Un précurseur de▶ l’engagement politique (1er mai 1980)bs bt
Denis de Rougemont, votre assertion que « l’homme est à la fois libre et responsable » constitue le fondement ◀de▶ toute votre œuvre, en particulier ◀de▶ votre ouvrage Penser avec les mains ; peut-on alors conclure qu’il s’agit là ◀d’▶une attitude ?
Certainement. Penser avec les mains , mon premier ouvrage à la fois philosophique et applicable à la ◀vie▶ publique, à l’existence communautaire, voire à la politique, constituait en fait une critique générale ◀de▶ la culture au xxe siècle, culture que je qualifiais ◀d’▶irresponsable en ce sens qu’elle se voulait désintéressée, dessaisie ◀de▶ ses conséquences, comme débrayée ◀de▶ toute action dans la cité.
J’ai écrit la partie la plus importante ◀de▶ ce livre à 25 ans, dans toute la révolte ◀de▶ la jeunesse. Je demandais à l’écrivain ◀d’▶assumer, dans sa ◀vie▶ concrète, la responsabilité ◀de▶ son œuvre, ◀de▶ ses idées, même si cela devait le mener en prison. Je lui rappelais que penser n’est pas seulement soupeser, mais « peser sur » et que la pensée qui agit n’est pas libre, mais bien plutôt libératrice. En même temps, je le disais responsable ◀de▶ maintenir vivants les lieux communs, communs à toutes les sortes ◀d’▶hommes et à toutes les classes. Faute ◀de▶ quoi, un grand vide social se formerait, ◀d’▶où monterait l’appel aux dictateurs…
Votre livre a été publié en 1936, c’est-à-dire durant la montée du nazisme. Néanmoins, cet ouvrage nous paraît aujourd’hui très actuel. Comment expliquez-vous cela ?
C’est que, dans ses grandes lignes, la situation n’a guère changé. J’ai d’abord formulé une critique — aussi sympathique que je pouvais m’y obliger par souci ◀de▶ justice — ◀de▶ ce que j’appelais « la commune mesure restaurée » des communistes russes, des nationaux-socialistes allemands et des mouvements totalitaires en général, qui tentaient assez maladroitement, il faut le dire, mais à partir de besoins profonds que je pouvais comprendre, ◀de▶ recréer une « commune mesure » pour l’intellectuel et l’ouvrier, le paysan et le commerçant : somme toute, l’actualisation ◀d’▶un idéal ◀de▶ communauté. Pour moi, le succès ◀d’▶hommes comme Mussolini, Staline ou Hitler était inévitable dans une époque où les individus « atomisés » comme disait Marx, se voyaient posés les uns à côté des autres sans plus rien ◀de▶ commun entre eux. Cette « foule solitaire » était prête à suivre le premier meneur venu qui lui offrirait un sens recréateur ◀de▶ communauté, une raison ◀de▶ vivre et ◀d’▶espérer ensemble. Contre les dictateurs qui apportaient une réponse à l’appel angoisse des masses, nos démocraties libérales ne pourraient pas grand-chose, sinon ◀de▶ répéter que force doit rester au droit. C’est ainsi qu’aux Panzerdivisionen qui venaient de réoccuper la Rhénanie, en 1936, le président du Conseil français ◀d’▶alors n’opposa qu’une forte page ◀de▶ rhétorique.
Je dois dire tout de suite, Denis de Rougemont, que vos idées ont été reprises par d’autres, tout de suite après la guerre, car l’engagement ◀de▶ l’écrivain, sa liberté liée à sa responsabilité, furent des thèmes à la ◀mode▶ des 1946, me semble-t-il ?
En effet, mais ce n’était plus tout à fait dans le sens où Mounier et moi parlions dès 1935 ◀de▶ « pensée engagée ». À la veille ◀de▶ la guerre, en 1938, alors que cette formule ◀de▶ l’engagement ◀de▶ l’écrivain rencontrait déjà un succès un peu suspect, j’avais été amené à écrire un article intitulé : « Trop ◀d’▶irresponsables s’engagent ». Je visais ceux qui confondaient l’engagement avec le simple fait ◀de▶ signe des manifestes à gauche ou à droite. Je puis même vous citer le cas ◀d’▶un philosophe très connu à l’époque qui avait signé deux manifestes absolument contradictoires — l’une pour le négus ◀d’▶Éthiopie et l’autre contre — et cela sans même s’en apercevoir ! Bien sûr, on en avait un peu ri, mais pour moi, l’incident dénotait un fait grave : il trahissait l’irresponsabilité générale ◀de▶ la classe intellectuelle. À mon retour ◀d’▶Amérique, après la guerre, j’ai constaté que le thème ◀de▶ l’engagement ◀de▶ l’écrivain était très à la ◀mode▶. On l’attribuait d’ailleurs à Sartre et à l’existentialisme. Penser avec les mains était bien oublié et d’ailleurs épuisé à cette époque.
Il y a un autre livre ◀de▶ vous que plusieurs générations ont lu : L’Amour et l’Occident et il s’agit là ◀d’▶un livre clé non seulement sur le plan des idées, mais également sur le plan historique et politique puisque cet ouvrage nous révèle la mentalité occidentale. C’est une prise de conscience. Alors dites-moi, Denis de Rougemont, cette œuvre a-t-elle été écrite avant la guerre ?
Je l’ai écrite en 1938, année extrêmement productive pour moi. En effet, pendant les deux premiers mois j’ai écrit un ouvrage ◀de▶ deux-cents pages intitulé La Vision physiognomique du monde que je n’ai jamais publié. J’étais censé livrer à ce moment-là à un éditeur, L’Amour et l’Occident , dont je n’avais pas encore écrit première ligne. Je l’ai commencé le jour où j’aurais dû le remettre, et je l’ai terminé en trois mois, par je ne sais quel miracle ! J’étais en état ◀de▶ transe. Quatre-cents pages en trois mois, je serais bien incapable ◀de▶ le refaire aujourd’hui !
Tout le livre est bâti sur l’opposition entre d’une part l’amour vrai, « l’amour-action », celui qui peut répondre à l’injonction évangélique « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », et qui conduit au mariage, et d’autre part « l’amour-passion », au sens étymologique du terme « passion », c’est-à-dire « pâtir, subir » (pati en latin), qui conduit à la grande aventure romanesque, illustrée au départ c’est-à-dire au xiie siècle, par le mythe ◀de▶ Tristan et Iseut.
L’amour qui unit ces deux héros, je l’ai défini comme se nourrissant ◀d’▶obstacle, lesquels font figure ◀de▶ nécessité, ◀de▶ principe dynamique. Cette passion n’implique pas, comme finalité, le bien ◀de▶ l’autre, mais seulement le sentiment ◀d’▶être amoureux. Je me suis plongé dans cette analyse avec un enthousiasme très sensible ce qui a amené des critiques à prétendre que, finalement, j’étais plus ému par « l’amour-passion » que par « l’amour-action ».
Oui, mais cet « amour-action », il est en vous, car il y a chez vous un croyant, un protestant, et entre l’amour des évangiles, votre « amour-action » et l’« amour-passion », il y a mille ans. Et sans doute là, y a-t-il une notion ◀d’▶histoire que l’on pourrait lire ?
Disons qu’il y avait une très forte tension en moi, une tension qui a duré tout au long ◀de▶ ma ◀vie▶. Les critiques qui sentaient que j’avais parlé avec plus ◀de▶ chaleur ◀de▶ Tristan que du mariage n’avaient pas tout à fait tort.
Aujourd’hui encore, je me ferai honte le jour où je ne pleurerai pas au grand duo ◀d’▶amour du deuxième acte ◀de▶ Tristan, surtout au moment sublime où Brangaine du haut ◀de▶ la tour avertit les amants : « Prenez garde ! Prenez garde ! Voici que la nuit cède au jour. » Au moment où la loi du jour, ◀de▶ la réalité, revient détruire l’univers enchanté.
Nous vous comprenons…
Néanmoins, dans ma ◀vie▶ réelle, j’ai finalement opté, non sans drames, pour ce que j’ai appelé « l’amour-action ».
Je vois tout de même une indication historique dans le lien qui existe entre le Tristan de Wagner et le nazisme, ce ◀d’▶autant plus que votre livre a été écrit en 1938. Il s’agit donc encore ◀d’▶un ouvrage ◀de▶ mise en garde où vous fouillez nos origines et où, finalement, vous attaquez la guerre ?
Certes, j’étais pleinement conscient du parallèle entre les grandes passions totalitaires et la passion tristanienne, illustré d’ailleurs par le fait que Hitler était fasciné par les personnages et les thèmes wagnériens, et qu’il pressentait que son aventure s’achèverait comme les opéras ◀de▶ Wagner : dans une mort théâtrale et triomphale. Et j’ai longuement développé cette relation entre « l’amour-passion » et la guerre, cet élément ◀d’▶actualité profonde qui a progressivement éveillé mon intérêt pour la culture européenne en tant que telle. Le résultat ◀de▶ mes recherches historiques m’a permis ◀de▶ conclure que « l’amour-passion » était en fait une création des Européens au Moyen Âge, au xiie siècle, plus précisément, avec à l’origine la légende ◀de▶ Tristan et la poésie des troubadours. Ceci m’a amené à formuler des considérations générales sur le développement ◀de▶ la culture européenne, considérations pas seulement morales, philosophiques, religieuses et littéraires, mais politiques, dans lesquelles se fonde ce qui deviendra, après la guerre, mon action européenne. Donc une réflexion qui a pour point ◀de▶ départ l’intime, l’intériorité ◀de▶ l’individu et pour finalité l’organisation politique ◀de▶ la cité ou mieux : l’arrangement des relations humaines dans la communauté, cette communauté que je veux régir par le même principe que celui du couple, à savoir l’union des deux êtres dans leur différence et non dans l’uniformité.
Vous êtes un visionnaire, Denis de Rougemont. Dans tous vos livres, il y a une préfiguration ◀de▶ l’avenir, cet avenir qui vous a toujours préoccupé et dont vous construisez l’image en vous référant sans cesse à nos origines. Dans L’Amour et l’Occident ,vous nous parlez des cathares et des Arabes, n’est-ce pas ? Alors comment aimer cette Europe-là ?
On peut l’aimer, et je le démontre dans les deux premiers livres ◀de▶ L’Amour et l’Occident , qui est composé ◀de▶ sept livres différents dont chacun aurait pu être à l’origine ◀d’▶un travail ◀de▶ trois-cents pages. J’ai écrit cet ouvrage très rapidement, si rapidement que j’ai dû le condenser. J’ai souvent ressenti la sensation très nette ◀de▶ mon ignorance devant certains des thèmes que j’abordais avec la hardiesse du jeune homme horrifié qui ne recule devant rien.
Toute la Sorbonne et la plupart des auteurs considérés comme sérieux m’ont démoli à qui mieux mieux. Mais ces critiques ont été rapidement invalidés par ◀d’▶indiscutables découvertes confirmant mes thèses comme celle du chanoine Dondaine, trouvant par hasard à la Bibliothèque ◀de▶ Florence le manuscrit en palimpseste du Liber de Duobus principus, doctrine ◀de▶ base des cathares, ouvrage prétendument brûlé pat l’Inquisition. D’autres découvertes ultérieures m’ont également donné raison et les quelques erreurs que j’avais effectivement commises, je les ai corrigées en 1956, une première fois, lorsque mon livre a été à nouveau publié, puis une seconde fois, en 1972, dans ce que l’éditeur a appelé une « édition définitive » et qui, pour moi, ne l’est pas forcément. Ceci m’a permis ◀de▶ répondre ◀de▶ manière exhaustive à mes détracteurs et, à mon tour, ◀de▶ mettre en évidence leurs erreurs et leurs partis pris rationalistes, leur défaut ◀de▶ sens du mythe, pour tout dire, et du tragique ◀d’▶aimer l’amour et non pas l’autre…
Vous avez influencé — et combien fortement — ◀de▶ nombreux écrivains. Alors il m’intéresserait ◀de▶ savoir quels sont les écrivains qui ont eu une influence sur vous. Et j’aimerais, à ce propos, évoquer un livre qui a pour titre : Les Personnes du drame . L’avez-vous écrit en Amérique ?
Non, il a été publié à New York « par accident », si je puis dire. En réalité, il était terminé en 1938, lui aussi. Gallimard venait de m’envoyer un premier jeu ◀d’▶épreuves lorsque la guerre a éclaté. Une providence, car l’imprimerie qui travaillait pour Gallimard a été complètement détruite lors de la ruée des Allemands sur le nord ◀de▶ la France, en mai-juin ◀de▶ l’année 1940. Je suis arrivé en Amérique avec le seul jeu ◀d’▶épreuves subsistant ! Je n’avais même plus ◀de▶ manuscrit.
J’ai donc retravaille ce texte et Jacques Schiffrin l’a publié, en français, à New York. Il a été repris par Gallimard à mon retour en 1946, ainsi que par la Baconnière en Suisse.
Dans ce livre, vous mentionnez des écrivains qui vous ont marqué, des auteurs allemands comme Goethe, le danois Kierkegaard auquel vous consacrez plusieurs chapitres, mais il y a aussi des auteurs français comme Rimbaud, Claudel, Gide et même notre Ramuz…
Tout auteur vit sur un certain nombre ◀de▶ contradictions qui sous-tendent son œuvre. Et la grande contradiction ◀de▶ ma ◀vie▶ pourrait être symbolisée par l’évocation simultanée ◀de▶ Goethe, et ◀de▶ Kierkegaard. Goethe, son influence, l’exemple ◀de▶ sa ◀vie▶, sa personnalité fascinante tendue vers un équilibre durement conquis et vers l’action. « Au commencement était l’action », a-t-il écrit.
Et puis Kierkegaard qui, lui, est la passion transportée dans le christianisme, au mépris ◀de▶ toute espèce ◀d’▶action sociale ou politique. C’est un peu le fou ◀de▶ Dieu. Le fou opposé au sage.
Et ces deux auteurs m’ont fortement influencé, non seulement dans mes écrits, dans ma ◀vie▶, mais encore dans mes pensées les plus secrètes. En fait, la valeur que j’attache à ces « personnes du drame » tient justement au fait que je décris là dans ce livre ce qu’il y a de plus difficile à assumer : mes contradictions.
Les autres chapitres sont peut-être moins importants, hormis celui concernant Ramuz qui m’a permis ◀de▶ me ressourcer, ◀de▶ me ré-enraciner dans la culture suisse, en Suisse romande particulièrement, en relation avec Goethe d’une part, et d’autres auteurs plus proches ◀de▶ nous, d’autre part, comme Claudel par exemple.
J’ai été assez heureux ◀de▶ la manière dont Ramuz a réagi à cet écrit. Malheureusement, j’ai perdu sa lettre qui m’était très précieuse et dans laquelle il me disait : « Enfin on a dit ce qu’il fallait dire ◀de▶ mon œuvre. »
Et enfin, le lecteur découvre un Ramuz tel qu’il l’imagine, un Ramuz débarrassé ◀de▶ l’officialité helvétique !
Débarrassé surtout ◀de▶ ce côté folklorique dont on l’a affublé, en France, qui le travestissait en écrivain régionaliste et paysan, alors qu’il était à l’avant-garde du modernisme : un écrivain ◀d’▶idées dont tous les romans illustrent une certaine philosophie ◀de▶ l’existence, et même ◀de▶ l’existence dans la communauté. Finalement, je me sentais très proche de lui dans mes réactions au totalitarisme, au capitalisme, à l’individualisme moderne, au gigantisme, à la nécessité ◀de▶ manifester sa pensée. Dans son petit livre Une main bu, il montre qu’une pensée n’est réelle que dans la mesure où elle se manifeste. Et c’est exactement ce sens que j’ai voulu exprimer dans le raccourci : Penser avec les mains .
Ainsi donc, en 1938, vous avez écrit trois ouvrages ?
Non, cinq. En mars, j’ai rédigé d’après les notes prises à Francfort, mon Journal ◀d’▶Allemagne qui a paru à l’automne chez Gallimard. En décembre, j’ai écrit une pièce ◀de▶ théâtre dont Arthur Honegger a composé la musique : Nicolas de Flue . Tout au long ◀de▶ cette année, je m’en souviens, j’ai regretté profondément que les jours n’aient que 24 heures et qu’il soit nécessaire ◀d’▶un peu dormir…