armées) et ◀l’▶autodétermination des peuples (au lieu de ◀la▶ « souveraineté » des États-nations.)
2. ◀Les▶ moyens ◀d’▶une telle politique ?
À notre sens, rien ne servirait ◀de▶ proposer (ou pire : ◀d’▶essayer ◀d’▶imposer) une solidarité planétaire, s’il n’y a pas ◀d’▶exemple, dans ◀les▶ pays techniquement développés, ◀d’▶un ordre social solidaire, coopératif, libertaire, et déjà réalisé quelque part, ◀de▶ préférence là même où ◀le▶ mauvais modèle s’était constitué.
◀Le▶ Dr Albert Schweitzer disait : « ◀L’▶exemple vécu n’est pas ◀le▶ meilleur moyen ◀d’▶influencer ◀les▶ hommes. C’est ◀le▶ seul. »
◀L’▶avenir ◀d’▶une solidarité globale des autonomes, seule alternative au désastre économique planétaire et à ◀la▶ guerre nucléaire, se trouve donc lié à ◀l’▶avenir ◀d’▶une fédération des régions ethniques, écologiques et civiques ◀de▶ ◀l’▶Europe occidentale, comme exemple vécu ◀d’▶un modèle post-industriel capable ◀de▶ libérer ◀les▶ peuples du tiers-monde ◀de▶ ◀la▶ fascination du productivisme machiniste.
3. ◀L’▶avènement ◀d’▶un régime ◀de▶ solidarité des autonomes ne saurait être ◀l’▶affaire des économistes.
Cette instauration implique en effet une philosophie, une prise en compte des valeurs fondamentales et ◀la▶ mise à leur service ◀de▶ dynamismes économiques aujourd’hui subordonnés au seul profit (dans ◀l’▶immédiat), mais ◀d’▶une manière plus profonde et à plus long terme, ordonnés à ◀la▶ guerre et à sa préparation continue par ◀les▶ États-nations, aussi bien qu’à sa poursuite d’ores et déjà dans ◀de▶ nombreux domaines, économiques, notamment.
4. ◀L’▶« ordre » souhaitable ◀de▶ ◀la▶ solidarité devrait se fonder dans une élaboration concertée (entre ◀les▶ Occidentaux et ◀le▶ tiers-monde) :
a) des productions alimentaires, diversifiées et optimalisées par régions, bien plutôt qu’échangées ◀d’▶un continent à l’autre ;
b) des techniques douces ◀de▶ production ◀d’▶énergie non polluantes et distribuées quant à leurs sources sur ◀l’▶ensemble du territoire (énergies solaire, éolienne, hydraulique et biologique) ; ainsi qu’un parc ◀d’▶outils et ◀d’▶instruments nouveaux, mieux adaptés aux sols et aux hommes que ◀les▶ machines à moteur et consommant beaucoup moins ◀d’▶énergie ;
c) du régime ◀de▶ ◀l’▶emploi, restructuré selon ◀les▶ possibilités nouvelles crées par a) et b), un développement nouveau ◀de▶ ◀l’▶artisanat et des techniques ◀de▶ réparation et ◀d’▶entretien ;
d) des procédures ◀d’▶autogestion partant du niveau communal ◀d’▶entreprise locale, puis régionale, puis fédérative au niveau national parfois subcontinental ou continental ◀le▶ plus souvent.
Des agences continentales fourniraient toutes ◀les▶ informations nécessaires pour ◀l’▶exercice ◀de▶ ces activités.
Des agences mondiales pourraient remplir une fonction décisive dans des domaines tels que ◀la▶ protection des océans, ◀l’▶exploitation concertée et ◀la▶ répartition des matières premières, ◀la▶ lutte contre ◀les▶ famines, pour ne citer que ◀les▶ plus urgents.
5. Des modifications ◀de▶ structure politique me paraissent préconditionner ces développements. Il devient de plus en plus évident que ◀la▶ formule ◀de▶ ◀l’▶État-nation centralisé à souveraineté absolue est devenue incompatible avec ◀la▶ survie du genre humain, ne fût-ce qu’en raison de ◀la▶ puissance destructrice des armements dont ces États disposent pour défendre ou pour étendre cette souveraineté. Par quoi ◀les▶ remplacer ?
Nous ◀l’▶avons dit plus haut : ◀les▶ petites unités territoriales, urbaines, régionales, sont ◀les▶ seules qui permettent au citoyen ◀d’▶exercer ses responsabilités, donc ◀de▶ jouir ◀de▶ ses libertés : à partir de ces unités régionales ou « espaces ◀de▶ participation civique » doit et peut se construire un « ordre » acceptable par ◀l’▶ensemble des populations ◀de▶ ◀la▶ Planète.
◀L’▶avantage des petites unités sur ◀les▶ grands États est lisible en clair dans toutes ◀les▶ statistiques des Nations unies et ◀de▶ ◀l’▶OCDE, où très régulièrement ◀les▶ plus petits pays viennent en tête pour tous ◀les▶ indicateurs ◀de▶ développement non seulement quantitatif (revenu par tête, équipements ménagers, etc.), mais aussi qualitatif. (◀Le▶ nombre ◀de▶ prix Nobel des sciences par rapport au nombre ◀d’▶habitants en donne un bon exemple : ◀la▶ Suisse est largement en tête, suivie par ◀le▶ Danemark, ◀les▶ Pays-Bas, ◀l’▶Autriche et ◀la▶ Suède.)
Bien plus. ◀La▶ substitution progressive des petites unités socio-économiques aux États-nations centralisés se trouve être à la fois un gage ◀de▶ paix, ◀d’▶impossibilité ◀de▶ faire ◀de▶ grandes guerres, et un gage ◀d’▶ouvertures nouvelles pour ◀l’▶emploi, pour ◀la▶ défense sur place, et pour ◀l’▶aide technique aux régions en crise.
6. Dans son dernier rapport, ◀la▶ World Bank (1979), contre toute attente, prend parti pour ◀le▶ modèle ◀de▶ développement que nous avons ici préconisé, et que défendent par leurs livres et leur militancy des hommes tels que René Dumont, Ivan Illich, E. F. Schumacher, L. Mumford.
Il me paraît tout à fait remarquable que ces auteurs européens et américains du Nord naguère encore tenus pour des « contestataires » ou des « marginaux » dans ◀les▶ milieux gouvernementaux et parmi ◀les▶ experts internationaux, soient parvenus à faire admettre par ◀les▶ responsables ◀de▶ ◀la▶ World Bank que nos technocrates ne peuvent qu’aggraver ◀les▶ problèmes des pays en développement. ◀Le▶ tiers-monde devrait prêter ◀la▶ plus vive attention à des déclarations ◀d’▶une telle portée.
7. Mais parmi ◀les▶ conditions préalables et sine qua non ◀de▶ tout établissement ◀d’▶un « ordre » planétaire digne ◀de▶ ce nom, ou ◀de▶ ce que j’ai nommé ◀la▶ solidarité des autonomes, ◀l’▶élément décisif est sans nul doute possible ◀l’▶élimination ◀de▶ ◀l’▶obstacle principal et final que constitue ◀la▶ guerre, sa préparation et ◀les▶ stratégies économiques qui implique cette préparation.
◀Le▶ problème du NOEI ne sera jamais résolu sur ◀les▶ plans économique, technologique, social et culturel, tant qu’il restera posé par ◀l’▶existence même des États-nations chargés ◀de▶ ◀le▶ résoudre.
Qu’il s’agisse ◀de▶ ◀l’▶exploitation aberrante des ressources non renouvelables ◀de▶ ◀la▶ Terre ; ◀de▶ ◀la▶ prétendue crise ◀d’▶énergie et du foisonnement des centrales nucléaires ; ◀de▶ ◀la▶ destruction des forêts et du plancton océanique (c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶oxygène nécessaire à notre vie), des famines ; ◀de▶ ◀la▶ désertification, ◀de▶ ◀l’▶alimentation ici pléthorique, polluée, cancérigène, et là déficiente, alors que ◀l’▶humanité produit, rien qu’en céréales, ◀de▶ quoi fournir 3000 calories par jour aux 4 milliards et demie ◀d’▶individus qui ◀la▶ composent, tout se ramène, en dernière analyse, à ◀la▶ politique délibérée des États-nations souverains et à leurs stratégies orientées en fonction de ◀la▶ préparation à ◀la▶ guerre.
C’est pourquoi ◀le▶ seul moyen ◀de▶ faire aboutir ◀les▶ plans ◀de▶ solidarité des autonomes est ◀de▶ régler d’abord ◀le▶ problème du désarmement général.
Mais ◀le▶ seul moyen ◀de▶ faire aboutir ◀les▶ efforts demeurés jusqu’ici plus que vains, parce que dirigés par ◀les▶ États-nations eux-mêmes, en faveur du désarmement général, c’est ◀de▶ substituer à ◀la▶ formule ◀de▶ ◀l’▶État-nation (né ◀de▶ ◀la▶ guerre et pour ◀la▶ guerre) une formule ◀d’▶organisation communautaire, régionaliste et fédéraliste ◀de▶ nos sociétés.
Or on ne peut imaginer qu’un seul moyen non catastrophique ◀d’▶imposer cette nouvelle formule communautaire : c’est ◀de▶ produire un exemple probant ◀de▶ sa réalisation, quelque part sur ◀la▶ Terre.
Et ◀l’▶on ne voit guère qu’un seul continent où cette réalisation paraisse possible dans un avenir assez prochain : c’est ◀l’▶Europe, c’est-à-dire ◀le▶ continent qui a donné naissance à ◀l’▶État-nation, qui a été le premier à en subir ◀les▶ effets destructeurs ◀de▶ toute communauté, et des équilibres entre ◀l’▶homme et ◀la▶ nature, ◀le▶ continent qui a donc toutes raisons ◀d’▶être le premier à produire ◀les▶ anticorps du virus qu’il a sécrétés.