Manès Sperber ou « l’▶homme qui rappelle » (22 novembre 1979)p
Il est rare qu’on approche un écrivain par ce qui n’est pas littéraire dans son action ni dans sa création. C’est ce qui m’est arrivé avec Manès Sperber.
Je ◀le▶ connaissais depuis un quart ◀de▶ siècle comme militant ◀de▶ ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶esprit, engagés que nous étions tous ◀les▶ deux, dès 1950, dans une lutte commune et quotidienne, celle que mena, non sans quelque succès, ◀le▶ Congrès pour ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ culture, en Europe de l’Ouest contre ◀la▶ fascination stalinienne, aux USA contre ◀le▶ maccarthysme, en Amérique latine contre ◀les▶ dictatures socialo-militaires ◀de▶ droite ou militaro-sociales ◀de▶ gauche et leurs effets dans ◀les▶ arts et ◀les▶ lettres, ◀les▶ mass médias, ◀les▶ droits de l’homme ou ◀la▶ recherche scientifique.
Nous fûmes des camarades ◀d’▶action intellectuelle, politique au sens fort du terme, en confiance immédiate et jamais discutée, avant de nous être lus mutuellement, j’entends ◀d’▶avoir lu l’un ◀de▶ l’autre autre chose que des appels, des manifestes, des textes pour des combats communs.
Ma vraie découverte ◀de▶ Sperber écrivain date ◀de▶ ma lecture relativement récente des trois volumes ◀de▶ son autobiographie : Porteurs ◀d’▶eau, ◀Le▶ Pont inachevé et Au-delà ◀de▶ ◀l’▶oubli 12.
◀La▶ réussite incontestable ◀de▶ cette œuvre, éminemment lisible, ◀de▶ près de 800 pages, tient sans nul doute à ◀l’▶art du romancier qui a su transformer cette réflexion critique sur ◀l’▶époque autant que sur ◀l’▶auteur lui-même en une histoire véritable, pleine ◀de▶ rencontres, ◀de▶ surprises et ◀de▶ suspense, ◀de▶ coïncidences significatives et ◀de▶ situations dramatiques, au point que ◀le▶ lecteur en oublie qu’il s’agit bel et bien ◀d’▶évènements politiques, ◀de▶ conflits ◀d’▶idéologies, ◀de▶ doctrines, ◀de▶ passions collectives. Tout ce qui serait chez d’autres débat ◀d’▶idées devient ici dialogue, action, conflit ou amitié entre personnes réelles, entre personnes du drame ◀de▶ notre temps, saisies dans leur réalité psychologique autant qu’historique.
Ces trois volumes une fois refermés, on s’aperçoit qu’ils constituent en fait un ample et foisonnant essai sur ◀les▶ thèmes majeurs ◀de▶ ◀l’▶histoire politique du xx e siècle. ◀Le▶ socialisme et ◀le▶ communisme, dont ◀la▶ lutte fratricide en Allemagne aboutit au triomphe du national-socialisme d’une part, du stalinisme ◀de▶ l’autre, y sont saisis dans ◀l’▶existence éthique et psychologique ◀de▶ ◀l’▶homme européen, dans toutes ses effarantes diversités religieuses, nationales, raciales, et dans ses plus profondes contradictions, comme celle qui oppose en nous ◀la▶ volonté ◀de▶ puissance et ◀la▶ passion ◀de▶ ◀la▶ liberté, ou en d’autres termes : ◀le▶ désir ◀d’▶exercer un pouvoir sur autrui (c’est ◀la▶ puissance) ou ◀de▶ ◀l’▶exercer sur soi-même (c’est ◀la▶ liberté).
Pas une seule prise ◀de▶ position « européiste » dans ces volumes, mais en revanche ◀l’▶œuvre est nourrie — comme peu d’autres aujourd’hui — ◀d’▶une connaissance approfondie, vécue, des diversités ◀de▶ ◀l’▶Europe, surtout ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Est, ◀de▶ ◀l’▶Europe germanique et ◀de▶ ◀l’▶Europe francophone.
Manès Sperber naît dans une bourgade juive ◀de▶ ◀la▶ Ruthénie, c’est-à-dire ◀d’▶un district ◀de▶ ◀l’▶Ukraine rattaché à ◀l’▶Empire austro-hongrois, et pendant toute son enfance, il se voit « obligé ◀de▶ se débattre que ce soit à ◀l’▶école ou avec ◀les▶ domestiques ◀de▶ ses parents, entre cinq langues : ◀l’▶ukrainien, ◀le▶ polonais, ◀le▶ yiddish, ◀l’▶hébreu et ◀l’▶allemand ». ◀La▶ guerre ◀de▶ 14-18 et ◀l’▶avance des Russes obligent sa famille à se réfugier à Vienne, où il découvre ◀la▶ pauvreté. On ◀l’▶envoie avec d’autres « enfants viennois sous-alimentés » passer un été à Amsterdam. À Vienne, il découvrira très tôt ◀la▶ psychanalyse ◀d’▶Alfred Adler auprès duquel il travaille dès ◀l’▶âge ◀de▶ 16 ans, et sur lequel il publie son premier livre, à 20 ans. Devenu psychologue professionnel, il donne des cours à Zagreb, séjourne longuement en Dalmatie, puis il quitte Vienne pour Berlin où il s’engage à fond dans ◀l’▶action révolutionnaire communiste, tout en donnant des cours du soir sur ◀la▶ psychologie adlérienne. Il fait comme tant d’autres ◀le▶ pèlerinage ◀de▶ Moscou. Il assiste impuissant à ◀la▶ lutte fanatique du PC allemand contre ◀la▶ social-démocratie, qui permettra ◀l’▶accession ◀d’▶Hitler en 1933 à ◀la▶ chancellerie du Reich. Traqué par ◀les▶ nazis, arrêté, battu, emprisonné à Berlin, il est libéré en tant que sujet autrichien et part en exil à Paris, où ◀le▶ PC lui assigne ◀la▶ direction ◀d’▶un institut ◀d’▶études antifascistes. En 1937, bouleversé par ◀le▶ procès ◀de▶ Moscou, Manès Sperber se décide à rompre avec ◀le▶ PC. Il essaie ◀de▶ se refaire une vie à Vienne, comme psychologue. Mais survient ◀l’▶Anschluss : nouvel exil en France. Au début ◀de▶ ◀la▶ guerre contre Hitler, il s’engage dans ◀l’▶armée française, puis après ◀la▶ défaite se réfugie avec sa femme en Suisse, pour s’y voir interner dans un camp, près de Zurich. ◀L’▶épisode lui aurait laissé un souvenir très amer ◀de▶ notre pays, n’eût été ◀l’▶intervention du pasteur Maurer et ◀de▶ sa femme, qui recueillent chez eux ◀le▶ couple Sperber avec leur bébé qui vient de naître. Manès Sperber leur rend un émouvant hommage dont je voudrais citer ici quelques lignes :
◀Le▶ pasteur et sa femme vivaient et se comportaient comme ◀les▶ chrétiens du Sermon sur ◀la▶ montagne. J’avais toujours pensé qu’il devait exister des chrétiens ◀de▶ cette sorte, et voilà que j’en avais découvert dans ce presbytère ◀de▶ ◀la▶ Haldenstrasse. ◀De▶ tels êtres justifient non seulement leur propre existence, mais celle ◀de▶ nous tous sur cette terre ; c’est grâce à eux que ◀la▶ lumière brille même dans ◀les▶ ténèbres.
Dès ◀la▶ libération, ◀les▶ Sperber retournent à Paris, et c’est à ce moment-là que Manès se décide à devenir écrivain et d’abord à republier ses premiers romans. Il a quarante ans. Il va devenir citoyen français. Mais sa carrière littéraire se déroulera ◀d’▶une manière très originale, voire sans exemple, que je sache, en partie double dirait-on, entre ◀le▶ monde germanique et ◀la▶ France.
Nous voici bien loin, semble-t-il, des origines ukrainiennes et du bourg juif, ou shtetl, ◀de▶ Zablotow. Mais elles expliquent pourtant toute ◀l’▶œuvre ◀de▶ Sperber. On ◀les▶ y sent partout présentes, avec une sourde autorité. Lui-même se définit souvent par son éducation juive, biblique, dans ◀la▶ tradition hassidique qui régnait au début ◀de▶ ce siècle en Pologne, en Ukraine, en Galicie. Tradition « intégriste » dirions-nous aujourd’hui, hassidim signifiant fidèle et pur. Tradition à la fois rigoriste quant aux rites mais pénétrée ◀d’▶une ardente espérance dans ◀la▶ venue toujours prochaine du Messie. Tradition dont Manès Sperber a gardé non ◀la▶ foi, mais ◀l’▶exigence éthique ◀de▶ justice, ◀de▶ vérité à tout prix et ◀d’▶espérance en dépit de tout, — sa ferveur révolutionnaire. Parlant ◀de▶ sa treizième année, à Vienne, et ◀de▶ ses premiers contacts avec ◀le▶ socialisme, il écrit :
J’avais cessé depuis bien longtemps ◀d’▶obéir aux commandements et ◀de▶ respecter ◀les▶ innombrables interdits qui gouvernent ◀la▶ vie quotidienne ◀d’▶un juif pieux, mais je vivais encore dans ◀la▶ même espérance que celle avec laquelle, enfant, j’attendais ◀le▶ Messie. C’était désormais ◀l’▶activité révolutionnaire qui nous tenait lieu de messianisme. ◀L’▶idée que ce monde ne peut pas durer, qu’il doit changer radicalement, qu’il peut devenir et deviendra meilleur, ne devait plus m’abandonner ; elle n’a jamais cessé ◀de▶ me guider.
◀D’▶où son engagement, dès ◀l’▶adolescence, au service ◀de▶ ◀la▶ liberté ◀de▶ tous ◀les▶ hommes par ◀la▶ lutte contre toutes ◀les▶ tyrannies, mystifications idéologiques ou pathologiques. Tradition dont il a gardé son sens ◀d’▶une mission — je dirais dans mon jargon calviniste : ◀d’▶une vocation.
Trois phrases tirées du dernier tome ◀de▶ ◀l’▶autobiographie ◀l’▶illustrent admirablement :
Depuis ma prime jeunesse j’ai toujours considéré qu’il était judicieux et par conséquent nécessaire que chaque être humain vive pour quelque chose.
Ou encore :
Depuis mon jeune âge connaître et professer sa foi étaient pour moi deux actes indissolublement liés.
◀D’▶où sa conception très engagée ◀de▶ ◀l’▶œuvre littéraire :
Toute œuvre est pour moi un appel toujours renouvelé qui doit éveiller ◀le▶ lecteur et m’éveiller moi-même.
(Vous confierai-je qu’en tout cela, je sens quelque chose ◀de▶ fraternel entre ◀le▶ fils ◀de▶ pasteur que je suis et ◀le▶ petit-fils ◀de▶ rabin qu’est Manès.)
Cette exigence, ◀d’▶origine religieuse, toujours restée décisive même chez ◀l’▶athée qu’il est devenu dès son adolescence, lui donne une lucidité rare dans ◀l’▶analyse du long aveuglement des partisans et militants communistes, sous Staline, et lui confère une valeur ◀de▶ témoignage unique sur ◀l’▶aventure politique dominante du xx e siècle telle qu’il ◀l’▶a vécue dans ◀le▶ drame, et telle qu’il a vu tant de chefs, ◀d’▶intellectuels, et parfois ◀de▶ martyrs, ◀la▶ vivre avec lui.
Aujourd’hui, toute ◀la▶ publicité, tous ◀les▶ succès ◀de▶ vente vont aux virtuoses ◀de▶ ◀la▶ palinodie, à ceux qui jouent ◀de▶ ◀la▶ palinodie comme ◀d’▶une trompette publicitaire ! Tout ◀le▶ succès va donc aux ex-staliniens, même et surtout quand ils se vantent ◀de▶ ne pas rougir ◀de▶ leur passé. Ex-maoïstes qui insultent leurs camarades ◀d’▶hier au nom de leurs ennemis ◀d’▶avant-hier, distribuant ◀le▶ blâme à gauche et à droite avec une arrogance qui elle seule reste invariable… Leur seul espoir est qu’on oublie tout ce qu’ils proféraient hier, non ◀la▶ notoriété qu’ils en avaient tirée.
Manès Sperber a écrit pour sa part qu’il voudrait être « ◀l’▶homme qui rappelle ».
Celui qui analyse ◀l’▶époque avec toute ◀la▶ patience du biographe ◀le▶ plus cruellement objectif (contre lui-même s’il ◀le▶ faut) et ◀l’▶amertume ◀de▶ ◀l’▶autobiographe qui nous donne ses erreurs pour telles.
Mais surtout, à ◀la▶ grande différence des nouveaux libéraux, des nouveaux philosophes, des nouveaux ce qu’on voudra pour une saison, Manès Sperber n’utilise pas son expérience et ses erreurs anciennes pour servir sa gloire personnelle, mais pour en tirer des leçons — non ◀de▶ condamnation ◀d’▶autrui, mais bien ◀d’▶action. Il n’a rien renié ◀de▶ ses finalités, il voit mieux ce qu’il faut faire pour obéir à leur appel. Il est resté ◀le▶ militant, ◀le▶ responsable ◀de▶ ◀l’▶espoir.
En fêtant aujourd’hui cette œuvre qui n’est pas seulement celle ◀d’▶un homme, celle ◀d’▶un artiste, celle ◀de▶ l’un des esprits ◀les▶ plus pénétrants parmi nos contemporains, mais qui est aussi ◀la▶ biographie ◀de▶ notre époque, votre académie a voulu attirer ◀l’▶attention sur l’une des œuvres qui peut ◀le▶ mieux nous guérir ◀de▶ tant ◀d’▶illusions flatteuses pour notre bonne conscience ◀de▶ libéraux, ◀de▶ démocrates, ◀de▶ libertaires, voire ◀d’▶hommes ◀de▶ gauche. Une œuvre dure et grave, mais qui peut rallumer ◀l’▶espoir messianique, malgré tout, ◀de▶ ◀la▶ reconstruction, au-delà des catastrophes imminentes, ◀d’▶une communauté humaine digne du nom.