(1985) Tapuscrits divers (1980-1985) « Un cap de nouvelle espérance pour le navire désemparé de notre société occidentale (18 septembre 1980) » pp. 1-3

Un cap de nouvelle espérance pour le navire désemparé de notre société occidentale (18 septembre 1980)d

I. Nous sommes ici, une fois de plus ensemble, pour essayer de formuler les principes de cohérence de chacun des deux systèmes antagonistes qui s’affrontent dans le monde d’aujourd’hui : l’un qui gouverne en fait, qui veut la puissance et qui l’a, et qui peut donc en abuser ; l’autre qui voit à quels désastres non seulement humains, mais cosmiques nous mène nécessairement cette volonté de puissance, mais qui ne peut que discourir, presque rien faire, parce qu’il ne dispose pas des moyens d’imposer sa vision, son savoir, sa sagesse, parce qu’il ne dispose pas des mass médias, des finances et de la police.

Nous sommes ici pour formuler une fois de plus les relations inévitables entre valeurs morales, procédures politiques et finalités de l’économie ; entre l’homme créateur et la nature productrice ; entre les formes de l’État et la satisfaction des désirs humains ; entre les régions et les rendements énergétiques, etc. ; c’est-à-dire que nous sommes ici pour affirmer une fois de plus l’irréductible opposition entre le système régnant des nations souveraines, de la centralisation étatique et de l’épuisante énergie nucléaire, système qui comporte et implique la guerre, et le système seul désirable et seul viable : celui des régions fédérées, et des énergies solaires inépuisables, celui qui conduit à la paix, ou qui, du moins, la rend possible.

Je dis bien qu’il n’y a dans notre société que deux systèmes de valeurs radicalement antagonistes : celui qui vise d’abord et peut-être même en fin finale à la Puissance ; et celui qui vise d’abord et surtout en fin finale, à la Liberté.

Dans tous mes livres, j’ai poursuivi une impatiente méditation sur ces deux thèmes, et ce n’est qu’avec mon dernier livre, sur l’Avenir , que je suis arrivé à une formule assez simple pour me convaincre, et que voici :

— la Puissance, c’est le pouvoir que l’on prend sur autrui.

— la Liberté, c’est le pouvoir que l’on prend sur soi-même.

 

II. Il me paraît très important de porter maintenant notre réflexion écologique sur l’économie, et de vérifier que, dans ce domaine aussi, les écologistes ne peuvent manquer de trouver un langage spécifique, pour des analyses analogues et surtout, pour des projets communs.

Les conférences que vous allez entendre en seront témoins, j’en suis sûr : qu’il s’agisse de celle de mon collaborateur et ami Orio Giarini, de celle de René Passet dont Le Monde publiait il y a quelques jours une interview d’une extrême densité et à mon sens entièrement convaincante, de celles enfin de Georgescu-Roegen et d’Ivan Illich, toutes convergent : l’économie doit être faite pour l’homme et non l’homme pour l’économie.

Or l’homme vient de changer au xx e siècle plus vite qu’il n’a changé depuis vingt siècles.

Les membres d’Ecoropa ne sont pas les seuls à en tirer des conséquences à bien des égards révolutionnaires, telle que celle des rendements décroissants de la technologie, des déséconomies d’échelle, de la correspondance organique entre complexité et stabilité, entre diversité et possibilités d’union…

 

III. Mais après ? Ce consensus devrait se traduire au plus vite en mesures concrètes dans nos sociétés actuelles, où sont en train de s’organiser des désastres très exactement calculables…

Mais rien n’annonce une telle évolution. Bien au contraire ! La toute récente conférence internationale sur l’énergie, à Munich, a fait voir à quel point les dirigeants politiques et économiques de nos États-nations sont encore extrêmement et comme naïvement prisonniers des valeurs du xix e siècle : rentabilité — profit — quantité — centralisation à tout prix — en vue de la guerre.

Les valeurs du xix e siècle se prolongent parmi nous malgré tout ce qui les nie, d’Hiroshima à Téhéran. Il est tard en Europe. Il est très tard !

Je propose que notre prochaine rencontre, aussi prochaine que possible, soit consacrée à l’examen des mesures tactiques et stratégiques, susceptibles de tirer un parti constructif des catastrophes d’ores et déjà inévitables.

Nos recherches et nos discours ne peuvent à peu près rien changer dans l’immédiat. Seules, les catastrophes prochaines — à condition qu’elles ne soient pas totales, évidemment — pourront secouer l’inertie générale, changer l’état d’esprit des responsables (ou des irresponsables) qui nous gouvernent et des masses qui les suivent aveuglément.

Et c’est à ce moment-là qu’un mouvement comme le nôtre pourra trouver sa chance d’agir, c’est-à-dire d’orienter ou de réorienter le cours réel des évènements. Je vois le rôle futur d’Ecoropa comme celui d’une équipe de premiers secours, intellectuel et imaginatif, first aid team, capable de faire voir immédiatement les raisons et les conséquences de ces avertissements par le désastre, capable surtout de faire voir de nouveaux buts pour le progrès humain, et de fixer un nouveau cap, un cap de nouvelle espérance pour le navire désemparé de notre société occidentale.