Énergie solaire et autonomie (1980)bo
Dans cette même salle, à cette même place, au mois de▶ juin 1958, il y a donc un peu plus ◀de▶ vingt ans, devant le congrès ◀de▶ l’Union internationale des producteurs et distributeurs ◀d’▶électricité, un conférencier prononçait les phrases suivantes :
Les réserves en pétrole… seront un jour épuisées. Les experts varient sur la date, non sur la vraisemblance du fait. Et pendant ce temps l’humanité se multiplie et ses besoins en énergie s’accroissent.
La situation ◀de▶ notre continent et ◀de▶ l’humanité entière serait apparemment sans espoir si la culture élaborée par notre Europe n’avait pas découvert une fois de plus, et vraiment au dernier moment, une nouvelle source ◀d’▶énergie. L’énergie nucléaire est la réponse, inventée par notre génie, par nos savants européens au défi ◀d’▶une humanité dont notre science, notre hygiène et nos techniques étaient en train d’accroître au-delà du possible les besoins matériels et les revendications.
Ce conférencier, c’était moi.
Certains penseront que cela me préparait mal à venir vous parler ce matin. J’irai plus loin qu’eux. Je pense que ces déclarations, si je les répétais aujourd’hui, comme le font la plupart des survivants ◀de▶ mon auditoire ◀d’▶alors, devenus PDG pour la plupart et qui n’ont rien appris depuis vingt ans, alors oui, ces déclarations seraient ◀de▶ nature à me disqualifier radicalement pour traiter le sujet ◀de▶ l’énergie en général, et ◀de▶ ses rapports avec l’autonomie en particulier. Mais j’ai changé, qu’on se rassure, et même à 180°, comme on a cru pouvoir me le reprocher dans la presse ◀de▶ cette ville. Et c’est cela, précisément, qui m’autorise à prendre la parole parmi vous.
Il y avait deux erreurs dans mes propos ◀d’▶alors : d’abord, une erreur sur l’énergie ◀d’▶origine nucléaire ; puis une erreur sur la nécessité ◀d’▶accroître indéfiniment notre production, et donc notre consommation ◀d’▶énergie.
La première erreur était pardonnable à l’époque, je souligne ces deux derniers mots.
Quelques-uns ◀de▶ ceux qui sont ici ce matin, et non des moindres, partageaient à l’époque mes illusions, et je les retrouve aujourd’hui au premier rang ◀de▶ l’opposition au nucléaire. Ils pourront confirmer ma description ◀de▶ l’état ◀d’▶innocence générale où nous étions à peu près tous.
Dans la situation critique et à certains égards dramatique où nous sommes aujourd’hui, confrontés à des choix probablement irréversibles, sans pouvoir être entièrement assuré ni des suites objectives, ni ◀de▶ la vraie nature des éléments subjectifs ◀de▶ nos options, il me paraît nécessaire, plus que jamais, ◀d’▶essayer ◀de▶ rendre justice aux conditions psychologiques dans lesquelles se débattent les hommes ◀de▶ notre temps, dont dépendent leurs choix politiques et, conjointement, le choix qu’ils font entre les types ◀d’▶énergie qu’on leur propose.
Dans les années 1950 à 1960, en Europe, le bruit se répand que le genre humain désormais va doubler tous les trente ans. La production industrielle progresse à des taux parfois exponentiels. Le suremploi et la surchauffe créent des problèmes nationaux : un travailleur étranger sur 8 en France, un sur 5 en RFA, un sur 3 en Suisse. Des pénuries ◀d’▶énergie sont en vue à cause des effets combinés du boom industriel, ◀de▶ la démographie galopante, et ◀de▶ l’épuisement prévisible des réserves ◀de▶ pétrole, dont on commence à parler sérieusement. C’est alors qu’on nous offre les centrales nucléaires. C’est propre, nous dit-on, pas une fumée n’en sort, c’est le dernier cri ◀de▶ la technique. Ce sera rentable dans dix ans, vingt ans au plus. Et le combustible ? « Il y en a partout », assurent les experts des gouvernements et tous les mass médias. Alors, on y va ? — Et comment ! Les plans ◀de▶ quelques dizaines ◀de▶ centrales sont acceptés et mis en œuvre, aux USA, en GB, en France, en Espagne et en URSS. Le peuple suisse, en 1957, a voté sans histoire, et presque distraitement, les pleins pouvoirs au pouvoir fédéral pour la construction des centrales nucléaires.
Il faut dire qu’on lui a bien expliqué que ces centrales permettront ◀de▶ réduire les postes ◀de▶ travail, qu’on a tant de mal à pourvoir à ce moment-là.
Voter pour les centrales, c’est économiser plusieurs dizaines ◀de▶ milliers ◀d’▶emplois, dit alors le Conseil fédéral. Aujourd’hui, il nous dit exactement le contraire, mais les scientifiques savent bien que l’énergie tend à réduire l’emploi, voir Leontieff, Amory Lovins, les travaux ◀de▶ Hambourg…
Beaucoup en sont restés à ce stade archaïque ◀de▶ l’innocence nucléaire. Je ne pense pas avoir à m’excuser ◀d’▶avoir appris pas mal ◀de▶ choses depuis, et ◀d’▶en avoir tiré les conséquences.
En passant, je tiens à relever que ceux qui me font reproche ◀d’▶avoir changé ◀d’▶avis, me reprochent aussi ◀d’▶être antinucléaire parce que j’aurais été « traumatisé par Hiroshima ». Car eux, semble-t-il, sont restés insensibles à cet incident : Zurich, Baden, voyons, ce n’est pas le Japon !… Je leur fais observer que 1958 était beaucoup plus près ◀d’▶Hiroshima que mes prises ◀de▶ position contre Superphénix, vingt ans plus tard. Je saisis l’occasion pour leur rappeler aussi que le rapport présenté par moi devant la Conférence européenne ◀de▶ la culture à Lausanne, en décembre 1949, contient la première proposition ◀de▶ créer un Laboratoire européen ◀de▶ recherches nucléaires, et que c’est là l’origine du CERN, dont il advint que j’eus à présider la première réunion préparatoire, à Genève, le 12 décembre 1950. On admettra que le traumatisme hiroshimien m’avait laissé quelque lucidité et à tout le moins la faculté ◀de▶ distinguer, dans le domaine du nucléaire, entre les intérêts ◀de▶ la science et ceux des marchands ◀de▶ mégawatts.
Voilà pour ma première erreur, qui fut à mon avis pardonnable en son temps. Mais la seconde était, reste, beaucoup plus grave. Elle consistait à accepter comme allant ◀de▶ soi la croyance générale, à l’époque, dans l’augmentation nécessaire, illimitée, inévitable et souhaitable, ◀de▶ la production et ◀de▶ la consommation ◀d’▶énergie par l’humanité du xxe siècle. Elle consistait dans le refus ◀de▶ réfléchir sur les limites ◀de▶ tout processus ◀de▶ croissance dans notre monde matériel, qui est celui ◀de▶ la finitude.
Le mérite historique du club de Rome restera ◀d’▶avoir forcé notre attention sur les limites, comme fondement ◀de▶ la réalité et du réalisme moderne, l’idéologie ◀de▶ la croissance indéfinie dans le monde fini étant reléguée du même coup au décrochez-moi-ça des utopies.
La réflexion sur les limites nous a conduits à nous poser des questions plus profondes et plus précises sur l’utilité ◀de▶ l’énergie en général — l’énergie pour quoi ? — et donc sur les rapports entre l’énergie et les finalités ◀de▶ la société ◀d’▶aujourd’hui, ◀de▶ la personne humaine dans la société ◀d’▶aujourd’hui.
L’acteur-auteur comique américain Robert Benchley divisait les hommes en deux classes : « Ceux qui divisent les hommes en deux classes et ceux qui ne le font pas. » J’avoue que j’appartiens à la première ◀de▶ ces classes.
Je pense que les hommes ont le choix entre deux grandes finalités : la puissance et la liberté. J’entends d’une part : la puissance collective, mythique, nationale, étatique, prestigieuse et en même temps sécurisante. Parmi ses adeptes, quelques-uns seulement veulent régner, gouverner. Mais la plupart veulent être gouvernés, sécurisés, et ils aiment la puissance comme un toit, comme un père, non pas comme une obligation ◀de▶ régner. Quant à la liberté, conçue comme la formule du libre développement non pas des collectivités ou des nations, mais des personnes, elle suppose, elle implique la responsabilité ◀de▶ l’homme et ◀de▶ la femme dans la communauté. L’homme n’est pas libre s’il n’est pas responsable. Et il n’est pas tenu pour responsable, devant un tribunal, si l’on peut démontrer qu’il n’était pas libre en commettant tel ou tel acte.
Si maintenant nous avons à choisir entre ces deux finalités maîtresses du genre humain (surtout dans sa partie occidentale), la puissance ou la liberté, le collectif ou le personnel, alors nous sommes amenés à choisir entre deux types ◀d’▶énergie qui correspondent à ces finalités, qui en sont les moyens, et qui les favorisent en conditionnement.
Si nous décidons en faveur de la liberté des personnes, et non des mythes nationaux ou ◀de▶ la volonté ◀de▶ puissance, (ou ◀de▶ sécurité à l’abri ◀de▶ la puissance), alors nous choisirons évidemment le modèle qui correspond à cette fin, celui qui conduit à l’autonomie des personnes et des groupes.
Que signifie autonomie ? Étymologiquement : auto-nomos signifie, propre loi = autogestion.
Signifie aussi : qui peut se déplacer à sa guise selon la quantité ◀d’▶énergie dont il dispose. Exemple : lors ◀d’▶un congrès que j’avais organisé à Bâle, et dont j’avais prié Louis Armand ◀d’▶accepter la présidence, je vais à la gare l’accueillir et je le trouve au bas d’un escalier, portant une assez grosse valise. — Comment ! Vous PDG de la Société nationale des chemins de fer français, vous portez vos bagages ? — Oui, bien sûr, me dit-il avec un fin sourire, car avant tout, je dois défendre mon autonomie.
Autre sens admirable du terme : celui qu’indique le slogan des autonomistes gallois : « Better self governed than well governed » (mieux vaut se gouverner qu’être bien gouvernés).
Quel est le rapport énergie-autonomie ?
Est-il vrai qu’un surcroît ◀d’▶énergie permette plus ◀de▶ liberté, ◀de▶ loisir, ◀d’▶autodétermination ?
On nous raconte que nous disposons, en Occident, grâce aux machines, à l’électricité, à nos moteurs, ◀de▶ 50 esclaves mécaniques « par personne ». Question : sont-ils nos esclaves ou nos maîtres ?
Nous les voulons pour quoi ? Pour avoir plus ◀de▶ loisir, pour travailler moins ; pour une moindre dépense ◀d’▶énergie personnelle.
Or il se trouve que pour acquérir ces esclaves, nous devons travailler huit à dix heures par jour, nous devons les payer sans cesse plus cher (c’est l’inflation). Nous nous condamnons à travailler toujours davantage et toujours plus vite dans l’espoir ◀de▶ travailler moins et ◀de▶ gagner du temps ! Nous consacrons plusieurs heures par jour à gagner des loisirs dont nous ne jouissons pas, et à travailler dur pour gagner ces esclaves qui seraient censés travailler à notre place, mais le font-ils ? Je voudrais qu’un team ◀de▶ chercheurs calcule le rendement réel ◀de▶ nos esclaves mécaniques en se servant des mêmes mesures qu’Ivan Illich applique à l’automobile, et qui l’amènent à démontrer que tous comptes faits, compté le nombre ◀d’▶heures ◀de▶ travail qu’un ouvrier américain consacre à gagner ◀de▶ quoi se payer sa voiture et l’entretenir, il fait du 5 km à l’heure, qui est la vitesse ◀d’▶un piéton peu pressé.
Ainsi nous avons réussi à nous enfermer dans un cercle tellement vicieux qu’il était réellement inévitable qu’en son centre, on finisse par rencontrer le maître des Enfers, j’ai nommé Pluton.
Est-ce que cela vous rappelle quelque chose ?
Si nous voulons la liberté, si nous voulons vraiment sortir du cercle vicieux que j’ai dit, alors il nous faut appeler, cultiver, promouvoir l’énergie du soleil. Voici pourquoi.
La liberté et l’autonomie correspondent à la décentralisation la plus poussée, cependant que la volonté ◀de▶ puissance correspond à la centralisation la plus rigide. Faut-il vraiment perdre du temps à le démontrer ? Oui, répondrai-je, quand je vois l’inconscience ◀de▶ ceux qui acceptent sans discussion le nucléaire.
Car le nucléaire, au fait et au prendre, n’est ou ne sera jamais possible — les choses étant ce qu’elles sont — que sous certaines conditions que certains patrons lucides, et peut-être en même temps un peu cyniques, ont pris soin ◀de▶ très bien définir. Je vous en donnerai un exemple qui vaut, je crois, pour tout le débat sur le choix énergétique. Il s’agit ◀d’▶une interview donnée à une revue économique, en 1975, par le PDG de Novatome (organisme chargé ◀de▶ construire Superphénix), en même temps directeur général ◀de▶ Framatome, société chargée ◀de▶ la construction pour toute la France des centrales PWR à eau pressurisée (licence Westinghouse). Voici ce que dit M. Jean-Claude Leny :
Les installations nucléaires ne sont pas dangereuses à condition qu’elles soient exploitées et contrôlées par des équipes compétentes, organisées ◀d’▶une manière rigoureuse et avec un grand sens ◀de▶ la responsabilité… Pour moi, il est essentiel que les centrales nucléaires soient peu nombreuses, donc ◀de▶ grande taille, implantées dans des sites ad hoc et exploitées ◀de▶ façon quasi militaire.
Ayant cité ce passage lors ◀d’▶une conférence de presse à Berne qui présentait un plan national ◀d’▶énergie élaboré par les mouvements écologiques, j’ai été attaqué par une douzaine ◀de▶ petits journaux reproduisant le communiqué ◀d’▶une agence ◀de▶ presse patronale peu connue : la phrase sur la nécessité ◀d’▶exploiter les centrales ◀d’▶une manière quasi militaire y était citée comme un exemple frappant du « manque total ◀d’▶objectivité » des écologistes. Pour accréditer ce jugement, l’agence avait simplement supprimé les guillemets indiquant dans mon texte une citation, et elle avait supprimé aussi la référence au grand PDG ◀de▶ l’industrie nucléaire française, donnant ainsi à croire que « l’énormité » (à leur point de vue) proférée dans un moment ◀de▶ sincérité ou ◀de▶ cynisme était ◀de▶ moi.
Est-il pensable qu’une cause défendue par ◀de▶ tels moyens soit une bonne cause ?
Dans un excellent petit livre intitulé Écologie et politique, Michel Bosquet, auquel j’emprunte cette citation, ou plutôt cet aveu capital, en donne le commentaire suivant :
La société nucléarisée suppose donc la mise en place ◀d’▶une caste ◀de▶ techniciens militarisés, obéissant, à la manière de la chevalerie médiévale, à son propre code et à sa propre hiérarchie interne, soustraite à la loi commune et investie ◀de▶ pouvoirs étendus ◀de▶ contrôle, ◀de▶ surveillance et ◀de▶ réglementation.
Ses missions comprendront notamment : l’exploitation ◀de▶ cinquante groupes ◀de▶ quatre centrales ; la formation et la surveillance et la gestion des déchets radioactifs entreposés dans les centrales ; le transport des matières radioactives et la surveillance des installations ◀de▶ production et ◀de▶ retraitement des matières fissiles ; la surveillance des installations ◀de▶ production et ◀de▶ retraitement, et ◀de▶ leurs personnels ; la surveillance et la gestion des dépôts terminaux stockant les déchets pour des siècles (des centaines ◀de▶ milliers ◀d’▶années s’agissant des transuraniens) ; le choix des sites ◀d’▶implantation et la programmation du nombre des centrales…
Elle comprendra donc des dizaines ◀de▶ milliers ◀de▶ membres et elle contrôlera et régira des centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ civils. Appareil militaire, elle exercera sa domination au nom des impératifs techniques ◀de▶ la mégamachine nucléaire.
Tous les frontons ◀d’▶usine nucléaires pourraient porter cette inscription : « Ici cessent les libertés démocratiques et le droit des personnes à disposer ◀d’▶elles-mêmes. »
Tant la bourgeoisie industrielle que la technocratie publique ont intérêt à ce que l’emprise centralisatrice ◀de▶ l’État soit aussi forte que possible, l’autonomie et le pouvoir ◀de▶ décision des populations locales aussi faibles que possible. La centralisation à la fois technique et géographique ◀de▶ la production et ◀de▶ la distribution ◀d’▶énergie est le moyen ◀d’▶un renforcement sans précédent ◀de▶ l’État central. Elle rend possible un nouveau despotisme.
Un autre auteur, autrichien celui-là, Robert Jungk, écrit dans le même sens :
Le choix ◀de▶ l’énergie nucléaire est la conséquence logique ◀d’▶une politique technologique plaçant brutalement la croissance ◀de▶ la production au-dessus ◀de▶ tous les autres intérêts l’humanité.
C’est un chemin qui mène à l’aliénation, à la froideur dans les relations humaines, à l’isolement et à l’hostilité.
La convergence des systèmes, dont on a tant parlé à l’Ouest, se réalisera peut-être tout autrement qu’on ne l’avait supposé : par l’adoption progressive, dans les États occidentaux, qui tendent plus que jamais à emprunter le chemin « dur » depuis l’expansion ◀de▶ l’énergie nucléaire, des méthodes coercitives qui ont depuis longtemps cours à l’Est. L’on entend de plus en plus souvent les partisans ◀de▶ l’atome exprimer leur admiration pour « la discipline qui règne en face ».
Faut-il enfin rappeler ce qui vient de se passer au début ◀de▶ janvier à Cherbourg : l’arrivée du premier bateau apportant à l’usine ◀de▶ La Hague des déchets nucléaires du Japon a provoqué une manifestation tout à fait pacifique ◀de▶ milliers ◀d’▶habitants du Cotentin, conduits par nombre ◀de▶ leurs élus locaux. Le débarquement des déchets n’a pu s’opérer que sous la protection ◀de▶ 600 policiers casqués et armés, qui n’ont pas hésité à tirer des grenades lacrymogènes dans la foule, faisant une dizaine ◀de▶ blessés. La démonstration est donc faite : à tort ou à raison, par la faute des écologistes ou par celle des promoteurs (peu importe, le fait est là) le nucléaire ne pourra fonctionner que dans un régime centralisé à l’extrême et ◀d’▶une façon « quasi militaire ».
Or vous le savez, c’est dans tous les journaux, l’ère ◀de▶ la centralisation comme celle des économies ◀d’▶échelle est aujourd’hui dépassée. Le grand problème ◀de▶ cette fin du xxe siècle est celui ◀de▶ la décentralisation, dans l’industrie comme dans les structures politiques.
Car il apparaît de plus en plus clairement à tous les responsables ◀de▶ la société occidentale que la centralisation accroît au-delà des limites tolérables la vulnérabilité et le rendement décroissant des systèmes, tant économiques que physiques, industriels que militaires ; et que l’autonomie des entreprises, mais surtout des régions et finalement des personnes, sera le grand mot ◀de▶ la fin du siècle et du commencement du prochain.
Le problème institutionnel n° 1 pour les pays ◀de▶ l’Europe de l’Ouest est celui des régions à reformer selon divers types et diverses fonctions, bien souvent à cheval sur des frontières nationales : je pourrais en citer une quarantaine ◀de▶ cas, en Grande-Bretagne, Espagne, France, Italie, Belgique, et surtout le long de l’axe rhénan et le long de l’arc alpin. La Constitution espagnole vient de les reconnaître sous le nom ◀de▶ « communautés autonomes ». Le projet ◀de▶ constitution belge va très loin dans le sens des autonomies locales. L’Italie est déjà divisée en 21 provinces dont 3 autonomes, l’Allemagne fédérale en 11 Länder, comme la Suisse en 26 cantons. Jacobins et régionalistes discutent en France avec une éloquence ponctuée ◀d’▶explosions ◀de▶ plastic. Et les problèmes ◀de▶ la « dévolution » menacent en permanence le gouvernement au pouvoir à Londres. Tout cela va vers les autonomies dans la solidarité, qui est le contraire ◀de▶ la dépendance ◀d’▶une capitale dans la discipline militaire. Tout cela va vers la prise ◀de▶ responsabilité locale. Du point de vue ◀de▶ la défense, il est bien évident que l’extrême concentration ◀de▶ sources ◀d’▶énergie peut permettre à l’attaquant ◀de▶ paralyser toute une nation dans les dix premières minutes ◀de▶ la guerre, ou dix minutes avant qu’elle soit déclarée, cependant que l’extrême dispersion des sources ◀d’▶énergie solaire rend la nation pratiquement invulnérable à toute attaque massive nucléaire évidemment non rentable.
Ici encore, même schéma. Les centrales nucléaires impliquent : centralisation, surveillance armée permanente, vulnérabilité maximum, tandis que l’énergie solaire à capteurs innombrables implique ◀d’▶innombrables îlots ◀de▶ résistance, où la volonté ◀de▶ défendre ses proches, sa terre, ses biens, son paysage a le maximum ◀de▶ chances ◀de▶ l’emporter sur des attaquants beaucoup moins motivés.
Le soleil est à tout le monde, voilà pourquoi nos États-nations ne l’aiment pas. Voilà pourquoi les Communautés ◀de▶ Bruxelles dans leur budget 1978 prévoyaient 66 millions ◀d’▶unités ◀de▶ compte pour la recherche nucléaire et 6 millions seulement pour le solaire !
Comme le dit très bien un petit ouvrage des Amis ◀de▶ la Terre :
Tant que les gouvernements n’auront pas trouvé le moyen ◀d’▶interposer un compteur entre le soleil et chacune ◀de▶ nos maisons, ils ne feront rien pour favoriser cette forme ◀d’▶énergie.
L’énergie solaire nous atteint sans intermédiaire, pénètre en chacun ◀de▶ nous à la rencontre ◀de▶ l’énergie qui est en chaque personne et qui attend ◀d’▶être réveillée.
« Nos cieux sont gris, me direz-vous. Le solaire pas facile à capter. » Eh bien, sous nos cieux gris, apprenons à composer, à nous comporter vis-à-vis du soleil souvent voilé comme le timonier ◀d’▶un voilier tirant des bords, avançant contre les vents contraires. Adaptons-nous au ciel gris plutôt qu’à l’enfer brûlant !
Habituons-nous à donner priorité à nos finalités sur les « impératifs » technologiques allégués par les promoteurs, sur leur superstition ◀de▶ la croissance. Ils voudraient nous faire prendre leurs désirs pour nos fatalités : devenons conscients ◀de▶ nos désirs réels, éduquons-les.
Cela doit entraîner, dans la jeune génération, des modifications profondes ◀de▶ l’éthique du travail.
Au lieu de notre condition présente qui est ◀de▶ travailler de plus en plus dans l’espoir chimérique, toujours frustré, ◀d’▶avoir à fournir ◀de▶ moins en moins ◀d’▶effort, et, grâce aux machines et à l’automation, ◀de▶ gagner des loisirs accrus du « temps vide » comme disait l’Encyclopédie, au lieu de tendre à ne rien faire, nous choisirons demain ◀de▶ travailler pour le plaisir ◀de▶ faire : peindre ou peinturlurer, sculpter, tisser, broder, semer, soigner, enter ou arroser, mais aussi méditer, cheminer puis courir, monter, creuser, édifier : réveiller l’énergie qui sommeillait en nous, et finalement nommer, qui est l’acte poétique, toutes choses que la technologie du xxe siècle menaçait ◀de▶ nous désapprendre.
Le solaire n’est pas, ne sera pas, la solution universelle ◀de▶ nos problèmes. Le solaire est fascination lente à travers les brumes et soudaine illumination, recherche ◀de▶ la clarté du ciel, ◀de▶ la montée vers l’épanouissement, conquête ◀de▶ l’autonomie. Il n’a pas cet aspect massif, écrasant, inéluctable et menaçant du nucléaire. Il y a une légèreté et une volupté, mais aussi une ascèse du solaire, que le nucléaire rendait impossible, impensable.
Nous irons désormais vers le soleil si nous échappons aux vertiges des plutoniens abîmes et des cavernes au sombre rayonnement, qui restera mortel longtemps après la fin ◀de▶ l’histoire humaine. Tel est le choix que notre génération doit faire maintenant pour toutes celles ◀de▶ demain. C’est le choix même ◀de▶ l’avenir, du seul « progrès » digne du nom.
Qui va faire ce choix ? Si nous ne bougeons pas, il sera fait pour nous par des experts, ceux qui nous expliquent depuis dix ans :
— que les centrales nucléaires ne sont pas plus radioactives que les cadrans lumineux ◀de▶ nos montres ou que « la dose ◀de▶ potassium 40 qui coule dans les veines ◀de▶ la femme auprès de laquelle nous dormons »52.
— que des « précautions sans précédent » ont été prises contre les risques « pratiquement négligeables » que les centrales pourraient présenter ;
— que d’ailleurs on ne fait rien sans risques ;
— que le problème des déchets a été résolu, puis qu’il va l’être demain, puis qu’il ne peut manquer ◀de▶ l’être un jour ou l’autre, vu « l’inépuisable ingéniosité ◀de▶ nos techniciens » ;
— qu’au surplus, nous n’avons pas le choix, le nucléaire étant seul capable actuellement ◀de▶ remplacer le pétrole qui va manquer vers l’an 2000 ou 2050 ;
— et qu’enfin, la croissance ◀de▶ la consommation ◀d’▶électricité, condition ◀de▶ la croissance industrielle, elle-même condition du bien-être des hommes (ce qui n’est pas bien évident), nous place devant le dilemme inévitable : centrales nucléaires ou chômage généralisé, lequel serait fauteur ◀de▶ communisme, ou ◀de▶ fascisme, ou des deux à la fois, cela s’est vu.
Chacun peut constater qu’un tel système ◀de▶ persuasion (ou plutôt ◀d’▶intimidation) s’accompagne ◀d’▶une publicité considérable : placards ◀d’▶une demi-page dans les journaux, expositions (Nuklex à Bâle), films, distribution ◀de▶ brochures dans les écoles à titre ◀d’▶information, toute tentative ◀de▶ mise au point se voyant aussitôt taxée ◀de▶ politique et interdite au nom de la « neutralité scolaire ».
On présente les écologistes comme des ennemis du progrès. Ils répondent que toute la question reste ◀de▶ savoir : « Qu’est-ce qui doit croître en fait pour être vrai ? Le progrès ? Les tours ◀de▶ refroidissement, les voies ◀de▶ transport, le nombre des accidents ◀de▶ circulation, les cliniques antidrogues, la consommation des médicaments, les hôpitaux ? Dans tous les cas, le PNB s’accroît ! » Le PNB, non le bien-être !
J’approuve totalement et avec joie la réponse donnée à cette question à la page 180 ◀de▶ l’étude des écologistes sur l’énergie intitulée « Au-delà ◀de▶ la contrainte des faits » :
Par croissance qualitative, nous entendons une offre plus riche ◀de▶ ces biens qui rendent la vie plus digne et humaine, et qui s’expriment par la santé ◀d’▶un peuple, par son sens ◀de▶ la communauté, et par son niveau ◀d’▶éducation.
L’idée que le renforcement des structures décentralisées conditionne l’amélioration ◀de▶ la qualité ◀de▶ vie est ◀de▶ celles que je tiens pour décisives quant au sort prochain ◀de▶ notre espèce et ◀de▶ la vie sur la planète Terre.
J’exprimais l’an dernier dans l’organe des Nations unies cette même idée. Permettez-moi ◀de▶ citer ma conclusion :
Le problème des centrales nucléaires n’est pas technologique, même pas économique, et il est encore moins financier : car à ces trois niveaux, la cause est entendue, elle est perdue.
Quand les centrales nucléaires ne présenteraient aucun danger, quand elles s’avéreraient rentables, quand il serait réellement « impératif » que la consommation ◀d’▶énergie double tous les dix ans, je serais contre, parce qu’elles sont les pièces principales ◀d’▶un système qui conduit à renforcer l’emprise universelle des États-nations c’est-à-dire les risques ◀de▶ guerre.
Pluton est maître des Enfers, il est aveugle comme les taupes. Mais le Soleil vient du ciel, vient de Zeus, c’est-à-dire ◀de▶ « celui qui voit très loin ».