L’▶Université par ◀l’▶Europe et vice versa (hiver 1979)m
I. ◀L’▶Université européenne : une commune et une coopération
◀La▶ culture européenne est ◀l’▶unité ◀de▶ base sur laquelle ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe peut encore s’édifier et doit ◀l’▶être. Elle s’est constituée au cours des siècles par ◀la▶ composition sans préméditation ◀de▶ valeurs religieuses — grecques, mazdéennes, romanes et judéo-chrétiennes — ◀de▶ procédures intellectuelles et juridiques, ◀de▶ monuments sacrés et ◀d’▶œuvres d’art, plus tard ◀de▶ sciences, et ◀d’▶écoles ◀de▶ pensée successivement parues dans des foyers très dispersés, ◀d’▶où elles ont propagé à toutes ◀les▶ nations du continent des styles, des modes, des manières ◀de▶ sentir et ◀d’▶agir dont ◀l’▶extrême diversité peut apparaître, paradoxalement, comme ◀le▶ vrai caractère distinctif face aux grandes cultures ◀de▶ ◀l’▶Asie.
◀Les▶ couvents ◀de▶ ◀la▶ civilisation bénédictine ont été ◀les▶ couveuses ◀de▶ ◀la▶ culture commune qui va éclore dans ◀les▶ cités commerçantes des xiie et xiiie siècles, quand ◀les▶ collèges ◀de▶ guildes et ◀les▶ écoles ◀d’▶évêchés s’organiseront en universités, à Bologne dès 1100, à Paris dès 1200, à Valencia (1209), à Padoue (1288), à Cambridge (1229), puis à Oxford, Salamanque, Coimbra, Prague, Cracovie, Tubingue…
◀Les▶ universités naissantes sont des communes.
Qu’est-ce qu’une commune, au xiiie siècle ? C’est ◀le▶ corps des habitants ◀d’▶une ville, ◀d’▶un bourg ou ◀d’▶une vallée, ayant reçu par charte impériale ou royale ◀le▶ droit ◀de▶ se gouverner eux-mêmes sur un territoire donné. Par analogie, ◀le▶ terme va s’appliquer à toute communauté civile ou religieuse autogérée.
Ainsi des collèges qui apparaissent à Bologne, Oxford et Paris : ils forment au sein de ces villes des entités en quelque sorte exterritoriales, bénéficient ◀d’▶une exception ◀de▶ juridiction, assurent leur propre police et ne dépendent ni des pouvoirs ◀de▶ ◀la▶ ville ni ◀de▶ ceux ◀de▶ ◀l’▶Évêque, ni même du Roi, mais ne relèvent que du pape, garant ◀de▶ leur autonomie. Chacune ◀de▶ ces entités groupe en une seule communauté ◀les▶ enseignants et étudiants des trois degrés, ◀les▶ bacheliers, ◀les▶ maîtres et ◀les▶ docteurs : c’est ◀l’▶universitas magistrorum atque scholarium. Elles sont aussi des corporations du savoir : universitates studii et scientiarum, groupant ◀la▶ totalité des études et des sciences.
Quant aux communes politiques ou économiques, elles relèvent ◀de▶ ◀l’▶empereur (parfois du roi) et sont donc « immédiates à ◀l’▶empire », lequel devient ◀le▶ garant ◀de▶ leurs libertés contre tous ◀les▶ seigneurs voisins. C’est ainsi que ◀les▶ trois « communes forestières » (Waldstätten en allemand) ◀d’▶Uri, Schwyz et Nidwald, qui commandent ◀les▶ abords du col du Gothard, reçoivent au xiiie siècle des chartes « ◀d’▶immédiateté impériale » : en effet, ◀le▶ Gothard est ◀le▶ seul col qui relie au croisement des deux principales chaînes alpestres, ◀la▶ moitié nord et ◀la▶ moitié sud du Saint-Empire romain ◀de▶ nation germanique. Dans ◀les▶ pactes que concluent en 1291 ◀les▶ trois communes (aujourd’hui cantons), elles sont qualifiées ◀d’▶universitates.
Il est remarquable que dès ◀le▶ xiiie siècle ◀les▶ communes ou corporations du savoir deviennent ◀l’▶universitas par excellence. Dans un acte ◀de▶ 1229, ◀les▶ représentants ◀de▶ ◀l’▶ensemble des collèges parisiens « croient déjà pouvoir se contenter du simple mot universitas pour ◀les▶ désigner »40.
Soulignons ici, fortement, que ces corporations par excellence, ces communes du savoir, autogérées, n’ont rien ◀de▶ national au sens actuel.
◀La▶ Sorbonne, qui sera ◀le▶ collège ◀le▶ plus célèbre ◀de▶ ◀l’▶Université ◀de▶ Paris, compte parmi ses maîtres, ◀de▶ 1245 à 1303, Albert le Grand d’abord, qui arrive ◀de▶ Souabe accompagné ◀de▶ son élève préféré, Thomas d’Aquin, un jeune prince napolitain qui est ◀le▶ petit-neveu ◀de▶ ◀l’▶empereur Frédéric Barberousse ; Bonaventure, qui vient de Pise ; Siger de Brabant, qui vient de ◀la▶ Belgique ; enfin, Duns Scot, qui est Écossais. Parmi ◀les▶ maîtres importants, il se trouve, c’est sans doute un hasard, que pas un seul durant ce demi-siècle n’est français. ◀L’▶université, c’est ◀l’▶Europe.
◀Les▶ maîtres groupent autour ◀d’▶eux des bacheliers qui apprennent à pratiquer ◀la▶ contestation intellectuelle, c’est-à-dire ◀le▶ sic et non, ◀la▶ dialectique des scolastiques. Ils se réunissent dans des salles exiguës, déménagent ◀de▶ quartier, voire émigrent dans une autre ville ◀de▶ ◀la▶ région parisienne, quand leurs rapports avec ◀les▶ magistrats entrent en crise. ◀Les▶ étudiants se répartissent en « nations » (nationes) c’est-à-dire en groupes désignés par ◀l’▶origine et ◀la▶ langue — normande, allemande, flamande, anglaise, picarde, etc.
◀La▶ durée des études varie entre quatre ans pour obtenir ◀le▶ grade ◀de▶ bachelier, huit ans pour ◀le▶ grade ◀de▶ maître, douze à treize ans pour ◀le▶ grade ◀de▶ docteur. (Et ◀l’▶on se plaint aujourd’hui ◀de▶ ◀l’▶allongement des études !)
◀Les▶ règlements, ◀les▶ us et ◀les▶ coutumes, varient très largement ◀d’▶une « communauté ◀de▶ savoir » à l’autre. Ainsi ◀les▶ professeurs ◀de▶ Bologne sont-ils choisis par ◀les▶ étudiants et révocables par eux seuls. Ces étudiants d’ailleurs sont ◀d’▶âges très variés, ◀de▶ 16 à 75 ans, tous mêlés. ◀La▶ « liberté académique » — comme on dira lorsqu’elle ne sera plus qu’un souvenir et une prétention — est à ce moment pleine et entière. ◀L’▶Europe, qui ne s’appelle encore que ◀la▶ chrétienté, n’a jamais été plus européenne.
II. ◀De▶ ◀l’▶autonomie à ◀l’▶étatisation
Avec ses septs arts libéraux, ◀le▶ trivium (grammaire, rhétorique et dialectique) et ◀le▶ quadrivium (arithmétique, géométrie, musique, astronomie) — qui réunissent au lieu de ◀les▶ séparer ◀les▶ arts et ◀les▶ sciences, et avec ses facultés dites supérieures, ◀la▶ théologie, ◀le▶ droit et ◀la▶ médecine, ◀l’▶université médiévale « correspond, dans son exigence même, à ◀l’▶idée ◀d’▶un studium generale, ◀d’▶une totalisation des connaissances qui débouche en fin de compte sur une connaissance ◀de▶ ◀la▶ totalité »41. Il y a plus : « ◀La▶ scolastique, en tant que mode ◀de▶ connaissance propre à ◀l’▶Université, affirme ◀le▶ primat ◀de▶ ◀la▶ recherche par ◀la▶ libre discussion. ◀La▶ période médiévale est ◀l’▶âge par excellence des oppositions et des contradictions, du sic et non, étant bien entendu que ces oppositions se situent à ◀l’▶intérieur même ◀de▶ ◀l’▶Université, et ne cessent ◀de▶ renaître, même lorsqu’une autorité interne ou externe a été appelée à trancher ◀le▶ débat… ◀La▶ grande époque du Moyen Âge ne se caractérise nullement par ◀l’▶esprit ◀d’▶orthodoxie politico-policière qui demeure ◀le▶ privilège peu enviable du xxe siècle. Un tel terrorisme, paralysant ◀l’▶esprit ◀de▶ libre recherche, est ◀la▶ négation même ◀de▶ cette Université que ◀le▶ Moyen Âge a inventée. »
Je viens de citer Georges Gusdorf, professeur à Strasbourg et son petit livre admirable, ◀L’▶Université en question 42 dont je déduis que ◀l’▶Université médiévale demeure ◀l’▶idéal asymptotique ◀de▶ tout ce que notre époque croit avoir inventé sous ◀le▶ nom ◀d’▶UER (unités ◀d’▶enseignements et ◀de▶ recherche), alors même qu’elle détruit avec ◀l’▶acharnement systématique et rancunier du bureaucrate, au nom de ◀la▶ neutralité du savoir pur et ◀de▶ ◀l’▶objectivité ◀de▶ ◀la▶ science, ◀les▶ finalités mêmes ◀de▶ ◀l’▶institution.
◀De▶ fait, ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Université, à partir du déclin du Moyen Âge, sera celle ◀d’▶une longue décadence, aussi nommée nationalisation ◀de▶ ◀l’▶enseignement.
G. Gusdorf en décrit ◀les▶ étapes, qui vont du fédéralisme empirique pratiqué dans ◀le▶ Saint-Empire au totalitarisme obtus imposé par Napoléon ; ◀le▶ moteur ◀de▶ cette involution étant ◀le▶ besoin qu’éprouvent ◀les▶ clercs ◀d’▶intervenir dans ◀les▶ luttes politiques et ◀de▶ s’attirer pour ce faire ◀les▶ faveurs du Prince, quel qu’il soit, lequel en profite aussitôt pour décorer, récupérer, embrigader en ◀la▶ personne ◀de▶ ses auteurs toute espèce ◀de▶ recherche authentique, possiblement critique ou négative à ◀l’▶endroit des pouvoirs établis, ou complice des pouvoirs en mal ◀d’▶établissement. À ce jeu, ◀l’▶Université perdra son immédiateté papale ou impériale selon ◀les▶ pays ; perdra ses privilèges extraterritoriaux ; perdra ses conditions ◀d’▶universalité, et formera de plus en plus des magistrats, mais non des clercs.
III. ◀De▶ ◀l’▶Université aux « Facultés »
Tout cela nous mène à ◀la▶ mise au pas napoléonienne des écoles, c’est-à-dire à ◀la▶ suppression des universités au sens médiéval, au regroupement par ◀l’▶État central des trois degrés ◀de▶ ◀l’▶enseignement officiel et à ◀la▶ réduction ◀de▶ cet enseignement à ce qui peut servir à ◀la▶ mobilisation des esprits par ◀les▶ maîtres ◀de▶ ◀la▶ capitale. ◀L’▶Université se ravale à ◀la▶ fonction ◀d’▶un monopole ◀d’▶État43.
◀Le▶ 21 mars 1810, ◀l’▶empereur s’adresse au Conseil ◀d’▶État :
Si mes espérances se réalisent, je veux trouver dans ce corps même une garantie contre ◀les▶ théories pernicieuses et subversives ◀de▶ ◀l’▶ordre social dans un sens ou dans un autre. Il y a toujours eu dans ◀les▶ États bien organisés un corps destiné à régler ◀les▶ principes ◀de▶ ◀la▶ morale et ◀de▶ ◀la▶ politique. Telle fut ◀l’▶Université ◀de▶ Paris et ensuite ◀la▶ Sorbonne ; telles sont, en Italie, ◀les▶ universités ◀de▶ Pavie, ◀de▶ Pise et ◀de▶ Padoue ; en Allemagne, celles ◀de▶ Göttingen et ◀d’▶Iéna ; en Espagne, celle ◀de▶ Salamanque ; en Angleterre, celle ◀d’▶Oxford ; chez ◀les▶ Turcs, ◀le▶ corps des Ulémas. Ces corps, étant les premiers défenseurs ◀de▶ ◀la▶ cause ◀de▶ ◀la▶ morale et des principes ◀de▶ ◀l’▶État, donneront les premiers ◀l’▶éveil, et seront toujours prêts à résister aux théories dangereuses des esprits qui cherchent à se singulariser, et qui, ◀de▶ période en période, renouvellent ces vaines discussions qui, chez tous ◀les▶ peuples, ont si fréquemment tourmenté ◀l’▶opinion publique.
Commentaires ◀de▶ G. Gusdorf : « Napoléon organise une gendarmerie intellectuelle, dont ◀le▶ grand Maître est ◀le▶ général en chef, et où ◀les▶ recteurs ont rang ◀d’▶officiers supérieurs. »44
◀Le▶ terme même ◀d’▶Université au sens classique disparaîtra en France durant ◀la▶ plus grande partie du xixe siècle et sera remplacé par celui ◀de▶ « Facultés », qui implique ◀l’▶abandon ◀de▶ toute intention ◀d’▶interdisciplinarité, ◀de▶ convergence des arts libéraux, et surtout ◀de▶ totalité, c’est-à-dire ◀d’▶universitas au sens premier. Séparées ◀les▶ unes des autres, ◀les▶ Facultés ne sont plus que des écoles professionnelles au service ◀de▶ ◀l’▶État-nation et ◀de▶ certaines industries. Elles préparent ◀les▶ jeunes gens à gagner leur vie, non plus à en comprendre ◀les▶ finalités.
IV. Retour aux petites unités
Au lendemain ◀de▶ ◀l’▶agitation des étudiants en mai 1968, une sorte ◀de▶ loi-cadre, élaborée par Edgar Faure a donné quelque temps ◀l’▶impression ◀d’▶une ouverture vers ◀l’▶autonomie des universités, ◀d’▶une tentative ◀de▶ libération, sinon ◀d’▶un vrai retour à ◀la▶ grande liberté médiévale.
Mais quels que soient ◀les▶ mérites intrinsèques du projet ◀de▶ réforme ◀d’▶Edgar Faure, un fait demeure : il n’a conduit qu’à ◀l’▶éclatement définitif en instituts spécialisés ◀de▶ ◀l’▶Université ◀de▶ Paris, atteinte ◀de▶ gigantisme — elle comptait à ◀l’▶époque près de 180 000 étudiants.
◀L’▶ancienne Sorbonne a été divisée en treize instituts distincts, qualifiés tout à fait abusivement ◀d’▶« universités », alors qu’il ne s’agit en fait que ◀de▶ Facultés au sens qu’a gardé ◀le▶ terme dans ◀le▶ reste du monde. Chacune ◀de▶ ces Facultés désormais isolée des autres, en droit comme en fait, compte autant ou plus ◀d’▶étudiants que la plupart des universités complètes dans ◀les▶ autres pays ◀d’▶Europe. ◀Le▶ gigantisme, loin ◀d’▶être éliminé, a donc été reporté du tout sur ◀les▶ parties, et ◀la▶ vertu totalisante qui est celle qu’on doit atteindre ◀d’▶une universitas studii est définitivement évacuée.
C’est pourtant dans ◀le▶ retour aux petites unités qu’ici, tout comme dans ◀les▶ structures économiques, sociales et politiques, ◀l’▶on entrevoit ◀la▶ seule issue possiblement heureuse ◀de▶ notre crise. Petites unités autonomes ◀de▶ recherches et ◀de▶ contestation comparables aux collèges du Paris médiéval, permettant et favorisant ◀l’▶échange interdisciplinaire qui est en fait échange des points de vue. Et je ne dis pas que ◀les▶ voies et moyens ◀d’▶un tel « retour » soient facilement imaginables, je dis seulement que ◀la▶ survie ◀de▶ ◀la▶ culture européenne dépendra ◀de▶ notre aptitude à optimaliser ◀les▶ dimensions ◀de▶ nos créations, ◀de▶ nos activités et ◀de▶ leurs cadres. ◀Les▶ conditions ◀d’▶une renaissance des universités européennes sont donc ◀les▶ mêmes que celles dont dépendent ◀le▶ sauvetage ◀de▶ notre environnement, et celui ◀de▶ notre économie, ◀la▶ restauration du civisme, ◀la▶ paix elle-même : UER, régions, PME, autonomies librement fédérées pour combiner ◀les▶ avantages des petites communautés et des grands moyens, tout se résume dans ◀la▶ formule ◀de▶ ◀l’▶Europe des régions fédérées.
V. ◀La▶ tour ◀d’▶anti-Babel
En 1964, appelé à prononcer ◀le▶ « discours solennel » pour ◀l’▶inauguration ◀de▶ ◀la▶ IIIe Assemblée de la Conférence permanente des recteurs et vice-chanceliers ◀d’▶Europe à Göttingen, je terminai ma description ◀de▶ ◀la▶ tour ◀de▶ Babel qu’est devenue ◀l’▶Université, juxtaposition ◀de▶ spécialistes dont aucun n’entend plus ◀le▶ jargon du voisin, par ◀l’▶évocation ◀d’▶une utopie qu’on voulut bien considérer comme idyllique et rousseauiste. C’était quatre ans avant « ◀les▶ événements » ◀de▶ Mai 68. ◀D’▶où ◀l’▶intérêt ◀de▶ relire après coup ces rêveries, et ◀de▶ ◀les▶ comparer, peut-être, à ce qui s’est fait par ◀la▶ suite à Florence, sous ◀le▶ nom ◀d’▶Université européenne.
Dans un grand parc, près de ◀la▶ mer, ou ◀d’▶un lac, ou ◀d’▶une large rivière, en pleine campagne, mais pas trop loin ◀d’▶une ville ◀de▶ moyenne grandeur et ◀de▶ vie culturelle et sociale animée, une ou deux-centaines ◀de▶ maisons familiales, dispersées, et un centre ◀de▶ type villageois : hôtels, auberges, marché, boutiques, chapelles, sans oublier plusieurs terrasses ◀de▶ café. Dans ◀le▶ centre aussi, un groupe ◀de▶ bâtiments contient ◀la▶ bibliothèque, jouit ◀d’▶un statut spécial ◀d’▶exterritorialité : c’est une sorte ◀de▶ district fédéral ◀de▶ ◀l’▶Europe intellectuelle. Là vivent des « hommes ◀de▶ synthèses » : professeurs ◀de▶ tous âges et ◀de▶ toutes spécialités, et futurs professeurs déjà gradués, d’une part ; responsables ◀de▶ domaines variés ◀de▶ ◀la▶ vie publique, économique et sociale, d’autre part. Condition générale ◀d’▶admission : avoir prouvé son excellence dans une branche au moins du savoir, ou ◀de▶ ◀la▶ vie professionnelle, et démontrer ◀d’▶une manière convaincante qu’on éprouve ◀l’▶impérieux désir ◀d’▶intégrer ◀l’▶expérience acquise dans un ensemble plus compréhensif.
◀Les▶ activités intellectuelles ◀de▶ cette communauté peuvent être définies à grands traits comme suit :
Quant à ◀la▶ forme : peu ou point ◀de▶ cours magistraux, mais surtout des colloques restreints, groupant au maximum vingt personnes, à ◀l’▶optimum une douzaine. Si quelqu’un désire absolument donner une conférence, ◀le▶ soir, c’est à ses risques et périls : toute déclaration publique est obligatoirement suivie ◀d’▶une discussion réglée. Ici ◀l’▶on n’impose pas une image du monde : on ◀la▶ cherche en commun, sans relâche. Au sein des colloques règne une liberté spontanément disciplinée par ◀la▶ critique mutuelle. Deux meneurs ◀de▶ jeu par colloque, et ils ne peuvent appartenir à ◀la▶ même spécialité.
Quant au contenu : seuls sont portés au programme ◀les▶ sujets par essence interdisciplinaires. J’entends par là : ◀les▶ sujets qu’il serait ◀le▶ plus malaisé ◀de▶ traiter dans ◀le▶ cadre exclusif ◀d’▶une ◀de▶ nos facultés classiques. Voici quelques-uns ◀de▶ ceux que, pour ma part, je serais heureux ◀de▶ pouvoir étudier et discuter, si j’avais à participer aux activités ◀de▶ ◀la▶ commune :
1. ◀Les▶ options fondamentales des grandes cultures, notamment ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, et ◀la▶ logique ou ◀les▶ contradictions ◀de▶ leur développement dans ◀la▶ vie publique et privée ◀de▶ ◀l’▶unité culturelle en question. ◀Le▶ problème des possibles convergences entre ◀l’▶Orient et ◀l’▶Occident, entre une certaine sagesse et une certaine puissance créatrice, formerait un centre particulier ◀d’▶attention.
2. ◀Le▶ rôle créateur ◀de▶ ◀l’▶interaction des disciplines dans ◀l’▶histoire ancienne et récente ◀de▶ ◀l’▶Europe. Dans quelle mesure et sous quelles conditions ◀les▶ inventions ou découvertes ◀de▶ ◀la▶ science et des arts sont-elles apparues ? Part ◀de▶ ◀la▶ gratuité, ◀de▶ ◀la▶ nécessité, des fins utilitaires, ◀de▶ ◀l’▶imagination débridée, ◀de▶ ◀la▶ foi, du doute, ◀de▶ ◀la▶ méthode et des contingences dans ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀la▶ connaissance en Occident.
3. Au-delà ◀de▶ ◀la▶ technologie. Comment passer ◀de▶ ◀l’▶ère technique à ◀l’▶ère ◀de▶ ◀l’▶équilibre humain ? En d’autres termes : comment tirer ◀les▶ bénéfices ◀de▶ bonheur individuel (santé mentale, beauté du milieu et paix) des disciplines farouches qu’imposent à ◀la▶ majorité ◀de▶ nos contemporains ◀les▶ impératifs prétendus ◀de▶ ◀la▶ croissance ◀de▶ production, et ◀de▶ ◀l’▶aide aux « sous-développés » ?
4. Possibilité ◀d’▶un langage universel, basé sur ◀la▶ cybernétique et sur ◀la▶ sémiologie ◀de▶ Saussure. Recherche générale ◀de▶ procédés ◀de▶ translation des méthodes, démarches spécifiques, et résultats ◀de▶ diverses branches du savoir. Limites ◀d’▶un tel langage, et comment y suppléer par ◀les▶ arts.
5. Européologie. Il existe dans la plupart de nos grandes universités des départements ◀d’▶indianisme, ◀de▶ sinologie, ◀d’▶islamologie, ◀d’▶études des civilisations tropicales, africaines, indaméricaines, etc. Il n’existe pas, ni hors ◀d’▶Europe ni en Europe, ◀de▶ chaires ◀d’▶européologie. Certes, ◀l’▶on étudie un peu partout ◀le▶ Marché commun, ◀le▶ mécanisme des organisations européennes, leur histoire récente, leur jurisprudence, ◀l’▶unification ◀de▶ leurs mesures sociales et ◀la▶ coordination ◀de▶ leurs politiques économiques. Ce qui nous manque encore, c’est une étude quasi ethnographique des caractères spécifiques ◀de▶ notre civilisation, à ◀l’▶heure où elle se répand ◀d’▶une manière anarchique sur tous ◀les▶ continents ◀de▶ ◀la▶ planète, où ◀le▶ tiers-monde ◀l’▶interroge avec une anxiété mêlée ◀d’▶arrogance, tandis qu’elle s’interroge elle-même plus qu’elle n’a jamais fait dans son histoire.
Quant aux relations entre un tel centre ◀de▶ synthèse et ◀les▶ universités existantes, on ◀les▶ imaginera sans peine. ◀L’▶introduction, si désirable dans nos mœurs universitaires, ◀d’▶une année sabbatique ◀de▶ type américain, permettrait ◀d’▶envoyer beaucoup de professeurs à cet institut ◀de▶ recyclage et ◀de▶ remise en question générale, et c’est aussi ce que nous attendons tous ◀de▶ nos vacances. Après un an, ◀les▶ professeurs détachés reviendraient à leur enseignement, porteurs ◀d’▶une sorte ◀de▶ radioactivité — ◀les▶ uns mûris, ◀les▶ autres rajeunis…
Comment baptiser ◀l’▶entreprise ? Elle pourrait se réclamer ◀de▶ beaucoup de noms illustres, ◀d’▶hommes qui ont rêvé ◀l’▶Académie européenne comme Tommaso Campanella et Comenius, ou ◀d’▶hommes qui méditaient sur ◀la▶ nécessité ◀d’▶un langage commun aux sciences exactes, aux arts et à ◀la▶ théologie, ainsi Descartes dès 1625, puis Leibniz et son Arts Combinatoria. Mais cet Institut ◀de▶ synthèse ne serait-il pas idéalement ce dont on parle un peu partout, plus ou moins bien, depuis 1957, date du traité instituant ◀l’▶Euratom : une Université européenne ?
Vraie université, puisqu’elle traiterait spécifiquement du général, en vue ◀d’▶entretenir ou ◀de▶ former une image cohérente du Tout. Vraiment européenne, puisqu’elle aurait pour fin ◀de▶ recréer ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité, qui est ◀la▶ formule ◀de▶ notre grand passé et ◀de▶ notre avenir fédératif, ◀le▶ seul possible.
◀L’▶Europe, c’est très peu de chose plus une culture. Quatre pour cent des terres du globe, multipliés par une culture qui a fait ◀le▶ Monde et qui doit aujourd’hui, plus que jamais, faire des hommes.