[Entretien] Si nous continuons dans le▶ même sens, nous allons vers un désastre général (5 juin 1980)a
I. À votre avis, vers quoi risquons-nous ◀d’▶aller dans ◀les▶ 20 ans qui viennent ?
Très en gros, si nous continuons dans ◀le▶ même sens, nous allons vers des impasses et des explosions, vers un désastre général. Mais, je crois que personne ne pense sérieusement à continuer, sans modification, ce qui se fait. Il serait vain ◀d’▶essayer ◀d’▶extrapoler ◀l’▶an 2000 ◀de▶ ◀l’▶état ◀de▶ ◀la▶ conjoncture ◀de▶ ◀l’▶an 1980. Ce qu’il faut savoir, c’est vers quoi nous voulons ou pouvons aller. Prenons ◀les▶ quelques points que vous mentionnez : « Nous avons successivement traité ◀le▶ marché — dit votre questionnaire — des appareils ménagers, des transports, ◀le▶ calorifugeage industriel… » Vous vendez donc du confort, ◀de▶ ◀l’▶économie ◀d’▶énergie et ◀de▶ ◀la▶ climatisation. Sur ◀le▶ confort, j’ai ◀les▶ plus grands doutes. ◀Le▶ confort est une conception qui est née ◀d’▶une manière tout à fait obscure — à partir de ce qu’on en dit dans ◀la▶ publicité. ◀Les▶ Américains ont fini par croire qu’il était ◀le▶ fondement même, ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ vie. ◀La▶ constitution américaine affirme pour chaque homme ◀le▶ droit au bonheur, et c’est devenu ◀le▶ droit au confort, c’est-à-dire un certain nombre ◀de▶ degrés ◀de▶ température dans ◀les▶ appartements (beaucoup trop élevé en général) et ◀la▶ climatisation (beaucoup trop basse), qui font ◀les▶ beaux jours des hôpitaux américains. C’est un épouvantable gaspillage ◀d’▶énergie et je ne puis dire à quel point je suis contre ◀la▶ climatisation. Il y a beaucoup d’autres moyens ◀de▶ se débarrasser ◀de▶ cet inconvénient peu considérable qu’est ◀l’▶excès ◀de▶ chaleur, dans nos pays.
II. Voici ◀les▶ grandes questions qui nous ont semblé essentielles pour notre avenir. Qu’en pensez-vous ? En voyez-vous d’autres ?
Énergie
1° Nous avons supposé qu’il n’y aurait pas, quantitativement, ◀de▶ problème ◀d’▶approvisionnement ; qu’il y aurait une augmentation importante des prix ; qu’on économiserait ◀l’▶énergie pour faire des économies ◀de▶ devises (balance des paiements). Qu’en pensez-vous ? 2° Nous avons supposé qu’on stockerait ◀l’▶énergie. Qu’en pensez-vous ?
Comme je viens de vous ◀le▶ dire, je pense que faire des économies ◀d’▶énergie, en particulier par ◀l’▶isolation, est une des tâches immédiates et à moyen terme ◀les▶ plus importantes pour ◀l’▶industrie ◀d’▶aujourd’hui. Autrement, nous irons dans des impasses et nous n’avons pas encore ◀les▶ moyens ◀d’▶y faire face. Donc, la première chose, c’est ◀d’▶isoler, ◀de▶ conserver, ◀d’▶économiser ◀l’▶énergie.
Vous supposez qu’il n’y aurait pas, quantitativement, ◀de▶ problème ◀d’▶approvisionnement. Mais il me semble que nous sommes déjà en plein problème ◀d’▶approvisionnement ◀d’▶énergie, non pas que nous en manquions actuellement, mais nous sommes tout près ◀d’▶en manquer par épuisement des ressources naturelles, non renouvelables, qui sont ◀le▶ pétrole et ◀l’▶uranium. Pour ◀le▶ pétrole, je me suis laissé dire par des membres ◀de▶ ◀la▶ Commission du droit ◀de▶ ◀la▶ mer (ils représentent des gouvernements, sont donc responsables) qu’il y a du pétrole offshore pour 500 ans, ◀la▶ question étant une question ◀d’▶écologie, à savoir : s’il est prudent ◀de▶ ◀l’▶extraire et ◀de▶ s’exposer à des accidents comme Ixtoc 2.
Il semble que tout ce qu’on raconte depuis plus ◀de▶ 20 ans : qu’il n’y a plus que pour 20 ans ◀de▶ pétrole dans ◀le▶ monde et qu’il faut tout refaire d’après cette certitude-là, c’est ◀de▶ ◀la▶ publicité pour ◀le▶ nucléaire. Cela a été presque avoué par un certain nombre ◀de▶ grands dirigeants des industries nucléaires ◀de▶ différents pays.
◀La▶ question ◀de▶ ◀l’▶épuisement ◀de▶ ◀l’▶uranium : on nous a aussi parlé ◀de▶ ce chiffre ◀de▶ 20 ans, que ◀l’▶on transporte d’ailleurs inchangé à travers ◀le▶ temps. J’avais fait, en 1958, une conférence à Lausanne au Congrès mondial des producteurs et distributeurs ◀d’▶électricité. Je leur avais dit : « D’après tous vos rapports, il semble qu’il n’y ait plus ◀de▶ pétrole que pour vingt ans et c’est une crise très grave pour ◀l’▶Europe. Mais il se trouve que, par bonheur, nous avons ◀l’▶énergie nucléaire ».
◀Les▶ vingt ans sont passés, et il y a encore du pétrole, on en a même découvert encore plus, au Mexique par exemple. Alors, je me gratte ◀la▶ tête et je me demande : « Qu’est-ce qu’on nous a raconté ? » « Est-ce qu’on y croyait vraiment et qu’on se trompait ? » Mais alors c’est grave pour ◀les▶ appréciations futures ; ou est-ce qu’on n’y croyait pas du tout, et c’est encore plus grave, parce que cela relèverait ◀d’▶une certaine politique inavouée ?
◀Le▶ manque ◀d’▶approvisionnement en électricité n’est pas évident dans un pays comme ◀la▶ Suisse. Nous en avons à revendre, littéralement, chaque année. C’est ◀de▶ bonne politique ◀d’▶avoir une certaine marge pour ◀les▶ années où il y aurait moins ◀d’▶eau et où il y aurait des difficultés ◀de▶ se procurer du pétrole. Mais il ne faut pas qu’on nous dise que nous manquons ◀d’▶électricité ; nous n’en manquerons que si ◀l’▶on continue à développer ◀le▶ chauffage électrique ou si ◀l’▶on continue à ne pas mieux isoler ◀les▶ maisons, ◀les▶ appartements, [sous peine de]b gaspillage ◀d’▶énergie électrique par ◀le▶ chauffage électrique qui a ◀le▶ plus bas rendement ◀de▶ tous ◀les▶ appareils que ◀l’▶homme a faits jusqu’à présent — 5-6 % ! — , ce qu’on a appelé, à juste titre, un « crime » énergétique. Si on continue comme cela, c’est qu’on a en tête une certaine politique qui est celle du nucléaire. Là, il me semble que des industries comme ◀la▶ vôtre devraient insister sur ◀la▶ nécessité absolue, fondamentale — avant de passer à des aventures comme ◀le▶ nucléaire — ◀de▶ produire ◀le▶ maximum ◀d’▶isolation possible, c’est-à-dire ◀de▶ conservation ◀de▶ ◀l’▶énergie, puisque nous en avons assez maintenant et que toutes ◀les▶ extrapolations qu’on avait faites, disant que ◀la▶ consommation ◀d’▶énergie doublerait tous ◀les▶ 7 ans (c’est ce qu’on m’affirmait il y a 10-12 ans à Bruxelles au Marché commun) se sont révélées fausses. Quelques années plus tard, on a passé à « tous ◀les▶ dix ans », c’était déjà un gros progrès. Et maintenant, c’est pure spéculation que ◀de▶ dire qu’on aura besoin ◀de▶ tant pour cent de plus ◀d’▶électricité dans ◀les▶ dix ans qui viennent, car personne n’en sait rien.
Je cite toujours cet exemple : à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶hiver 1973-1974, qui a suivi ◀la▶ soi-disant crise du pétrole — ce n’était qu’une menace ◀de▶ crise du pétrole — , ◀le▶ conseiller fédéral Brugger a fait un discours à ◀la▶ radio, une interview et une intervention aux Chambres dans ◀l’▶espace ◀d’▶une semaine, confirmant que ◀le▶ peuple suisse avait fait — sans y être forcé — 20 % ◀d’▶économies ◀de▶ consommation ◀d’▶électricité, par exemple en abaissant ◀le▶ degré ◀de▶ température dans ◀les▶ appartements, qui était beaucoup trop élevé. On chauffait jusqu’à 25℃, on est descendu à 20℃, ce qui est suffisant. Ainsi on donnait tort à toutes ◀les▶ prévisions sur ◀l’▶augmentation ◀de▶ ◀la▶ consommation ◀d’▶énergie.
Au haut ◀de▶ ◀la▶ page 4 ◀de▶ votre questionnaire, il est dit qu’il faut économiser ◀l’▶énergie pour faire des économies ◀de▶ devises. À mon sens, c’est beaucoup trop étroit, cette approche du problème. Il faut économiser ◀l’▶énergie parce que c’est une question ◀de▶ société : nous faisons fausse route en utilisant toujours plus ◀d’▶énergie et en gardant dans notre tête cette croyance superstitieuse, mythologique, en ◀la▶ nécessité absolue ◀d’▶utiliser toujours plus ◀de▶ tout. Nous risquons ◀de▶ ◀le▶ payer très cher, pas seulement en devises. Nous risquons ◀de▶ ◀le▶ payer par une espèce ◀d’▶atrophie générale ◀de▶ ◀l’▶énergie humaine. À force de faire croire aux gens qu’ils ont besoin ◀de▶ toujours plus ◀de▶ voitures, ◀de▶ toujours plus ◀de▶ mécaniques qui fonctionnent à leur place, ◀de▶ toujours plus ◀d’▶ascenseurs, etc., on arrivera d’abord tout bêtement à une atrophie musculaire des générations à venir. Il paraît qu’on a déjà fait des mesures sur ◀la▶ faiblesse des jambes chez ◀les▶ jeunes Américains qui ne marchent plus. Et on découragera des ressorts profonds ◀de▶ ◀l’▶activité humaine, qui sont tout ce que ◀l’▶homme peut sortir ◀d’▶énergie ◀de▶ lui-même. Il y a là un problème fondamental. On nous dit : ◀la▶ population mondiale (qui est ◀de▶ quatre milliards) va doubler dans ◀les▶ 30 ans qui viennent ; il faudra donc créer au moins deux fois plus ◀d’▶énergie. C’est oublier une seule chose : quatre milliards ◀d’▶hommes et ◀de▶ femmes de plus, cela représente beaucoup ◀d’▶énergie ! Mais, on n’en tient aucun compte dans ◀les▶ prévisions ; on fait comme si toute ◀l’▶énergie devait arriver à ◀l’▶homme ◀de▶ ◀l’▶extérieur. Eh bien, une attitude ◀de▶ ce genre-là est extrêmement grave pour ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀la▶ race humaine. C’est peut-être excellent pour ◀le▶ développement immédiat des industries, mais cela peut se payer par une décadence, une dégradation générale ◀de▶ ◀la▶ race elle-même, des hommes en général.
Dans cette série ◀de▶ questions où il y a ◀l’▶énergie, j’ai aussi relevé ◀la▶ :
Télématique
Nous avons supposé que, d’ici à 20 ans, il existerait dans chaque logement une pièce réservée au traitement ◀de▶ ◀l’▶information à domicile. Qu’en pensez-vous ?
Je fais toutes réserves sur ◀le▶ sens ◀de▶ « traitement ». Il me semble qu’il s’agit ◀d’▶un terminal qui serait dans chaque ménage, comme on a aujourd’hui ◀la▶ télévision. Mais ◀le▶ traitement pose déjà assez ◀de▶ problèmes dans ◀l’▶informatique sans qu’on en ajoute encore un qui serait ◀de▶ faire bricoler ◀les▶ émissions — je ne sais comment — par des gens qui n’y connaissent rien, car c’est une technique très spéciale.
◀L’▶informatique en général ne me paraît pas dangereuse en soi, mais par ◀l’▶usage que ◀les▶ hommes, tels qu’ils sont, seront amenés nécessairement à en faire par inertie, en position passive — comme on reçoit déjà pas mal ◀d’▶informations, ◀d’▶images ◀de▶ TV. Cela me paraît aussi dangereux que ◀de▶ s’habituer à recevoir toute ◀l’▶énergie ◀de▶ ◀l’▶extérieur. ◀Le▶ « traitement » dont il est question ici par erreur (au lieu de réception) doit se faire dans notre cerveau. C’est nous qui devons retraiter tout ce que nous avons reçu. Sommes-nous en état ◀de▶ retraiter, ◀de▶ digérer toutes ces informations ? Voilà ◀la▶ question ! Est-ce que ce n’est pas pour ◀le▶ moment une pollution ◀d’▶en avoir trop, comme si on était obligé tout ◀d’▶un coup ◀de▶ manger une tonne ◀de▶ viande en une semaine ? C’est une pollution qui peut devenir très grave, qui peut encrasser ◀les▶ canaux, ◀les▶ mécanismes chimiques ◀de▶ notre cerveau. C’est une crainte que j’ai, en transposant ce qui se passe au niveau biologique ordinaire à ce niveau-là. Chacun sait ce que signifie une indigestion ou ◀l’▶excès ◀de▶ certains corps dans ◀les▶ aliments, ou leur manque, mais surtout leur excès ici en Occident. Eh bien, cela me paraît extrêmement grave qu’on se lance à fond, sur une base purement technique, pour améliorer ◀d’▶un millionième ◀de▶ seconde ◀le▶ temps ◀d’▶accès à ◀l’▶information : car notre cerveau est beaucoup plus lent que beaucoup de machines. Alors, à quoi cela sert-il qu’on lui diminue ce temps ◀d’▶accès ? Cela veut dire ou bien que ◀l’▶information passe sans ◀le▶ toucher et sans agir sur lui, ou bien qu’elle est ◀de▶ trop, qu’elle ◀le▶ brouille, qu’elle ajoute à ◀l’▶obscurité ou à ◀la▶ difficulté ◀de▶ raisonner sur quelque chose. Il y a là un tas de problèmes qu’on a encore très peu traités.
Quelques psychologues se sont mis à faire des mesures sur ces choses, mais ◀le▶ gros ◀de▶ ◀l’▶effort se porte sur ◀la▶ recherche technologique, parce qu’il y a d’autres domaines comme celui ◀de▶ ◀la▶ guerre où il peut être très important ◀de▶ gagner par-ci par-là quelques millionièmes ◀de▶ seconde…
Urbanisme
Nous avons supposé que ◀les▶ 20 ans à venir verraient un resserrement du tissu urbain afin de réduire : ◀les▶ distances à parcourir ; ◀le▶ coût des équipements collectifs. Qu’en pensez-vous ?
◀Le▶ « resserrement du tissu urbain » : si c’est pour faire pousser ◀les▶ villes en hauteur, c’est une erreur. Il me semble d’ailleurs que certains responsables, dans plusieurs ◀de▶ nos pays, en ont pris conscience : par exemple Giscard d’Estaing interdisant qu’on dépasse un certain nombre X ◀d’▶étages dans ◀les▶ constructions à Paris et dans ◀la▶ région parisienne. Cela vient un peu tard, malheureusement ; ce qu’on appelle ◀les▶ « tours » est ce qu’il y a de plus énergivore au monde. On n’a jamais imaginé des monstres pareils pour dévorer ◀de▶ ◀l’▶énergie (◀les▶ ascenseurs, etc.). Et je ne vois pas très bien comment on pourrait encore resserrer plus ◀les▶ villes sinon en ◀les▶ faisant pousser en hauteur. Cela ne me paraît pas ◀la▶ solution, de même que cela n’est pas une solution ◀de▶ dire qu’à ◀la▶ fin du siècle — comme beaucoup de sociologues ◀l’▶affirment encore — 4/5e ◀de▶ ◀la▶ population vivraient dans ◀de▶ grandes villes. On ne sait d’ailleurs plus ce que veut dire une grande ville à ce moment-là. Parce que ◀les▶ villes se toucheraient toutes, et comme ◀le▶ disait Toynbee : alors que sur ◀les▶ cartes ◀de▶ géographies ◀d’▶aujourd’hui, ◀les▶ villes sont des points noirs entourés ◀de▶ campagnes, ce sera ◀l’▶inverse à ce moment-là. Il n’y aura presque que du noir et de temps en temps un point blanc qui représentera ◀les▶ derniers terrains agricoles. Donc c’est impossible. C’est vraiment ◀de▶ ◀l’▶utopie. Nous serons arrêtés par ◀la▶ force des choses, des résistances matérielles et ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀de▶ se nourrir.
◀Les▶ « distances à parcourir » : cela fait partie ◀de▶ ce grand système qui a été instauré par Ford à partir du début du siècle avec sa première usine ◀d’▶autos, fondée en 1899 seulement.
Cela a créé ◀la▶ possibilité ◀d’▶aller à ◀de▶ grandes distances ◀de▶ chez soi pour son travail et cette distance a en retour exigé une production toujours croissante ◀d’▶automobiles, pour que ◀les▶ ouvriers puissent aller sur leur lieu ◀de▶ travail fabriquer d’autres automobiles qui leur permettent ◀d’▶aller toujours plus loin. On a créé à plaisir ce problème qui est devenu maintenant à peu près insoluble, qui se résume socialement par ◀la▶ phrase française bien connue « Métro, boulot, dodo », certains passant jusqu’à quatre heures par jour pour se déplacer, au détriment des loisirs, ◀de▶ ◀la▶ culture, ◀de▶ ◀la▶ vie affective, ◀de▶ ◀l’▶hygiène. Donc, il ne faut pas resserrer ◀le▶ tissu urbain, il faut répandre ◀les▶ villes dans ◀les▶ campagnes comme ◀le▶ disait Alphonse Allais, c’est devenu une évidence. Je crois que tous ◀les▶ grands projets ◀de▶ ceux qu’on a appelés ◀les▶ « architectes visionnaires » consistent à réintroduire ◀la▶ nature dans ◀les▶ villes ou à disperser ◀les▶ villes dans ◀la▶ nature.
Socialisation
Nous avons supposé que, d’ici à 20 ans, un socialisme à ◀la▶ suédoise ou à ◀la▶ hollandaise aurait gagné toute ◀l’▶Europe. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que cela ne changerait rien ◀d’▶essentiel à ce qui se fait aujourd’hui. Entre ◀la▶ conception suisse et ◀la▶ conception suédoise par exemple, je ne vois aucune différence ◀de▶ quelque importance dans ◀l’▶appréciation des comportements humains, des buts ◀de▶ ◀la▶ vie humaine, des moyens ◀d’▶y arriver, ni dans ◀la▶ conception ◀de▶ ◀la▶ production ◀d’▶énergie, des rapports ◀de▶ ◀l’▶homme avec ◀la▶ nature, des questions ◀d’▶emploi, qui sont jugées à peu près ◀de▶ ◀la▶ même manière. Voyez ◀les▶ votes sur ◀l’▶énergie nucléaire par exemple : il y a une très grande ressemblance entre ce qui s’est passé en Suède et en Suisse. En revanche, ◀le▶ Danemark et ◀les▶ Pays-Bas ont banni ◀le▶ nucléaire, alors que leur régime est au fond très voisin ◀de▶ celui ◀de▶ ◀la▶ Suède et ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Il me semble que sur ◀les▶ points capitaux, il n’y a pour ainsi dire pas ◀de▶ différences entre, disons, ◀le▶ capitalisme, tout de même assez solidariste, que nous avons en Suisse, et ◀le▶ socialisme tout de même assez libéral, qui existe en Suède et en Hollande. Je pense que c’est une bonne direction en général ; mais ce n’est pas du tout suffisant parce qu’il n’y a pas ◀de▶ prise ◀de▶ position sur ◀les▶ points principaux : faut-il continuer à pousser vers une productivité toujours accrue ? Faut-il continuer à masquer ◀le▶ fait que ◀le▶ développement industriel machinique, robotique, a pour fin ◀de▶ libérer ◀l’▶homme du travail mécanique ? C’est-à-dire ◀de▶ créer, par son succès même, une destruction toujours accrue des emplois ?
Tant qu’on ne veut pas faire face à cela et qu’on continue à dire — comme la plupart des ministres dans tous ◀les▶ pays européens et américains — que ◀le▶ chômage sera résorbé d’ici peu, on ne fait que du bruit avec ◀la▶ bouche, et on ◀le▶ sait très bien. Je crois qu’on ne pourra pas continuer dans cette ligne ◀d’▶hypocrisie sociale et ◀de▶ politique générale très longtemps et cela devient tout à fait évident — on publie des chiffres très impressionnants sur ◀le▶ nombre ◀d’▶emplois supprimés à chaque progrès normal ◀de▶ ◀la▶ science, ◀de▶ ◀la▶ technologie et ◀de▶ ◀l’▶industrie qui ◀les▶ traduisent aussi vite qu’elles ◀le▶ peuvent, parce que ça rapporte. On ne peut masquer indéfiniment ce fait. J’ai donné dans un ◀de▶ mes derniers livres quelques exemples (comme celui des procédés ◀de▶ tri postal, des expéditions postales) qui permettront ◀de▶ supprimer 9/10e des employés des PTT d’ici très peu de temps.
Mais on ne ◀les▶ applique pas parce qu’on fait du malthusianisme. À cet égard, on a peur justement ◀de▶ voir se développer ◀les▶ effets normaux, et qu’on recherchait au début, ◀de▶ ◀la▶ libération du travail humain par ◀la▶ mécanique. On recule devant cette évidence, parce que c’est évidemment énorme, ◀le▶ problème que cela pose. Qu’est-ce qu’on va faire du temps libéré ? Comment va-t-on donner aux gens ◀la▶ possibilité ◀de▶ ne rien faire ou ◀de▶ faire ce qu’ils veulent ◀de▶ manière créative — artisanat et toutes ces choses-là — que ◀le▶ machinisme a commencé par supprimer et dont ◀l’▶absence se fait si douloureusement sentir ?
Je peux vous donner un exemple qui n’est pas suisse. J’habite ◀le▶ pays ◀de▶ Gex ; c’est un pays où, ◀de▶ Divonne à Bellegarde, on ne trouve pas un ferronnier-serrurier qui puisse vous réparer une serrure. Il y en avait un, qui est en train de travailler chez moi. Il va s’en aller et prend du travail au CERN, parce que — me dit-il — il doit payer 25 % ◀d’▶impôts et 45 % ◀de▶ licence, ◀de▶ patente et autres droits qui ◀l’▶empêchent ◀de▶ continuer son métier qu’il aimait. ◀Le▶ machinisme a détruit tout cela. Il ne donne aucun moyen jusqu’ici ◀de▶ ◀le▶ remplacer. C’est un problème gigantesque qui sera ◀le▶ grand problème du xxi e siècle s’il n’y a pas une guerre avant qui ◀le▶ résolve par ◀la▶ suppression générale ◀de▶ tous ◀les▶ problèmes. Je pense que c’est un problème que ◀le▶ socialisme à ◀la▶ suédoise nous empêche ◀de▶ regarder en face. ◀Les▶ systèmes mi-socialistes, mi-libéraux que nous avons sont des moyens ◀de▶ retarder ◀l’▶heure ◀de▶ vérité, ◀l’▶heure ◀de▶ ◀l’▶explication.
Environnement
Nous avons supposé que ◀la▶ dépollution, ◀l’▶écologie, ◀le▶ recyclage des matériaux connaîtraient encore un développement important. Qu’en pensez-vous ? Sous quelles formes ?
D’après ◀les▶ chiffres que je connais, il est tout à fait évident que ◀le▶ travail pour ◀le▶ maintien ◀de▶ ◀l’▶environnement ou ◀la▶ lutte contre ◀les▶ pollutions déjà installées est un des moyens ◀de▶ répondre vraiment à ◀la▶ question ◀de▶ ◀la▶ suppression des emplois par ◀le▶ développement industriel. Des gens comme Amory Lovins ou d’autres, en Amérique et en Grande-Bretagne surtout, aussi à Hambourg, ont fait des études très poussées là-dessus, et il semble bien que ce qu’on appelle ◀le▶ combat écologique ou ◀le▶ maintien ◀de▶ ◀l’▶environnement va pouvoir occuper un très grand nombre ◀d’▶hommes et ◀d’▶une manière plus intéressante souvent et plus saine, que ◀le▶ travail qu’ils faisaient comme ouvriers, manœuvres dans ◀les▶ usines. Je pense qu’il y a là un moyen provisoire ◀de▶ résoudre ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶emploi, d’ici ◀l’▶an 2000. Je vois ce qui se passe pour ◀le▶ lac Léman, c’est un problème gigantesque si on veut ◀le▶ sauver à temps, c’est-à-dire dans ◀les▶ 3 à 5 ans qui viennent. Sinon cela deviendra irréversible. Il y a là du travail pour beaucoup de monde.
Il y a un problème ◀de▶ recyclage important, lié à ◀l’▶environnement. ◀Le▶ recyclage des matériaux est à prendre très au sérieux. C’est une action du même ordre, dans mon imagination, que ◀l’▶isolation. C’est un moyen ◀d’▶atteindre ◀les▶ objectifs actuels à beaucoup moins ◀de▶ frais, en détruisant beaucoup moins ◀de▶ choses, en consommant beaucoup moins ◀de▶ ressources matérielles. Donc c’est un moyen écologique qui maintient ◀les▶ équilibres et qui est réaliste, c’est-à-dire qui se modèle sur ◀les▶ réalités naturelles et physiques alors que pour une bonne part ◀le▶ travail technique, des techniques dures comme on dit, est un travail utopique, au sens étymologique du terme utopie : ◀le▶ u privatif et topos, ◀le▶ lieu. Utopique est ce qui se fait indépendamment du lieu, n’importe où. C’est une chose abstraite appliquée à ◀la▶ réalité, tandis que ◀le▶ recyclage, ◀l’▶isolation, ◀les▶ soins écologiques donnés à ◀la▶ nature, ◀le▶ respect des lois ◀de▶ ◀l’▶écologie, tout cela est du réalisme, tout cela consiste à ordonner ◀l’▶action ◀de▶ ◀l’▶homme aux réalités, à ne pas ◀les▶ tuer d’abord pour instaurer à leur place un monde artificiel fait ◀de▶ métal, ◀de▶ verre, même ◀de▶ fibres ◀de▶ verre, toutes choses qui correspondent à ◀l’▶utopie en général, pour ◀l’▶homme ◀d’▶aujourd’hui. On peut essayer ◀de▶ ◀l’▶expliquer en disant que cela répond probablement à un besoin profond ◀de▶ ◀l’▶homme, qui est ◀le▶ besoin ◀de▶ durer, ◀de▶ ne pas être soumis à ◀la▶ mort. Tout ce qui est vivant et naturel est soumis à ◀la▶ mort, ◀la▶ mort étant une des conditions du renouveau ◀de▶ ◀la▶ vie. ◀L’▶homme a peur ◀de▶ ◀la▶ mort bien entendu. Il se dit que si, peu à peu, il substituait à ses organes des organes artificiels, si on arrivait à faire un homme presque robotisé, cela serait très bien parce qu’on vivrait toujours. C’est ◀le▶ comble ◀de▶ ◀l’▶utopie. En revanche, essayer ◀de▶ tenir compte des lois ◀de▶ ◀la▶ santé, des équilibres naturels, c’est ◀le▶ comble du réalisme. Seulement cela implique ◀de▶ prendre en compte ◀la▶ mort, et c’est ce que ◀les▶ hommes ne veulent pas.
Robotique
Nous avons supposé que ◀les▶ robots prendraient prochainement une place très importante. Qu’en pensez-vous ?
J’en suis persuadé et je dis : hélas ! parce que ◀les▶ robots sont surtout indispensables dans ◀le▶ cas où ◀l’▶on doit manier des substances radioactives. C’est ◀le▶ cas typique ◀de▶ ◀l’▶utilité du robot. Puisque dans certains pays au moins on se lance à corps perdu vers ◀l’▶énergie nucléaire, on aura besoin ◀de▶ beaucoup de robots. Ces robots auront une autre conséquence, c’est qu’ils détruiront très visiblement beaucoup ◀d’▶emplois. Ils nous obligeront à faire face au problème ◀de▶ ◀la▶ destruction des emplois par ◀la▶ machine, devant lequel, communistes et socialistes en tête, nous faisons tous retraite aujourd’hui. Nous refusons ◀de▶ ◀le▶ regarder. ◀Les▶ robots nous y obligeront.
Progrès technologique
◀Le▶ bâtiment est un secteur qui a encore très peu bénéficié des transferts technologiques. Nous avons supposé que ◀le▶ bâtiment ferait sa révolution industrielle dans ◀les▶ années à venir. Qu’en pensez-vous ? Sous quelles formes ?
Je ne comprends pas très bien pourquoi pour vous ◀le▶ progrès technologique s’applique surtout au bâtiment. Car il me semble que là, ◀les▶ plus grandes évolutions ont déjà été faites, sauf — si je comprends bien — pour des questions comme ◀l’▶isolation ou ◀l’▶utilisation ◀de▶ ◀l’▶énergie dans ◀le▶ bâtiment. Mais, à part cela, il me semble que ◀les▶ prochains progrès technologiques vont concerner surtout ◀l’▶informatique, ◀la▶ télématique, ◀la▶ robotique.
(◀L’▶enquêteur donne quelques éclaircissements sur ◀la▶ question)
Je me félicite que ◀la▶ préfabrication des maisons ne se soit pas développée en Suisse, car à parcourir nos villages on est frappé par ◀l’▶impression ◀de▶ bien-être et ◀de▶ beauté qu’ils donnent, comparés aux villages ◀de▶ pays environnants et surtout aux villages industriels, aux villages nouveaux, souvent construits selon ◀les▶ procédés ◀de▶ préfabrication. Je m’en félicite, parce que cet habitat est fait pour nos climats. On pourrait certainement faire encore ◀de▶ grands progrès en isolation. ◀Les▶ questions ◀de▶ chauffage devraient être revues.
Exigences croissantes du consommateur
1° Confort
Nous avons supposé que ◀les▶ exigences ◀de▶ confort augmenteraient ; en particulier que, du point de vue du confort, ◀l’▶habitat ◀de▶ qualité ◀de▶ ◀l’▶an 2000 serait sans commune mesure avec celui ◀d’▶aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?
Je déteste ce terme ◀de▶ confort, c’est un concept en caoutchouc. C’est une chose qu’on a inventée pour ne pas dire bonheur ou bien être qui serait beaucoup plus exigeante, mais non pas vérifiable. ◀Le▶ confort peut se mesurer en degrés ◀de▶ température, en espace disponible, en vitesse ◀de▶ ◀la▶ voiture, choses mesurables, mais qui sont très loin de ce qu’évoque ◀le▶ terme ◀de▶ bien-être, ou ◀de▶ bonheur. Je constate que pas une seule religion, ◀de▶ toutes celles que j’ai pu étudier, pas une seule philosophie digne ◀de▶ ce nom, n’a jamais eu un concept qui corresponde à celui du confort, n’a jamais donné pour but à ◀la▶ vie humaine ◀d’▶être « confortable ». C’est une création ◀de▶ ◀la▶ publicité. Cela a commencé dans ◀les▶ pays industriels, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, c’est là qu’on a inventé ce terme ◀de▶ « confort » que nous avons repris ensuite, et au sérieux duquel je ne crois pas une seconde.
2° Qualités dans ◀le▶ travail
Nous avons supposé que nous assisterions à une valorisation de plus en plus grande du travail manuel (gratification ◀de▶ celui-ci, recherche ◀d’▶un meilleur confort dans ◀les▶ entreprises, etc.) Qu’en pensez-vous ?
Je pense qu’une des raisons ◀d’▶espérer que nous avons aujourd’hui, c’est ◀la▶ renaissance généralisée ◀de▶ ◀l’▶artisanat, du travail manuel qui est au fond ◀le▶ travail créateur. Tous ◀les▶ créateurs sont des manuels, depuis celui qui fait des statues ou du modelage, ou ◀de▶ ◀la▶ poterie jusqu’à ◀l’▶écrivain qui écrit à ◀la▶ main ou tape à ◀la▶ machine : tout passe par ◀les▶ mains. C’est très curieux que ◀les▶ robots soient sans mains et que leurs pinces remplacent ◀les▶ mains. Ils ne sont pas créateurs, ils ne font que déplacer des choses. Toute création passe par ◀les▶ mains. J’ai écrit dans ◀le▶ temps un livre qui s’intitule Penser avec les mains ce qui voulait dire que ◀la▶ pensée devait être responsable ◀de▶ ses créations. Je citais une phrase ◀de▶ saint Thomas : « ◀L’▶homme possède par nature ◀la▶ raison et une main » et une autre phrase ◀de▶ Goethe : « ◀La▶ pensée ne vaut rien pour penser », c’est-à-dire qu’il faut qu’elle passe par ◀les▶ mains pour devenir action. Je crois que ◀la▶ qualité du travail, c’est-à-dire sa créativité, doit — pour des raisons presque mathématiques, inévitables — augmenter beaucoup dans ◀les▶ années qui viennent parce qu’il y aura tout ce contingent ◀de▶ travail humain libéré, substitué par ◀la▶ robotisation souhaitable. Je n’ai absolument pas peur des robots. J’ai peur du fait qu’ils soient multipliés dans une société qui n’aurait pas pu résoudre ce problème !
Est-ce qu’on crée du loisir avec ◀les▶ machines ou du chômage ?
Il se trouve que le premier article que j’ai publié à Paris sur ce genre ◀de▶ question, dans ◀le▶ numéro 1 ◀d’▶une petite revue personnaliste que nous avions créée à ◀l’▶époque, et qui s’appelait L’Ordre nouveau , était intitulé « Liberté ou chômage ». C’est donc une préoccupation très ancienne chez moi (j’avais 26 ans à ce moment-là). M. Giscard d’Estaing a beaucoup insisté sur ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀l’▶artisanat. Il ne me semble pas que là encore on ait osé trop regarder ◀le▶ problème en face et pousser ◀les▶ choses à fond. En Suisse, nous devrions faire beaucoup, car ◀les▶ Suisses sont un peuple ◀d’▶artisans, même quand ils sont ouvriers, ils sont « qualifiés ». Il y a une qualification beaucoup plus grande du travailleur suisse comparé à ce qu’on a appelé ◀les▶ travailleurs étrangers avec un peu de condescendance, mais ils étaient évidemment moins préparés à bien finir ◀les▶ choses à ◀la▶ main.
3° Besoin ◀de▶ sécurité
Nous avons supposé que ◀le▶ besoin grandissant ◀de▶ sécurité provoquerait soit un regroupement en « villages », soit ◀l’▶apparition ◀d’▶un « marché ◀de▶ ◀la▶ peur » (systèmes ◀de▶ sécurité, blindage, etc.). Qu’en pensez-vous ?
Il me semble qu’on n’a jamais répondu à ◀la▶ délinquance par des gadgets défensifs, mais seulement par une amélioration du régime social, du régime moral, des raisons ◀de▶ vivre, du bonheur des gens — pas ◀de▶ leur confort, mais ◀de▶ leur bonheur. ◀Le▶ « marché ◀de▶ ◀la▶ peur » est une espèce ◀de▶ prime à ◀la▶ lâcheté civique et à ◀l’▶inertie, à ◀la▶ paresse sociale. Ce n’est pas en multipliant ◀les▶ gadgets autour des maisons et en tuant de temps en temps un membre ◀de▶ sa famille par erreur parce qu’il est rentré un soir tard, comme on peut ◀le▶ lire dans ◀les▶ journaux, ce n’est pas avec ces procédés qu’on remédiera à ◀la▶ vague énorme ◀de▶ délinquance. ◀La▶ délinquance a des sources qui sont connues, et il faut réduire ces sources. On a fait des calculs par des voies différentes en France et aux États-Unis, sur ◀le▶ rapport direct entre ◀le▶ nombre des étages et ◀l’▶accroissement ◀de▶ ◀la▶ délinquance dans certains grands ensembles. C’est une mesure extrêmement frappante. Un des moyens ◀de▶ diminuer ◀la▶ délinquance, ce n’est donc pas ◀d’▶installer des sonneries partout, mais ◀de▶ diminuer ◀le▶ nombre des étages.
4° Abri antiatomique
Nous avons supposé que, dans 20 ans, chaque foyer aurait un abri antiatomique toutes les fois où ses moyens ◀le▶ lui permettraient. Qu’en pensez-vous ?
Je me suis aperçu que ◀la▶ Suisse est un des seuls pays où ◀l’▶abri antiatomique est obligatoire. Aux USA qui ne croyaient qu’à cela — lors ◀d’▶un voyage que j’y avais fait il y a une vingtaine ◀d’▶années, j’avais eu une discussion avec un ancien ministre américain, Adolf Berle, qui m’avait dit : « Je ne comprends pas, vous en Europe, vous fermez ◀les▶ yeux devant ◀le▶ danger atomique et vous ne faites pas ◀d’▶abris. Nous, en Amérique, c’est notre préoccupation numéro un maintenant. » Et, en effet, cela a duré quatre ans ; après quoi, ils ont trouvé que cela ne fonctionnerait pas et ont cessé ◀d’▶en construire. Il n’y a qu’en Suisse que ◀l’▶on continue. Mais, d’après ◀les▶ spécialistes avec qui j’ai eu ◀l’▶occasion ◀d’▶en parler, ◀l’▶abri antiatomique est un leurre. ◀Les▶ bombes nucléaires produisent des incendies tels que cela supprime ◀la▶ quantité ◀d’▶oxygène nécessaire pour ◀les▶ gens qui sont dans ◀les▶ abris. Il faudrait que dans ces abris on puisse fabriquer ◀de▶ ◀l’▶air et qu’on puisse y vivre dix mois, ou des années. Ce n’est pas envisageable. Donc, je n’y crois pas et je ne conseillerais pas à une industrie ◀de▶ se lancer dans ◀la▶ fabrication ◀d’▶abris antiatomiques.
5° Durabilité des biens
Nous avons supposé qu’une exigence grandissante se manifesterait pour une plus grande durée ◀de▶ vie des matériaux et des produits (par exemple que ◀l’▶idée « maison à jeter » ne prendrait pas, mais que ◀la▶ maison continuerait à devoir être transmise aux enfants…). Qu’en pensez-vous ?
Je suis entièrement d’accord avec cette vision des choses conservatrice des ressources, et je crois qu’il n’y a rien qui soit plus précieux pour ◀l’▶homme qu’une certaine continuité. C’est représenté par des maisons durables, non pas par des maisons faites pour durer vingt ans et qu’on conserve en général trente ans ; ce qui signifie que pendant dix ans on vit dans des lieux invivables. Je crois à ◀la▶ continuité ◀de▶ ◀la▶ tradition au moins sur deux générations. Cela me paraît essentiel qu’il y ait eu un lieu où ◀l’▶on a passé son enfance, où ◀l’▶on peut revenir, où ◀l’▶on retrouve encore ses parents. Je crois que pour ◀la▶ santé ◀d’▶une société, c’est indispensable. Je crois aussi que pour ◀la▶ conservation des ressources naturelles, on y est contraint maintenant. Prenez ◀la▶ question du recyclage du verre, du papier, etc. : nous y sommes contraints ; si nous ne recyclons pas ◀le▶ papier, si nous continuons à gaspiller ◀les▶ forêts comme nous ◀le▶ faisons, bientôt ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀la▶ forêt ◀d’▶Amazonie sera détruite, ce qui changera complètement ◀le▶ climat ◀de▶ ◀l’▶Europe. Voilà ◀le▶ genre ◀de▶ problèmes auxquels nous sommes confrontés. Je suis donc entièrement en faveur de ◀la▶ conservation au maximum des ressources naturelles et humaines.
6° Utilisation du temps hors du temps ◀de▶ travail
Nous avons supposé que ◀la▶ part ◀d’▶autoproduction, c’est-à-dire ◀les▶ travaux ◀d’▶aménagement du logement par ◀le▶ particulier, serait importante : pour utiliser ◀le▶ temps disponible ; pour économiser ◀de▶ ◀l’▶argent ; pour se substituer à des corps ◀de▶ métiers en voie ◀de▶ disparition ; pour compenser un besoin ◀de▶ création. Qu’en pensez-vous, en particulier pour ◀l’▶isolation en « do it yourself » ?
J’en pense tout ◀le▶ bien qu’on en peut penser, et cela ressort nettement ◀de▶ mes réponses précédentes. Il est tout à fait évident que ◀l’▶homme a besoin ◀de▶ créer, ◀d’▶exprimer ce qui est en lui et qu’il ne peut connaître autrement que par ◀les▶ créations qui sortent ◀de▶ ses mains. Il y a ce besoin ◀de▶ création qu’il faut nourrir et on ◀le▶ pourra, si, grâce aux machines, il y a de plus en plus ◀de▶ temps disponible. Pour ◀le▶ moment, il faut restituer ◀les▶ corps ◀de▶ métier en voie ◀de▶ disparition. Cela va ensemble avec ◀la▶ nécessité ◀d’▶une durabilité accrue des biens : pour ◀les▶ faire durer, il faut savoir ◀les▶ réparer.
Quatre questions pour finirc
Comment voyez-vous ◀l’▶avenir des moyens ◀de▶ transport ?
Il faut multiplier ◀les▶ transports en commun dans ◀l’▶avenir et jusqu’à ◀l’▶an 2000, pour répondre au problème du pétrole et aussi du renchérissement des automobiles : ◀la▶ baisse commence déjà dans ◀la▶ vente des autos. Je pense qu’il faudra en même temps généraliser ◀la▶ production des petites voitures — peut-être électriques, comme il y en a dans ◀les▶ expositions — et des autobus à bas prix.
Europe ou région ?
Je vous réponds en deux phrases : ◀l’▶Europe s’unira ou elle sera colonisée. Il y a trente ans que je ◀le▶ dis. C’était sur ◀la▶ bande ◀de▶ mon premier livre sur ◀l’▶Europe. ◀L’▶Europe de l’Est est déjà plus que colonisée par ◀les▶ Russes. ◀L’▶Europe de l’Ouest risque ◀d’▶être colonisée par ◀les▶ Américains, si nous ne faisons pas ◀l’▶Europe unie, car aucun ◀de▶ nos pays n’est capable à lui seul ◀de▶ se défendre ni contre l’un ni avec l’autre. Je pense qu’il n’y a pas à choisir entre Europe ou région, parce que l’une est condition ◀de▶ l’autre. Ce qui s’y oppose ce sont nos États-nations ◀de▶ type napoléonien centralisé, qui prétendent à une absolue souveraineté, ne veulent dépendre ◀de▶ personne, se donnent pour but presque ◀l’▶autarcie, en tous cas ◀l’▶autosuffisance énergétique ou autres balivernes ◀de▶ ce genre. Il ne saurait être question ◀d’▶autosuffisance dans aucun ◀de▶ ces domaines.
Dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶énergie, ◀la▶ France entend dépendre entièrement ◀de▶ ses centrales nucléaires. Or, elles sont construites d’après un procédé américain, et avec des fonds qui proviennent ◀de▶ neuf pays. Dans beaucoup ◀d’▶entreprises nucléaires françaises comme celle ◀de▶ Tricastin, il n’y a même pas une majorité ◀de▶ fonds français : Eurodif était contrôlée jusqu’à ces derniers mois par une société Sofidif où ◀l’▶Iran détenait 40 % ◀de▶ minorité ◀de▶ blocage. Ce qui a fait dire à ◀la▶ commission des finances du Parlement français qu’il fallait souhaiter que ◀l’▶Iran et ◀le▶ Commissariat ◀de▶ ◀l’▶énergie atomique français s’entendent, car sinon ◀l’▶Iran pouvait bloquer tout ◀le▶ processus ◀de▶ ◀l’▶énergie en France. Et c’est seulement depuis deux ou trois semaines, d’après ◀les▶ journaux, que ◀la▶ France a retrouvé dans cette société, Cogema, une très légère majorité ◀de▶ 51,8 % à ◀la▶ suite du retrait ◀d’▶Italiens ou ◀d’▶Espagnols — je ne sais plus !
◀Les▶ États-nations, par leur prétention complètement abusive, qui ne peut pas se soutenir une seconde, à ◀l’▶indépendance absolue, sont en train de bloquer d’une part ◀le▶ développement des régions et, d’autre part, celui ◀d’▶une fédération européenne.
Je disais que ◀l’▶Europe fédérée suppose des régions. ◀L’▶existence ◀de▶ régions avec un large degré ◀d’▶autonomie suppose des agences européennes avec tous ◀les▶ échelons intermédiaires qu’on voudra, tel que celui des fédérations nationales. Celles-ci sont, d’ailleurs, presque en majorité déjà en Europe à ◀l’▶Allemagne fédérale, ◀la▶ Suisse fédérale, ◀l’▶Espagne qui s’oriente vers un régime fédéral qui lui permettra ◀d’▶entrer sans difficulté dans une fédération européenne ; ce qui ne sera pas ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ France, comme ◀l’▶avait signalé ◀le▶ ministre Edgar Faure avant ◀le▶ référendum sur ◀la▶ question régionale qui a été repoussé et qui a entraîné ◀le▶ départ du général de Gaulle. Edgar Faure disait à ◀la▶ TV, à ◀la▶ veille du scrutin : « Il est essentiel que ◀la▶ France comprenne qu’elle doit se fédérer intérieurement, si elle veut adhérer sans difficulté à une fédération européenne ! » Il avait entièrement raison, mais sa voix n’a pas encore triomphé. En Angleterre, par contre, ◀l’▶idée ◀de▶ dévolution, ◀de▶ transfert ◀de▶ pouvoir aux régions et ◀de▶ fédération ◀de▶ grandes régions fait des progrès considérables.
Je pense que c’est ◀la▶ formule ◀d’▶avenir. ◀Les▶ grandes affaires aussi ont été amenées à choisir des formules ◀de▶ décentralisation très poussées, ◀d’▶autonomie des branches différentes. Je crois que là il n’y a pas ◀de▶ doute. Malgré ◀l’▶opposition apparente et purement formelle entre ◀le▶ mouvement vers ◀les▶ régions et ◀le▶ mouvement vers ◀les▶ fédérations, on peut dire qu’il s’agit en réalité ◀d’▶un seul et même mouvement.
Quelle sera ◀la▶ taille dirigeable des entreprises ?
Petite, pour ◀la▶ même raison que je vous ai indiquée en parlant ◀de▶ ◀l’▶Europe ou ◀de▶ régions.
Small is beautiful, ◀le▶ livre célèbre ◀de▶ Ernst Schumacher, donne des indications importantes sur ce qu’a été fait par lui dans ◀le▶ National Coal Board en Grande-Bretagne, soit sur ◀les▶ mesures ◀de▶ décentralisation adoptées par ◀la▶ General Motors. Il s’agit ◀de▶ décentralisation avec une certaine dose ◀d’▶autonomie. Je voyais dans ◀les▶ journaux l’autre jour ◀le▶ projet ◀de▶ coopération sans fusion entre Saint-Gobain et Olivetti et je retrouvais tous ◀les▶ termes par lesquels je décris ◀le▶ fédéralisme ! Il ne s’agit pas que ◀le▶ gouvernement fédéral se substitue aux gouvernements des régions fédérées, mais qu’il leur permette ◀de▶ réaliser ensemble des objets qui sont trop grands pour chacun ◀d’▶eux. ◀Les▶ autoroutes par exemple : il est normal que cela dépende essentiellement du pouvoir fédéral en Suisse. C’est trop grand, ◀les▶ communes ne peuvent pas mettre bout à bout leurs petits morceaux ◀d’▶autoroutes, il faut une vision plus générale à cause de ◀la▶ dimension du projet. Dans toutes ◀les▶ entreprises imaginables, il y a des choses petites qui doivent être réglées à leur niveau et des questions très vastes qui ne peuvent être réglées qu’à un niveau supérieur — national, continental, voire mondial.
De même, pour ◀les▶ questions ◀d’▶écologie, il est très clair que la plupart des problèmes écologiques sont à résoudre localement ou régionalement, ◀le▶ problème du Léman par exemple, ◀le▶ problème des lacs en général. Prenez n’importe quel problème écologique : il n’a jamais ◀la▶ dimension ◀d’▶un État, fait au hasard, indépendamment des réalités, au hasard ◀de▶ ◀l’▶histoire, des guerres, des traités. ◀Les▶ questions écologiques, c’est régional, ou c’est continental, ou c’est mondial dans ◀le▶ cas du sauvetage des océans.
◀La▶ peur ◀de▶ manquer : ◀les▶ gens auront moins ◀le▶ souci ◀d’▶économiser que celui ◀de▶ stocker. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que ce sera une réaction normale, mais qui ne mènera pas très loin ; ◀le▶ stockage ce n’est pas une réponse durable et sûre. Il faut que ◀les▶ gens apprennent à produire eux-mêmes.
III. Sur le plan quantitatif, y a-t-il des faits qui vous semblent mériter ◀de▶ notre part une attention particulière ?
Évolution du prix ◀de▶ ◀l’▶énergie
Il y a toutes ◀les▶ chances que cela grimpe tant qu’on en reste à essayer ◀de▶ composer avec ◀les▶ difficultés déjà signalées, telles que ◀la▶ raréfaction du pétrole, ◀de▶ ◀l’▶uranium. Tant qu’on n’en vient pas carrément à ◀de▶ nouvelles formes ◀d’▶énergie qui seraient chères au début, mais ensuite beaucoup moins chères. ◀Le▶ solaire serait ◀la▶ moins chère des énergies si cela se généralisait.
Évolution du taux ◀de▶ ◀l’▶inflation
Cela dépend ◀de▶ tant de facteurs ! Cela dépend ◀de▶ tous ◀les▶ rapports entre ◀l’▶homme et ◀la▶ nature, et ◀de▶ savoir s’il ◀l’▶exploite ◀d’▶une manière rentable ou s’il détruit ◀les▶ ressources naturelles, ◀les▶ forêts pour gagner trop vite beaucoup trop. Cela dépend ◀de▶ tout ◀le▶ régime des relations avec ◀le▶ tiers-monde. Je ne me sens pas capable ◀de▶ répondre là-dessus ! Qui ◀le▶ peut ?
Exigences du consommateur
◀Les▶ exigences du consommateur sont créées en grande partie par ◀la▶ publicité. Il faudra que ◀l’▶éducation, ◀les▶ écoles s’y mettent et apprennent aux gens à mieux sentir et à respecter leurs véritables désirs, leurs véritables besoins. Je crois que pour ce qui est du nombre ◀de▶ mètres carrés pour un logement, on pourrait arriver à des normes, parce qu’il y a un grand invariant dans ◀l’▶humanité, c’est ◀la▶ taille qui n’a pas changé ◀d’▶une manière significative depuis des millénaires. Elle s’est un peu accrue dans ◀les▶ pays occidentaux à cause de ◀la▶ manière ◀de▶ se nourrir surtout dans ◀les▶ villes, mais depuis ◀le▶ xix e siècle, elle est en stagnation.
Évolution du niveau de vie
◀Le▶ niveau de vie, pour moi, n’a aucun intérêt. C’est ◀le▶ type même du faux problème ; il n’y a que ◀la▶ qualité ◀de▶ ◀la▶ vie qui importe. Il y a des gens qui avec un niveau de vie très inférieur au nôtre, selon nos mesures, sont beaucoup plus heureux, se sentent bien dans leur peau, et sont plus à ◀l’▶aise dans leurs mœurs, dans leurs croyances, dans leur liberté que nous ou ◀les▶ Américains, avec des niveaux ◀de▶ vie considérables. On n’a jamais vu qu’il y a un rapport positif entre ◀le▶ niveau de vie très élevé et ◀le▶ bonheur des gens. Au contraire ! Voyez ◀le▶ nombre ◀de▶ suicides, des divorces, des maladies mentales dans nos pays riches.
Évolution du degré ◀d’▶intervention des pouvoirs publics
Il est destiné à s’accroître à ◀la▶ mesure exacte ◀de▶ notre degré ◀de▶ passivité civique. C’est à cause de notre passivité et c’est parce que nous n’utilisons pas nos facultés ◀de▶ liberté que ◀l’▶État prend tellement ◀de▶ pouvoir. Quand on se plaint, c’est trop tard, cela n’a pas ◀de▶ sens, car ◀l’▶État a exactement ◀la▶ force que lui laissent ◀les▶ abandons et ◀les▶ démissions des citoyens.
Pour moi, ◀l’▶État ce n’est pas seulement ◀les▶ bureaux des ministères ◀de▶ ◀la▶ capitale, ◀les▶ départements fédéraux à Berne ; ◀l’▶État : il y en a à tous ◀les▶ étages, il y en a déjà dans ◀le▶ couple : celui qui rend ◀les▶ comptes, qui ordonnance ◀les▶ dépenses joue le rôle de ◀l’▶État au niveau du couple. Il y a ◀de▶ ◀l’▶État dans chacune ◀de▶ nos communes, il y a ◀de▶ ◀l’▶État au niveau de ◀la▶ fédération. Il serait très bon qu’il y ait ◀de▶ ◀l’▶État au niveau de ◀l’▶Europe, et pour certaines fonctions — comme ◀la▶ surveillance des océans, au niveau mondial.
Évolution de la part de consommation des produits en provenance ◀de▶ ◀l’▶étranger
C’est un immense chapitre, dans lequel je ne voudrais pas m’engager. Tout ce que je voudrais dire avec beaucoup ◀d’▶insistance, c’est que nous en Europe et en Amérique, dans ◀l’▶Occident industriel, nous sommes en train de nous conduire comme des criminels à l’égard de beaucoup de pays du tiers-monde, en ◀les▶ obligeant à faire des monocultures pour ◀l’▶exportation vers nos pays, à tel point qu’ensuite quand il y a une crise ou que ◀les▶ prix tombent, ils n’ont même plus ◀de▶ quoi se nourrir chez eux.
Industrialisation ◀de▶ ◀la▶ construction
Si on continue cette évolution vers des constructions standardisées et mécanisées, de plus en plus ◀de▶ mauvaise qualité, on va vers des désastres sociaux, vers une délinquance délirante. Si, au contraire, on se tourne vers ◀le▶ développement ◀de▶ ◀l’▶artisanat et ◀la▶ durabilité, ◀la▶ part ◀d’▶industrialisation sera naturellement moindre ou elle consistera à produire des produits pour ◀le▶ « do it yourself » ou des corps ◀de▶ métier.
IV. Nous avons certainement oublié ◀de▶ poser des questions. Quelles sont celles qui, à ◀la▶ fin ◀de▶ cet entretien, vous viennent à ◀l’▶esprit ?
Pour ◀le▶ dire en bref : à cause des dimensions et ◀de▶ ◀l’▶ampleur des découvertes scientifiques, ◀de▶ ◀la▶ technologie qui en résulte, et des industries qui appliquent cette technologie, nous sommes arrivés à une sorte ◀de▶ gigantisme dans beaucoup de domaines, à des accumulations ◀de▶ matériaux, ◀de▶ capitaux, ◀d’▶investissements, ◀de▶ machines, ◀d’▶armes ◀de▶ dimensions telles que ◀la▶ moindre erreur peut devenir mortelle, pas seulement pour tout un pays, mais peut-être pour ◀le▶ genre humain. C’est une situation sans précédent dans ◀l’▶humanité, qui a été créée par ◀les▶ sciences d’abord, et dont ◀l’▶ampleur ne se manifeste pas seulement dans ◀l’▶espace, mais dans ◀le▶ temps. Beaucoup de choses que nous produisons aujourd’hui risquent ◀d’▶avoir des effets sur des centaines, des milliers ◀de▶ générations. ◀L’▶exemple qui me vient immédiatement à ◀l’▶esprit, c’est celui des déchets ◀de▶ plutonium dont on ne peut pas raccourcir ◀la▶ « période », qui est ◀de▶ 24 000 ans, ◀de▶ semi-activité radioactive. Cela pose des problèmes absolument insolubles devant lesquels ◀les▶ responsables ferment ◀les▶ yeux, disant simplement : on trouvera ! ◀Le▶ génie humain trouvera ! Je ne sais pas s’il y aura encore du génie humain quand il n’y aura plus ◀d’▶hommes ! Il y a beaucoup d’autres exemples : ◀la▶ destruction des forêts ◀de▶ ◀l’▶Amazonie, ◀les▶ sécheresses presque continentales auxquelles on assiste de plus en plus à cause de ◀l’▶exploitation inconsidérée des forêts et des sols, sans aucune politique, à des fins commerciales.
Cela nous oblige dès maintenant — et ◀la▶ grande crise va venir d’ici à ◀la▶ fin ◀de▶ ce siècle — à renoncer à ◀l’▶idée libérale, si sympathique au départ, que toute personne qui a une idée a ◀le▶ droit ◀de▶ ◀la▶ réaliser, que toute personne qui a trouvé un procédé nouveau peut créer une industrie et ◀la▶ développer ◀d’▶une manière sauvage, sans aucun plan ◀d’▶ensemble, sans aucun calcul ◀de▶ prévision des conséquences ◀de▶ ◀la▶ chose réalisée.
Imaginez, si on avait demandé à Ford en 1900 : — « Qu’est-ce qui se passera et ◀de▶ quoi auront l’air ◀les▶ États-Unis, si vous arrivez à faire non pas quelques centaines ◀de▶ voitures comme cette première année, mais plusieurs millions, comme d’ici 33 ans ? » Il n’avait pas ◀la▶ moindre idée des résultats que nous connaissons : ◀les▶ villes pléthoriques et ◀les▶ campagnes vidées, ◀les▶ autoroutes, ◀le▶ bouleversement social et toutes ces conséquences que personne ne pouvait calculer : ◀la▶ pollution généralisée non seulement des airs, des eaux et des forêts, mais ◀de▶ ◀l’▶alimentation, et ◀la▶ destruction ◀de▶ ◀l’▶humus.
Nous ne pouvons plus continuer à faire n’importe quoi sans envisager ◀les▶ conséquences, et nous sommes maintenant condamnés à avoir une politique ◀d’▶ensemble ◀de▶ ◀l’▶industrie et des produits industriels, et des répercussions ◀de▶ leur production sur ◀la▶ nature, sur ◀l’▶homme, sur ◀la▶ société. Je pense au nombre ◀d’▶étages par exemple, et aux conséquences sur ◀la▶ délinquance. Nous devons avoir une politique globale. C’est une tâche qui peut nous paraître surhumaine, mais à laquelle il faut nous atteler immédiatement.
Avant de faire quoi que ce soit, il faut nous poser la question des finalités et des résultats.
◀La▶ question des finalités, je ne ◀la▶ trouve pas du tout dans votre questionnaire, c’est-à-dire que tout repose sur ◀l’▶idée que ◀le▶ développement va de soi. Plus on fera ◀de▶ choses ◀de▶ meilleure qualité et en plus grand nombre, mieux cela ira. Ce n’est pas sûr du tout, étant donné ◀les▶ dimensions que cela prend. Et ◀l’▶immense répercussion latérale, c’est-à-dire ◀les▶ interactions par lesquelles un système se compose — ◀le▶ plus souvent au hasard dans notre cas.
Nous pouvons encore intervenir sur beaucoup de points, mais il nous faut une politique. Il y a nécessité urgente ◀d’▶une politique ◀de▶ ◀la▶ technologie, ◀de▶ ◀l’▶industrie, mais peut-être, avant cela, des recherches scientifiques. Chacun sait maintenant que ◀les▶ recherches scientifiques même dites « fondamentales » ne sont pas faites tout à fait au hasard. ◀L’▶argument du libéralisme dans ce domaine n’est pas tout à fait honnête ; il y a certains ordres ◀de▶ recherche scientifique qui sont fortement favorisés. Il y a ◀d’▶énormes inégalités. ◀L’▶exemple des recherches nucléaires et des recherches sur ◀l’▶énergie solaire en dit long sur ces inégalités. Prenez ◀le▶ budget des communautés européennes ◀de▶ Bruxelles : il y a deux ans, il prévoyait 66 millions ◀d’▶unités ◀de▶ compte sur ◀la▶ continuation des recherches nucléaires et 6 millions ◀d’▶unités ◀de▶ compte pour ◀les▶ recherches sur ◀l’▶énergie solaire. On voit bien que ce que ◀l’▶on favorisait, et que c’étaient ◀les▶ recherches en rapport direct ou indirect avec ◀la▶ préparation à ◀la▶ guerre, car il est absolument exclu ◀de▶ nier ◀l’▶interdépendance des recherches sur ◀le▶ nucléaire militaire ou civil, tout cela se touche, s’inter-nourrit. Donc, il nous faut revoir ce problème au niveau philosophique, religieux. ◀Les▶ textes publiés récemment par ◀le▶ Vatican sur ◀les▶ limites ◀de▶ ◀la▶ technologie et ◀de▶ ◀la▶ science sont des choses très importantes et qui pourraient apporter des réponses à votre enquête. Je peux vous fournir un ◀de▶ ces textes, qui va très loin dans ◀l’▶exigence ◀de▶ globaliser tous ◀les▶ efforts et ◀d’▶envisager leurs répercussions sur ◀l’▶humanité, sur ◀la▶ liberté des hommes. ◀Les▶ recherches sur ◀la▶ biotechnique, en génétique : on ne peut pas continuer à laisser ◀les▶ choses aller sans savoir à quoi cela peut mener. ◀Le▶ progrès scientifico-technique nous accule au dilemme : progrès moral et spirituel ou désastre global. Et chaque industrie me paraît être responsable ◀de▶ réévaluer — dans cette conjoncture qui devient dramatique — ses finalités et ses moyens. Ces derniers sont-ils vraiment au service ◀de▶ ◀l’▶humanité, ou sont-ils ◀les▶ moyens au service du profit à court terme ◀d’▶une demi-génération ?
Voilà, c’est ◀le▶ principal ◀de▶ ce qui me semble devoir être dit.