L’▶Europe, invention culturelle (1980)bh bi
◀Le▶ Phénomène Europe, dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ planète, oppose une réaction ◀de▶ rejet quasi instantanée à toute tentative ◀d’▶explication économiste ou réductionniste ◀de▶ modèle marxiste.
Il n’est pas né ◀d’▶une économie originale, qui devait au contraire en naître en faisait simplement l’une des trois parties du monde, c’est-à-dire « ◀l’▶héritage ◀de▶ Japhet », ◀l’▶Asie étant ◀l’▶héritage ◀de▶ Sem et ◀l’▶Afrique celui ◀de▶ Cham.bj
Il n’est pas né ◀d’▶une économie originale, qui devait au contraire en naître tardivement. Ni ◀de▶ rapports sociaux qui ont changé dans cette région du monde, au cours du dernier millénaire, sur un rythme si rapide et si ample que ◀l’▶Asie et ◀l’▶Afrique en comparaison illustrent ◀l’▶immobilité.
Du point de vue ◀de▶ ◀l’▶histoire, il n’apparaît nullement comme ◀le▶ développement ◀d’▶une unité originelle, ethnique, religieuse ou culturelle, mais au contraire comme ◀la▶ résultante toujours mouvante et aléatoire ◀de▶ dynamismes culturels contradictoires, venus de ◀l’▶est et du sud, puis du nord.
Il n’est pas né ◀de▶ ◀l’▶Empire romain mais plutôt ◀de▶ ◀la▶ nostalgie ◀de▶ son âge ◀d’▶or et ◀d’▶une prise de conscience diffuse et très tardive ◀de▶ sa chute. Il n’est pas né, non plus, ◀de▶ quelque convergence miraculeuse ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Rome et ◀de▶ Jérusalem révélant une sorte ◀d’▶idée platonicienne ◀de▶ ◀l’▶Europe, comme on ◀le▶ répète après Paul Valéry, mais plutôt ◀d’▶un oubli séculaire des valeurs antiques, longuement submergées par ◀les▶ coutumes ethniques, sociales et religieuses des Germains et des Celtes, des Vikings et des Ibères réordonnées et composées bon an mal an sous ◀l’▶égide ◀de▶ ◀l’▶Église ◀d’▶Occident et dans ses hiérarchies romaines, puis évangélisées par des ordres irlandais, italiens et burgondes, jusqu’à ◀la▶ résurgence hellénistique, puis grecque classique et hébraïque, ◀de▶ ◀la▶ Renaissance et ◀de▶ ◀la▶ Réforme.
Création culturelle s’il en fût, unité composée contre toute vraisemblance, irréductible à tout système ◀d’▶explication fondé sur quelque infrastructure « matérielle », ◀d’▶économie, ◀de▶ classes, ou ◀de▶ « moyens ◀de▶ production », ◀le▶ phénomène européen peut être décrit comme résultant ◀de▶ prises ◀de▶ conscience successives, nées chaque fois ◀de▶ ◀l’▶émergence ◀d’▶une menace générale dont quelques grands esprits devinaient seuls ◀l’▶approche ou ressentaient ◀l’▶action déjà présente. Parmi eux des poètes d’abord, ◀de▶ Dante à Saint-John Perse en passant par Hugo ; des politiques imaginatifs, du roi Georges Podiebrad à William Penn et du duc de Sully à Aristide Briand ; enfin des intellectuels au sens moderne, ◀de▶ Vico, Montesquieu et Rousseau jusqu’aux grands écrivains européens ◀de▶ la première moitié du xxe siècle.
Je retracerai ◀les▶ étapes principales ◀de▶ cette aventure culturelle. Puis j’essaierai ◀de▶ comprendre ◀les▶ raisons — si on ose dire — ◀de▶ ◀la▶ défection générale dont nous sommes aujourd’hui ◀les▶ témoins.
Je considère ◀le▶ ◀De▶ Monarchia de Dante, 1308, comme le premier manifeste européen, philosophique et politique. C’est un appel à ◀l’▶empereur Henri VII, qui vient se faire sacrer à Rome, pour restaurer ◀l’▶unité des esprits dans ◀la▶ diversité normale et nécessaire des coutumes et des lois locales. Or, cette paix que seule procure ◀l’▶unité essentielle dans ◀la▶ diversité ◀de▶ ◀l’▶existence, Dante ◀la▶ voit compromise par ◀la▶ montée des royaumes nationaux déchirant ◀la▶ tunique sans couture du Saint-Empire.
Cinq ans plus tôt, en 1303 Philippe le Bel a fait gifler ◀le▶ pape, à Anagni, dans ◀le▶ même temps qu’il s’est fait proclamer par ses légistes « empereur en son royaume, … ne reconnaissant aucun supérieur sur ses terres », c’est-à-dire récusant toute allégeance envers ◀l’▶Empire comme envers ◀la▶ papauté. C’est ◀la▶ partie qui veut se faire passer pour ◀le▶ tout. C’est ◀l’▶utopie naissante ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale absolue. « ◀La▶ tunique sans couture » du monde en paix sous « ◀le▶ divin Auguste monarque, et Paul nomma cet état très heureux ◀la▶ plénitude des temps », ◀la▶ voici « déchirée par ◀les▶ ongles ◀de▶ ◀la▶ cupidité ». Et Dante s’écrie :
Ô genre humain, ◀de▶ quelles luttes et querelles, ◀de▶ quels naufrages dois-tu être agité ! Tu es devenu un monstre aux multiples têtes, et tu te perds en efforts contradictoires. Tu es malade en l’un et l’autre ◀de▶ tes intellects, et aussi en ta sensibilité ; tu n’as pas souci ◀de▶ nourrir ◀l’▶intellect supérieur par des raisons irréfragables ; ni ◀l’▶intellect inférieur par ◀l’▶expérience ; ni ◀la▶ sensibilité par ◀la▶ douceur ◀de▶ ◀l’▶appel divin, lorsque ◀les▶ trompettes divines, au nom du Saint-Esprit, annoncent : « combien il est bon, combien il est agréable ◀de▶ vivre avec des frères et ◀d’▶être fondu en un. »
Deux siècles et demi plus tard, ◀le▶ grand humaniste Æneas Silvius Piccolomini, devenu pape sous ◀le▶ nom ◀de▶ Pie II, donne à ce continent, naguère encore désigné comme ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ chrétienté (christianitas) son nom légendaire et païen ◀d’▶Europe. Dans sa Cosmographie générale, il ◀le▶ décrit comme un ensemble humain et historique, non plus seulement géographique, dont il détaille ◀les▶ conditions ecclésiastiques et politiques, économiques et sociales, nous dirions aujourd’hui : culturelles au sens large.
Cette révolution dans ◀la▶ conception et ◀l’▶approche du phénomène européen s’explique à ◀l’▶évidence par ◀le▶ fait dominant du xve siècle : ◀la▶ chute ◀de▶ Byzance, qui a précédé ◀de▶ cinq ans ◀l’▶élection ◀d’▶Æneas Silvius au pontificat. Une fois de plus, c’est ◀l’▶angoisse, ◀la▶ menace et ◀le▶ désastre qui ont suscité ◀la▶ prise de conscience ◀de▶ quelque chose ◀de▶ grand qui nous englobe, qui peut périr et qui attend ◀de▶ nous seuls sa renaissance. Et de nouveau, c’est un grand clerc, mieux, un homme ◀de▶ ◀l’▶esprit, un poète, qui va dire ◀les▶ paroles créatrices du sentiment ◀de▶ communauté. Dans son traité Sur ◀la▶ chute ◀de▶ Constantinople et ◀la▶ guerre contre ◀les▶ Turcs, pour la première fois dans ◀l’▶Histoire, Pie II identifie ◀l’▶Europe à « notre patrie, notre maison », car tout y participe ◀d’▶un même destin menacé. Il écrit :
Maintenant, c’est en Europe même, c’est-à-dire dans notre patrie, dans notre propre maison, dans notre siège, que nous sommes attaqués et tués.
◀La▶ tradition des poètes chantant ◀l’▶Europe, ses merveilleuses diversités et sa passion ◀de▶ ◀la▶ liberté, se poursuit jusqu’au xixe siècle romantique des Novalis d’abord (Die Christenheit oder Europa) puis des Petöfi et des Mickiewicz, jusqu’aux admirables appels ◀de▶ celui qui fut sans doute ◀le▶ plus grand lyrique ◀de▶ ◀l’▶idéal ◀d’▶union européenne dans tous ◀les▶ congrès ◀de▶ ◀la▶ paix et ◀de▶ ◀la▶ fédération des peuples qu’il a traversés pendant vingt ans, environné ◀d’▶un long tonnerre ◀d’▶acclamations : Victor Hugo. Et au xxe siècle c’est encore un ◀de▶ nos plus grands poètes, Saint-John Perse, qui, sous son nom ◀d’▶Alexis Léger, écrira ◀le▶ Mémorandum sur ◀l’▶organisation ◀d’▶un régime ◀d’▶union fédérale en Europe, présenté par Aristide Briand à ◀la▶ SDN en 1930. Ce texte va fixer ◀le▶ vocabulaire et ◀les▶ formules ◀de▶ base — telles que « solidarités ◀de▶ fait », « institutions communes », « marché commun »38 — qu’on retrouvera dans tous ◀les▶ traités européens, des Statuts ◀de▶ Conseil de l’Europe (1949bk) au traité ◀de▶ Rome (1957), en passant par ◀le▶ traité instituant ◀la▶ Communauté européenne du charbon et de l’acier (1951).
◀L’▶Europe étant à proprement parler une vue ◀de▶ ◀l’▶esprit, il était naturel que ◀les▶ clercs, ◀les▶ poètes, et ceux qu’on nomme depuis ◀le▶ xviiie siècle ◀les▶ intellectuels soient les premiers à concevoir ◀la▶ possibilité et ◀la▶ nécessité ◀de▶ son union.
Je ne rappelle que pour mémoire une autre généalogie des relations entre ◀la▶ culture et ◀l’▶Europe : celle des penseurs politiques imaginatifs. Elle va du roi de Bohême Georges Podiebrad, contemporain et rival ◀de▶ Pie II, par Sully, William Penn, Gentz, Burke, Saint-Simon, Tocqueville, Gioberti, Donoso Cortès, jusqu’aux « pères de l’Europe » ◀de▶ notre siècle, ◀les▶ Briand, Schuman, ◀de▶ Gasperi, Jean Monnet et Paul-Henri Spaak.
Mais c’est dans ◀la▶ généalogie des philosophes qu’on voit s’annoncer au xviiie siècle ◀le▶ type ◀de▶ ◀l’▶intellectuel au sens actuel du terme : cela se passe entre Leibniz et Kant — Leibniz, auteur ◀d’▶un projet ◀d’▶Académie européenne ou fédération ◀de▶ savants constitués en collèges distincts, ◀d’▶un projet ◀de▶ Tribunal européen, ◀d’▶un projet faisant ◀de▶ ◀la▶ Russie ◀le▶ trait ◀d’▶union entre ◀l’▶Europe unie et ◀la▶ Chine, et enfin ◀de▶ divers projets œcuméniques. Et Kant, auteur ◀de▶ Projet ◀de▶ paix perpétuelle (1795), texte fédéraliste s’il en fût, dans lequel il démontre que ◀les▶ « tendances antisociales des États », comme ◀la▶ conquête, ◀les▶ guerres, ◀la▶ levée des impôts, ◀les▶ armements toujours plus lourds et ◀la▶ hausse des prix, ne peuvent être enrayées que si ◀la▶ souveraineté absolue est enlevée aux princes et passe aux peuples. (C’est ◀la▶ doctrine rousseauiste dans sa pureté.) ◀Le▶ projet ◀de▶ fédération européenne est défini avec une grande rigueur dans ce traité, où ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale absolue, constitué sous Philippe le Bel et qui allait prendre sa forme ◀la▶ plus radicale lors de ◀la▶ substitution ◀de▶ ◀l’▶État au Roi en 1793, est expressément dénoncé comme « absence ◀de▶ légalité », et « source ◀de▶ guerres ». ◀La▶ possibilité ◀de▶ réaliser (il s’agit ◀de▶ réalité objective) cette idée ◀de▶ fédération, qui doit s’étendre progressivement à tous ◀les▶ États et ◀les▶ conduire à ◀la▶ paix perpétuelle, peut se concevoir. « Aux yeux de ◀la▶ raison, il n’y a pas, pour des États entretenant des relations réciproques, ◀d’▶autre moyen ◀de▶ sortir ◀de▶ ◀l’▶absence ◀de▶ légalité, sources ◀de▶ guerres déclarées, que ◀de▶ renoncer, comme ◀les▶ individus, à leur liberté sauvage (anarchique), pour s’accommoder ◀de▶ ◀la▶ contrainte publique des lois et former ainsi un « État des nations (civitas gentium) croissant sans cesse librement, qui s’étendrait à ◀la▶ fin à tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀la▶ terre ».
Pour Hegel, une génération plus tard, ◀l’▶Europe est vraiment « ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶Histoire dont ◀l’▶Asie est ◀le▶ commencement ». Elle est ◀le▶ lieu où se couche ◀le▶ soleil physique « et où se lève ◀le▶ soleil intérieur ◀de▶ ◀la▶ conscience ◀de▶ soi » (Leçons ◀de▶ philosophie ◀de▶ ◀l’▶histoire).
Il faudrait citer ici tous ◀les▶ philosophes romantiques allemands, Fichte, Schelling, Baader, Görres, ◀les▶ frères Schlegel, dont ◀l’▶européocentrisme ne ◀le▶ cède en rien à celui ◀de▶ Hegel ; puis à leur suite, Auguste Comte, qui attribue à ◀l’▶Europe ◀le▶ rôle « ◀d’▶agent et ◀de▶ théâtre ◀de▶ ◀la▶ révolution sociale ◀la▶ plus complète » du genre humain, ou encore ◀de▶ « lieu essentiel ◀de▶ ◀la▶ civilisation prépondérante ».
Pour ◀le▶ reste du siècle, ◀les▶ noms ◀de▶ Nietzsche, ◀de▶ Proudhon, ◀de▶ Jacob Burckhardt, ◀d’▶Ernest Renan et ◀de▶ Dostoïevski donnent une juste idée ◀de▶ ◀la▶ profondeur et ◀de▶ ◀l’▶universalité ◀de▶ ◀l’▶idée européenne qu’ils illustrent — en vain d’ailleurs, car déjà ◀l’▶État nationaliste, par ses écoles, ses casernes et ses journaux est en bon train ◀de▶ conditionner ◀les▶ esprits, ◀les▶ corps, et ◀les▶ réflexes ◀de▶ ◀l’▶âme collective, en vue ◀d’▶une guerre générale que personne ne veut, paraît-il, que tout prépare et qui éclatera ◀le▶ 1er août 1914.
Et pourtant, durant le premier tiers du xxe siècle, jusqu’à ◀l’▶irruption des régimes totalitaires du Père des peuples, du Duce et du Führer, ◀les▶ plus grands écrivains ◀de▶ nos pays (à ◀l’▶exception ◀de▶ quelques cas ◀de▶ nationalisme flamboyant comme Kipling, Barrès et ◀d’▶Annunzio) écrivent tous sur ◀l’▶Europe, sur ses origines culturelles, sur sa mission dans ◀le▶ monde, sur ◀le▶ dilemme où elle est prise entre sa vocation fédéraliste ◀d’▶union pour ◀les▶ diversités à sauvegarder et ◀la▶ fascination mortelle ◀de▶ nationalismes stupidement vaniteux mais non moins suicidaires. Qu’il suffise ◀de▶ citer ◀les▶ noms allemands ◀de▶ Spengler, Thomas Mann et Keyserling ; français ◀de▶ Sorel, Valéry, Gide, Jules Romains et Romain Rolland ; anglais ◀d’▶Hilaire Belloc, Christopher Dawson, T. S. Eliot ; espagnols ◀d’▶Ortega y Gasset, Unamuno, ◀d’▶Ors et Madariaga ; italien ◀de▶ Croce ; autrichien ◀de▶ Hofmannsthal… — tous auteurs ◀d’▶essais majestueux sur ◀l’▶Europe, son génie spécifique et ses névroses matérialistes, sa vocation universaliste et ses délires nationalistes ; et surtout, sur ◀l’▶Europe comme patrie des hommes libres et du refus ◀de▶ ◀la▶ fatalité. Jamais ◀l’▶intelligentsia ◀de▶ nos pays n’aura été plus naturellement européenne, ni mieux consciente ◀de▶ ses raisons ◀de▶ ◀l’▶être, qu’à ◀la▶ veille ◀de▶ ◀l’▶agression totalitaire : son impuissance à orienter ou seulement à influencer si peu que ce soit ◀la▶ politique des États-nations n’en apparaît que plus décourageante.
◀La▶ génération suivante, que ◀l’▶on a baptisée celle des « non-conformistes des années 1930 », celle des jeunes mouvements personnalistes français, anglais, belges, hollandais, allemands et suisses, est animée par des « intellectuels » encore peu connus — et pour cause : ils ont en moyenne 27 ans, et ◀la▶ TV n’existe pas — auxquels se joindront généreusement parmi ◀les▶ aînés Jacques Maritain et Nicolas Berdiaev, Gabriel Marcel, puis Karl Jaspers. C’est cette génération qui va créer ◀la▶ notion ◀d’▶engagement ◀de▶ ◀l’▶écrivain (ou du créateur ◀de▶ culture) au service ◀de▶ ◀la▶ Cité européenne plus particulièrement. ◀Les▶ deux revues principales du mouvement en France, Esprit et L’Ordre nouveau consacrent chacune plusieurs numéros spéciaux aux problèmes ◀de▶ ◀l’▶Europe, des frontières nationales, du fédéralisme européen, et ◀de▶ ◀l’▶anti-Europe des fascistes et des nazis39.
Mais pour original qu’il soit, pour efficace qu’il aille se révéler à travers ◀la▶ Résistance ◀de▶ neuf pays ◀le▶ mouvement personnaliste ne consiste encore, aux yeux du grand public et surtout des Pouvoirs, qu’en une poussière ◀de▶ ce qu’on nommera trente ans plus tard des « groupuscules ».
Survient ◀la▶ guerre ◀de▶ 1939, ◀le▶ Blitzkrieg, ◀l’▶occupation du continent des Pyrénées à ◀la▶ Volga et ◀d’▶Oslo à Athènes. ◀L’▶anti-Europe va-t-elle tout écraser ? ◀L’▶effort des groupes personnalistes et ◀de▶ leurs camarades européens dans ◀les▶ deux camps, menant une lutte commune et clandestine, est-il à tout jamais perdu ?
J’ai pu ◀le▶ craindre, par bouffées ◀d’▶angoisse, durant mes années ◀d’▶exil américain, ◀de▶ fin 1940 à 1946. Mais à mon premier retour en Europe, en 1946, ce que je découvre, c’est que ◀le▶ problème intellectuel prioritaire que proposent à leurs invités ◀les▶ Rencontres internationales ◀de▶ Genève est justement celui ◀de▶ ◀l’▶Esprit européen. Un an plus tard, ◀le▶ problème politique numéro un, sujet du congrès ◀de▶ Montreux, sera ◀l’▶union fédérale ◀de▶ nos peuples.
À Genève, au début ◀de▶ septembre 1946, se produit quelque chose qu’on n’avait pas vu depuis treize ans : non seulement Allemands et Français, Italiens et Anglais dialoguent, mais aussi démocrates et communistes, poètes et philosophes. Il y a là Benda, Bernanos, Flora, Guéhenno, Jaspers, Lukacs, Rougemont, Salis et Spender comme conférenciers ; et parmi leurs interlocuteurs désignés, Jeanne Hersch, François Bondy, Merleau-Ponty, Robert Aron, Maurice Druon, Ernest Ansermet, Jean Wahl et Jean Starobinski. Il s’agit ◀de▶ la première confrontation des intellectuels et ◀de▶ ◀l’▶Europe à sauverbl.
Beaucoup de choses significatives ont été dites sur ◀le▶ problème européen durant ces conférences et ◀les▶ débats publics qui ◀les▶ prolongeaient ◀le▶ lendemain. Presque tout ◀l’▶essentiel. Mais pour quelles suites ? Peu de participants se sont engagés. Je ◀les▶ compte sur ◀les▶ doigts ◀d’▶une main : 5 ou 6 sur 36 orateurs, je crois bien. Certes, leurs thèses principales ont été reprises un peu partout (notamment quelques-unes des miennes par Malraux, deux mois plus tard, à ◀la▶ Sorbonne sous ◀les▶ auspices ◀de▶ ◀l’▶Unesco). Mais à part ◀les▶ cinq « engagés », qui se retrouveront dans ◀les▶ futurs congrès européens, ◀le▶ reste se perd, non dans ◀le▶ silence, hélas…
Il en ira tout autrement du congrès fédéraliste ◀de▶ Montreux, un an plus tard. Où vont se retrouver, après six ans ◀de▶ guerre et ◀de▶ Résistance, nombre ◀de▶ « non-conformistes des années 1930 » qui avaient collaboré aux groupes ◀de▶ l’Ordre nouveau ou ◀d’▶Esprit, et des camarades résistants des pays ◀de▶ ◀l’▶Axe, qu’ils ne connaissaient pas encore, comme Ignazio Silone, Altiero Spinelli, Henri Brugmans, Eugen Kogon.
Du congrès ◀de▶ Montreux va naître ◀le▶ Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe qui se tient au début ◀de▶ mai 1948 à La Haye, sous ◀la▶ présidence ◀d’▶honneur ◀de▶ Churchill, d’ailleurs présent et très souvent actif.
On m’a chargé ◀d’▶organiser ◀la▶ commission culturelle du congrès, à côté de ses deux autres commissions, ◀la▶ politique et ◀l’▶économique. J’ai demandé qu’on me donne une preuve que ◀l’▶on prend ◀la▶ culture au sérieux, qu’elle n’est pas un simple ornement. J’ai proposé que ◀la▶ commission que je formerai rédige ◀le▶ message initial ou final du congrès, en formule ◀les▶ finalités, ou à tout ◀le▶ moins ◀les▶ conclusions.
La deuxième solution est retenue. Nous discuterons pendant trois mois à Paris, à Genève, à Royaumont, à Londres, finalement à La Haye, à ◀la▶ veille du congrès, chaque virgule du Message aux Européens , et chaque alinéa du Rapport culturel. Ce dernier propose entre autres ◀la▶ création ◀d’▶un Collège ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀d’▶un Centre européen de la culture : l’un et l’autre seront inaugurés deux ans plus tard à Bruges et à Genève — où ils existent encore et n’ont cessé ◀de▶ manifester, depuis trente ans, leur vitalité créatrice.
Pour composer ◀la▶ commission culturelle, j’ai écrit à une centaine « ◀d’▶intellectuels » ◀d’▶Europe, jeunes et vieux. T. S. Eliot m’a répondu : « I feel that at the present time one ought to do what one can to support a movement of this kind, however desperate the attempt. » Et Salvador de Madariaga : « Je donnerai volontiers (à ◀la▶ commission) un temps qui, à dire vrai, me manque ! » À La Haye, notre commission est ◀la▶ moins nombreuse du congrès (150 personnes au plus, contre 300 et 400 aux deux autres) et c’est normal. Mais elle compte quelques-unes des gloires ◀de▶ ◀la▶ pensée du xxe siècle, comme Bertrand Russell, Madariaga, Étienne Gilson, des écrivains, des historiens, des sociologues, des enseignants et des syndicalistes, un monsignor représentant ◀le▶ Vatican, un évêque représentant Canterbury, des sénateurs et députés ◀de▶ tous ◀les▶ partis, communistes staliniens exceptés. Mais quelques noms si prestigieux qu’ils soient ne font pas une génération ni un mouvement.
Dernière étape des congrès fondateurs : Lausanne, décembre 1949, ◀la▶ Conférence européenne ◀de▶ ◀la▶ culture.
Ici tout se précise à ◀l’▶évidence : par « culture », ◀les▶ Européens et ◀les▶ européistes ◀d’▶aujourd’hui n’entendent plus comme en Grande-Bretagne « ◀les▶ beaux-arts », ni comme en France, ◀la▶ lecture des romans à ◀la▶ mode, ni comme en Allemagne ◀la▶ philosophie, mais ce que représente effectivement ◀la▶ liste des 16 délégués français à ◀la▶ conférence :
Raoul Dautry, Ancien ministre, haut-commissaire à ◀l’▶énergie atomique, Michel Debré, Sénateur, membre du Mouvement européen, Jean Sarrailh, Recteur ◀de▶ ◀l’▶Université ◀de▶ Paris, René L’Huillier, Responsable syndicaliste, secrétaire général du Mouvement européen Français, Jean Bayet, Professeur à ◀la▶ Sorbonne, membre ◀de▶ ◀l’▶Institut, Mark Boegner, Pasteur, président ◀de▶ ◀la▶ Fédération des Églises protestantes ◀de▶ France, Paul Bret, Directeur ◀de▶ ◀l’▶Agence France-Presse, André George, Assistant ◀de▶ Louis de Broglie, et musicologue, Gabriel Marcel, Écrivain et philosophe, Paul Montel, Doyen honoraire ◀de▶ ◀la▶ Faculté des sciences ◀de▶ Paris, président ◀de▶ ◀la▶ Commission nationale française pour ◀l’▶éducation, ◀la▶ science et ◀la▶ culture, Wladimir Porché, Directeur fénéral ◀de▶ ◀la▶ Radiodiffusion française, Maurice Rolland, Avocat général, Gérard Rosenthal, Avocat, hommes ◀de▶ lettres, David Rousset, Écrivain politique, Louis Salleron, Professeur à ◀l’▶Institut catholique ◀de▶ Paris, président des « Amitiés européennes », Jacques Enoch, Secrétaire ◀de▶ ◀l’▶Organisation française du Mouvement européen.
Résumons : ◀le▶ culturel englobe ici scientifiques, littéraires, éducateurs, sociologues, philosophes et juristes, directeurs ◀d’▶agences nationales ◀de▶ ◀la▶ presse ou ◀de▶ ◀la▶ radio, hommes ◀d’▶Église et syndicalistes.
◀La▶ Conférence culturelle ◀de▶ Lausanne a initié ou créé des institutions importantes, telles que ◀le▶ Centre européen de la culture, ◀le▶ Centre européen ◀de▶ recherches nucléaires (CERN), ◀le▶ Collège ◀d’▶Europe, ◀la▶ Campagne ◀d’▶éducation civique européenne. Sur ◀les▶ 23 résolutions qu’elle a votées, 21 ont été suivies ◀de▶ réalisation : proportion certainement inégalée dans ◀l’▶histoire des congrès ; — tout au moins dans ◀le▶ monde des libertés « formelles », où ◀les▶ majorités ne dépassent pas 100 %.
Mais ◀l’▶effet ◀de▶ Lausanne sur ◀les▶ « intellectuels européens » est resté nul, sinon même négatif. Ceux qui étaient engagés là n’ont pas été remplacés, que je sache, par des plus jeunes. Lesquels se trouvent désormais mobilisés par des activités purement protestataires, dénonçant des scandales lointains, appelant au soutien ◀de▶ causes lointaines, comme ◀le▶ Vietnam. Ils abandonnent ◀les▶ problèmes prochains (et du prochain) aux soins — tournés en dérision — des technocrates.
Cette involution ◀de▶ ◀l’▶intelligentsia européenne me paraît résumée ◀d’▶une manière exemplaire par ◀les▶ prises ◀de▶ position successives ◀de▶ J.-P. Sartre.
Sur ma demande, il avait envoyé à ◀la▶ conférence ◀de▶ Lausanne des fragments ◀d’▶un long essai40 dans lequel il définissait ◀les▶ conditions ◀d’▶une défense de nos diversités culturelles :
Peut-on défendre ◀la▶ culture française en tant que telle ? À cela, je réponds simplement : non… Avons-nous donc un autre moyen ◀de▶ sauver ◀les▶ éléments essentiels ◀de▶ cette culture ? Oui. Mais à la condition de reprendre ◀le▶ problème ◀d’▶une façon entièrement différente et ◀de▶ comprendre qu’aujourd’hui il ne peut plus être question ◀d’▶une culture française, pas plus que ◀d’▶une culture hollandaise ou suisse ou allemande. Si nous voulons que ◀la▶ culture française reste, il faut qu’elle soit intégrée aux cadres ◀d’▶une grande culture européenne.
C’est en visant à une unité ◀de▶ culture européenne que nous sauverons ◀la▶ culture française ; mais cette unité ◀de▶ culture n’aura aucun sens et ne sera faite que ◀de▶ mots, si elle ne se place pas dans ◀le▶ cadre ◀d’▶un effort beaucoup plus profond pour réaliser une unité économique et politique ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Quelques années plus tard, tout a changé diamétralement. Dans un écrit du même auteur41, on peut lire que ◀l’▶Europe est « foutue », qu’elle est « en grand danger ◀de▶ crever », qu’elle « agonise », qu’elle « fait eau de toutes parts », qu’elle est « au plus bas », que « c’est ◀la▶ fin » et que nous voici tous « enchaînés, humiliés, malades ◀de▶ peur ». Joignons donc ◀le▶ FLN des Angolais et autres Balubas « qui massacrent à vue ◀les▶ Européens ». Car, ce faisant, « ils font ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶homme ». Et nous serons ainsi du bon côté.bm
Plus tard, ◀le▶ même Sartre déclare que seule ◀la▶ prise du pouvoir par ◀les▶ travailleurs sauvera ◀la▶ culture ◀de▶ ◀l’▶Europe. Etc.
Ces palinodies passionnées et hargneuses jalonnent ◀l’▶évolution générale des « intellectuels » face à ◀l’▶Europe, dans ◀les▶ années 1950 et 1960.
Ce que demandent aujourd’hui ◀les▶ fédéralistes européens, c’est ◀la▶ coopération active, dans ◀le▶ détail, des actions doctrinales, pratiques et politiques, qu’on peut attendre ◀d’▶un intellectuel engagé.
Ceux qui viennent appuyer ◀la▶ cause ◀de▶ ◀la▶ fédération européenne ne sont pas ceux qui se prévalent ◀de▶ ◀la▶ supériorité culturelle ◀de▶ ◀l’▶Europe ; mais, au contraire, ceux qui reconnaissent que ◀l’▶Europe porte ◀la▶ plus lourde responsabilité dans ◀la▶ crise actuelle ◀de▶ civilisation, et qu’elle doit au monde ◀de▶ lui montrer un autre modèle ◀de▶ civilisation que celui ◀de▶ ◀la▶ croissance industrielle conduisant à ◀la▶ guerre atomique, exporté sous ◀le▶ nom ◀de▶ Progrès.
◀Les▶ vrais Européens ◀d’▶aujourd’hui ne sont pas ceux qui recommandent qu’on « tire à vue » sur eux dès qu’ils se présentent en Afrique, mais bien plutôt ceux qui proposent, avec Barbara Ward et René Dubos, que nous prenions conscience du fait fondamental que « nous n’avons qu’une Terre ». Et que ◀le▶ seul problème sérieux du siècle est celui ◀de▶ son aménagement. Et que ◀l’▶Europe seule peut en offrir ◀le▶ modèle, si d’abord elle parvient à ◀le▶ vivre.
Autrement, on ne ◀la▶ croira pas.
Car ainsi que ◀le▶ disait ◀le▶ bon Dr Schweitzer, « ◀l’▶exemple n’est pas ◀le▶ meilleur moyen ◀d’▶agir sur ◀les▶ hommes, c’est ◀le▶ seul ».