Actualité de▶ Benjamin Constant (1980)bn
I. ◀Le▶ personnage, pour ses contemporains
Comment ◀le▶ voyait-on ? Si on ◀l’▶admirait, il était « un grand homme, droit, bien fait, blond, un peu pâle, avec ◀de▶ longs cheveux tombant à boucles soyeuses sur ses oreilles et sur son cou. Il avait une expression ◀de▶ malice et ◀de▶ moquerie dans ◀le▶ sourire et dans ◀les▶ yeux… » Si on ne ◀l’▶aimait pas, on décrivait « ses jambes grêles et son dos voûté », ou « ce mélange ◀de▶ vénérable et ◀de▶ bouffon, ◀de▶ touchant et ◀d’▶ironique, que ses cheveux longs, son sourire faux et ses yeux ◀de▶ chat produisaient ».
« Rien de plus piquant que sa conversation, toujours en état ◀d’▶épigramme », notait l’un ; mais l’autre : « Sa prononciation n’est pas pure, mais elle a du charme et une excessive élégance… » Un troisième, un ami celui-là, Charles Nodier, fait ◀la▶ synthèse :
Ses cheveux blonds restaient légèrement bouclés et flottants, comme le dernier attribut ◀de▶ ◀la▶ jeunesse évanouie ; son teint sans couleur, ses cils pâles, ses yeux ◀d’▶un bleu presque éteint, sa prononciation molle et quelquefois un peu embarrassée, traduisaient au premier regard ◀la▶ tristesse et ◀l’▶abattement ; mais si une sympathie profonde venait à ◀l’▶émouvoir, si une voix animée par ◀la▶ poésie retentissait à ses oreilles, si une idée morale ou politique surtout… vibrait dans son âme, sa belle physionomie revivait tout à coup sous ◀l’▶influence ◀d’▶une inspiration soudaine, des torrents ◀d’▶éloquence coulaient ◀de▶ sa bouche, et on prévoyait sans peine qu’il était appelé à remplir ◀l’▶avenir qu’il a rempli.
II. ◀Le▶ personnage tel qu’il s’est vu
Quatre passions maîtresses ont animé ce grand corps mince ◀de▶ leur contrepoint discordant : ◀les▶ femmes, ◀le▶ jeu, ◀la▶ politique, et par-dessus tout « ◀le▶ travail », entendons ◀la▶ préparation et ◀l’▶écriture ◀de▶ ses ouvrages ◀de▶ philosophie politique, ◀d’▶histoire des religions, et ◀de▶ fiction autobiographique.
◀Les▶ femmes et ◀le▶ jeu furent pour lui tyranniques. Dans ◀l’▶action politique et ◀l’▶écriture, il rechercha en revanche ◀l’▶exercice ◀de▶ son libre choix. Mais il fut joueur en politique aussi, et dans ◀l’▶amour, quêta ◀la▶ liberté, celle ◀de▶ ◀l’▶aimée non moins que la sienne — en vain d’ailleurs.
En fin de compte, ◀le▶ travail prime. Note ◀de▶ 1805, sans date : « Je travaille peu depuis deux ans. Sur 714 jours, j’en ai passé 259 sans rien faire. » (Mais ◀le▶ simple fait ◀de▶ ◀les▶ compter !) Voyons, dans ◀le▶ journal des années qui encadrent ◀la▶ conception, ◀la▶ rédaction et ◀les▶ retombées politiques ◀de▶ ◀l’▶ouvrage qui nous occupe, comment ces passions se succèdent, se combinent ou se refoulent mutuellement. (◀Le▶ beau sujet pour un disciple ◀de▶ C. G. Jung !)
En 1811, ◀le▶ journal va du 15 mai au 31 décembre. (Benjamin vient de rompre pour la dernière fois avec Mme de Staël à Lausanne, ◀le▶ 10 mai.) Sur ces 231 jours, ◀le▶ mot « travaillé » revient 149 fois (il s’agit ◀d’▶un grand ouvrage « sur ◀la▶ religion ») ; ◀les▶ allusions à ◀l’▶humeur ◀de▶ sa femme, Charlotte de Hardenberg, aux mauvaises nouvelles ◀de▶ Mme de Staël, au souvenir ou aux rencontres d’autres amies, 50 fois ; ◀les▶ allusions au jeu 30 fois (une flambée, du 25 juin au 10 avril, puis plus rien). ◀La▶ politique paraît absente.
1812 et 1813 (vie en Allemagne). ◀Les▶ notes quotidiennes commencent toutes par « travaillé » (« bien », « peu » ou « mal ») sauf pour une trentaine ◀de▶ jours ◀de▶ voyage ou ◀de▶ fréquents déménagements. Sur ◀les▶ femmes, notes quasi quotidiennes, elles aussi, mais dans ◀le▶ registre sombre : « souvenirs déchirants » et attente anxieuse des lettres ◀de▶ « ◀la▶ voyageuse » (Mme de Staël est en Russie, puis en Suède), et querelles incessantes avec Charlotte. ◀Le▶ jeu n’intervient que deux fois, une troisième « en pensée » seulement. Quant à ◀la▶ politique, elle revient en force, solidement alliée au travail, dès ◀la▶ fin ◀de▶ 1813, avec ◀l’▶idée ◀d’▶écrire ◀L’▶Esprit ◀de▶ conquête.
1814. Intrigues politiques avec Bernadotte, en Allemagne puis en Belgique, jusqu’au retour à Paris en avril. Travail intermittent sur des écrits politiques. Mais, à partir de ◀l’▶été, ◀les▶ femmes dominent tout : on assiste aux progrès du détachement ◀de▶ Mme de Staël et à ◀la▶ passion subite pour Mme Récamier, en contrepoint avec ◀l’▶aventure des Cent-Jours.
◀Le▶ reste ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ Benjamin Constant est dominé par ◀l’▶action politique. ◀L’▶apothéose posthume ◀de▶ 1830 sera celle ◀d’▶un chef ◀de▶ ◀l’▶opposition libérale, non du grand écrivain ◀d’▶idées, encore moins ◀de▶ ◀l’▶auteur ◀d’▶Adolphe, qui ne sera mis à sa place qu’au xxe siècle.
III. ◀Les▶ circonstances ◀de▶ ◀l’▶ouvrage
Depuis deux ans, Benjamin et Charlotte vivent en Allemagne, entre Cassel, Göttingen, Hanovre et ◀le▶ château du Hardenberg. ◀Le▶ travail (« ◀De▶ ◀la▶ Religion ») domine difficilement ◀l’▶ennui ◀de▶ cet exil. En octobre 1813, parviennent des nouvelles ◀de▶ ◀la▶ défaite ◀de▶ Leipzig. On annonce ◀la▶ venue de Bernadotte à Göttingen. Benjamin a plusieurs entrevues avec ◀le▶ nouveau prince royal ◀de▶ Suède, qu’il appelle dans son journal « ◀le▶ Béarnais ». ◀L’▶ambition ◀d’▶une carrière politique revient en force occuper ◀le▶ terrain laissé en friche par ◀la▶ passion des femmes et celle du jeu.
Feuilletons ◀le▶ journal ◀de▶ cette fin ◀d’▶année 1813 :
13 octobre. Quelques vers. Je voudrais écrire quelque autre chose, mais ◀l’▶idée n’en est pas encore claire dans ma tête.
11 novembre. ◀Le▶ Béarnais veut ◀de▶ moi. Je m’attache à lui… Mais son propre terrain est mouvant.
15 novembre. Je vais à tâtons. Je ne suis content ni ◀de▶ moi, ni des autres.
Et soudain :
22 novembre. Repris un ouvrage ◀de▶ politique. Tâtonnement. Misère.
24 novembre. Plan ◀d’▶ouvrage politique meilleur que ◀les▶ autres. Je m’y tiens.
Il est rare que ◀l’▶on puisse surprendre ◀l’▶éclosion ◀de▶ ◀l’▶idée première ◀d’▶un ouvrage ; plus rare encore que ◀l’▶on soit informé quotidiennement ◀de▶ sa croissance et ◀de▶ son achèvement. Sur ◀les▶ 69 jours que va durer ◀la▶ gestation ◀de▶ ◀L’▶Esprit ◀de▶ conquête, ◀le▶ progrès du travail — plan, doutes et rédaction, ajouts, retouches et impression — sont notés 63 fois, ◀le▶ reste étant occupé par ◀les▶ habituelles récriminations sur Germaine et Charlotte — et un nouveau déménagement.
Citons quelques-unes ◀de▶ ces notes sur « ◀l’▶œuvre en train », cependant que ◀la▶ tension monte rapidement, que « Buonaparte », rentré à Paris, semble reprendre en main ◀la▶ situation, et que grandissent ◀les▶ risques encourus par ◀l’▶auteur :
25 novembre. Rechangé et amélioré ◀le▶ plan du petit ouvrage.
28 novembre. Mon ouvrage politique prend figure. Soirée chez ◀le▶ Duc.
29 novembre. Pas bien travaillé. J’espère pourtant que cela ira.
2 décembre. Je risquerai ma brochure politique telle quelle.
6 décembre. Travaillons à ma brochure pour laisser au moins cette trace.
10 décembre. Bien travaillé. Je commence demain ◀la▶ rédaction.
13 décembre. Bien travaillé, mais encore un retard. Remis ◀le▶ commencement à ◀l’▶imprimeur. L. v. d. D. s. f. [◀La▶ volonté ◀de▶ Dieu soit faite !]
23 décembre. Travaillé. ◀L’▶imprimeur va plus vite que moi. Dépêchons-nous.
28 décembre. Travaillé. Peu avancé. ◀Le▶ temps presse pourtant.
30 décembre. Travaillé. Décidément, la première partie42 paraît seule. ◀Le▶ sort sera donc bientôt jeté.
31 décembre. Corrigé ◀les▶ dernières feuilles. ◀La▶ chose me paraît superbe. Voyons ◀le▶ succès… Grande délibération, si je mettrai mon nom ou non à ◀la▶ brochure. À décider demain.
1814. 1er janvier. ◀L’▶impression ◀de▶ la première partie va être achevée. Vogue ◀la▶ galère.
6 janvier. Travaillé. Je crois que je devancerai mon imprimeur, pourvu que ◀les▶ événements ne me devancent pas. L. v. d. D. s. f.
7 janvier. Travaillé. Décidément je ne joue plus.
14 janvier. Travaillé. Je me décide à envoyer la première partie à Alexandre [◀le▶ tsar] et au Béarnais.
18 janvier. Travaillé. ◀Les▶ événements vont si vite que mon livre n’aura plus ◀le▶ mérite ◀de▶ ◀l’▶audace.
25 janvier. J’y mets mon nom. Vogue ◀la▶ galère. ◀L’▶ouvrage est beau.
28 janvier. Il n’y a plus qu’une feuille à corriger. Quel sera ◀l’▶effet ? ◀La▶ volonté ◀de▶ Dieu soit faite.
◀L’▶ouvrage en deux parties43 paraît ce jour-là à Hanovre. C’est une déclaration ◀de▶ guerre idéologique, non seulement à Napoléon, mais à tout ce qui prétend justifier ◀la▶ guerre au nom des vertus viriles et ◀la▶ dictature au nom de ◀la▶ « liberté » ◀d’▶une nation, selon ◀les▶ doctrines ◀de▶ ◀la▶ révolution.
En publiant cette « brochure », Benjamin sait qu’il joue sa vie : Napoléon n’est pas encore vaincu, et ◀le▶ ferait fusiller pour beaucoup moins. « L. v. d. D. s. f. », murmure-t-il, non toutefois comme on prie, mais plutôt comme on pose sur sa tempe ◀le▶ pistolet ◀de▶ ◀la▶ roulette russe. Joueur encore !
IV. Tragédie ◀de▶ ◀la▶ liberté et tragi-comédie du libéralisme
Pendant tout ◀le▶ mois ◀de▶ février, Benjamin cherche à se libérer ◀de▶ Charlotte pour suivre ◀le▶ Béarnais et tenter avec lui sa chance politique : Mme de Staël ◀l’▶y pousse, elle imagine une régence que Paris confierait à Bernadotte…
Courant après ◀le▶ prince et ◀le▶ succès ◀de▶ son livre, réédité à Londres en février, comme il va ◀l’▶être à Paris en avril, Constant est à Liège, puis à Bruxelles, où il apprend ◀l’▶abdication ◀de▶ ◀l’▶empereur ◀le▶ 9 avril. Et tout ◀d’▶un coup, ◀le▶ soir du 15 avril, il note, rapide et sec à sa coutume :
Arrivée à Paris… Il y a ◀de▶ ◀la▶ ressource pour ◀la▶ liberté. Il n’y en a plus pour notre homme [◀le▶ Béarnais]. Mon ouvrage fera bon effet, j’espère. Mais ◀l’▶horizon n’est pas bien clair.
Des jours suivants, je ne retiendrai que ◀le▶ typique du personnage :
16 avril. Comme notre pauvre ami [◀le▶ Béarnais] est tombé !… Revu beaucoup de gens… Servons ◀la▶ bonne cause et servons-nous.
23 avril. Ce pays-ci n’ira pas. Ils sont tous fous et méchants.
25 avril. Éloges inouïs ◀de▶ mon livre. Cela ne mènera-t-il donc à rien ?
30 avril. Toutes mes relations à Paris sont brisées. Je ne crois pas qu’il y ait rien à faire.
5 mai. Visites sans fin chez moi.
(◀Les▶ 9 et 24 mai, ◀le▶ Journal des débats publie deux articles extrêmement élogieux sur ◀L’▶Esprit ◀de▶ conquête !)
31 mai. Folies ◀d’▶imagination. Je me crois dédaigné ◀de▶ tout le monde et personne n’y pense. C’est moi qui ne prends pas ma place, et je crois qu’on me ◀la▶ refuse.
12 août. Dispute avec Guizot. ◀Le▶ plus petit pouvoir est un grand corrupteur.
31 août. Dîné au Cercle. Mme Récamier. Ah ça ! deviens-je fou ?
Dès cette soirée où naît son « amour fou » pour une personne qu’il connaissait depuis près de vingt ans, et jusqu’à ◀la▶ fin des Cent-Jours, un prénom reviendra dans toutes ◀les▶ notes quotidiennes : Juliette.
Cette passion qui nous semble bien n’avoir été nourrie que des obstacles que Mme Récamier y mettait en jouant, n’a nullement empêché ◀le▶ retour en force ◀de▶ ◀la▶ politique dans ◀la▶ vie ◀de▶ Constant : elle aura plutôt contribué à en dramatiser ◀les▶ péripéties.
Il paraît probable, en effet, que ◀l’▶influence ◀de▶ Juliette ait été décisive lorsqu’au lendemain ◀de▶ ◀l’▶annonce du retour ◀de▶ ◀l’▶île d’Elbe, puis ◀la▶ veille même ◀de▶ ◀l’▶entrée ◀de▶ Napoléon à Paris, Benjamin publie dans ◀les▶ Débats deux articles violents en faveur des Bourbons et contre ◀le▶ Tyran.
Journal du 10 mars 1815. ◀La▶ débâcle est affreuse. Mon article ◀de▶ demain met ma vie en danger. Vogue ◀la▶ galère. S’il faut périr, périssons bien.
11 mars. Tout est perdu par cela même que tout le monde dit que tout est perdu.
18 mars. Fait un article pour ◀les▶ Débats. S’il triomphe et qu’il me prenne, je péris. N’importe. Tâchons ◀de▶ nous souvenir que ◀la▶ vie est ennuyeuse.
◀Le▶ lendemain 19 mars, Napoléon est aux Tuileries. Benjamin fuit vers Nantes, mais cette ville vient de passer à ◀l’▶empereur. Retour à Paris ◀le▶ 28 mars, à ◀la▶ faveur ◀d’▶une amnistie. Journées ◀de▶ trouble profond, Benjamin rencontre Joseph Bonaparte ◀le▶ 31 mars et note :
Et ◀le▶ 14 avril, au matin, ◀l’▶impossible se réalise : au lieu d’être arrêté, Constant reçoit une invitation ◀de▶ ◀l’▶empereur — et s’y rend sur ◀l’▶heure.
Dès lors, tout va très vite. Citons ◀le▶ journal : on ne saurait être plus sobre à propos d’un coup ◀de▶ théâtre dont je ne vois pas ◀d’▶autre exemple dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ vie politique en Europe.
14 avril. Entrevue avec ◀l’▶empereur. Longue conversation. C’est un homme étonnant. Demain je lui porte un projet ◀de▶ constitution… L. v. d. D. s. f. Dîné chez ◀la▶ duchesse de Raguse avec Juliette.
15 avril. Mon projet ◀de▶ constitution a eu peu de succès. Ce n’est pas précisément ◀de▶ ◀la▶ liberté qu’on veut.
18 avril. Entrevue ◀de▶ 2 heures. Ma constitution corrigée a mieux réussi… ◀L’▶opinion me blâme assez, mais je fais du bien…
19 avril. Longue entrevue. Beaucoup de mes idées constitutionnelles adoptées. Conversation sur d’autres sujets. Il est clair que ma conversation lui plaît. Annonce ◀de▶ ma nomination au Conseil ◀d’▶État. Lu mon roman, fou rire. Dîné chez Juliette. Soirée chez Fouché. Si ma nomination a lieu, je me lance tout à fait, sans abjurer aucun principe.
Ces sept lignes, au lieu des deux ou trois habituelles, rappellent sans ◀la▶ décrire une journée décisive ◀de▶ ◀l’▶aventure ◀de▶ Benjamin. Prenons une des indications télégraphiques :
Lu mon roman, fou rire.
Agrandissons ◀la▶ petite phrase et cela donne — dans ◀les▶ Souvenirs ◀de▶ Victor de Broglie, futur gendre ◀de▶ Benjamin — ceci :
◀L’▶auteur était fatigué, à mesure qu’il s’approchait du dénouement, son émotion augmentait et sa fatigue augmentait son émotion. À ◀la▶ fin, il ne put ◀la▶ contenir et il éclata en sanglots ; ◀la▶ contagion gagna ◀la▶ réunion tout entière, elle-même fort émue ; ce ne fut que pleurs et gémissements, puis, tout à coup, par une péripétie physiologique qui n’est pas rare, au dire des médecins, ◀les▶ sanglots devenus convulsifs tournèrent en éclats de rire nerveux et insurmontables…
Il s’agissait, on ◀l’▶a compris, ◀d’▶Adolphe, par quoi seul ◀le▶ public ◀d’▶aujourd’hui connaît ◀le▶ nom ◀de▶ Constant ; mais cela n’est qu’anecdote à ses yeux, comparé aux « idées constitutionnelles adoptées » ◀le▶ matin, à ◀la▶ nomination au Conseil ◀d’▶État, au dîner chez Juliette, et à ◀la▶ décision ◀de▶ « se lancer » aux côtés ◀de▶ celui dont il avait écrit un mois plus tôt :
C’est Attila, c’est Gengiskhan, plus terrible et plus odieux parce que ◀les▶ ressources ◀de▶ ◀la▶ civilisation sont à son usage.
V. Variations dans ◀la▶ constance
Mais revenons au sérieux du drame dans lequel Benjamin tout ◀d’▶un coup, malgré lui, tient un rôle décisif.
◀L’▶empereur, notera-t-il plus tard dans son Mémoire sur ◀les▶ Cent-Jours,
n’essaya pas ◀de▶ me tromper. Il ne voulut point se donner ◀le▶ mérite ◀de▶ revenir à ◀la▶ liberté par inclination. Il examina froidement, dans son intérêt, avec une impartialité trop voisine ◀de▶ ◀l’▶indifférence, ce qui était possible et ce qui était préférable.
En bref :
Je prévois, dit-il, une lutte difficile et une guerre longue. Pour ◀la▶ soutenir, il faut que ◀la▶ nation m’appuie, mais en récompense, je ◀le▶ crois, elle exigera ◀la▶ liberté. Elle en aura.
Ni ◀l’▶empereur ni Constant n’ont changé. Nul n’est dupe, nul ne cherche à duper l’autre. L’un veut régner et s’il y faut absolument ◀de▶ ◀la▶ liberté, accordons-en. L’autre veut être libre, et si cela n’est possible, pour un temps, que sous certaines conditions, acceptons-◀les▶.
◀Le▶ cynisme et ◀l’▶opportunisme, bien évidents ◀de▶ part et ◀d’▶autre, dialoguent en toute complicité, chacun des interlocuteurs restant fidèle à sa passion maîtresse, ◀la▶ puissance ou ◀la▶ liberté.
« ◀La▶ nation exigera ◀la▶ liberté ? Elle en aura. » Voilà qui est cynique à souhait. Mais Constant ◀l’▶est-il beaucoup moins quand il accepte ◀de▶ rédiger ce qu’on appellera ◀les▶ Actes additionnels aux Constitutions ◀de▶ ◀l’▶Empire ? Il y propose en fait à ◀la▶ signature du despote quelques-unes des propositions ◀les▶ plus subversives ◀de▶ ◀L’▶Esprit ◀de▶ conquête, et il y ajoute un projet précis ◀de▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe. A-t-il pu croire un seul instant que ◀la▶ France napoléonienne, « réparant ses longues erreurs », pourrait enfin se replacer au premier rang des puissances ◀de▶ paix, comme ◀l’▶avait suggéré deux ans plus tôt la dernière phrase ◀de▶ ◀L’▶Esprit ◀de▶ conquête ! Rien ◀de▶ moins probable. C’est dans ◀l’▶espoir ◀de▶ sauver un peu de liberté réelle qu’il s’expose aux vertueuses indignations des politiciens ◀de▶ son bord, ceux dont il parle à ◀la▶ fin des Cent-Jours :
21 juin 1815. ◀L’▶empereur m’a fait demander. Il est toujours calme et spirituel. Il abdiquera demain, je pense. ◀Les▶ misérables, ils ◀l’▶ont servi avec enthousiasme quand il écrasait ◀la▶ liberté, ils ◀l’▶abandonnent quand il ◀l’▶établit.
Dès ◀le▶ lendemain du départ ◀de▶ ◀l’▶empereur pour Rochefort puis pour Sainte-Hélène, Constant entre en opposition avec ◀la▶ Réaction royaliste qui va régner pendant quinze ans. Lorsque ◀le▶ roi ordonne ◀le▶ 8 juillet que ◀l’▶on ferme ◀les▶ portes des Chambres : « C’est une catastrophe ennuyeuse », note Benjamin, et il se dispose à écrire un mémoire apologétique sur son action durant ◀les▶ Cent-Jours. « Je ◀le▶ publierai sous forme de lettres. Il faut qu’il soit européen. »
Que celui qui vient de défier ◀le▶ Tyran au nom de ses principes républicains, se rallie aux Bourbons dès son retour à Paris ; qu’il soit le dernier à ◀les▶ défendre quand Louis XVIII et les siens ont déjà fui devant Napoléon ; qu’il accepte deux semaines plus tard ◀de▶ rédiger pour ◀l’▶empereur une constitution libérale, voilà ce que ses contemporains ont décidé ◀de▶ ne pas comprendre, et ils répètent en ricanant sa devise ironique : Inconstancia constans, « Constant dans ◀l’▶inconstance ».
Rien de plus injuste, on va ◀le▶ voir.
1°. Constant ne se rallie pas à ◀la▶ royauté mais à ◀la▶ Charte, quelque peu libérale, publiée tôt après ◀le▶ retour en France de Louis XVIII. À ceux qui ◀l’▶accusent ◀de▶ palinodie, il répond tranquillement qu’il ne sert pas un régime mais ◀la▶ liberté44. Certes, il déteste que ◀la▶ Charte prétende « octroyer » au peuple des droits qui lui appartiennent, mais c’est assez pour lui qu’elle apparaisse compatible avec ◀la▶ liberté.
2°. Aurait-il dû se faire harakiri, lui seul, quand ◀le▶ roi a quitté Paris ? « On m’a reproché ◀de▶ ne pas m’être fait tuer auprès du trône que, ◀le▶ 19 mars, j’avais défendu : c’est que ◀le▶ 20 j’ai levé ◀les▶ yeux, j’ai vu que ◀le▶ trône avait disparu et que ◀la▶ France restait encore. »
3°. À ceux qui ◀l’▶accusent ◀d’▶une troisième palinodie lorsqu’il accepte ◀l’▶invitation ◀de▶ Napoléon, il faut rappeler que ◀l’▶opportuniste en ◀l’▶occurrence, ce n’est pas Constant, c’est ◀l’▶empereur.
◀De▶ Golfe-Juan à Lyon, jusqu’à Paris, Napoléon a été accueilli aux cris ◀de▶ « Vive ◀l’▶empereur ! » mais aussi ◀de▶ « Vive ◀la▶ liberté ! ». Il sait qu’il doit compter avec ◀les▶ libéraux. Lorsqu’il apprend par Sébastiani ◀la▶ présence ◀de▶ Benjamin Constant à Paris :
Il faut ◀le▶ faire arrêter ! s’écrie-t-il. — Y pensez-vous ? réplique ◀le▶ Maréchal. À quoi bon ? Laissez-◀le▶ partir, ou plutôt… voyez-◀le▶ ! — Vous avez raison, faites-◀le▶ venir.45
◀De▶ là, ◀l’▶invitation du 14 avril.
Je ne croyais point — écrit Constant dans son Mémoire sur ◀les▶ Cent-Jours — à ◀la▶ conversion subite ◀d’▶un homme qui si longtemps avait exercé ◀l’▶autorité ◀la▶ plus absolue… Je voulais savoir par moi-même ce que nous pouvions espérer encore. Quelque incertaine que soit une chance pour ◀la▶ liberté ◀d’▶un peuple, il n’est pas permis ◀de▶ ◀la▶ repousser.
4°. Et enfin, et surtout, ◀la▶ preuve irréfutable ◀de▶ ◀la▶ constance ◀d’▶une pensée qui a toujours motivé son action, nous ◀l’▶avons dans ◀les▶ textes mêmes que Benjamin Constant n’a cessé ◀de▶ publier presque toujours contre ses intérêts et plus ◀d’▶une fois au péril ◀de▶ sa vie, sous ◀les▶ régimes successifs qu’elle contestait. ◀L’▶Esprit ◀de▶ conquête (troisième édition) ainsi que ◀les▶ Réflexions sur ◀les▶ constitutions publiées en mai 1815 pendant ◀les▶ Cent-Jours, comportent ◀de▶ nombreuses pages identiques à quelques mots près, aussi hostiles à ◀la▶ réaction royaliste qu’au despotisme et à ◀l’▶« usurpation » napoléoniennes : or, il se trouve que ces trois ouvrages ont été tirés ◀de▶ manuscrits restés inédits qui remontent à 1806, et que leurs dates ◀de▶ publication semblent avoir été choisies ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ moins opportune pour ◀l’▶auteur, mais ◀la▶ plus efficace pour ◀l’▶opposition. Parler encore au sujet de leur auteur ◀d’▶opportunisme, ◀d’▶inconstance, voire ◀de▶ palinodie, ne relève plus dès lors que ◀de▶ ◀l’▶étourderie, si ce n’est ◀de▶ ◀la▶ pure et simple mauvaise foi des ennemis ◀de▶ ◀la▶ liberté.
Benjamin n’a servi que ◀la▶ liberté. La sienne très mal, esclave qu’il fut ◀de▶ ses amours ; mais ◀la▶ liberté politique mieux que personne ◀de▶ son temps. ◀D’▶où ◀le▶ malentendu profond entre lui et ◀la▶ classe politique.
Il a servi ◀la▶ liberté, dans un pays et un siècle où ◀l’▶on servait ◀de▶ préférence une faction, au mieux un parti.
Et comme il est un cas bien rare ◀d’▶individu distancié ◀de▶ lui-même, on ne peut plus indépendant, tout concourt à ◀le▶ rendre ambigu, et pas seulement dans ◀le▶ temps ◀de▶ son action. Il est remarquable que ◀les▶ palinodies ostentatoires ◀d’▶un Talleyrand aient contribué à sa réputation ◀de▶ grand homme d’État, alors que ◀le▶ jeu subtil des variations ◀de▶ Benjamin au service ◀de▶ ◀la▶ Liberté, son thème constant, ne lui aient valu que ◀le▶ blâme très moral des partisans du pouvoir, quel qu’il soit, s’il réussit à s’imposer.
VI. Un manifeste ◀de▶ ◀la▶ liberté
Mais revenons au petit livre sur lequel Benjamin a joué sa tête et accessoirement sa carrière.
Ce manifeste ◀de▶ ◀la▶ liberté, déposé sur ◀le▶ seuil ◀de▶ notre ère, est resté sans effets sur ◀les▶ destins du siècle, sort qu’il partage avec la plupart des écrits politiques ; mais, cas plus rare, il n’a pas affecté ◀la▶ vie ◀de▶ son auteur, qui croyait tout risquer sur cette centaine ◀de▶ pages, et pourtant note en 1814 :
Éloges inouïs ◀de▶ mon livre. Cela ne mènera-t-il donc à rien ?
Réponse ◀de▶ ◀l’▶événement : à rien, ni pour lui-même ni pour ◀la▶ société. Car il ne sera pas fusillé, ne sera pas non plus ministre, et ◀l’▶Acte additionnel — dont Thiers a pu écrire que « jamais ◀la▶ liberté, toute celle qui est raisonnablement désirable, n’avait été plus complètement donnée à ◀la▶ France » — n’a jamais été appliqué.
On lit dans ◀la▶ préface à ◀la▶ 3e édition ◀de▶ ◀L’▶Esprit ◀de▶ conquête :
◀L’▶auteur ◀de▶ cet ouvrage a cru que ◀les▶ circonstances n’étaient pas favorables à ◀l’▶examen ◀d’▶une foule ◀de▶ questions abstraites. Il a extrait46 seulement ce qui lui a paru ◀d’▶un intérêt immédiat… Mais il a voulu conserver avec scrupule ce qu’un profond sentiment lui avait dicté.
Or, c’est cela qui assure ◀la▶ durée ◀d’▶un ouvrage : qu’il ait été au cœur, au plus chaud ◀de▶ ◀l’▶actuel éprouvé par ◀le▶ sentiment, il ira du même trait ◀de▶ ◀l’▶intime vécu à ◀l’▶universel objectif.
◀La▶ théorie ◀de▶ ◀l’▶état ◀de▶ guerre
◀L’▶actualité ◀de▶ ◀L’▶Esprit ◀de▶ conquête me paraît plus vive aujourd’hui qu’elle ne put ◀l’▶être en 1814. C’est bel et bien ◀la▶ théorie ◀de▶ ◀l’▶État-nation comme état ◀de▶ guerre en permanence qui est donnée pour la première fois dans cet écrit. Voyons cela sur ◀les▶ thèmes majeurs ◀de▶ ◀l’▶ouvrage.
◀La▶ critique ◀de▶ ◀la▶ classe militaire et des vertus « viriles » que ◀la▶ guerre développerait occupe les premiers chapitres. Elle peut paraître démodée, à première vue. Elle traduit en fait ◀l’▶intuition ◀d’▶une réalité neuve dont Benjamin Constant, qui n’en a pas encore une conscience claire, ressent déjà ◀l’▶aberration : ◀l’▶État-nation, né ◀de▶ ◀la▶ guerre, trouve dans ◀la▶ guerre ◀la▶ justification ◀de▶ sa tyrannie géométrique. « Un gouvernement qui parlerait ◀de▶ ◀la▶ gloire militaire comme but… se tromperait ◀d’▶un millier ◀d’▶années. » En effet : « ◀le▶ but unique des nations modernes, c’est ◀le▶ repos, avec ◀le▶ repos ◀l’▶aisance, et comme source ◀d’▶aisance, ◀l’▶industrie… ◀La▶ guerre est chaque jour un moyen plus inefficace ◀d’▶atteindre ce but… ◀L’▶homme n’est plus entraîné à s’y livrer, ni par intérêt, ni par passion. » Tout cela nous paraît un peu fade parce que c’est devenu tellement plus évident au temps de ◀la▶ bombe nucléaire, arme qui a ◀l’▶avantage ◀de▶ faire voir au plus sot ◀l’▶essentielle inutilité ◀d’▶une guerre « nationale » aujourd’hui, et ◀l’▶abyssale aberration ◀d’▶une guerre « idéologique » ◀de▶ dévastation mutuelle et matérielle pour des siècles. (C’est pourtant vers quoi nous allons, vers quoi nous continuons ◀d’▶aller.)
Dans ◀la▶ critique constantienne ◀de▶ ◀la▶ guerre nationale, née ◀de▶ ◀la▶ Convention plus que ◀de▶ Napoléon (qui n’a guère inventé que ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀la▶ gagner pour un temps), nous découvrons en réalité une critique prospective ◀de▶ ◀l’▶État totalitaire lié à ◀la▶ guerre totale, à ◀l’▶idée que celle-ci peut être payante, et au développement ◀de▶ ◀l’▶industrie qui en résulte à la fois et ◀la▶ prépare. « ◀La▶ discipline militaire implique ◀la▶ discipline politique », dira plus tard Mussolini. C’est pourquoi Bonaparte instaure ◀la▶ lecture obligatoire et quotidienne du Moniteur (en russe Pravda), toute autre gazette interdite. Il instaure ◀le▶ règne ◀de▶ ◀l’▶uniformité des curiosités mêmes ◀de▶ ◀l’▶esprit, condition ◀de▶ ◀la▶ mise en uniforme ◀d’▶une nation tout entière par son État, c’est-à-dire par ◀la▶ dictature du Parti qui s’est emparé ◀de▶ ◀l’▶État et qui s’arroge ◀le▶ droit ◀de▶ représenter ◀la▶ nation — qu’il soit d’ailleurs jacobin ou fasciste, national-socialiste ou communiste.
« Dans tous ◀les▶ temps, ◀la▶ guerre sera, pour ◀les▶ gouvernements, un moyen ◀d’▶accroître leur autorité », écrira Constant un peu plus tard47, et tout ◀le▶ confirme depuis près de deux siècles. (◀La▶ création ◀de▶ ◀l’▶État-nation comme machine ◀de▶ guerre date ◀de▶ ◀la▶ déclaration ◀de▶ guerre « à tous ◀les▶ rois ◀d’▶Europe » faite par ◀la▶ Convention ◀le▶ 20 avril 1792.) Pour ◀le▶ meilleur et pour ◀le▶ pire, dans sa genèse comme dans ses fins, ◀l’▶État-nation est lié à ◀la▶ guerre, mieux : il est ◀l’▶état ◀de▶ guerre en permanence.
◀D’▶où ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀la▶ discipline étendue à tous ◀les▶ domaines ◀de▶ ◀l’▶existence — ◀de▶ ◀la▶ « mise au pas » des hitlériens à ◀l’▶autocritique sous Staline. « ◀Le▶ même code, ◀les▶ mêmes mesures, ◀les▶ mêmes règlements et, si ◀l’▶on peut y parvenir graduellement, ◀la▶ même langue, voilà ce qu’on proclame ◀la▶ perfection ◀de▶ toute organisation sociale. […] Sur tout ◀le▶ reste, ◀le▶ grand mot aujourd’hui c’est ◀l’▶uniformité. »
Cet impérialisme stato-national, identifié par Constant à ◀l’▶esprit ◀de▶ conquête, poursuivra désormais ◀les▶ vaincus « dans ◀l’▶intérieur ◀de▶ leur existence… Jadis, ◀les▶ conquérants exigeaient que ◀les▶ députés des nations conquises parussent à genoux en leur présence. Aujourd’hui, c’est ◀le▶ moral ◀de▶ ◀l’▶homme qu’on veut prosterner ».
Ici se révèle ◀la▶ vraie nature du régime ◀de▶ « ◀l’▶Usurpateur ». Ce n’est pas ◀la▶ dictature classique, bien connue ◀de▶ ◀l’▶Antiquité, c’est infiniment plus pervers. Car :
◀Le▶ despotisme règne par ◀le▶ silence, et laisse à ◀l’▶homme ◀le▶ droit ◀de▶ se taire ; ◀l’▶usurpation ◀le▶ condamne à parler, elle ◀le▶ poursuit dans ◀le▶ sanctuaire intime ◀de▶ sa pensée, et, ◀le▶ forçant à mentir à sa conscience, elle lui ravit la dernière consolation qui reste encore à ◀l’▶opprimé.48
◀Le▶ despotisme laissait une chance au peuple qui se révolterait, mais ◀l’▶usurpation ◀l’▶avilit en même temps qu’elle ◀l’▶opprime. Elle rend, même après sa chute, toute liberté, toute amélioration impossible… Et ◀l’▶on comprend soudain ◀le▶ sens actuel ◀de▶ ◀l’▶« usurpation » dénoncée par ces phrases sans doute moins frappantes pour ◀l’▶homme ◀de▶ 1815 que pour ◀le▶ contemporain des totalitaires rouges, bruns ou noirs. Sans ◀le▶ savoir, c’est à notre siècle que parlait Benjamin Constant.
Du mensonge comme méthode ◀de▶ gouvernement
◀Le▶ chapitre VIII ◀de▶ ◀L’▶Esprit ◀de▶ conquête est l’un des deux sommets ◀de▶ ◀l’▶ouvrage, le second étant ◀le▶ chapitre XIII sur ◀l’▶Uniformité. Constant part ◀d’▶une constatation que notre génération, hélas, ne saurait mettre en doute une seconde :
Tout en s’abandonnant à ses projets gigantesques, ◀le▶ gouvernement n’oserait dire à ◀la▶ nation : Marchons à ◀la▶ conquête du monde. Elle lui répondrait ◀d’▶une voix unanime : Nous ne voulons pas ◀de▶ ◀la▶ conquête du Monde. Mais il parlerait ◀de▶ ◀l’▶indépendance nationale, ◀de▶ ◀l’▶arrondissement des frontières, des intérêts commerciaux. […] Sous le prétexte de précautions dictées par ◀la▶ prévoyance, ce gouvernement attaquerait ses voisins ◀les▶ plus paisibles, ses plus humbles alliés, en leur supposant des projets hostiles, et comme devançant des agressions méditées. Si ◀les▶ malheureux objets ◀de▶ ses calomnies étaient facilement subjugués, il se vanterait ◀de▶ ◀les▶ avoir prévenus : s’ils avaient ◀le▶ temps et ◀la▶ force ◀de▶ lui résister, vous ◀le▶ voyez, s’écrierait-il, ils voulaient ◀la▶ guerre puisqu’ils se défendent.
Et ◀le▶ ton monte et se soutient dans ◀la▶ dénonciation précise et implacable des arguments ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀de▶ conquête :
Certains gouvernements quand ils envoient leurs légions ◀d’▶un pôle à l’autre, parlent encore ◀de▶ ◀la▶ défense de leurs foyers ; on dirait qu’ils appellent leurs foyers tous ◀les▶ endroits où ils ont mis ◀le▶ feu.
Endroits qui ont été dans ce siècle Dantzig et ◀le▶ pays des Sudètes, puis Budapest et Prague, enfin ◀le▶ Cambodge et Kaboul.
Essayez ◀d’▶illustrer chaque proposition : vous aurez tous ◀les▶ arguments invoqués récemment par ◀les▶ maîtres de l’URSS pour justifier ◀l’▶occupation ◀de▶ ◀l’▶Afghanistan par une armée ◀de▶ 100 000 hommes, destinée à « prévenir toute ingérence militaire » dans ce pays, à « devancer des agressions méditées » non seulement en Amérique mais « ailleurs » (en Chine ?), et qui se trouvent confirmés par ◀le▶ fait que ◀les▶ Afghans se défendent…
◀D’▶un nouveau genre ◀de▶ fédéralisme
Contre tout cela, qui ne fait encore que germer sous ses yeux, et dont ◀l’▶épanouissement attendra notre siècle, Constant propose un arrangement ◀de▶ ◀la▶ société qui correspond au sens exact ◀de▶ ce que nous appelons aujourd’hui fédéralisme, et qu’il est le premier à nommer dans ses Principes ◀de▶ politique publiés à Paris pendant ◀les▶ Cent-Jours :
Je n’hésite pas à ◀le▶ dire : il faut introduire dans notre administration intérieure beaucoup de fédéralisme.49
Ce qu’il a fort bien vu ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu, c’est qu’un fédéralisme lié à ◀la▶ paix comme ◀l’▶État-nation ◀l’▶est à ◀la▶ guerre, doit partir ◀d’▶en bas, des racines, des groupes ◀de▶ base que sont familles, communes, petite patrie, où ◀la▶ voix ◀d’▶un homme puisse porter et ◀le▶ dialogue se nouer sur ◀l’▶agora.
Des peuples placés dans des situations, élevés dans des coutumes, habitant des lieux dissemblables, ne peuvent être ramenés à des formes, à des usages, à des pratiques, à des lois absolument pareilles, sans une contrainte qui leur coûte beaucoup plus qu’elle ne leur vaut. […] On voit ◀le▶ patriotisme qui naît des variétés locales, seul genre ◀de▶ patriotisme véritable, renaître comme ◀de▶ ses cendres, dès que ◀la▶ main du pouvoir allège un instant son action… ◀Les▶ habitants ◀d’▶une commune trouvent du plaisir à tout ce qui leur donne ◀l’▶apparence ◀d’▶être constitués en corps ◀de▶ nation… Mais ◀la▶ jalousie ◀de▶ ◀l’▶autorité ◀les▶ surveille, s’alarme, et brise ◀le▶ germe prêt à éclore… Quelle politique déplorable que celle qui en fait ◀de▶ ◀la▶ rébellion.
On pense aux Gallois, aux Bretons, aux Corses, aux Tyroliens du Sud, aux Catalans naguère, à cent autres régions en Europe, dont la plupart d’ailleurs ne sont pas des ethnies, mais des communautés culturelles et civiques, liées par un passé ou un avenir commun. Et voici ◀la▶ critique décisive du centralisme jacobin (on ◀la▶ retrouve en termes analogues dans trois écrits ◀de▶ Constant à cette époque) :
Dans tous ◀les▶ États où ◀l’▶on détruit ainsi toute vie partielle, un petit État se forme au centre : dans ◀la▶ capitale s’agglomèrent tous ◀les▶ intérêts ; là vont s’agiter toutes ◀les▶ ambitions ; ◀le▶ reste est immobile50. ◀Les▶ individus, perdus dans leur isolement contre nature… sans contact avec ◀le▶ passé… jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent ◀d’▶une patrie qu’ils n’aperçoivent nulle part, et dont ◀l’▶ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune ◀de▶ ses parties. ◀La▶ variété, c’est ◀de▶ ◀l’▶organisation ; ◀l’▶uniformité, c’est du mécanisme. ◀La▶ variété, c’est ◀la▶ vie ; ◀l’▶uniformité, c’est ◀la▶ mort.
◀Le▶ système fondé sur ◀les▶ patries locales — nous dirons ◀les▶ régions — que Constant préconise en ce point, c’est ◀l’▶antithèse parfaite du centralisme jacobin poussé à ◀l’▶extrême par ◀les▶ nécessités ◀de▶ ◀la▶ guerre napoléonienne et ◀de▶ ◀la▶ mise en uniforme — morale autant que physique — ◀de▶ ◀la▶ nation. C’est ◀le▶ système fédéraliste par excellence, qui consiste à confier telle tâche donnée à ◀la▶ communauté — municipale, régionale, fédérale, voire mondiale dans quelques cas — ◀de▶ dimensions correspondantes. Tout ◀le▶ secret du fédéralisme est dans cette clé ◀de▶ répartition des compétences.
VII. Fédéralisme européen
En demandant que ◀l’▶on introduise dans ◀l’▶administration des États « beaucoup de fédéralisme », Benjamin Constant ajoutait :
Mais un fédéralisme différent ◀de▶ celui qu’on a connu jusqu’ici.51
Nous venons de voir comment il ◀l’▶entendait pour ◀l’▶intérieur. Or, il est très certain que « ◀la▶ constitution intérieure ◀d’▶un État et ses relations extérieures sont intimement liées ». Il serait absurde ◀de▶ ◀les▶ séparer et ◀de▶ vouloir à tout prix conserver dans ◀la▶ fédération, à chaque nation, une indépendance absolue tout en refusant à chaque région une autonomie relative. Constant dénonce ici, par avance, ◀l’▶utopie que ◀l’▶on opposera, au xxe siècle, sous ◀le▶ nom ◀de▶ « confédération », à toute fédération sincère :
◀L’▶on a nommé fédéralisme une association ◀de▶ gouvernements qui avaient conservé leur indépendance mutuelle, et ne tenaient ensemble que par des liens politiques extérieurs. Cette institution est singulièrement vicieuse. ◀Les▶ États fédérés réclament d’une part sur ◀les▶ individus ou ◀les▶ portions ◀de▶ leur territoire une juridiction qu’ils ne devraient point avoir, et ◀de▶ l’autre, ils prétendent conserver à l’égard du pouvoir central une indépendance qui ne doit pas exister. Ainsi ◀le▶ fédéralisme est compatible, tantôt avec ◀le▶ despotisme dans ◀l’▶intérieur, et tantôt à ◀l’▶extérieur avec ◀l’▶anarchie.
C’est ce pseudo-fédéralisme très « vicieux » que récuse Constant. Il veut ◀le▶ contraire : ◀la▶ fédération bien liée ◀d’▶États formés eux-mêmes ◀de▶ régions autonomes. Et il conclut :
Tel est ◀le▶ fédéralisme qu’il me semble utile et possible ◀d’▶établir parmi nous. Si nous n’y réussissons pas, nous n’aurons jamais un patriotisme paisible et durable.
Quoi de plus actuel qu’un message qui nous rappelle, avec une urgence croissante, ◀les▶ conditions vitales ◀de▶ tout avenir ?