(1985) Tapuscrits divers (1980-1985) « « Imaginer la vérité de la guerre demain, c’est déjà une action pour la paix » (Discours pour l’inauguration du GIPRI) (11 novembre 1980) » pp. 1-6

« Imaginer la vérité de la guerre demain, c’est déjà une action pour la paix » (Discours pour l’inauguration du GIPRI) (11 novembre 1980)e

Permettez-moi de corriger d’abord l’erreur qui s’est glissée dans le titre de mon intervention de ce soirf : ce n’est pas d’un enjeu moral, mais d’un enjeu global que je vais vous parler. Et vous verrez tout de suite pourquoi.

Autrefois, les enjeux des guerres étaient limités : on avait décidé de s’emparer d’une province ou d’une ville, de venger un affront fait au roi, de défendre la liberté d’un pays. Ce n’est guère qu’à partir de la Révolution française que les enjeux deviennent idéologiques : c’est pour la liberté que l’on combat, contre les tyrans (la Convention de 1792 déclare la guerre « aux rois d’Europe »). Au xx e siècle ce sera pour l’idéal fasciste ou raciste contre les démocraties décadentes, pour le socialisme contre le capitalisme, etc. Ces enjeux étant mal définis, mal vérifiables, mal limités, ils tendent vers l’illimité, et la guerre elle aussi tend à devenir non limitée et donc totale.

Mais l’intervention de la Bombe le 6 août 1945, à Hiroshima, va transformer radicalement la nature et le sens de la guerre.

À cause de la puissance des armes qu’on ne cesse d’inventer et de produire, la Bombe A, la Bombe H, ces dinosaures déjà, et toute la suite : fusées nucléaires stratégiques et tactiques, missiles balistiques intercontinentaux à têtes multiples, bombes à neutrons, armes à faisceaux de particules ou faisceaux laser, ces « rayons de la mort » de la science-fiction, sans compter les armes bactériologiques et chimiques qu’on expérimente en secret — à cause de tout cela dont on ne voit pas le terme, l’enjeu d’une guerre demain sera nécessairement la domination globale, totale et définitive de l’humanité, mettant fin à l’histoire, pour autant que celle-ci est l’histoire des conflits entre les peuples ou leurs États, et y mettant fin par l’anéantissement non pas des armées, mais des peuples.

Il se peut que cette vision d’apocalypse soit le fruit d’une évaluation exagérée de la puissance des armes nouvelles. Ce ne serait pas la première fois que l’on commettrait une erreur de cet ordre. Hegel pensait que Napoléon imposerait une fin à l’Histoire parce qu’il avait le plus grand nombre de baïonnettes. Juste avant la dernière guerre, j’ai entendu à Paris un philosophe marxiste soutenir que Hegel s’était trompé : c’était en vérité Staline qui allait mettre un terme à l’histoire, parce qu’il avait le plus grand nombre de mitrailleuses.

Aujourd’hui, ce qui est invoqué, ce sont bien sûr les armes nucléaires, avec beaucoup moins de chances d’erreur, car elles ne sont pas simplement deux fois ou dix fois plus puissantes, mais 100 000 fois, ou un million de fois plus puissantes que tout ce qui avait jamais été connu avant la bombe d’Hiroshima.

J’ai demandé un soir à Einstein (la seule fois où je l’ai vu, c’était en 1947 à Princeton) : « Que pensez-vous qu’il resterait de l’humanité au terme d’une guerre atomique ? » Il m’a dit : « Probablement une vingtaine de millions de survivants dans des angles morts. »

Si l’enjeu de la guerre demain devient total, global, à cause de la puissance des armes utilisées, alors nous sommes en pleine aberration, nous entrons en démence pure, car un enjeu total ne peut qu’être perdu : la « victoire » de l’un des camps — peu importe lequel — ou un échange de coups au but, équivaudrait en fait à l’anéantissement de l’humanité civilisée.

Même si de telles extrémités ne sont pas atteintes, il est certain que tout y prépare aujourd’hui, et que l’idée d’un cataclysme terminal n’est plus jamais absente de notre esprit, quand nous imaginons l’avenir, celui de l’humanité, ou le nôtre en elle, ou en tout cas celui de nos enfants et petits-enfants.

Mais dans la mesure où la guerre a changé de nature et d’enjeu, les attitudes pour ou contre la guerre doivent changer, elles aussi, radicalement.

Avant le 6 août 1945, face à la guerre, on était militariste ou antimilitariste, mais dans la guerre demain, où seront les militaires ? Tout se jouera sans eux et par-dessus leur tête, au mieux ils seront enterrés avec la tourbe des civils, dans des abris d’ailleurs inefficaces, où ils mourront ensemble, en convivialité pour ainsi dire…

Avant le 6 août 1945, on pensait avec Clausewitz, ce contemporain de Napoléon, que « la guerre est un conflit de grands intérêts réglé par le sang ». Mais en lisant dans Le Monde du 28 octobre un article intitulé « Le marketing de combat », l’on s’aperçoit que « les conflits de grands intérêts », réglés non par le sang, mais par le fric, sont les seuls aujourd’hui à utiliser et à prendre au sérieux les règles de la stratégie guerrière à la Clausewitz, cependant que la guerre nucléaire ne met en jeu ni sang ni gains, mais l’ensemble des moyens technologiques créés par l’homme pour rendre la Terre inhabitable.

Avant le 6 août 1945, ou bien on louait les vertus de courage, d’héroïsme, d’abnégation patriotique et surtout de virilité qui étaient l’apanage de l’armée, c’est-à-dire des militaires ; ou au contraire on rappelait le commandement du Décalogue : « Tu ne tueras point ».

Depuis le 6 août 1945, cette opposition est devenue sans objet, puisque la guerre, désormais, se fera sans militaires ou presque. Voici ce qu’en pense et qu’en publie le 20 avril 1946, le général anglais J. C. Fuller, l’un des meilleurs critiques militaires de l’époque :

La stratégie, le commandement, le courage, la discipline, le ravitaillement des troupes, l’organisation et toutes les qualités morales et physiques ne comptent plus devant une haute supériorité d’armement. S’il fallait parler chiffres, nous dirions que le facteur armement entre pour 99 % et les autres facteurs pour 1 % dans la victoire. Mais la conception actuelle de l’armement devient absurde. Dans la bataille « atomique », le nombre des combattants est réduit à un strict minimum. Ce principe deviendra absolu quand la bombe-fusée atomique aura été mise au point. Alors le soldat ne sera plus que le spectateur effrayé d’une guerre menée par des robots. La victoire appartiendra à celui qui disposera du plus grand nombre de bombes.

Quelle place y aura-t-il dans une guerre de laboratoires pour les tanks, l’artillerie, l’infanterie, pour les fortifications, les voies stratégiques de chemin de fer, pour les académies militaires, les écoles d’officiers et pour les généraux de terre et de l’air, les amiraux ? Aucune. Ne voyez là aucune exagération.

Personne ne saura ce qui se passe au-dessus de sa tête. Personne ne saura qui combat et contre qui (et pourquoi !) La guerre se poursuivra dans une sorte d’exaltation belliqueuse, jusqu’au moment où le dernier laboratoire sautera.

S’il reste encore des vivants sur la terre, une conférence sera très certainement organisée pour décider qui est le vainqueur et qui est le vaincu".

Un an avant dans mes Lettres sur la bombe atomique , j’avais écrit :

La principale victime de la bombe atomique a été la guerre, qui en est morte en trois jours. Sous sa forme militaire — c’était la guerre tout court — , elle a moins de chances de renaître et moins d’avenir que les ordres de chevalerie.

Je ne dis pas que les conflits vont cesser ; que les forts vont renoncer à se montrer forts, ou les faibles à s’agglutiner pour les abattre ; que les classes vont se fondre, les frontières s’évanouir, les gangsters de tous ordres modérer leurs ardeurs ; que les microbes font faire la paix avec les globules blancs, et les tigres devenir végétariens. Mais je dis que les militaires n’ont plus qu’à se consacrer aux sports. Que la guerre n’est plus leur métier. Et que par conséquent il n’y aura plus de guerre au sens classique et multimillénaire du mot.

« Il y aura toujours des guerres », nous disaient-ils. Sans doute. Mais ce ne seront plus les leurs, les « vraies », les héroïques, costumées et casquées, avec mouvements tournants, percées au centre, retraites stratégiques, mordant de l’infanterie, ordres du jour électrisants et grands chefs adulés par des effectifs considérables. Il faut en prendre son parti, l’ère des militaires a pris fin le 6 août à Hiroshima… Les capitaines au grand cœur et les armées en bel arroi qui s’avanceraient avec une mâle vertu au-devant de la bombe atomique, nous reviendraient après quelques minutes sous forme de buée légère. N’insistons pas : l’appareil militaire qu’ont chanté les Déroulède de tous les temps, appartient en principe aux musées, depuis le 6 août.

La guerre demain sera purement subie, n’appellera ni ne permettra aucun courage, aucune attitude virile, nulle impétuosité combative, mais au contraire évacuera la possibilité même de tout cela. Cette évacuation des vertus militaires par les armes nouvelles est une des conséquences inévitables de nos budgets de défense nationale : nos militaires y ont-ils songé ? Et nos antimilitaristes ? Le danger est le même pour les uns et les autres.

Tous ensemble, il nous faut aujourd’hui prendre conscience de la réalité d’une guerre demain, et de ce qui la prépare aujourd’hui : j’entends le système constitué par une économie, une technologie et une science sans freins spirituels, sans respect de la vie, au service d’une classe politique qui sacrifie l’avenir humain aux exigences de sa réélection ou de son idéologie.

Il y a quelques années, le célèbre économiste américain John Kenneth Galbraith avouait être l’auteur pseudonyme d’une préface au Rapport plus ou moins apocryphe intitulé La Paix indésirable, rapport qu’il attribuait à une commission plus ou moins gouvernementale, et dont il résumait avec une ironie dévastatrice les conclusions :

La guerre offre le seul système digne de confiance « pour stabiliser et contrôler » les économies nationales ; elle est la source de l’autorité politique qui assure la stabilité des gouvernements ; elle est sociologiquement indispensable pour assurer le contrôle « de dangereuses subversions sociales et des tendances destructrices antisociales » ; elle remplit une fonction malthusienne indispensable ; elle a longtemps fourni la motivation fondamentale et la source des progrès scientifiques et techniques.

Je me résume : il n’y a pour nous, en cette fin du xx e siècle, qu’un seul moyen de gagner la guerre demain, c’est de ne pas la faire, c’est de la rendre impossible.

Une première condition : ce sera de l’imaginer.

Et je voudrais vous lire ici quelques lignes du dernier livre publié juste avant sa mort, l’été dernier, par Maurice Genevois, cet auteur qui avait décrit mieux que personne, pour les avoir vécues, souffertes dans sa chair, les horreurs de la guerre à Verdun :

S’il est vrai que « gouverner c’est prévoir », la vérité de la formule appellerait un complément modeste ; car prévoir, c’est imaginer. On se souvient des coulpes battues alors qu’il n’en était plus temps, des « Je-n’ai-pas-voulu-cela » sur les millions de croix de bois et les cris des hôpitaux. Trente-cinq ans d’une paix précaire, [c’est aujourd’hui, en 1980] et voici que les chancelleries, les assemblées élues, les mass médias, en dépit des tueries qui ensanglantent partout la planète, évoquent à longueur de jour (et ça bavarde, ça bavarde ; et les mots mêmes n’ont-ils plus de sens ?) les prochaines apocalypses, au nom de Dieu, messieurs, imaginez !

Mais comment attendre d’un peuple, comment attendre de chacun de nous, qu’il imagine ce qui se prépare, ces Verdun à l’échelle continentale voire globale ? Il y faut une information qui soit capable de nous réveiller et non pas d’endormir nos angoisses comme le voudraient les experts des gouvernements.

Imaginer la vérité de la guerre demain, c’est déjà une action pour la paix. Et c’est à cela d’abord et peut-être surtout que le GIPRI peut nous aider. Connaître les faits, les publier, analyser les mécanismes économiques et politiques que sont en train de mettre en place les technologues du désastre, c’est déjà travailler pour la paix. Connaître la guerre qui se prépare, c’est la refuser puisqu’il apparaît aussitôt qu’elle ne peut être que perdue par tous.

Il ne me paraît pas indifférent que le siège du GIPRI soit à Genève, non seulement au cœur de l’Europe, mais dans un pays neutre, c’est-à-dire : un pays qui se doit de tenir son rôle dans le drame énorme qui déroule autour de nous ses circonvolutions fatidiques et obscures : montrer pourquoi le refus une fois pour toutes de régler par les armes les conflits entre peuples — car tel est le vrai contenu de la neutralité — , pourquoi ce refus est la seule solution, la seule alternative au défi planétaire d’une guerre demain.

Pour mener à bien une telle tâche, il faut de l’argent, me direz-vous. Je voudrais rappeler ici la suggestion récente émise par le secrétaire général des Nations Unies : que chaque nation consacre un dixième de 1 % de ses défenses militaires à la recherche, l’éducation et l’information en vue du désarmement. Quand on sait que le total mondial des dépenses militaires dépasse déjà 500 millions de dollars, on se dit qu’un 10e de 1 %, soit 1 millième ferait encore une jolie somme. Le malheur est que nous ne pouvons pas compter là-dessus. Et l’espoir des organisateurs du GIPRI, c’est que beaucoup d’entre vous s’inscrivent et cotisent.

Commencez, commençons dès ce soir. Car l’enjeu de la paix, demain, c’est la survie du genre humain.