Énergie solaire et autonomie (1980)bo
Dans cette même salle, à cette même place, au mois de▶ juin 1958, il y a donc un peu plus ◀de▶ vingt ans, devant ◀le▶ congrès ◀de▶ ◀l’▶Union internationale des producteurs et distributeurs ◀d’▶électricité, un conférencier prononçait ◀les▶ phrases suivantes :
◀Les▶ réserves en pétrole… seront un jour épuisées. ◀Les▶ experts varient sur ◀la▶ date, non sur ◀la▶ vraisemblance du fait. Et pendant ce temps ◀l’▶humanité se multiplie et ses besoins en énergie s’accroissent.
◀La▶ situation ◀de▶ notre continent et ◀de▶ ◀l’▶humanité entière serait apparemment sans espoir si ◀la▶ culture élaborée par notre Europe n’avait pas découvert une fois de plus, et vraiment au dernier moment, une nouvelle source ◀d’▶énergie. ◀L’▶énergie nucléaire est ◀la▶ réponse, inventée par notre génie, par nos savants européens au défi ◀d’▶une humanité dont notre science, notre hygiène et nos techniques étaient en train d’accroître au-delà du possible ◀les▶ besoins matériels et ◀les▶ revendications.
Ce conférencier, c’était moi.
Certains penseront que cela me préparait mal à venir vous parler ce matin. J’irai plus loin qu’eux. Je pense que ces déclarations, si je ◀les▶ répétais aujourd’hui, comme ◀le▶ font la plupart des survivants ◀de▶ mon auditoire ◀d’▶alors, devenus PDG pour la plupart et qui n’ont rien appris depuis vingt ans, alors oui, ces déclarations seraient ◀de▶ nature à me disqualifier radicalement pour traiter ◀le▶ sujet ◀de▶ ◀l’▶énergie en général, et ◀de▶ ses rapports avec ◀l’▶autonomie en particulier. Mais j’ai changé, qu’on se rassure, et même à 180°, comme on a cru pouvoir me ◀le▶ reprocher dans ◀la▶ presse ◀de▶ cette ville. Et c’est cela, précisément, qui m’autorise à prendre ◀la▶ parole parmi vous.
Il y avait deux erreurs dans mes propos ◀d’▶alors : d’abord, une erreur sur ◀l’▶énergie ◀d’▶origine nucléaire ; puis une erreur sur ◀la▶ nécessité ◀d’▶accroître indéfiniment notre production, et donc notre consommation ◀d’▶énergie.
La première erreur était pardonnable à ◀l’▶époque, je souligne ces deux derniers mots.
Quelques-uns ◀de▶ ceux qui sont ici ce matin, et non des moindres, partageaient à ◀l’▶époque mes illusions, et je ◀les▶ retrouve aujourd’hui au premier rang ◀de▶ ◀l’▶opposition au nucléaire. Ils pourront confirmer ma description ◀de▶ ◀l’▶état ◀d’▶innocence générale où nous étions à peu près tous.
Dans ◀la▶ situation critique et à certains égards dramatique où nous sommes aujourd’hui, confrontés à des choix probablement irréversibles, sans pouvoir être entièrement assuré ni des suites objectives, ni ◀de▶ ◀la▶ vraie nature des éléments subjectifs ◀de▶ nos options, il me paraît nécessaire, plus que jamais, ◀d’▶essayer ◀de▶ rendre justice aux conditions psychologiques dans lesquelles se débattent ◀les▶ hommes ◀de▶ notre temps, dont dépendent leurs choix politiques et, conjointement, ◀le▶ choix qu’ils font entre ◀les▶ types ◀d’▶énergie qu’on leur propose.
Dans ◀les▶ années 1950 à 1960, en Europe, ◀le▶ bruit se répand que ◀le▶ genre humain désormais va doubler tous ◀les▶ trente ans. ◀La▶ production industrielle progresse à des taux parfois exponentiels. ◀Le▶ suremploi et ◀la▶ surchauffe créent des problèmes nationaux : un travailleur étranger sur 8 en France, un sur 5 en RFA, un sur 3 en Suisse. Des pénuries ◀d’▶énergie sont en vue à cause des effets combinés du boom industriel, ◀de▶ ◀la▶ démographie galopante, et ◀de▶ ◀l’▶épuisement prévisible des réserves ◀de▶ pétrole, dont on commence à parler sérieusement. C’est alors qu’on nous offre ◀les▶ centrales nucléaires. C’est propre, nous dit-on, pas une fumée n’en sort, c’est le dernier cri ◀de▶ ◀la▶ technique. Ce sera rentable dans dix ans, vingt ans au plus. Et ◀le▶ combustible ? « Il y en a partout », assurent ◀les▶ experts des gouvernements et tous ◀les▶ mass médias. Alors, on y va ? — Et comment ! ◀Les▶ plans ◀de▶ quelques dizaines ◀de▶ centrales sont acceptés et mis en œuvre, aux USA, en GB, en France, en Espagne et en URSS. ◀Le▶ peuple suisse, en 1957, a voté sans histoire, et presque distraitement, ◀les▶ pleins pouvoirs au pouvoir fédéral pour ◀la▶ construction des centrales nucléaires.
Il faut dire qu’on lui a bien expliqué que ces centrales permettront ◀de▶ réduire ◀les▶ postes ◀de▶ travail, qu’on a tant de mal à pourvoir à ce moment-là.
Voter pour ◀les▶ centrales, c’est économiser plusieurs dizaines ◀de▶ milliers ◀d’▶emplois, dit alors ◀le▶ Conseil fédéral. Aujourd’hui, il nous dit exactement ◀le▶ contraire, mais ◀les▶ scientifiques savent bien que ◀l’▶énergie tend à réduire ◀l’▶emploi, voir Leontieff, Amory Lovins, ◀les▶ travaux ◀de▶ Hambourg…
Beaucoup en sont restés à ce stade archaïque ◀de▶ ◀l’▶innocence nucléaire. Je ne pense pas avoir à m’excuser ◀d’▶avoir appris pas mal ◀de▶ choses depuis, et ◀d’▶en avoir tiré ◀les▶ conséquences.
En passant, je tiens à relever que ceux qui me font reproche ◀d’▶avoir changé ◀d’▶avis, me reprochent aussi ◀d’▶être antinucléaire parce que j’aurais été « traumatisé par Hiroshima ». Car eux, semble-t-il, sont restés insensibles à cet incident : Zurich, Baden, voyons, ce n’est pas ◀le▶ Japon !… Je leur fais observer que 1958 était beaucoup plus près ◀d’▶Hiroshima que mes prises ◀de▶ position contre Superphénix, vingt ans plus tard. Je saisis ◀l’▶occasion pour leur rappeler aussi que ◀le▶ rapport présenté par moi devant ◀la▶ Conférence européenne ◀de▶ ◀la▶ culture à Lausanne, en décembre 1949, contient la première proposition ◀de▶ créer un Laboratoire européen ◀de▶ recherches nucléaires, et que c’est là ◀l’▶origine du CERN, dont il advint que j’eus à présider la première réunion préparatoire, à Genève, ◀le▶ 12 décembre 1950. On admettra que ◀le▶ traumatisme hiroshimien m’avait laissé quelque lucidité et à tout ◀le▶ moins ◀la▶ faculté ◀de▶ distinguer, dans ◀le▶ domaine du nucléaire, entre ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀la▶ science et ceux des marchands ◀de▶ mégawatts.
Voilà pour ma première erreur, qui fut à mon avis pardonnable en son temps. Mais la seconde était, reste, beaucoup plus grave. Elle consistait à accepter comme allant ◀de▶ soi ◀la▶ croyance générale, à ◀l’▶époque, dans ◀l’▶augmentation nécessaire, illimitée, inévitable et souhaitable, ◀de▶ ◀la▶ production et ◀de▶ ◀la▶ consommation ◀d’▶énergie par ◀l’▶humanité du xxe siècle. Elle consistait dans ◀le▶ refus ◀de▶ réfléchir sur ◀les▶ limites ◀de▶ tout processus ◀de▶ croissance dans notre monde matériel, qui est celui ◀de▶ ◀la▶ finitude.
◀Le▶ mérite historique du club de Rome restera ◀d’▶avoir forcé notre attention sur ◀les▶ limites, comme fondement ◀de▶ ◀la▶ réalité et du réalisme moderne, ◀l’▶idéologie ◀de▶ ◀la▶ croissance indéfinie dans ◀le▶ monde fini étant reléguée du même coup au décrochez-moi-ça des utopies.
◀La▶ réflexion sur ◀les▶ limites nous a conduits à nous poser des questions plus profondes et plus précises sur ◀l’▶utilité ◀de▶ ◀l’▶énergie en général — ◀l’▶énergie pour quoi ? — et donc sur ◀les▶ rapports entre ◀l’▶énergie et ◀les▶ finalités ◀de▶ ◀la▶ société ◀d’▶aujourd’hui, ◀de▶ ◀la▶ personne humaine dans ◀la▶ société ◀d’▶aujourd’hui.
◀L’▶acteur-auteur comique américain Robert Benchley divisait ◀les▶ hommes en deux classes : « Ceux qui divisent ◀les▶ hommes en deux classes et ceux qui ne ◀le▶ font pas. » J’avoue que j’appartiens à la première ◀de▶ ces classes.
Je pense que ◀les▶ hommes ont ◀le▶ choix entre deux grandes finalités : ◀la▶ puissance et ◀la▶ liberté. J’entends d’une part : ◀la▶ puissance collective, mythique, nationale, étatique, prestigieuse et en même temps sécurisante. Parmi ses adeptes, quelques-uns seulement veulent régner, gouverner. Mais la plupart veulent être gouvernés, sécurisés, et ils aiment ◀la▶ puissance comme un toit, comme un père, non pas comme une obligation ◀de▶ régner. Quant à ◀la▶ liberté, conçue comme ◀la▶ formule du libre développement non pas des collectivités ou des nations, mais des personnes, elle suppose, elle implique ◀la▶ responsabilité ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ ◀la▶ femme dans ◀la▶ communauté. ◀L’▶homme n’est pas libre s’il n’est pas responsable. Et il n’est pas tenu pour responsable, devant un tribunal, si ◀l’▶on peut démontrer qu’il n’était pas libre en commettant tel ou tel acte.
Si maintenant nous avons à choisir entre ces deux finalités maîtresses du genre humain (surtout dans sa partie occidentale), ◀la▶ puissance ou ◀la▶ liberté, ◀le▶ collectif ou ◀le▶ personnel, alors nous sommes amenés à choisir entre deux types ◀d’▶énergie qui correspondent à ces finalités, qui en sont ◀les▶ moyens, et qui ◀les▶ favorisent en conditionnement.
Si nous décidons en faveur de ◀la▶ liberté des personnes, et non des mythes nationaux ou ◀de▶ ◀la▶ volonté ◀de▶ puissance, (ou ◀de▶ sécurité à ◀l’▶abri ◀de▶ ◀la▶ puissance), alors nous choisirons évidemment ◀le▶ modèle qui correspond à cette fin, celui qui conduit à ◀l’▶autonomie des personnes et des groupes.
Que signifie autonomie ? Étymologiquement : auto-nomos signifie, propre loi = autogestion.
Signifie aussi : qui peut se déplacer à sa guise selon ◀la▶ quantité ◀d’▶énergie dont il dispose. Exemple : lors ◀d’▶un congrès que j’avais organisé à Bâle, et dont j’avais prié Louis Armand ◀d’▶accepter ◀la▶ présidence, je vais à ◀la▶ gare ◀l’▶accueillir et je ◀le▶ trouve au bas d’un escalier, portant une assez grosse valise. — Comment ! Vous PDG de la Société nationale des chemins de fer français, vous portez vos bagages ? — Oui, bien sûr, me dit-il avec un fin sourire, car avant tout, je dois défendre mon autonomie.
Autre sens admirable du terme : celui qu’indique ◀le▶ slogan des autonomistes gallois : « Better self governed than well governed » (mieux vaut se gouverner qu’être bien gouvernés).
Quel est ◀le▶ rapport énergie-autonomie ?
Est-il vrai qu’un surcroît ◀d’▶énergie permette plus ◀de▶ liberté, ◀de▶ loisir, ◀d’▶autodétermination ?
On nous raconte que nous disposons, en Occident, grâce aux machines, à ◀l’▶électricité, à nos moteurs, ◀de▶ 50 esclaves mécaniques « par personne ». Question : sont-ils nos esclaves ou nos maîtres ?
Nous ◀les▶ voulons pour quoi ? Pour avoir plus ◀de▶ loisir, pour travailler moins ; pour une moindre dépense ◀d’▶énergie personnelle.
Or il se trouve que pour acquérir ces esclaves, nous devons travailler huit à dix heures par jour, nous devons ◀les▶ payer sans cesse plus cher (c’est ◀l’▶inflation). Nous nous condamnons à travailler toujours davantage et toujours plus vite dans ◀l’▶espoir ◀de▶ travailler moins et ◀de▶ gagner du temps ! Nous consacrons plusieurs heures par jour à gagner des loisirs dont nous ne jouissons pas, et à travailler dur pour gagner ces esclaves qui seraient censés travailler à notre place, mais ◀le▶ font-ils ? Je voudrais qu’un team ◀de▶ chercheurs calcule ◀le▶ rendement réel ◀de▶ nos esclaves mécaniques en se servant des mêmes mesures qu’Ivan Illich applique à ◀l’▶automobile, et qui ◀l’▶amènent à démontrer que tous comptes faits, compté ◀le▶ nombre ◀d’▶heures ◀de▶ travail qu’un ouvrier américain consacre à gagner ◀de▶ quoi se payer sa voiture et ◀l’▶entretenir, il fait du 5 km à ◀l’▶heure, qui est ◀la▶ vitesse ◀d’▶un piéton peu pressé.
Ainsi nous avons réussi à nous enfermer dans un cercle tellement vicieux qu’il était réellement inévitable qu’en son centre, on finisse par rencontrer ◀le▶ maître des Enfers, j’ai nommé Pluton.
Est-ce que cela vous rappelle quelque chose ?
Si nous voulons ◀la▶ liberté, si nous voulons vraiment sortir du cercle vicieux que j’ai dit, alors il nous faut appeler, cultiver, promouvoir ◀l’▶énergie du soleil. Voici pourquoi.
◀La▶ liberté et ◀l’▶autonomie correspondent à ◀la▶ décentralisation ◀la▶ plus poussée, cependant que ◀la▶ volonté ◀de▶ puissance correspond à ◀la▶ centralisation ◀la▶ plus rigide. Faut-il vraiment perdre du temps à ◀le▶ démontrer ? Oui, répondrai-je, quand je vois ◀l’▶inconscience ◀de▶ ceux qui acceptent sans discussion ◀le▶ nucléaire.
Car ◀le▶ nucléaire, au fait et au prendre, n’est ou ne sera jamais possible — ◀les▶ choses étant ce qu’elles sont — que sous certaines conditions que certains patrons lucides, et peut-être en même temps un peu cyniques, ont pris soin ◀de▶ très bien définir. Je vous en donnerai un exemple qui vaut, je crois, pour tout ◀le▶ débat sur ◀le▶ choix énergétique. Il s’agit ◀d’▶une interview donnée à une revue économique, en 1975, par ◀le▶ PDG de Novatome (organisme chargé ◀de▶ construire Superphénix), en même temps directeur général ◀de▶ Framatome, société chargée ◀de▶ ◀la▶ construction pour toute ◀la▶ France des centrales PWR à eau pressurisée (licence Westinghouse). Voici ce que dit M. Jean-Claude Leny :
◀Les▶ installations nucléaires ne sont pas dangereuses à condition qu’elles soient exploitées et contrôlées par des équipes compétentes, organisées ◀d’▶une manière rigoureuse et avec un grand sens ◀de▶ ◀la▶ responsabilité… Pour moi, il est essentiel que ◀les▶ centrales nucléaires soient peu nombreuses, donc ◀de▶ grande taille, implantées dans des sites ad hoc et exploitées ◀de▶ façon quasi militaire.
Ayant cité ce passage lors ◀d’▶une conférence de presse à Berne qui présentait un plan national ◀d’▶énergie élaboré par ◀les▶ mouvements écologiques, j’ai été attaqué par une douzaine ◀de▶ petits journaux reproduisant ◀le▶ communiqué ◀d’▶une agence ◀de▶ presse patronale peu connue : ◀la▶ phrase sur ◀la▶ nécessité ◀d’▶exploiter ◀les▶ centrales ◀d’▶une manière quasi militaire y était citée comme un exemple frappant du « manque total ◀d’▶objectivité » des écologistes. Pour accréditer ce jugement, ◀l’▶agence avait simplement supprimé ◀les▶ guillemets indiquant dans mon texte une citation, et elle avait supprimé aussi ◀la▶ référence au grand PDG ◀de▶ ◀l’▶industrie nucléaire française, donnant ainsi à croire que « ◀l’▶énormité » (à leur point de vue) proférée dans un moment ◀de▶ sincérité ou ◀de▶ cynisme était ◀de▶ moi.
Est-il pensable qu’une cause défendue par ◀de▶ tels moyens soit une bonne cause ?
Dans un excellent petit livre intitulé Écologie et politique, Michel Bosquet, auquel j’emprunte cette citation, ou plutôt cet aveu capital, en donne ◀le▶ commentaire suivant :
◀La▶ société nucléarisée suppose donc ◀la▶ mise en place ◀d’▶une caste ◀de▶ techniciens militarisés, obéissant, à la manière de ◀la▶ chevalerie médiévale, à son propre code et à sa propre hiérarchie interne, soustraite à ◀la▶ loi commune et investie ◀de▶ pouvoirs étendus ◀de▶ contrôle, ◀de▶ surveillance et ◀de▶ réglementation.
Ses missions comprendront notamment : ◀l’▶exploitation ◀de▶ cinquante groupes ◀de▶ quatre centrales ; ◀la▶ formation et ◀la▶ surveillance et ◀la▶ gestion des déchets radioactifs entreposés dans ◀les▶ centrales ; ◀le▶ transport des matières radioactives et ◀la▶ surveillance des installations ◀de▶ production et ◀de▶ retraitement des matières fissiles ; ◀la▶ surveillance des installations ◀de▶ production et ◀de▶ retraitement, et ◀de▶ leurs personnels ; ◀la▶ surveillance et ◀la▶ gestion des dépôts terminaux stockant ◀les▶ déchets pour des siècles (des centaines ◀de▶ milliers ◀d’▶années s’agissant des transuraniens) ; ◀le▶ choix des sites ◀d’▶implantation et ◀la▶ programmation du nombre des centrales…
Elle comprendra donc des dizaines ◀de▶ milliers ◀de▶ membres et elle contrôlera et régira des centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ civils. Appareil militaire, elle exercera sa domination au nom des impératifs techniques ◀de▶ ◀la▶ mégamachine nucléaire.
Tous ◀les▶ frontons ◀d’▶usine nucléaires pourraient porter cette inscription : « Ici cessent ◀les▶ libertés démocratiques et ◀le▶ droit des personnes à disposer ◀d’▶elles-mêmes. »
Tant ◀la▶ bourgeoisie industrielle que ◀la▶ technocratie publique ont intérêt à ce que ◀l’▶emprise centralisatrice ◀de▶ ◀l’▶État soit aussi forte que possible, ◀l’▶autonomie et ◀le▶ pouvoir ◀de▶ décision des populations locales aussi faibles que possible. ◀La▶ centralisation à la fois technique et géographique ◀de▶ ◀la▶ production et ◀de▶ ◀la▶ distribution ◀d’▶énergie est ◀le▶ moyen ◀d’▶un renforcement sans précédent ◀de▶ ◀l’▶État central. Elle rend possible un nouveau despotisme.
Un autre auteur, autrichien celui-là, Robert Jungk, écrit dans ◀le▶ même sens :
◀Le▶ choix ◀de▶ ◀l’▶énergie nucléaire est ◀la▶ conséquence logique ◀d’▶une politique technologique plaçant brutalement ◀la▶ croissance ◀de▶ ◀la▶ production au-dessus ◀de▶ tous ◀les▶ autres intérêts ◀l’▶humanité.
C’est un chemin qui mène à ◀l’▶aliénation, à ◀la▶ froideur dans ◀les▶ relations humaines, à ◀l’▶isolement et à ◀l’▶hostilité.
◀La▶ convergence des systèmes, dont on a tant parlé à ◀l’▶Ouest, se réalisera peut-être tout autrement qu’on ne ◀l’▶avait supposé : par ◀l’▶adoption progressive, dans ◀les▶ États occidentaux, qui tendent plus que jamais à emprunter ◀le▶ chemin « dur » depuis ◀l’▶expansion ◀de▶ ◀l’▶énergie nucléaire, des méthodes coercitives qui ont depuis longtemps cours à ◀l’▶Est. ◀L’▶on entend de plus en plus souvent ◀les▶ partisans ◀de▶ ◀l’▶atome exprimer leur admiration pour « ◀la▶ discipline qui règne en face ».
Faut-il enfin rappeler ce qui vient de se passer au début ◀de▶ janvier à Cherbourg : ◀l’▶arrivée du premier bateau apportant à ◀l’▶usine ◀de▶ ◀La▶ Hague des déchets nucléaires du Japon a provoqué une manifestation tout à fait pacifique ◀de▶ milliers ◀d’▶habitants du Cotentin, conduits par nombre ◀de▶ leurs élus locaux. ◀Le▶ débarquement des déchets n’a pu s’opérer que sous ◀la▶ protection ◀de▶ 600 policiers casqués et armés, qui n’ont pas hésité à tirer des grenades lacrymogènes dans ◀la▶ foule, faisant une dizaine ◀de▶ blessés. ◀La▶ démonstration est donc faite : à tort ou à raison, par ◀la▶ faute des écologistes ou par celle des promoteurs (peu importe, ◀le▶ fait est là) ◀le▶ nucléaire ne pourra fonctionner que dans un régime centralisé à ◀l’▶extrême et ◀d’▶une façon « quasi militaire ».
Or vous ◀le▶ savez, c’est dans tous ◀les▶ journaux, ◀l’▶ère ◀de▶ ◀la▶ centralisation comme celle des économies ◀d’▶échelle est aujourd’hui dépassée. ◀Le▶ grand problème ◀de▶ cette fin du xxe siècle est celui ◀de▶ ◀la▶ décentralisation, dans ◀l’▶industrie comme dans ◀les▶ structures politiques.
Car il apparaît de plus en plus clairement à tous ◀les▶ responsables ◀de▶ ◀la▶ société occidentale que ◀la▶ centralisation accroît au-delà des limites tolérables ◀la▶ vulnérabilité et ◀le▶ rendement décroissant des systèmes, tant économiques que physiques, industriels que militaires ; et que ◀l’▶autonomie des entreprises, mais surtout des régions et finalement des personnes, sera ◀le▶ grand mot ◀de▶ ◀la▶ fin du siècle et du commencement du prochain.
◀Le▶ problème institutionnel n° 1 pour ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Ouest est celui des régions à reformer selon divers types et diverses fonctions, bien souvent à cheval sur des frontières nationales : je pourrais en citer une quarantaine ◀de▶ cas, en Grande-Bretagne, Espagne, France, Italie, Belgique, et surtout le long de ◀l’▶axe rhénan et le long de ◀l’▶arc alpin. ◀La▶ Constitution espagnole vient de ◀les▶ reconnaître sous ◀le▶ nom ◀de▶ « communautés autonomes ». ◀Le▶ projet ◀de▶ constitution belge va très loin dans ◀le▶ sens des autonomies locales. ◀L’▶Italie est déjà divisée en 21 provinces dont 3 autonomes, ◀l’▶Allemagne fédérale en 11 Länder, comme ◀la▶ Suisse en 26 cantons. Jacobins et régionalistes discutent en France avec une éloquence ponctuée ◀d’▶explosions ◀de▶ plastic. Et ◀les▶ problèmes ◀de▶ ◀la▶ « dévolution » menacent en permanence ◀le▶ gouvernement au pouvoir à Londres. Tout cela va vers ◀les▶ autonomies dans ◀la▶ solidarité, qui est ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀la▶ dépendance ◀d’▶une capitale dans ◀la▶ discipline militaire. Tout cela va vers ◀la▶ prise ◀de▶ responsabilité locale. Du point de vue ◀de▶ ◀la▶ défense, il est bien évident que ◀l’▶extrême concentration ◀de▶ sources ◀d’▶énergie peut permettre à ◀l’▶attaquant ◀de▶ paralyser toute une nation dans ◀les▶ dix premières minutes ◀de▶ ◀la▶ guerre, ou dix minutes avant qu’elle soit déclarée, cependant que ◀l’▶extrême dispersion des sources ◀d’▶énergie solaire rend ◀la▶ nation pratiquement invulnérable à toute attaque massive nucléaire évidemment non rentable.
Ici encore, même schéma. ◀Les▶ centrales nucléaires impliquent : centralisation, surveillance armée permanente, vulnérabilité maximum, tandis que ◀l’▶énergie solaire à capteurs innombrables implique ◀d’▶innombrables îlots ◀de▶ résistance, où ◀la▶ volonté ◀de▶ défendre ses proches, sa terre, ses biens, son paysage a ◀le▶ maximum ◀de▶ chances ◀de▶ ◀l’▶emporter sur des attaquants beaucoup moins motivés.
◀Le▶ soleil est à tout le monde, voilà pourquoi nos États-nations ne ◀l’▶aiment pas. Voilà pourquoi ◀les▶ Communautés ◀de▶ Bruxelles dans leur budget 1978 prévoyaient 66 millions ◀d’▶unités ◀de▶ compte pour ◀la▶ recherche nucléaire et 6 millions seulement pour ◀le▶ solaire !
Comme ◀le▶ dit très bien un petit ouvrage des Amis ◀de▶ ◀la▶ Terre :
Tant que ◀les▶ gouvernements n’auront pas trouvé ◀le▶ moyen ◀d’▶interposer un compteur entre ◀le▶ soleil et chacune ◀de▶ nos maisons, ils ne feront rien pour favoriser cette forme ◀d’▶énergie.
◀L’▶énergie solaire nous atteint sans intermédiaire, pénètre en chacun ◀de▶ nous à ◀la▶ rencontre ◀de▶ ◀l’▶énergie qui est en chaque personne et qui attend ◀d’▶être réveillée.
« Nos cieux sont gris, me direz-vous. ◀Le▶ solaire pas facile à capter. » Eh bien, sous nos cieux gris, apprenons à composer, à nous comporter vis-à-vis du soleil souvent voilé comme ◀le▶ timonier ◀d’▶un voilier tirant des bords, avançant contre ◀les▶ vents contraires. Adaptons-nous au ciel gris plutôt qu’à ◀l’▶enfer brûlant !
Habituons-nous à donner priorité à nos finalités sur ◀les▶ « impératifs » technologiques allégués par ◀les▶ promoteurs, sur leur superstition ◀de▶ ◀la▶ croissance. Ils voudraient nous faire prendre leurs désirs pour nos fatalités : devenons conscients ◀de▶ nos désirs réels, éduquons-◀les▶.
Cela doit entraîner, dans ◀la▶ jeune génération, des modifications profondes ◀de▶ ◀l’▶éthique du travail.
Au lieu de notre condition présente qui est ◀de▶ travailler de plus en plus dans ◀l’▶espoir chimérique, toujours frustré, ◀d’▶avoir à fournir ◀de▶ moins en moins ◀d’▶effort, et, grâce aux machines et à ◀l’▶automation, ◀de▶ gagner des loisirs accrus du « temps vide » comme disait ◀l’▶Encyclopédie, au lieu de tendre à ne rien faire, nous choisirons demain ◀de▶ travailler pour ◀le▶ plaisir ◀de▶ faire : peindre ou peinturlurer, sculpter, tisser, broder, semer, soigner, enter ou arroser, mais aussi méditer, cheminer puis courir, monter, creuser, édifier : réveiller ◀l’▶énergie qui sommeillait en nous, et finalement nommer, qui est ◀l’▶acte poétique, toutes choses que ◀la▶ technologie du xxe siècle menaçait ◀de▶ nous désapprendre.
◀Le▶ solaire n’est pas, ne sera pas, ◀la▶ solution universelle ◀de▶ nos problèmes. ◀Le▶ solaire est fascination lente à travers ◀les▶ brumes et soudaine illumination, recherche ◀de▶ ◀la▶ clarté du ciel, ◀de▶ ◀la▶ montée vers ◀l’▶épanouissement, conquête ◀de▶ ◀l’▶autonomie. Il n’a pas cet aspect massif, écrasant, inéluctable et menaçant du nucléaire. Il y a une légèreté et une volupté, mais aussi une ascèse du solaire, que ◀le▶ nucléaire rendait impossible, impensable.
Nous irons désormais vers ◀le▶ soleil si nous échappons aux vertiges des plutoniens abîmes et des cavernes au sombre rayonnement, qui restera mortel longtemps après ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶histoire humaine. Tel est ◀le▶ choix que notre génération doit faire maintenant pour toutes celles ◀de▶ demain. C’est ◀le▶ choix même ◀de▶ ◀l’▶avenir, du seul « progrès » digne du nom.
Qui va faire ce choix ? Si nous ne bougeons pas, il sera fait pour nous par des experts, ceux qui nous expliquent depuis dix ans :
— que ◀les▶ centrales nucléaires ne sont pas plus radioactives que ◀les▶ cadrans lumineux ◀de▶ nos montres ou que « ◀la▶ dose ◀de▶ potassium 40 qui coule dans ◀les▶ veines ◀de▶ ◀la▶ femme auprès de laquelle nous dormons »52.
— que des « précautions sans précédent » ont été prises contre ◀les▶ risques « pratiquement négligeables » que ◀les▶ centrales pourraient présenter ;
— que d’ailleurs on ne fait rien sans risques ;
— que ◀le▶ problème des déchets a été résolu, puis qu’il va ◀l’▶être demain, puis qu’il ne peut manquer ◀de▶ ◀l’▶être un jour ou l’autre, vu « ◀l’▶inépuisable ingéniosité ◀de▶ nos techniciens » ;
— qu’au surplus, nous n’avons pas ◀le▶ choix, ◀le▶ nucléaire étant seul capable actuellement ◀de▶ remplacer ◀le▶ pétrole qui va manquer vers ◀l’▶an 2000 ou 2050 ;
— et qu’enfin, ◀la▶ croissance ◀de▶ ◀la▶ consommation ◀d’▶électricité, condition ◀de▶ ◀la▶ croissance industrielle, elle-même condition du bien-être des hommes (ce qui n’est pas bien évident), nous place devant ◀le▶ dilemme inévitable : centrales nucléaires ou chômage généralisé, lequel serait fauteur ◀de▶ communisme, ou ◀de▶ fascisme, ou des deux à la fois, cela s’est vu.
Chacun peut constater qu’un tel système ◀de▶ persuasion (ou plutôt ◀d’▶intimidation) s’accompagne ◀d’▶une publicité considérable : placards ◀d’▶une demi-page dans ◀les▶ journaux, expositions (Nuklex à Bâle), films, distribution ◀de▶ brochures dans ◀les▶ écoles à titre ◀d’▶information, toute tentative ◀de▶ mise au point se voyant aussitôt taxée ◀de▶ politique et interdite au nom de ◀la▶ « neutralité scolaire ».
On présente ◀les▶ écologistes comme des ennemis du progrès. Ils répondent que toute ◀la▶ question reste ◀de▶ savoir : « Qu’est-ce qui doit croître en fait pour être vrai ? ◀Le▶ progrès ? ◀Les▶ tours ◀de▶ refroidissement, ◀les▶ voies ◀de▶ transport, ◀le▶ nombre des accidents ◀de▶ circulation, ◀les▶ cliniques antidrogues, ◀la▶ consommation des médicaments, ◀les▶ hôpitaux ? Dans tous ◀les▶ cas, ◀le▶ PNB s’accroît ! » ◀Le▶ PNB, non ◀le▶ bien-être !
J’approuve totalement et avec joie ◀la▶ réponse donnée à cette question à ◀la▶ page 180 ◀de▶ ◀l’▶étude des écologistes sur ◀l’▶énergie intitulée « Au-delà ◀de▶ ◀la▶ contrainte des faits » :
Par croissance qualitative, nous entendons une offre plus riche ◀de▶ ces biens qui rendent ◀la▶ vie plus digne et humaine, et qui s’expriment par ◀la▶ santé ◀d’▶un peuple, par son sens ◀de▶ ◀la▶ communauté, et par son niveau ◀d’▶éducation.
◀L’▶idée que ◀le▶ renforcement des structures décentralisées conditionne ◀l’▶amélioration ◀de▶ ◀la▶ qualité ◀de▶ vie est ◀de▶ celles que je tiens pour décisives quant au sort prochain ◀de▶ notre espèce et ◀de▶ ◀la▶ vie sur ◀la▶ planète Terre.
J’exprimais ◀l’▶an dernier dans ◀l’▶organe des Nations unies cette même idée. Permettez-moi ◀de▶ citer ma conclusion :
◀Le▶ problème des centrales nucléaires n’est pas technologique, même pas économique, et il est encore moins financier : car à ces trois niveaux, ◀la▶ cause est entendue, elle est perdue.
Quand ◀les▶ centrales nucléaires ne présenteraient aucun danger, quand elles s’avéreraient rentables, quand il serait réellement « impératif » que ◀la▶ consommation ◀d’▶énergie double tous ◀les▶ dix ans, je serais contre, parce qu’elles sont ◀les▶ pièces principales ◀d’▶un système qui conduit à renforcer ◀l’▶emprise universelle des États-nations c’est-à-dire ◀les▶ risques ◀de▶ guerre.
Pluton est maître des Enfers, il est aveugle comme ◀les▶ taupes. Mais ◀le▶ Soleil vient du ciel, vient de Zeus, c’est-à-dire ◀de▶ « celui qui voit très loin ».