« Imaginer la▶ vérité ◀de▶ ◀la▶ guerre demain, c’est déjà une action pour ◀la▶ paix » (Discours pour ◀l’▶inauguration du GIPRI) (11 novembre 1980)e
Permettez-moi ◀de▶ corriger d’abord ◀l’▶erreur qui s’est glissée dans ◀le▶ titre ◀de▶ mon intervention ◀de▶ ce soirf : ce n’est pas ◀d’▶un enjeu moral, mais ◀d’▶un enjeu global que je vais vous parler. Et vous verrez tout de suite pourquoi.
Autrefois, ◀les▶ enjeux des guerres étaient limités : on avait décidé ◀de▶ s’emparer ◀d’▶une province ou ◀d’▶une ville, ◀de▶ venger un affront fait au roi, ◀de▶ défendre ◀la▶ liberté ◀d’▶un pays. Ce n’est guère qu’à partir de ◀la▶ Révolution française que ◀les▶ enjeux deviennent idéologiques : c’est pour ◀la▶ liberté que ◀l’▶on combat, contre ◀les▶ tyrans (◀la▶ Convention ◀de▶ 1792 déclare ◀la▶ guerre « aux rois ◀d’▶Europe »). Au xx e siècle ce sera pour ◀l’▶idéal fasciste ou raciste contre ◀les▶ démocraties décadentes, pour ◀le▶ socialisme contre ◀le▶ capitalisme, etc. Ces enjeux étant mal définis, mal vérifiables, mal limités, ils tendent vers ◀l’▶illimité, et ◀la▶ guerre elle aussi tend à devenir non limitée et donc totale.
Mais ◀l’▶intervention ◀de▶ ◀la▶ Bombe ◀le▶ 6 août 1945, à Hiroshima, va transformer radicalement ◀la▶ nature et ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ guerre.
À cause de ◀la▶ puissance des armes qu’on ne cesse ◀d’▶inventer et ◀de▶ produire, ◀la▶ Bombe A, ◀la▶ Bombe H, ces dinosaures déjà, et toute ◀la▶ suite : fusées nucléaires stratégiques et tactiques, missiles balistiques intercontinentaux à têtes multiples, bombes à neutrons, armes à faisceaux ◀de▶ particules ou faisceaux laser, ces « rayons ◀de▶ ◀la▶ mort » ◀de▶ ◀la▶ science-fiction, sans compter ◀les▶ armes bactériologiques et chimiques qu’on expérimente en secret — à cause de tout cela dont on ne voit pas ◀le▶ terme, ◀l’▶enjeu ◀d’▶une guerre demain sera nécessairement ◀la▶ domination globale, totale et définitive ◀de▶ ◀l’▶humanité, mettant fin à ◀l’▶histoire, pour autant que celle-ci est ◀l’▶histoire des conflits entre ◀les▶ peuples ou leurs États, et y mettant fin par ◀l’▶anéantissement non pas des armées, mais des peuples.
Il se peut que cette vision ◀d’▶apocalypse soit ◀le▶ fruit ◀d’▶une évaluation exagérée ◀de▶ ◀la▶ puissance des armes nouvelles. Ce ne serait pas la première fois que ◀l’▶on commettrait une erreur ◀de▶ cet ordre. Hegel pensait que Napoléon imposerait une fin à ◀l’▶Histoire parce qu’il avait ◀le▶ plus grand nombre ◀de▶ baïonnettes. Juste avant la dernière guerre, j’ai entendu à Paris un philosophe marxiste soutenir que Hegel s’était trompé : c’était en vérité Staline qui allait mettre un terme à ◀l’▶histoire, parce qu’il avait ◀le▶ plus grand nombre ◀de▶ mitrailleuses.
Aujourd’hui, ce qui est invoqué, ce sont bien sûr ◀les▶ armes nucléaires, avec beaucoup moins ◀de▶ chances ◀d’▶erreur, car elles ne sont pas simplement deux fois ou dix fois plus puissantes, mais 100 000 fois, ou un million ◀de▶ fois plus puissantes que tout ce qui avait jamais été connu avant ◀la▶ bombe ◀d’▶Hiroshima.
J’ai demandé un soir à Einstein (◀la▶ seule fois où je ◀l’▶ai vu, c’était en 1947 à Princeton) : « Que pensez-vous qu’il resterait ◀de▶ ◀l’▶humanité au terme ◀d’▶une guerre atomique ? » Il m’a dit : « Probablement une vingtaine ◀de▶ millions ◀de▶ survivants dans des angles morts. »
Si ◀l’▶enjeu ◀de▶ ◀la▶ guerre demain devient total, global, à cause de ◀la▶ puissance des armes utilisées, alors nous sommes en pleine aberration, nous entrons en démence pure, car un enjeu total ne peut qu’être perdu : ◀la▶ « victoire » ◀de▶ l’un des camps — peu importe lequel — ou un échange ◀de▶ coups au but, équivaudrait en fait à ◀l’▶anéantissement ◀de▶ ◀l’▶humanité civilisée.
Même si ◀de▶ telles extrémités ne sont pas atteintes, il est certain que tout y prépare aujourd’hui, et que ◀l’▶idée ◀d’▶un cataclysme terminal n’est plus jamais absente ◀de▶ notre esprit, quand nous imaginons ◀l’▶avenir, celui ◀de▶ ◀l’▶humanité, ou le nôtre en elle, ou en tout cas celui ◀de▶ nos enfants et petits-enfants.
Mais dans ◀la▶ mesure où ◀la▶ guerre a changé ◀de▶ nature et ◀d’▶enjeu, ◀les▶ attitudes pour ou contre ◀la▶ guerre doivent changer, elles aussi, radicalement.
Avant ◀le▶ 6 août 1945, face à ◀la▶ guerre, on était militariste ou antimilitariste, mais dans ◀la▶ guerre demain, où seront ◀les▶ militaires ? Tout se jouera sans eux et par-dessus leur tête, au mieux ils seront enterrés avec ◀la▶ tourbe des civils, dans des abris d’ailleurs inefficaces, où ils mourront ensemble, en convivialité pour ainsi dire…
Avant ◀le▶ 6 août 1945, on pensait avec Clausewitz, ce contemporain ◀de▶ Napoléon, que « ◀la▶ guerre est un conflit ◀de▶ grands intérêts réglé par ◀le▶ sang ». Mais en lisant dans ◀Le▶ Monde du 28 octobre un article intitulé « ◀Le▶ marketing ◀de▶ combat », ◀l’▶on s’aperçoit que « ◀les▶ conflits ◀de▶ grands intérêts », réglés non par ◀le▶ sang, mais par ◀le▶ fric, sont ◀les▶ seuls aujourd’hui à utiliser et à prendre au sérieux ◀les▶ règles ◀de▶ ◀la▶ stratégie guerrière à ◀la▶ Clausewitz, cependant que ◀la▶ guerre nucléaire ne met en jeu ni sang ni gains, mais ◀l’▶ensemble des moyens technologiques créés par ◀l’▶homme pour rendre ◀la▶ Terre inhabitable.
Avant ◀le▶ 6 août 1945, ou bien on louait ◀les▶ vertus ◀de▶ courage, ◀d’▶héroïsme, ◀d’▶abnégation patriotique et surtout ◀de▶ virilité qui étaient ◀l’▶apanage ◀de▶ ◀l’▶armée, c’est-à-dire des militaires ; ou au contraire on rappelait ◀le▶ commandement du Décalogue : « Tu ne tueras point ».
Depuis ◀le▶ 6 août 1945, cette opposition est devenue sans objet, puisque ◀la▶ guerre, désormais, se fera sans militaires ou presque. Voici ce qu’en pense et qu’en publie ◀le▶ 20 avril 1946, ◀le▶ général anglais J. C. Fuller, l’un des meilleurs critiques militaires ◀de▶ ◀l’▶époque :
◀La▶ stratégie, ◀le▶ commandement, ◀le▶ courage, ◀la▶ discipline, ◀le▶ ravitaillement des troupes, ◀l’▶organisation et toutes ◀les▶ qualités morales et physiques ne comptent plus devant une haute supériorité ◀d’▶armement. S’il fallait parler chiffres, nous dirions que ◀le▶ facteur armement entre pour 99 % et ◀les▶ autres facteurs pour 1 % dans ◀la▶ victoire. Mais ◀la▶ conception actuelle ◀de▶ ◀l’▶armement devient absurde. Dans ◀la▶ bataille « atomique », ◀le▶ nombre des combattants est réduit à un strict minimum. Ce principe deviendra absolu quand ◀la▶ bombe-fusée atomique aura été mise au point. Alors ◀le▶ soldat ne sera plus que ◀le▶ spectateur effrayé ◀d’▶une guerre menée par des robots. ◀La▶ victoire appartiendra à celui qui disposera du plus grand nombre ◀de▶ bombes.
Quelle place y aura-t-il dans une guerre ◀de▶ laboratoires pour ◀les▶ tanks, ◀l’▶artillerie, ◀l’▶infanterie, pour ◀les▶ fortifications, ◀les▶ voies stratégiques ◀de▶ chemin de fer, pour ◀les▶ académies militaires, ◀les▶ écoles ◀d’▶officiers et pour ◀les▶ généraux ◀de▶ terre et ◀de▶ ◀l’▶air, ◀les▶ amiraux ? Aucune. Ne voyez là aucune exagération.
Personne ne saura ce qui se passe au-dessus ◀de▶ sa tête. Personne ne saura qui combat et contre qui (et pourquoi !) ◀La▶ guerre se poursuivra dans une sorte ◀d’▶exaltation belliqueuse, jusqu’au moment où le dernier laboratoire sautera.
S’il reste encore des vivants sur ◀la▶ terre, une conférence sera très certainement organisée pour décider qui est ◀le▶ vainqueur et qui est ◀le▶ vaincu".
Un an avant dans mes Lettres sur ◀la▶ bombe atomique , j’avais écrit :
◀La▶ principale victime ◀de▶ ◀la▶ bombe atomique a été ◀la▶ guerre, qui en est morte en trois jours. Sous sa forme militaire — c’était ◀la▶ guerre tout court — , elle a moins ◀de▶ chances ◀de▶ renaître et moins ◀d’▶avenir que ◀les▶ ordres ◀de▶ chevalerie.
Je ne dis pas que ◀les▶ conflits vont cesser ; que ◀les▶ forts vont renoncer à se montrer forts, ou ◀les▶ faibles à s’agglutiner pour ◀les▶ abattre ; que ◀les▶ classes vont se fondre, ◀les▶ frontières s’évanouir, ◀les▶ gangsters ◀de▶ tous ordres modérer leurs ardeurs ; que ◀les▶ microbes font faire ◀la▶ paix avec ◀les▶ globules blancs, et ◀les▶ tigres devenir végétariens. Mais je dis que ◀les▶ militaires n’ont plus qu’à se consacrer aux sports. Que ◀la▶ guerre n’est plus leur métier. Et que par conséquent il n’y aura plus ◀de▶ guerre au sens classique et multimillénaire du mot.
« Il y aura toujours des guerres », nous disaient-ils. Sans doute. Mais ce ne seront plus ◀les▶ leurs, ◀les▶ « vraies », ◀les▶ héroïques, costumées et casquées, avec mouvements tournants, percées au centre, retraites stratégiques, mordant ◀de▶ ◀l’▶infanterie, ordres du jour électrisants et grands chefs adulés par des effectifs considérables. Il faut en prendre son parti, ◀l’▶ère des militaires a pris fin ◀le▶ 6 août à Hiroshima… ◀Les▶ capitaines au grand cœur et ◀les▶ armées en bel arroi qui s’avanceraient avec une mâle vertu au-devant ◀de▶ ◀la▶ bombe atomique, nous reviendraient après quelques minutes sous forme de buée légère. N’insistons pas : ◀l’▶appareil militaire qu’ont chanté ◀les▶ Déroulède ◀de▶ tous ◀les▶ temps, appartient en principe aux musées, depuis ◀le▶ 6 août.
◀La▶ guerre demain sera purement subie, n’appellera ni ne permettra aucun courage, aucune attitude virile, nulle impétuosité combative, mais au contraire évacuera ◀la▶ possibilité même ◀de▶ tout cela. Cette évacuation des vertus militaires par ◀les▶ armes nouvelles est une des conséquences inévitables ◀de▶ nos budgets ◀de▶ défense nationale : nos militaires y ont-ils songé ? Et nos antimilitaristes ? ◀Le▶ danger est ◀le▶ même pour ◀les▶ uns et ◀les▶ autres.
Tous ensemble, il nous faut aujourd’hui prendre conscience ◀de▶ ◀la▶ réalité ◀d’▶une guerre demain, et ◀de▶ ce qui ◀la▶ prépare aujourd’hui : j’entends ◀le▶ système constitué par une économie, une technologie et une science sans freins spirituels, sans respect ◀de▶ ◀la▶ vie, au service ◀d’▶une classe politique qui sacrifie ◀l’▶avenir humain aux exigences ◀de▶ sa réélection ou ◀de▶ son idéologie.
Il y a quelques années, ◀le▶ célèbre économiste américain John Kenneth Galbraith avouait être ◀l’▶auteur pseudonyme ◀d’▶une préface au Rapport plus ou moins apocryphe intitulé ◀La▶ Paix indésirable, rapport qu’il attribuait à une commission plus ou moins gouvernementale, et dont il résumait avec une ironie dévastatrice ◀les▶ conclusions :
◀La▶ guerre offre ◀le▶ seul système digne ◀de▶ confiance « pour stabiliser et contrôler » ◀les▶ économies nationales ; elle est ◀la▶ source ◀de▶ ◀l’▶autorité politique qui assure ◀la▶ stabilité des gouvernements ; elle est sociologiquement indispensable pour assurer ◀le▶ contrôle « ◀de▶ dangereuses subversions sociales et des tendances destructrices antisociales » ; elle remplit une fonction malthusienne indispensable ; elle a longtemps fourni ◀la▶ motivation fondamentale et ◀la▶ source des progrès scientifiques et techniques.
Je me résume : il n’y a pour nous, en cette fin du xx e siècle, qu’un seul moyen ◀de▶ gagner ◀la▶ guerre demain, c’est ◀de▶ ne pas ◀la▶ faire, c’est ◀de▶ ◀la▶ rendre impossible.
Une première condition : ce sera ◀de▶ ◀l’▶imaginer.
Et je voudrais vous lire ici quelques lignes du dernier livre publié juste avant sa mort, ◀l’▶été dernier, par Maurice Genevois, cet auteur qui avait décrit mieux que personne, pour ◀les▶ avoir vécues, souffertes dans sa chair, ◀les▶ horreurs ◀de▶ ◀la▶ guerre à Verdun :
S’il est vrai que « gouverner c’est prévoir », ◀la▶ vérité ◀de▶ ◀la▶ formule appellerait un complément modeste ; car prévoir, c’est imaginer. On se souvient des coulpes battues alors qu’il n’en était plus temps, des « Je-n’ai-pas-voulu-cela » sur ◀les▶ millions ◀de▶ ◀croix▶ ◀de▶ bois et ◀les▶ cris des hôpitaux. Trente-cinq ans ◀d’▶une paix précaire, [c’est aujourd’hui, en 1980] et voici que ◀les▶ chancelleries, ◀les▶ assemblées élues, ◀les▶ mass médias, en dépit des tueries qui ensanglantent partout ◀la▶ planète, évoquent à longueur ◀de▶ jour (et ça bavarde, ça bavarde ; et ◀les▶ mots mêmes n’ont-ils plus ◀de▶ sens ?) ◀les▶ prochaines apocalypses, au nom de Dieu, messieurs, imaginez !
Mais comment attendre ◀d’▶un peuple, comment attendre ◀de▶ chacun ◀de▶ nous, qu’il imagine ce qui se prépare, ces Verdun à ◀l’▶échelle continentale voire globale ? Il y faut une information qui soit capable ◀de▶ nous réveiller et non pas ◀d’▶endormir nos angoisses comme ◀le▶ voudraient ◀les▶ experts des gouvernements.
Imaginer ◀la▶ vérité ◀de▶ ◀la▶ guerre demain, c’est déjà une action pour ◀la▶ paix. Et c’est à cela d’abord et peut-être surtout que ◀le▶ GIPRI peut nous aider. Connaître ◀les▶ faits, ◀les▶ publier, analyser ◀les▶ mécanismes économiques et politiques que sont en train de mettre en place ◀les▶ technologues du désastre, c’est déjà travailler pour ◀la▶ paix. Connaître ◀la▶ guerre qui se prépare, c’est ◀la▶ refuser puisqu’il apparaît aussitôt qu’elle ne peut être que perdue par tous.
Il ne me paraît pas indifférent que ◀le▶ siège du GIPRI soit à Genève, non seulement au cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe, mais dans un pays neutre, c’est-à-dire : un pays qui se doit ◀de▶ tenir son rôle dans ◀le▶ drame énorme qui déroule autour de nous ses circonvolutions fatidiques et obscures : montrer pourquoi ◀le▶ refus une fois pour toutes ◀de▶ régler par ◀les▶ armes ◀les▶ conflits entre peuples — car tel est ◀le▶ vrai contenu ◀de▶ ◀la▶ neutralité — , pourquoi ce refus est ◀la▶ seule solution, ◀la▶ seule alternative au défi planétaire ◀d’▶une guerre demain.
Pour mener à bien une telle tâche, il faut ◀de▶ ◀l’▶argent, me direz-vous. Je voudrais rappeler ici ◀la▶ suggestion récente émise par ◀le▶ secrétaire général des Nations Unies : que chaque nation consacre un dixième ◀de▶ 1 % ◀de▶ ses défenses militaires à ◀la▶ recherche, ◀l’▶éducation et ◀l’▶information en vue du désarmement. Quand on sait que ◀le▶ total mondial des dépenses militaires dépasse déjà 500 millions ◀de▶ dollars, on se dit qu’un 10e ◀de▶ 1 %, soit 1 millième ferait encore une jolie somme. ◀Le▶ malheur est que nous ne pouvons pas compter là-dessus. Et ◀l’▶espoir des organisateurs du GIPRI, c’est que beaucoup d’entre vous s’inscrivent et cotisent.
Commencez, commençons dès ce soir. Car ◀l’▶enjeu ◀de▶ ◀la▶ paix, demain, c’est ◀la▶ survie du genre humain.