Le▶ bilan culturel ◀de▶ ◀la▶ décennie 1970-1980 (1980)bp
Pour situer et comprendre ◀la▶ décennie qui forme ◀le▶ sujet ◀de▶ ce volume, il me paraît indispensable ◀de▶ retracer d’abord ◀les▶ grandes étapes culturelles du xxe siècle, jusqu’ici.
S’il est vrai qu’il commence à ◀la▶ fin du xixe , il faut donc situer sa naissance entre 1914 et 1918. ◀Le▶ xixe siècle en effet, né avec ◀l’▶Empire ◀de▶ Napoléon, créateur du premier modèle ◀d’▶État-nation et propagateur dans toute ◀l’▶Europe ◀d’▶une passion neuve et subversive à ses débuts : ◀le▶ nationalisme, se termine avec la Première Guerre mondiale, celle qui a résulté ◀de▶ ◀l’▶affrontement général des nationalismes, propagés à toute ◀l’▶Europe en réaction aux guerres napoléoniennes.
Pour être tout à fait précis, disons que ◀le▶ xxe siècle est né en Suisse, à Zurich, entre ◀le▶ printemps ◀de▶ 1916 et ◀l’▶automne ◀de▶ 1917, des travaux silencieux et solitaires ◀de▶ Lénine à ◀la▶ Bibliothèque centrale ◀de▶ ◀la▶ ville, et des discussions animées tenues au Café Voltaire par Tristan Tzara, Hans Arp et Hugo Ball. ◀Le▶ régime des États nationaux bourgeois et capitalistes d’une part, ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ culture bourgeoise et nationaliste d’autre part, seront ébranlés, au terme ◀de▶ cette année-là, par deux secousses telluriques, ◀de▶ force maxima sur ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀l’▶histoire tout court et sur celle ◀de▶ ◀l’▶histoire des idées : ◀la▶ révolution ◀d’▶Octobre, et ◀le▶ Manifeste Dada.
Lénine va déclencher ◀la▶ politisation ◀de▶ ◀l’▶intelligentsia européenne ; et Dada, ◀la▶ révolte intégrale contre ◀la▶ tyrannie ◀de▶ ◀la▶ raison utilitaire. ◀Le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ culture en Europe dépendra jusqu’en 1939 ◀de▶ ◀la▶ contradiction fondamentale entre ces deux dynamismes — parfois complices ◀le▶ temps ◀d’▶une double erreur, ◀le▶ temps ◀d’▶un « bout ◀de▶ chemin ensemble » dans ◀le▶ cas des surréalistes français des années 193053, puis ◀d’▶André Gide54 et enfin ◀de▶ J.-P. Sartre ◀de▶ 1950 à 196855.
Mais durant ◀les▶ vingt-deux années qui séparent 1917, année fatidique ◀de▶ la Première Guerre mondiale, ◀de▶ 1939, début ◀de▶ la Deuxième Guerre mondiale, une explosion créatrice sans précédent va développer sa gerbe dans tous nos pays et dans tous ◀les▶ domaines ◀de▶ leur culture, arts, lettres, sciences, philosophie, architecture, technologie — dont jamais ◀la▶ commune appartenance à ◀l’▶unité européenne n’aura été plus évidente.
◀Le▶ siècle ne produira plus ◀d’▶écrivains du niveau ◀de▶ ceux qui ◀l’▶inaugurent : Valéry, Claudel, Proust, Maeterlinck, Ramuz et ◀le▶ jeune Malraux dans ◀le▶ domaine français ; Stefan George, Thomas Mann, Rilke et Kafka dans ◀le▶ domaine germanique ; W. B. Yeats, James Joyce, D. H. Lawrence, T. S. Eliot et ◀le▶ jeune Wystan Auden dans ◀le▶ domaine anglais ; et dans ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶Europe, Unamuno, Croce, Silone, Pirandello, Hamsun, Selma Lagerlöf, Cavafy, Kazantzákis…
◀Le▶ siècle ne produira plus ◀de▶ peintres plus novateurs et surprenants que Picasso, Matisse, Chagall, Kokoschka, Chirico, Paul Klee, Max Ernst, Dalí ; ◀de▶ sculpteurs aussi grands que Rodin, Brancusi, Arp, Giacometti ; ◀de▶ musiciens qu’on puisse aimer autant que Debussy, Bartók, Richard Strauss, Stravinsky, Manuel de Falla, Honegger…
Où sont enfin ◀les▶ philosophes comparables à Bergson, à Husserl, à Heidegger, à Wittgenstein, ◀les▶ physiciens qui égalent Einstein, Rutherford, Planck, Niels Bohr, Pauli, Dirac, ◀de▶ Broglie…
Jamais ◀le▶ génie européen n’avait produit plus ◀de▶ génies dans tous ◀les▶ ordres. C’est ◀l’▶euphorie ◀d’▶une seconde Renaissance : au retour à ◀l’▶Antiquité qui caractérisa la première, répond ici ◀la▶ découverte des premiers âges ◀de▶ ◀l’▶humanité par ◀l’▶ethnographie et ◀l’▶archéologie ; à ◀l’▶utopie des Thomas More et des Campanella, ◀le▶ futurisme des arts et ◀de▶ ◀la▶ technologie ; à ◀la▶ découverte ◀de▶ ◀l’▶espace terrestre et sidéral par Colomb et par Galilée, ◀l’▶exploration des profondeurs ◀de▶ ◀l’▶inconscient et celle des abîmes infra-atomiques…
Fin du nouveau printemps
La Deuxième Guerre mondiale mettra fin brusquement à ce nouveau printemps ◀de▶ ◀l’▶esprit européen. Ce qui va se développer dans nos pays durant ◀les▶ vingt-deux années ◀de▶ ◀la▶ « reconstruction économique », ◀de▶ 1945 à 1968, ne sera nullement ◀la▶ suite des deux traumatismes qui ont marqué ◀la▶ naissance du siècle. Ni ◀la▶ révolution ◀d’▶Octobre, ni Dada n’ont fécondé ◀la▶ pensée et ◀les▶ arts ◀de▶ ◀l’▶Occident. ◀De▶ la première est issu en tout et pour tout « ◀le▶ réalisme socialiste », c’est-à-dire ◀le▶ cliché bourgeois rendu obligatoire pour ◀les▶ masses populaires des pays communistes et ◀de▶ leurs satellites. Et ◀de▶ Dada, qui se voulait ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶art bourgeois, sont issues ◀les▶ plaisanteries dites « métaphysiques » et ◀le▶ ton ◀de▶ fronde qu’André Breton adaptera dans un style noble aux manifestes du surréalisme, exaltant tour à tour Marx et Freud (non sans malentendu), ◀le▶ marquis de Sade et ◀le▶ romantisme allemand. ◀Le▶ surréalisme, en poésie comme en peinture, aura représenté, avant, pendant puis après la Deuxième Guerre mondiale, c’est-à-dire en France, aux États-Unis puis dans la plupart des pays « libres » ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Ouest, la dernière grande école continentale ◀d’▶art pictural et ◀de▶ spectacle, ◀de▶ poésie et ◀de▶ pensée — philosophique, éthique et politique. (Seule absente ◀de▶ ◀la▶ fête : ◀la▶ musique à laquelle j’ai pu vérifier que Breton demeurait curieusement insensible, voire hostile.)
◀Les▶ caractères généraux ◀de▶ ◀l’▶évolution culturelle ◀de▶ cette deuxième période du xxe siècle me paraissent être : ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ « gratuité » et ◀de▶ ◀l’▶art pour ◀l’▶art ; ◀la▶ dénonciation ◀de▶ ◀l’▶absurde dans ◀la▶ société ◀d’▶aujourd’hui ; ◀l’▶engagement politique ◀de▶ ◀l’▶intellectuel et ◀de▶ ◀l’▶artiste ; et surtout ◀la▶ prétention à ◀la▶ « scientificité » (néologisme douloureux) ◀de▶ ◀la▶ psychologie, ◀de▶ ◀l’▶éthique, voire ◀de▶ ◀la▶ littérature, non moins que ◀de▶ ◀la▶ sociologie, ◀de▶ ◀l’▶anthropologie, ◀de▶ ◀la▶ mythographie, etc. qu’on appelle désormais ◀les▶ « sciences ◀de▶ ◀l’▶homme ».
« ◀L’▶homme libre et responsable »
◀La▶ philosophie ◀de▶ ◀l’▶absurde trouve son théoricien avec J.-P. Sartre, puis s’inspire (parfois littéralement) ◀de▶ Heidegger (non encore traduit), ◀de▶ Hegel (oublié en France), et ◀de▶ ◀l’▶école personnaliste des années 1930-1939, laquelle prônait (dans ◀de▶ petites revues et des groupuscules peu connus) ◀l’▶engagement ◀de▶ ◀l’▶écrivain au service ◀d’▶un homme « à la fois libre et responsable » : dès 1948, ces deux mots d’ordre (datant ◀de▶ 1932-1934) se voient attribués par ◀les▶ journalistes à Sartre, et deviennent ◀les▶ « leitmotive » non seulement ◀de▶ son principal ouvrage philosophique, ◀L’▶Être et ◀le▶ Néant, 1943 (inspiré ◀de▶ Sein und Zeit de Heidegger), mais surtout ◀de▶ son théâtre : Huis-Clos, ◀Les▶ Mains sales, ◀Le▶ Diable et le Bon Dieu.
Simultanément, Albert Camus porte à ◀la▶ scène ◀le▶ thème ◀de▶ ◀l’▶absurde avec ses pièces Caligula, ◀L’▶État ◀de▶ siège, ◀Les▶ Justes, parallèles à ses romans ◀L’▶Étranger, ◀La▶ Peste, et à ses essais, comme ◀L’▶Homme révolté.
Mais ◀le▶ théâtre ◀de▶ ◀l’▶absurde, libre ◀de▶ toute idéologie (« existentialiste » chez Sartre, rationaliste chez Camus) va triompher avec ◀les▶ deux auteurs ◀les▶ plus originaux du nouveau siècle : ◀le▶ Roumain Eugène Ionesco, et ◀l’▶Irlandais Samuel Beckett, tous ◀les▶ deux écrivant en français, tous ◀les▶ deux apportant au théâtre une dimension ◀d’▶angoisse métaphysique qui manquait ◀de▶ toute évidence aux comédies merveilleusement plaisantes ◀d’▶un Marcel Pagnol ou même ◀d’▶un Jean Giraudoux, avant ◀la▶ guerre, mais aussi à y bien regarder, et en dépit de leurs préoccupations philosophiques, éthiques et politiques, aux drames ◀de▶ Sartre et ◀de▶ Camus.
Certes, Sartre et Camus, Ionesco et Beckett ne sont pas ◀les▶ seuls à occuper ◀les▶ scènes parisiennes dans ◀les▶ années 1945 à 1960. Des auteurs qui ne se réclament ◀d’▶aucune doctrine philosophique, attitude politique, angoisse ou ironie métaphysique, et qui se bornent à montrer ◀l’▶homme tel qu’ils ◀le▶ voient pour qu’on en rie, qu’on en ricane, ou pour qu’on y trouve au contraire une occasion ◀d’▶exalter sa grandeur — je veux parler ◀de▶ Jean Anouilh et ◀d’▶André Roussin, par exemple, mais aussi ◀de▶ Montherlant et ◀d’▶Arrabal, plus ambitieux — ces auteurs remplissent ◀les▶ salles françaises mais on ne saurait dire qu’ils influencent ◀le▶ mouvement des idées ni ◀les▶ comportements ◀de▶ ◀la▶ jeunesse.
En revanche, ◀le▶ théâtre ◀de▶ Bertolt Brecht s’impose dans la plupart des pays « libres » ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Ouest : il sert ◀la▶ propagande ◀d’▶un système politique qui s’affirme lui-même comme ◀le▶ contraire et ◀l’▶antidote ◀de▶ ◀l’▶absurde : ◀le▶ stalinisme. Or, on peut dire que ◀la▶ jeunesse européenne applaudit à peu près également ces deux tendances, dont elle semble ne pas remarquer qu’elles sont antinomiques. Quant à ◀la▶ jeunesse des pays ◀de▶ ◀l’▶Est et ◀de▶ ◀l’▶URSS, elle ignore tout ◀de▶ ces auteurs, comme elle ignore leurs problèmes et que ce seraient aussi les siens si elle pouvait en prendre conscience — mais pour cela, ◀les▶ mots lui manquent, et ◀la▶ permission ◀de▶ s’en servir…
En Allemagne, où Ernst Jünger prolonge en solitaire ◀les▶ spéculations littéraires, poétiques et apolitiques des années 1920 à 1930, ◀le▶ succès va à des auteurs très politiquement « engagés », comme Heinrich Böll et Günter Grass, aux philosophes freudo-marxistes ◀de▶ ◀l’▶École ◀de▶ Francfort — Marcuse, Ernst Bloch, Adorno, W. Reich, Horkheimer, et aux pièces ◀de▶ théâtre beaucoup plus concrètement et affectivement proches des préoccupations du grand public dues aux dramaturges suisses Dürrenmatt et Frisch.
De même, en Grande-Bretagne, c’est une génération ◀d’▶auteurs plus socialement que politiquement engagés, baptisés ◀les▶ Angry Young Men, qui prendra, pendant quelques années, ◀la▶ relève ◀de▶ ◀la▶ « génération ◀d’▶Auden », celle des poètes militants, dont plusieurs se sont battus en Espagne aux côtés ◀de▶ républicains. Une exception très éclatante : Lawrence Durrell dont Alexandrin Quartett marquera ◀d’▶une griffe léonine ◀la▶ littérature anglaise ◀de▶ ◀l’▶après-guerre.
En France, ◀la▶ littérature « pure » se réduira à un dernier effort, ◀le▶ Nouveau Roman, qui ne dépassera guère ◀les▶ limites ◀de▶ ◀la▶ francophonie et des chaires ◀de▶ littérature française aux USA.
Car désormais, ◀le▶ monde intellectuel français est littéralement fasciné par une école « scientifique » issue ◀d’▶un penseur genevois : ◀le▶ structuralisme s’efforce ◀de▶ ramener aux catégories linguistiques ◀de▶ Ferdinand de Saussure (1857-1913), non seulement ◀la▶ critique littéraire avec Roland Barthes, mais ◀l’▶ethnographie avec Claude Lévi-Strauss, ◀la▶ psychanalyse avec Jacques Lacan, ◀le▶ marxisme avec L. Althusser, et cette science universelle que tend à devenir ◀la▶ sémiologie, science des significations dans tous ◀les▶ domaines du savoir humain, ◀de▶ ◀la▶ poésie à ◀la▶ technologie, et qui semble actuellement dominer ◀l’▶université française, comme ◀l’▶École viennoise du positivisme logique a dominé ◀les▶ universités anglaises et américaines durant ◀les▶ quatre dernières décennies.
◀L’▶intervention du spectaculaire
Et voilà bien ◀l’▶étrangeté ◀de▶ ◀l’▶époque : si ◀d’▶un côté ◀la▶ littérature tend à devenir captive des théories prétendues scientifiques ◀de▶ ◀la▶ psychanalyse, du structuralisme ou du marxisme, d’autre part une réaction virulente contre tant ◀d’▶abstraction se manifeste par ◀le▶ cinéma et ◀la▶ musique. Des films comme À bout de souffle ◀de▶ Godard, des ballets comme ◀Le▶ Sacre du printemps par Béjart, des concerts ◀de▶ musique non seulement « concrète » ou « bruiteuse » mais « corporelle » comme en donne Stockhausen, illustrent ◀la▶ même impulsion qui produit ◀la▶ peinture gestuelle et ◀le▶ body art. Et tout cela explose en mai 1968 à Paris : ◀la▶ grande fête, ◀la▶ représentation, ◀la▶ politique devenue spectacle — ◀le▶ théâtre « vécu par tous ».
◀La▶ fin ◀de▶ cette deuxième époque du xxe siècle sera marquée non seulement par « Mai 68 » et sa révolte contre ◀les▶ idéologies, mais plus encore par ◀l’▶intervention soudain généralisée du spectaculaire dans tous ◀les▶ domaines ◀de▶ ◀la▶ culture où des effets éclatants, aveuglants ou illuminants, ◀de▶ rendement immédiatement mesurable (par sondages, indices ◀d’▶écoute, hit-parades, chiffres ◀de▶ vente, etc.), pourront être enregistrés et rendus publics dans ◀les▶ moindres délais.
Pour essayer ◀de▶ saisir ◀l’▶ère nouvelle dans ses caractères ◀les▶ plus singuliers et sans précédent, je partirai ◀d’▶une constatation sur ◀l’▶état présent ◀de▶ ◀la▶ culture européenne tout à fait précise et en quelque sorte irrécusable, que je viens de faire dans ◀le▶ domaine du théâtre.
J’étais en train de me poser des questions légèrement anxieuses sur mes facultés ◀de▶ présence au monde culturel dans lequel je vis : au seuil ◀de▶ cet article, et supputant son plan, je n’arrivais plus à trouver un seul nom ◀d’▶écrivain ◀de▶ théâtre qui se fût révélé et eût été reconnu durant ◀la▶ décennie qui se terminait. Il me semblait que ◀les▶ pièces des plus diverses dont avait parlé ◀la▶ critique n’avaient plus ◀de▶ nom ◀d’▶auteur digne ◀d’▶être cité, mais seulement ◀le▶ nom ◀de▶ leur metteur en scène. Je me mis à lire ou à relire quantité ◀de▶ journaux et ◀de▶ magazines récents, durant ce dernier mois ◀de▶ 1979 propice aux retours en arrière : ils allaient rafraîchir ma mémoire défaillante. Mais je ne trouvai d’abord que des titres du genre :
◀Les▶ Procès ◀de▶ Prague par Ariane Mnouchkine
Mal accueilli à Paris en 1972, El nost Milan de Strehler est plus qu’un mélodrame.
Ces trois titres méritent quelques mots ◀de▶ commentaires.
◀La▶ TV ◀de▶ beaucoup de nos pays nous expliquait à longueur ◀de▶ soirées, durant ce même mois ◀de▶ décembre, qu’un opéra « célèbre mais peu connu » allait être enfin révélé grâce au film tourné par un cinéaste américain bien décidé à mettre à ◀la▶ portée des « masses » du xxe siècle cette dénonciation ◀de▶ ◀la▶ féodalité et du droit ◀de▶ cuissage mise en musique voici près de deux-cents ans par un certain Mozart, soucieux, selon Losey, ◀d’▶illustrer ◀les▶ dures réalités ◀de▶ ◀la▶ lutte des classes. ◀L’▶acteur jouant Don Giovanni avait un faciès ◀de▶ vampire, si peu séduisant (me semblait-il) qu’on ne comprenait plus rien à ◀la▶ « liste » fameuse des mille e tre en Espagne…
◀Le▶ Procès ◀de▶ Prague qu’on annonçait pour ◀le▶ 19 décembre ne serait pas une pièce nouvelle mais ◀la▶ mise en scène par Ariane Mnouchkine des sessions du tribunal qui venaient de se tenir à Prague ◀les▶ 22 et 23 octobre pour juger ◀les▶ membres ◀de▶ ◀la▶ Ligue tchèque des droits de l’homme. (On sait qu’Ariane Mnouchkine a inventé une forme ◀de▶ spectacle historique — sur ◀la▶ Révolution française par exemple — où ◀les▶ acteurs se mêlent aux spectateurs debout dans une halle sans décors.) ◀Le▶ théâtre se confondait ici avec un « libre » reportage sur une actualité encore brûlante, reconstituée d’après ◀le▶ procès-verbal succinct ◀d’▶un procès-bidon, avec ◀l’▶appoint des souvenirs, reconstitués ◀de▶ mémoire, des accusés et ◀de▶ leurs familles.
Enfin, ◀la▶ pièce intitulée El nost Milan et attribuée par ◀le▶ titre du journal à Giorgio Strehler, très connu comme metteur en scène, avait été en réalité « écrite en dialecte milanais en 1892 » par un nommé Carlo Bertolazzi, comme on ◀l’▶apprenait incidemment en lisant ◀de▶ très près ◀l’▶article.
◀Le▶ théâtre des meneurs en scène
◀Les▶ noms ◀de▶ Mozart et ◀de▶ Bertolazzi ne me paraissant pas bien utiles pour mon bilan du « nouveau » théâtre, je me procurai certains des magazines et grands hebdomadaires français qui dressaient, en cette fin ◀de▶ 1979, un bilan culturel ◀de▶ ◀la▶ décennie écoulée. C’est ainsi que je tombai sur ◀le▶ numéro des Nouvelles littéraires du 20 décembre 1979, traitant précisément du théâtre durant cette période, et dès ◀le▶ texte ◀de▶ présentation, on ◀l’▶annonçait : « C’était ◀l’▶ère ◀de▶ Mnouchkine, Chéreau, Vitez, Planchon et ◀les▶ autres qui s’ouvrait. » Noms ◀de▶ metteurs en scène, exclusivement.
Quelques citations ◀de▶ cet article56 suffiront à prouver au lecteur que ◀l’▶amnésie que j’avais un instant redoutée n’était pas responsable du blanc total provoqué dans mon esprit par ◀la▶ question : quels auteurs ◀de▶ théâtre après Mai 68 ?
◀La▶ mise en scène, désormais, tout est là, et ◀la▶ forme ◀l’▶emporte sur ◀le▶ fond. La plupart des hommes ◀de▶ théâtre apparus ou affirmés depuis 1968 sont des metteurs en scène … On applaudit « ◀la▶ Tétralogie ◀de▶ Chéreau » comme on admire « ◀le▶ Don Juan… ◀de▶ Losey ».
◀Le▶ metteur en scène devient ◀le▶ « seul et dictatorial ‟créateur” aux dépens de celui qu’il prétend servir… ◀Le▶ metteur en scène est roi ». Il faut attendre ◀les▶ derniers alinéas ◀de▶ ce long article pour apprendre enfin cinq noms ◀d’▶auteurs nouveaux, dont ◀le▶ plus doué, nous dit-on, serait Grumberg, à quoi ◀l’▶on ajoute que « Dubillard, Obaldia, Ionesco, Vinaver, Vauthier ou Marguerite Duras ont poursuivi leur œuvre, chacun dans sa ligne ». Continuant ma recherche, je ne tardai pas à trouver deux confirmations supplémentaires dont la première a toute ◀l’▶autorité ◀d’▶un professeur en Sorbonne, grand spécialiste du théâtre contemporain, Bernard Dort, tandis que la seconde proclame avec une impudeur totale ◀le▶ triomphe du spectaculaire sur ◀le▶ texte, fût-il génial. Voici d’abord ◀le▶ professeur et critique Bernard Dort :
Demain, aujourd’hui même, ◀le▶ metteur en scène Meyerhold (1874-1942), par exemple, nous est bien aussi présent que son contemporain, ◀l’▶auteur dramatique Giraudoux (1888-1944) ; leurs traces nourriront, peut-être, ◀l’▶imagination des metteurs en scène ou des comédiens, voire des auteurs…57
Et voici, ce qu’écrit un critique, Michel Cournot, à propos de ◀la▶ présentation ◀de▶ Tête ◀d’▶Or, la première pièce ◀de▶ Paul Claudel (1890), texte sublime repris par ◀le▶ metteur en scène Daniel Mesguich dans un théâtre ◀de▶ ◀la▶ banlieue parisienne :
Daniel Mesguich est ◀le▶ seul metteur en scène qui, ◀d’▶une œuvre à l’autre, ne change pas du tout son fusil ◀d’▶épaule. Quel que soit ◀l’▶auteur, quelle que soit ◀la▶ pièce, c’est sur ◀les▶ planches ◀le▶ même décor, celui ◀d’▶un théâtre qui se dévore, ce sont sous ◀les▶ flèches ◀de▶ lumière ◀les▶ mêmes protagonistes, pères, fils, mères, amants qui s’étreignent à s’étouffer, se perdent, se dédoublent, sautent ◀de▶ spasmes en épilepsies, s’appellent dans ◀le▶ désert. Que vient faire Claudel là-dedans ? Pas grand-chose ◀de▶ propre, forcément. Parce que Claudel, pour Daniel Mesguich comme pour tant ◀d’▶hommes ◀de▶ théâtre ◀de▶ son âge, c’est Dieu ◀le▶ père, c’est ◀le▶ père tout court, ◀le▶ père tout-puissant, absent, traître, bourreau, inévitable. Insolvable. Insoutenable et inavouable.58
◀La▶ disparition du texte, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶auteur, au profit des fantasmes plus ou moins œdipiens du metteur en scène ; ◀la▶ quasi-absence ◀d’▶œuvres nouvelles qui aient fait du bruit, mais ◀le▶ grand bruit fait autour de ◀la▶ manière ◀de▶ « mettre en scène » des œuvres anciennes, ou ◀de▶ « mettre en pièces » (dans ◀les▶ deux sens ◀de▶ ◀l’▶expression) des événements contemporains, voilà sans doute ◀le▶ phénomène ◀le▶ plus insolite qui marque ◀la▶ décennie écoulée : si nous voulons en faire ◀le▶ bilan, c’est cela d’abord qu’il nous faut expliquer.
◀La▶ décennie du « discours »
◀La▶ politisation ◀de▶ ◀la▶ pensée, qui caractérise ◀le▶ phénomène ◀de▶ Mai 68 à Paris, survient après ◀les▶ événements souvent plus violents mais non moins spectaculaires ◀de▶ Berkeley, ◀de▶ Berlin-Ouest, et même ◀de▶ Prague. Elle peut être définie, dans son processus, comme ◀la▶ substitution ◀de▶ ◀la▶ manifestation au manifeste en tant que moyen ◀d’▶expression ◀de▶ ◀la▶ contestation, sinon ◀de▶ ◀l’▶innovation — celle-ci étant en général plus silencieuse, voire secrète pour un temps plus ou moins long.
Pourquoi manifester dans ◀la▶ rue, occuper ◀les▶ usines, un théâtre, une ambassade, pourquoi ◀la▶ propagation virale du terrorisme, forme extrême ◀de▶ ◀la▶ « manif », sinon parce qu’on se sent privé ◀de▶ ◀la▶ parole — intellectuelle, morale, civique ou politique — au nom de ce que ◀les▶ États nomment protection ◀de▶ ◀l’▶ordre. ◀La▶ jeunesse qui n’a pas accès à ◀la▶ TV (bientôt rejointe par ◀les▶ intellectuels « interdits ◀d’▶antenne ») n’a plus ◀d’▶autre moyen ◀de▶ se faire entendre que ◀de▶ créer un happening, un événement public bruyant, spectaculaire, que ◀la▶ TV sera bien forcée ◀de▶ filmer et ◀de▶ diffuser, permettant ainsi aux leaders des mouvements ◀de▶ contestation ◀d’▶être entendus et vus par des millions. « Bien vus » ou « mal vus » peu importe, ◀l’▶essentiel du message étant ◀le▶ spectacle lui-même : c’est cela qu’il s’agit ◀de▶ « faire passer ».
Dès 1968 à Paris, ce nouveau style trouve ses lois : ◀la▶ philosophie gestuelle ◀de▶ ◀l’▶étudiant Cohn-Bendit soulève des vagues ◀d’▶enthousiasme océanique à ◀la▶ Sorbonne et des barricades sur ◀les▶ boulevards, tandis que ◀les▶ écrivains staliniens comme Aragon, ou communisants comme J.-P. Sartre, se font traiter ◀de▶ « pépés » quand ils essaient ◀de▶ séduire ◀la▶ jeunesse par leur « discours » — mot qui va remplacer désormais ◀les▶ termes désuets ◀d’▶argumentation, ◀d’▶idéologie, ◀de▶ théorie et surtout — hélas — ◀de▶ pratique morale, sociale ou politique — ou poétique… ◀La▶ décennie 1970-1980 aura été celle du « discours », ambition bien typique ◀de▶ ◀la▶ civilisation gréco-latine, c’est-à-dire ◀de▶ ce Sud européen qui, aujourd’hui, entre en conflit ouvert avec ◀le▶ Nord dont il ne parvient pas à égaler ◀les▶ résultats industriels, parce qu’il a préféré ◀de▶ tout temps ◀le▶ discours (justement) à ◀l’▶acte, à ◀l’▶action et au travail.
Nous venons de caractériser ◀l’▶état du théâtre en France, ◀de▶ 1968 à 1980. Ce que nous constatons dans ◀les▶ autres domaines ◀de▶ ◀l’▶expression et ◀de▶ ◀la▶ recherche culturelle se trouve aller dans ◀le▶ même sens et au même rythme, pour ◀les▶ mêmes raisons générales.
◀La▶ poésie étant ◀le▶ contraire du « discours », au sens du mot devenu courant, voire obsédant, dans ◀les▶ écrits ◀de▶ ◀l’▶intelligentsia parisienne, n’a pas vu naître en France, depuis douze ans, un seul grand texte mémorable. ◀Les▶ poètes révélés au cours des années 1945 à 1968, Henry Michaux, René Char, Pierre Emmanuel, Yves Bonnefoy, n’ont guère ajouté à leur œuvre antérieure ; et pas un seul nom nouveau ne s’est imposé.
◀Le▶ roman n’a connu qu’une seule surprise heureuse, celle ◀de▶ Michel Tournier, 45 ans lorsque paraît — en 1969 son premier livre, qui reçoit ◀le▶ Grand prix ◀de▶ ◀l’▶Académie française, son deuxième recevant un an plus tard ◀le▶ prix Goncourt. Reste ce genre littéraire qui passe pour ◀le▶ plus caractéristique du génie français : ◀l’▶essai du moraliste à la fois philosophe, polémiste et poète en prose, soucieux du sort ◀de▶ ◀la▶ cité mais non moins ◀de▶ ◀la▶ cadence ◀de▶ ses phrases, et que Nietzsche portait aux nues. Chose étrange, ce sont des essais qui ont connu depuis 1968 ◀les▶ plus forts tirages et ◀l’▶écho ◀le▶ plus ample, en raison inverse, d’ailleurs, ◀de▶ leurs mérites : ◀les▶ recueils ◀d’▶aphorismes ◀d’▶un Cioran tirent à 5000, cependant que ◀les▶ pamphlets politiques à prétentions socioreligieuses ◀d’▶un B.-H. Lévy ou ◀d’▶un Roger Garaudy, l’un ex-maoïste et l’autre ex-stalinien, bien décidés tous ◀les▶ deux à ajouter ◀le▶ prestige du révolutionnaire à celui du converti, dépassent 200 000 exemplaires.
◀La▶ raison simple ◀de▶ ce paradoxe (ou ◀de▶ ce scandale, si ◀l’▶on veut) relève ◀de▶ ◀la▶ technique publicitaire : Cioran n’est jamais apparu sur un petit écran, que je sache ; Lévy et Garaudy s’y montrent à l’envi. ◀La▶ culture du spectacle est ◀la▶ seule efficace dans notre société occidentale.
Elle bénéficie aujourd’hui, par un paradoxe inquiétant, du succès des dissidents russes auprès des mass médias ◀les▶ plus puissants : Soljenitsyne, Zinoviev, Boukovski ont permis ◀le▶ succès des « Nouveaux philosophes » qui n’avaient rien à dire de plus que ces grandes victimes du Goulag, et n’ont rien ajouté à leur témoignage — pas même celui ◀de▶ leur repentir ◀d’▶avoir été d’abord du côté des bourreaux.
Ce phénomène ◀de▶ palinodie payante s’est généralisé au cours de ◀la▶ décennie qui s’achève. Je n’hésite pas à ◀le▶ rattacher à ◀l’▶action ◀de▶ ◀la▶ télévision. ◀Le▶ petit écran apporte ◀le▶ spectacle du monde à domicile — scandales, explosions, assassinats, records battus, et prises ◀de▶ bec politiciennes. Tout cela imposé par ◀les▶ monopoles ◀d’▶État (toutes ◀les▶ TV d’Europe, à ◀la▶ seule exception ◀de▶ ◀l’▶Italie) à ◀l’▶heure du déjeuner ou du dîner, aux familles un moment réunies et qui absorbent entre ◀le▶ potage et ◀le▶ dessert leur ration quotidienne ◀de▶ violence physique, verbale, musicale et morale.
Mais quand ◀la▶ politique devient spectacle, ◀le▶ citoyen devient spectateur, donc passif, et ◀le▶ ministre seul acteur plutôt qu’actif. Quant à ◀l’▶intellectuel, ◀l’▶homme ◀d’▶idées, ◀le▶ penseur, qui était censé servir ◀la▶ vérité, rien qu’elle, il se voit sommé ◀de▶ paraître « télégénique » c’est-à-dire convaincant !
Autrefois, dans ◀les▶ années 1919-1939, un jeune écrivain français se sentait dignus intrare s’il était enfin publié par ◀la▶ Nouvelle Revue française. Aujourd’hui, tout dépend ◀de▶ ◀la▶ manière dont il « passe » à telle ou telle émission « littéraire » à ◀la▶ TV. On retrouve ici ◀le▶ schéma ◀de▶ ◀la▶ confrontation des candidats à ◀la▶ présidence des USA. ◀Le▶ danger évident, pour ◀l’▶écrivain, étant qu’avide ◀d’▶audience, il en vienne inconsciemment ou cyniquement, à des « prises ◀de▶ position » devant ◀la▶ caméra qui ne sont en fait — à cause du médium visuel, spectaculaire — que des « poses » prises devant ◀le▶ public — j’entends des attitudes ◀d’▶acteur. C’est ◀la▶ nouvelle « trahison des clercs ».
Si ◀l’▶on peut dire que durant la dernière décennie, ◀le▶ phénomène ◀le▶ plus important au service ◀de▶ ◀la▶ vérité a été ◀le▶ succès immense en Occident des dissidents russes, à ◀l’▶inverse, ◀le▶ phénomène ◀le▶ plus important au service ◀de▶ ◀la▶ publicité, donc du mensonge, a été ◀le▶ succès ◀de▶ ceux qui ont ◀le▶ mieux adapté leur pensée aux conditions ◀de▶ ◀la▶ « télégénialité », forme suprême ◀de▶ ◀la▶ démagogie intellectuelle au xxe siècle.
Il y a, je crois, ◀les▶ plus grandes chances pour que ◀les▶ auteurs ◀d’▶aujourd’hui qui survivront dans ◀la▶ mémoire des hommes du prochain siècle — à supposer qu’il y en ait un — soient ◀de▶ ceux-là que nous aurons vus ◀le▶ moins souvent ou pas du tout sur nos écrans. Car leur vraie vie était ailleurs.