Les▶ journalistes sportifs ? On dirait qu’ils aiment ◀les▶ tyrans (31 mai-1er juin 1980)ao ap
Dans ma jeunesse, j’ai longtemps joué comme gardien ◀de▶ but dans ◀les▶ équipes ◀de▶ football du gymnase puis ◀de▶ ◀l’▶Université ◀de▶ Neuchâtel. Ce que j’aimais tout particulièrement dans ce rôle, c’était ◀le▶ moment ◀de▶ crise où je devais intervenir ; cet instant presque lyrique, ◀d’▶une gravité extrême. Curieusement, d’ailleurs, mon premier article, qui fut publié dans une revue — j’avais alors un peu plus ◀de▶ 17 ans — était une critique ◀d’▶un livre ◀de▶ Montherlant intitulé ◀Le▶ Paradis à ◀l’▶ombre des épées et dont ◀le▶ thème principal était justement ◀le▶ football. J’avais beaucoup aimé ce recueil ◀d’▶essais : autant pour ◀la▶ manière dont Montherlant parlait du football que pour son style. Mon article fut donc publié dans ◀La▶ semaine littéraire, seule revue paraissant alors en Suisse romande, une semaine à peine après que je ◀l’▶aie écrit. Il s’intitulait « Monsieur de Montherlant, ◀le▶ sport et ◀les▶ jésuites » et fut pour moi à ◀l’▶origine ◀d’▶un échange ◀de▶ lettres assez nourri avec Montherlant. Ce dernier alla même jusqu’à m’envoyer une photo où on ◀le▶ voyait habillé comme un gardien ◀de▶ but, en train de bloquer un ballon. Au dos ◀de▶ celle-ci, il avait écrit ◀de▶ sa grande écriture, impériale. « À Denis de Rougemont, colonne ◀de▶ ◀la▶ défense, son camarade, Montherlant. » J’étais bien entendu très fier ◀de▶ recevoir des lettres ◀de▶ celui que je considérais comme un merveilleux écrivain. Mes débuts littéraires ont donc coïncidé avec ma passion pour ◀le▶ football. Par ◀la▶ suite, j’ai eu ◀l’▶occasion ◀de▶ rencontrer à maintes reprises Albert Camus avec qui j’ai beaucoup parlé football. Il jouait, lui aussi, au poste ◀de▶ gardien ◀de▶ but dans une équipe. Nous étions donc trois écrivains ◀de▶ ◀la▶ même génération, passionnés ◀de▶ football et jouant, tous trois, en qualité ◀de▶ gardiens ◀de▶ but. C’est tout de même étonnant.
Si vous deviez définir ◀le▶ rôle du sport…
Je crois que ◀le▶ sport doit être pour ◀l’▶individu une sorte ◀de▶ morale ; celle ◀de▶ ◀la▶ tolérance, du fair-play, du respect ◀de▶ l’autre. Mais force est ◀de▶ constater qu’à ◀l’▶heure actuelle cette morale est en train de fortement se dégrader en raison, selon moi, ◀de▶ deux facteurs particulièrement néfastes : ◀la▶ commercialisation à outrance ◀de▶ certains sports, dont certains méritent à peine ce nom, et bien évidemment ◀le▶ nationalisme, lequel s’est désormais emparé ◀de▶ ◀la▶ grande majorité des compétitions internationales, des JO en particulier.
Précisément, que pensez-vous des Jeux olympiques ?
Je suis violemment opposé à tout ce qui exalte ◀le▶ nationalisme lors des JO : hymnes nationaux, drapeaux, bref ◀le▶ protocole. Tout cela est, à mon sens, une effroyable caricature ◀de▶ ◀l’▶esprit olympique et ◀de▶ ◀la▶ morale sportive en général. ◀De▶ toute façon, je ne vois vraiment pas ◀le▶ rapport qui existe entre ◀la▶ performance ◀de▶ ◀l’▶athlète et ◀le▶ pays ◀d’▶où il vient.
Certains tirent des parallèles entre ◀les▶ JO de Berlin ◀de▶ 1936 et ceux qui vont se dérouler à Moscou.
Je pense qu’en 1936, ◀les▶ démocraties occidentales ont eu ◀le▶ plus grand tort ◀de▶ participer aux JO. Si elles avaient refusé ◀d’▶y aller tout en exprimant clairement leurs raisons, à savoir qu’elles ne voulaient pas servir ◀la▶ publicité ◀d’▶un régime scandaleux, ◀la▶ guerre n’aurait pas été évitée certes, mais se serait sans doute engagée dans des conditions bien différentes. ◀Le▶ peuple allemand aurait en effet commencé à remettre en cause très sérieusement ◀la▶ valeur ◀de▶ ◀la▶ politique menée par son gouvernement. Pour ◀les▶ mêmes raisons, j’approuve totalement ceux qui refusent ◀d’▶aller à Moscou tant que ◀le▶ régime soviétique continue à faire ce que ◀l’▶on sait. D’autant que ◀le▶ gouvernement russe a largement diffusé une brochure, contre laquelle Lord Killanin a d’ailleurs vivement protesté, disant clairement que ◀le▶ fait que Moscou ait été choisi comme siège des JO est un témoignage ◀d’▶admiration du monde entier à l’égard du régime communiste soviétique.
◀Le▶ fait ◀de▶ supprimer ◀les▶ hymnes et ◀les▶ drapeaux serait-il selon vous suffisant pour sauver ◀les▶ JO ?
Non. Il faut repartir sur un autre pied, rédiger une charte olympique totalement nouvelle, qui élimine expressément toute forme ◀de▶ nationalisme. Mais certains ne seraient sans doute pas du tout d’accord avec ce changement radical. D’ailleurs je voyais l’autre jour à ◀la▶ TV des membres ◀de▶ nombreux comités olympiques se réjouir à ◀l’▶idée ◀de▶ voir disparaître à jamais ◀les▶ hymnes et ◀les▶ drapeaux des JO. Un des dirigeants du Comité olympique français s’est alors rebiffé avec virulence en déclarant « Quoi ! On veut m’arracher mon drapeau, on en veut à ◀l’▶honneur ◀de▶ mon pays ! » Quand on en arrive là, je crois qu’il n’est plus question ◀de▶ sport mais ◀de▶ délire nationaliste.
Et ◀la▶ presse sportive dans tout cela…
Je pense que ◀les▶ mass médias, dans leur ensemble, sont en grande partie responsables ◀de▶ ◀la▶ dégradation du sport. Voyez ◀les▶ pages sportives des journaux : ◀le▶ langage y est féroce. Beaucoup de journalistes vont même jusqu’à écrire des phrases telles que « Tartampion ne fait pas ◀de▶ quartier, il écrase ses adversaires, dicte sa loi », un peu comme si ◀les▶ grands sportifs imposaient leurs volontés ◀les▶ plus arbitraires à leurs adversaires. ◀Les▶ pages sportives ont donc ◀l’▶air ◀de▶ glorifier ◀d’▶affreux tyrans comme on en a plus vu depuis Gengis Khan. Et tout cela fait bien entendu régner autour du sport un climat ◀de▶ violence, où ◀les▶ pires instincts, ◀l’▶agressivité peuvent se déchaîner. Ne serait-il donc pas temps ◀de▶ revenir à une vraie morale du sport telle que je ◀l’▶admirais comme adolescent dans les premiers livres ◀de▶ Montherlant ?