Lew Kowarski et la▶ responsabilité sociale du scientifique (1980)bg
On vient de rappeler ses travaux, ses recherches, et ce qu’il a trouvé, et ce qui en est sorti. Tout cela nous conduit au problème qui ◀l’▶a beaucoup préoccupé pendant la dernière période ◀de▶ sa vie : celui des centrales nucléaires et des questions qu’elles posent à notre société.
Une première étape dans ◀la▶ réflexion ◀de▶ notre ami sur ce problème vraiment « nucléaire » au double sens ◀de▶ ◀l’▶expression, nous ◀la▶ trouvons marquée par ◀l’▶interview que Kowarski donnait à ◀L’▶Express ◀de▶ Paris, en septembre 1973.
Dans ◀la▶ préface à un précieux recueil ◀de▶ ses écrits intitulé « Réflexions sur ◀la▶ science », il présente lui-même cette interview et il en évalue ◀l’▶importance avec un impeccable réalisme :
En ce début ◀de▶ septembre 1973, j’annonçais à court terme ◀l’▶imminence ◀de▶ ◀la▶ triple jonction entre ◀le▶ renchérissement du pétrole, ◀la▶ chute du dollar et ◀le▶ conflit israélien et, à long terme, ◀la▶ disparition à tout jamais ◀de▶ ◀l’▶énergie quasi gratuite. Je dénonçais — déjà — ◀les▶ égarements ◀de▶ ◀la▶ grande politique nucléaire suivie par la plupart des pays avancés… et ◀la▶ marche vers ◀le▶ néfaste recours au plutonium. J’attirais ◀l’▶attention sur ◀les▶ abus ◀d’▶une économétrie factice… On retrouve la plupart de ces mêmes idées dans ◀les▶ politiques nucléaires annoncées par Carter en 1977 ; bien entendu…, je n’en avais nullement ◀le▶ monopole mais je fus, peut-être, un des premiers à mettre ◀les▶ pieds dans ◀le▶ plat à leur sujet.
Dans ◀l’▶interview, Lew Kowarski expose sa conception des centrales à eau lourde ou à eau légère, qu’il considère comme un « mal nécessaire », mais aussi des « breeders » ou surgénérateurs qu’il considère comme « ◀la▶ pire ◀de▶ toutes ◀les▶ solutions ». Et quand ◀L’▶Express ◀l’▶interroge au sujet des prix ◀de▶ revient du kilowatt, il se déchaîne. Je cite :
◀L’▶économie est une science dont ◀la▶ notion fondamentale est ◀le▶ prix. ◀Le▶ prix, c’est un certain niveau monétaire auquel un être humain est prêt à vendre ou à acheter… ◀La▶ notion ◀de▶ prix passe nécessairement par ◀le▶ sentiment et ◀l’▶économie donc est une science qui s’occupe surtout des sentiments humains. C’est une branche ◀de▶ ◀la▶ poésie.
Il se souvient qu’une dizaine ◀d’▶années plus tôt, son ami Alvin Weinberg lui a déclaré « ◀la▶ voix tremblante ◀d’▶enthousiasme » qu’une compagnie américaine vient de livrer « un réacteur à des prix qui frôlent ◀les▶ 100 dollars au kilowatt installé. C’est une percée fantastique ! » Or, dit Kowarski, je viens de constater qu’on compte aujourd’hui ◀le▶ kilowatt installé au double du prix envisagé. « Alors, que valent des raisonnements fondés sur ◀l’▶épluchage des décimales, quand il s’agit ◀de▶ savoir ce qu’on en fera en 1980, en 1985, en ◀l’▶an 2000 ? »
Et ◀l’▶interview se conclut sur ce paragraphe inoubliable que je tiens à citer en entier, parce qu’il démontre que Lew Kowarski savait que ◀le▶ sérieux ◀de▶ ◀la▶ vie se sent mais ne se mesure pas :
Hermann Kahn, qui est un personnage pittoresque, a écrit que ◀la▶ grande question qui se poserait à ◀la▶ fin du siècle est ◀de▶ savoir s’il y a quelque chose que ◀l’▶homme puisse faire et pas ◀l’▶ordinateur. Pour lui, ◀la▶ réponse n’était pas évidente. Il me semble, à moi, qu’elle ne fait pas ◀de▶ doute. Il n’y a qu’à penser à toutes ◀les▶ choses sérieuses ◀de▶ ◀la▶ vie. Par exemple, bien manger, ◀la▶ poésie, ◀l’▶amour. Toutes ◀les▶ valeurs humaines. Ce sont des choses auxquelles, Dieu merci, ni ◀l’▶atome ni ◀les▶ ordinateurs ne peuvent apporter ◀de▶ réponse.
Nous nous connaissions certes depuis plusieurs années, mais c’est ◀de▶ là que je date, pour ma part, notre amitié. Je ◀l’▶avais invité à titre ◀d’▶expert scientifique à ◀la▶ table ronde du Conseil de l’Europe en 1965, à Strasbourg, et il avait trouvé ◀l’▶occasion ◀d’▶y donner des leçons ◀d’▶humanisme aux philosophes. Je ◀le▶ rencontrais quelques fois dans ◀l’▶avion ◀de▶ Genève à Paris : il y allait pour ◀l’▶OCDE plutôt que pour ◀l’▶EURATOM, et déjà nous nous entendions ◀le▶ mieux du monde sur le plan intellectuel, mais je ◀le▶ répète, ce qui m’a ◀le▶ mieux révélé ◀l’▶homme, ça a été — symboliquement — ses déclarations au sujet ◀d’▶Hermann Kahn, cet être dont ◀la▶ confrontation avec ◀la▶ poésie représente ◀le▶ phénomène ◀le▶ plus improbable du siècle.
La seconde étape ◀de▶ ◀la▶ réflexion ◀de▶ Kowarski sur ◀l’▶évolution ◀de▶ notre civilisation occidentale, considérée à partir du problème ◀de▶ ◀l’▶énergie en général et ◀de▶ ◀l’▶énergie nucléaire en particulier, a coïncidé avec ◀la▶ fondation du Groupe ◀de▶ Bellerive, au cours de ◀l’▶automne qui suivit ◀les▶ événements tragiques ◀de▶ Creys-Malville.
Pour bien comprendre ◀l’▶engagement responsable qui marqua dès ce moment ◀l’▶attitude ◀de▶ Kowarski, il convient ◀de▶ revenir aux propos qu’il tenait en 1972 (dans cette salle où nous sommes aujourd’hui) sur ◀la▶ responsabilité des scientifiques dans notre société. Il rappelle que ◀l’▶énergie nucléaire était encore saluée dix ans plus tôt comme bienfaisante, mais qu’à partir ◀d’▶environ 1967 une hostilité, qui commençait à redouter que « ◀l’▶équilibre ◀de▶ ◀l’▶homme dans ◀la▶ nature et ◀la▶ survie ◀de▶ ◀la▶ civilisation, peut-être même ◀de▶ ◀la▶ race humaine soient gravement menacés par ◀les▶ excès ◀de▶ ◀la▶ civilisation industrielle et technologique ». Or « ◀la▶ science, source directe ◀de▶ cette technologie moderne, en porte une grande part ◀de▶ responsabilité ». Devant ce changement ◀de▶ comportement ◀de▶ ◀la▶ société, quatre attitudes lui semblaient possibles pour ◀le▶ scientifique pris entre son métier et ◀la▶ méfiance du public. Il ◀les▶ décrivait avec quelques détails puis ◀les▶ résumait dans ces quelques lignes : « … Premièrement, ignorer ◀les▶ vents nouveaux et continuer dans son métier comme avant ; deuxièmement, rejeter ◀le▶ métier ; troisièmement, combiner ◀le▶ métier avec des activités qui en quelque sorte compensent ◀le▶ côté douteux du métier (ici, il citait ◀les▶ exemples ◀de▶ Linus Pauling aux États-Unis et ◀de▶ Sakharov en URSS, leur lutte pour ◀la▶ paix) ; et quatrièmement, adapter ◀le▶ métier lui-même aux exigences ◀de▶ ◀la▶ situation, aux urgences sociales du moment », c’est-à-dire « prendre part à ◀l’▶action que ◀l’▶humanité devra entreprendre pour échapper à tous ces périls ». Et c’était, bien entendu, à cette quatrième attitude qu’il se ralliait.
C’est bien en conformité avec cette quatrième attitude que Lew Kowarski se décide, pendant ◀le▶ mois ◀d’▶août 1977, à se joindre à Saddrudin Aga Khan et à moi-même pour fonder ◀le▶ Groupe ◀de▶ Bellerive.
Nous en parlions depuis des semaines, tandis que ◀la▶ fièvre montait avant ◀les▶ manifestations prévues à Creys-Malville pour fin juillet. Ce qui hantait Kowarski, c’était ◀le▶ sentiment ◀d’▶une polarisation croissante entre ◀les▶ promoteurs et ◀les▶ adversaires du nucléaire, qui menaçait ◀d’▶atteindre un seuil critique au-delà duquel ◀la▶ probabilité ◀d’▶explosions, tant sociales que physiques, montait en flèche. Tout cela, à ◀la▶ faveur du secret imposé et maintenu ◀d’▶un côté, ◀de▶ ◀l’▶information nécessairement lacunaire ◀de▶ l’autre. Dans cette conjoncture, ◀le▶ dialogue devenait littéralement vital. Et Kowarski, resté en relations étroites avec ◀les▶ milieux scientifiques américains et européens prenait chaque jour une conscience plus aiguë ◀de▶ ◀la▶ contribution qu’il était l’un des rares à pouvoir apporter à ◀la▶ connaissance objective des faits et des obstacles opposés à ◀la▶ diffusion ◀de▶ cette connaissance. Mais il n’était, hélas, pas moins conscient des limitations que son état ◀de▶ santé imposait à son action.
Il hésitait encore fin juillet. Puis il y eut ◀l’▶affrontement du 31 juillet, ◀la▶ mort du jeune Michalon tué par une grenade, beaucoup de blessés, et quand je retournai, quelques jours plus tard chez Lew, je ◀le▶ trouvai sombre, ému et déterminé.
Nous sommes ici à discuter bien à ◀l’▶abri et dans ◀le▶ vide et des jeunes se font tuer, ce n’est plus supportable. Il nous faut faire quelque chose.
Dès ◀le▶ lendemain, décision prise, Kowarski se chargera ◀de▶ rédiger la première esquisse ◀d’▶une Déclaration commune ; nous ◀la▶ mettrons au point lui et moi et elle sera présentée à ◀la▶ presse ◀le▶ 3 octobre. Bien que ◀la▶ rédaction définitive soit en bonne partie ◀de▶ mon écriture, il est certain que pour ◀le▶ contenu, ce document doit être attribué principalement à Kowarski, à tel point qu’il eut pu prendre place, à juste titre, dans ◀le▶ recueil des textes que j’ai cité et qui allait paraître quelques mois plus tard. Et surtout, il lui doit ◀l’▶essentiel : ◀la▶ position du problème nucléaire dans ◀la▶ perspective ◀d’▶une crise ◀de▶ civilisation occidentale désormais propagée à ◀la▶ planète entière — perspective qui, d’ailleurs, explique seule ◀la▶ composition ◀de▶ notre Groupe.
Permettez-moi ◀de▶ vous citer ici, en hommage à ◀la▶ lucidité ◀de▶ notre ami, ◀les▶ quelques phrases qui posent à grands traits ce que je voudrais appeler ◀le▶ système ◀de▶ notre crise, c’est-à-dire :
…les rapides et profonds bouleversements qui ont affecté ◀les▶ nations occidentales aux environs ◀de▶ 1970. Ces années charnières ont vu ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶après-guerre, ◀de▶ ◀la▶ reconstruction, et ◀de▶ ◀l’▶élan économique qui en était résulté. Elles ont vu se produire, dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus divers ◀de▶ ◀la▶ société, des changements ◀de▶ climat et ◀d’▶orientation qui sont loin ◀d’▶avoir produit tous leurs effets, tels que : ◀le▶ refus des notions, certes un peu simplistes, ◀de▶ productivité et ◀de▶ produit national brut comme seules mesures valables du bien-être humain ; ◀la▶ montée ◀de▶ ◀la▶ contre-culture dans ◀la▶ jeunesse ; ◀le▶ mouvement général vers ◀la▶ reconnaissance des identités régionales, ethniques, minoritaires ◀de▶ tous ordres et vers une nouvelle affirmation des droits ◀de▶ ◀la▶ femme dans tous ◀les▶ domaines ◀de▶ ◀la▶ vie sociale et civique ; ◀le▶ souci ◀de▶ conserver ◀les▶ ressources naturelles et, plus généralement, ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶homme vivant en harmonie avec ◀la▶ nature, plutôt que cherchant à ◀la▶ subjuguer ; ◀la▶ fin des illusions sur ◀l’▶énergie quasi gratuite et un début ◀de▶ dénonciation des perversions technologiques fondées sur cette illusion. Toutes ces manifestations, apparemment sans connexions, sont en fait ◀les▶ aspects ◀d’▶un même phénomène, ◀d’▶un même tournant historique. Plus un tournant ◀de▶ cet ordre est brusque et plus il met en évidence ◀l’▶inévitable conflit entre détenteurs du pouvoir, tenus par des engagements antérieurs, et tempéraments novateurs.
◀La▶ Déclaration centre alors ◀le▶ débat
sur un aspect particulièrement aigu ◀de▶ ce conflit général, celui qui oppose trois gouvernements européens (France, Italie, Allemagne fédérale) et ◀les▶ mouvements antinucléaires, au sujet du surgénérateur ◀de▶ Creys-Malville (Isère), dont ◀la▶ construction mise en route depuis peu a donné lieu notamment aux confrontations des 30 et 31 juillet 1977.
au lieu de chercher, calmement et objectivement, à faire ◀le▶ bilan des arguments opposés, ◀les▶ deux camps ne soulignent que ◀les▶ arguments favorables à leurs thèses et tendent à minimiser, à nier, voire à escamoter ◀les▶ arguments des adversaires. Dans cette cour ◀de▶ justice, il n’y a que des avocats. ◀Les▶ juges sont franchement absents ou se trouvent dans ◀l’▶impossibilité ◀de▶ déposer des conclusions valables, faute de compétence. Entre ◀les▶ deux pôles actuels ◀de▶ ◀la▶ controverse sur ◀l’▶électronucléaire (◀l’▶accepter comme une panacée ou ◀le▶ rejeter complètement), toute une gamme ◀de▶ solutions pondérées et diversifiées est concevable, dont ◀les▶ avocats des deux parties ont tendance à détourner ◀l’▶attention. Une analyse objective devra, au contraire, mettre en lumière ces solutions intermédiaires. Au lieu de trancher ◀d’▶office entre tout et rien, elle posera la question plus complète : combien ? ◀La▶ question : comment ? suivra inévitablement, car ◀les▶ faces du nucléaire sont multiples et ◀les▶ problèmes ◀d’▶une centrale à eau légère ne sont pas ◀les▶ mêmes que ceux ◀de▶ Creys-Malville. En effet, ◀le▶ choix des surgénérateurs ferait entrer ◀l’▶humanité entière dans ◀l’▶ère ◀de▶ ◀l’▶économie du plutonium, avec des conséquences qui sont loin ◀d’▶avoir été suffisamment explorées en ce qui concerne ◀les▶ droits de l’homme et ◀les▶ structures ◀de▶ ◀la▶ démocratie.
On aura reconnu, dans ces dernières lignes, ◀les▶ questions que ◀le▶ Groupe ◀de▶ Bellerive posait au colloque réuni par ses soins en février 1979. Lew Kowarski a pu ◀le▶ suivre encore ◀d’▶un bout à l’autre, après avoir été ◀le▶ principal formulateur ◀de▶ sa problématique, non seulement scientifique mais sociétale.
Il reste au Groupe ◀de▶ Bellerive à développer son action aux domaines élargis ◀de▶ proche en proche qu’avait définis notre ami dans ◀le▶ texte ◀d’▶une admirable concision que je vous lisais tout à ◀l’▶heure : il énumère des problèmes capitaux dont ◀le▶ nucléaire n’est qu’un aspect.
C’est maintenant que nous mesurons, et nous allons mesurer toujours plus, je ◀le▶ crains, tout ce que Lew Kowarski représentait pour nous, bien au-delà ◀de▶ son savoir ◀de▶ physicien.
Adieu Lew ! Grand homme irremplaçable en sa maîtrise autant qu’en amitié. Vous ne nous rendiez pas toujours ◀la▶ vie facile, mais vous lui donniez plus ◀de▶ saveur et plus ◀de▶ sens. Et c’est ce qu’il y a de plus précieux au monde.