Quelques maximes de▶ prospective (1981)bz
Dans ◀le▶ monde universitaire européen, au cours de ces dernières décennies, Jacques Freymond a été l’un des premiers à saisir à la fois ◀l’▶importance ◀d’▶une discipline nouvelle, ◀la▶ prospective, et ◀l’▶importance ◀d’▶évaluer ses limites. En témoignage ◀de▶ gratitude pour tant ◀d’▶occasions par lui offertes — conférences et groupes ◀d’▶études — ◀de▶ mieux imaginer ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶avenir, je lui dédie cette mise au point, provisoire par définition, ◀de▶ mes réflexions sur demain.
Je nous vois mal partis, en Occident. La plupart des lecteurs ◀d’▶ouvrages ◀de▶ prospective, ◀de▶ futurologie, ◀de▶ futuribles, n’y cherchent pas des objectifs ◀d’▶action, mais au contraire, ils espèrent y trouver des prédictions, souvent données pour scientifiques, et qui ◀les▶ dispenseraient ◀de▶ s’engager à tous risques. Cette attitude, si elle se généralise, tend à rendre ◀le▶ pire seul certain. Dès maintenant, elle nous oblige à formuler cette première maxime en forme de loi :
◀La▶ décadence ◀d’▶une société commence quand ◀l’▶homme se demande : que va-t-il arriver ? au lieu de se demander : que puis-je faire ?
Car ◀la▶ fonction ◀de▶ ◀l’▶homme dans ◀l’▶univers n’est pas ◀de▶ deviner ◀l’▶avenir, mais ◀de▶ ◀le▶ faire.
◀La▶ prospective elle-même ne relève pas ◀de▶ ◀la▶ divination, mais des fins qui aimantent notre action.
À partir de nos fins, calculons.
Toute autre voie, méthode ou martingale conduit nécessairement à ◀de▶ ◀l’▶absurdité : voyez ◀l’▶économie moderne. ◀Le▶ chaos des monnaies nationales, ◀les▶ faims en Afrique et en Asie (bientôt chez nous ?), ◀le▶ chômage partout en croissance et ◀l’▶irrépressible inflation, disent qu’on a fait erreur sur ◀l’▶essentiel : sur ◀l’▶homme, ses besoins et ses fins, qui ne sont pas du tout ◀le▶ profit des États, ◀le▶ prestige national, ◀la▶ supériorité en armement ◀d’▶une partie du monde sur l’autre, ni même ◀l’▶élévation sans fin du PNB, objectif proprement délirant ◀de▶ la plupart de nos ministres — qui n’ont pas trouvé ◀le▶ temps ◀d’▶y réfléchir.
Trois hommes séparés non seulement par des siècles, mais par des formes ◀de▶ croyance fondamentalement différentes, ont dit à peu près ◀la▶ même chose :
Ce n’est pas parce que ◀les▶ choses sont difficiles qu’on ne ◀les▶ essaie pas, mais c’est parce qu’on ne ◀les▶ essaie pas qu’elles sont difficiles. Sénèque
On commence par dire : cela est impossible, pour se dispenser ◀de▶ ◀le▶ tenter, et cela devient impossible en effet, parce qu’on ne ◀le▶ tente pas. Charles Fourier
Ne prenons pas nos mesures sur ◀les▶ buts que nous pouvons atteindre, mais sur ◀les▶ buts qu’il nous faut atteindre. Bismarck
Je traduis cela dans une seule petite phrase ◀d’▶où je compte bien tirer au moins un livre :
Car ◀la▶ technologie n’innove pas selon ◀la▶ loi des choses, domaine du prévisible, mais selon ◀l’▶appel ◀de▶ nos finalités, domaine ◀de▶ ◀la▶ prophétie.
Nos finalités peuvent être — et sont en réalité, successivement ou simultanément — celles ◀de▶ nos vrais désirs, ou parfois au contraire, celles ◀de▶ ◀l’▶Esprit.
Considérons d’abord nos vrais désirs, qui ne sont pas toujours ceux que nous pouvons avouer, mais ceux qui s’annoncent dans nos rêves et que déclarent nos choix concrets, comme ◀le▶ vote ◀d’▶un budget par exemple.
Ce n’est pas ◀l’▶innovation technique qui fait ◀l’▶Histoire, comme on ◀l’▶a cru au début ◀de▶ ce siècle, mais nos désirs, dont ◀la▶ technique n’est que ◀l’▶outil.
Car dans ◀le▶ monde où nous vivons, désormais tout est fait ◀de▶ main ◀d’▶homme. Qu’il s’agisse des paysages ou des villes, des machines qui ◀les▶ configurent et qui peuvent ◀les▶ détruire tout à ◀l’▶heure, ◀la▶ technique est ◀l’▶agent principal des changements dans ◀le▶ cadre, dans ◀le▶ rythme, dans ◀la▶ qualité même ◀de▶ nos vies. Ce monde humanisé ne change plus qu’au gré ◀de▶ nos désirs, donc ◀de▶ nos rêves.
Or, comme ◀l’▶écrit Paul Valéry :
Nous ne pouvons prévoir nos rêves, ni nos projets.
Cette remarque géniale dans sa simplicité définit ◀l’▶obstacle majeur à toute espèce ◀d’▶art ◀de▶ prévoir.
À quoi s’ajoute ◀l’▶imprévisibilité des prévisions qui seront faites demain, et ◀de▶ qui va ◀les▶ croire, dans quels délais, à quels taux ◀d’▶efficacité…
◀L’▶obstacle méthodologique à toute espèce ◀de▶ prévision non seulement juste en soi, mais efficace, c’est-à-dire autovérifiante ou radicalement dissuasive, paraît insurmontable et ◀de▶ nature à nous réduire au scepticisme, au fatalisme, et aux fantasmes conjugués du hasard et ◀de▶ ◀la▶ nécessité.
Cependant méfions-nous : il y a dans ce scepticisme un merveilleux moyen ◀d’▶éluder cette chose pesante, ce mot trop long : responsabilité. Nous ne sommes que trop contents qu’on nous explique que nous ne pouvons rien savoir des conséquences ◀de▶ ce qu’il nous plaît ◀de▶ faire tout de suite. Mais ce n’est pas vrai.
Reprenons ◀l’▶argument ◀de▶ Valéry : amendons-◀le▶.
Mes rêves des nuits prochaines me sont imprévisibles. Mais ◀les▶ rêves ◀de▶ ◀l’▶humanité depuis plusieurs millions ◀d’▶années nous sont connus par ◀les▶ mythes et ◀les▶ contes, et ce sont eux que ◀l’▶homme technique a réalisés ◀de▶ mieux en mieux depuis un siècle.
C’est du rêve ◀de▶ voler qu’est né ◀l’▶avion, et non pas ◀de▶ ◀la▶ prévision des avantages commerciaux, touristiques et militaires que présenterait un jour ◀l’▶industrie ◀de▶ ces tapis volants à réaction, devenue l’une des branches principales ◀de▶ notre économie. ◀L’▶histoire du vol ◀d’▶Icare est ◀le▶ récit ◀d’▶un rêve que tous ◀les▶ hommes ont fait une nuit ou l’autre, y compris Léonard qui décrit et dessine un homme volant et ◀de▶ grands oiseaux mécaniques répandant sur nos nuits brûlantes, au pire ◀de▶ ◀l’▶été, ◀de▶ ◀la▶ neige. C’est ce rêve ◀d’▶Icare qui animait encore les premiers constructeurs ◀d’▶avions à ailes mobiles ou à pédales. ◀Le▶ motif onirique du vol est antérieur à toute espèce ◀de▶ considération utilitaire, économique. Et de même pour nos autres rêves constants. Agir à distance, parler ou tuer sans efforts à des milliers ◀de▶ kilomètres, naviguer au fond des mers, aller sur ◀la▶ Lune… Il n’est pas jusqu’à ◀l’▶informatique qui ne soit ◀l’▶expression ◀d’▶un mythe, celui ◀de▶ ◀la▶ caverne ◀d’▶Ali Baba : ◀le▶ Sésame ouvre-toi ! est un code, une formule qui peut débloquer en un clin d’œil ◀les▶ coffres-forts ◀les▶ plus sophistiqués.
Observons que ◀la▶ prospective est née au xviiie siècle, en même temps que ◀la▶ technique industrielle, disons ◀la▶ machine à vapeur. Sébastien Mercier, auteur ◀de▶ ◀L’▶An 2440 (publié en 1770) est ◀le▶ contemporain à quelques années près de James Watt.
◀Les▶ mythes grecs ◀l’▶avaient annoncée depuis près de trois millénaires. Prométhée, génie ◀de▶ ◀la▶ Techné depuis qu’il a volé ◀le▶ feu du Ciel, est aussi ◀le▶ génie ◀de▶ ◀la▶ Prospective, comme ◀le▶ dit son nom même : « Celui qui regarde en avant ». Il serait juste et nécessaire qu’à ◀la▶ Technique, capable désormais ◀de▶ déclencher des réactions irréversibles, destructrices ◀de▶ ◀l’▶espèce humaine réponde une exigence ◀de▶ prévision des conséquences ◀de▶ toute invention. Or, cette réponse est au moins faible parmi nous, parfois nulle. Et cette faiblesse pourrait bien être ◀le▶ signe avant-coureur ◀d’▶une catastrophe prochaine, que ce soit celle ◀de▶ ◀l’▶aventure technique ◀de▶ ◀l’▶Occident, ou ◀de▶ ◀l’▶humanité « civilisée ».
C’est ce que me suggère jusqu’à ◀l’▶angoisse ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶automatisation ◀de▶ nos sociétés, qui a ◀le▶ don ◀d’▶exciter ◀le▶ lyrisme des chroniqueurs « scientifiques » ◀de▶ ◀la▶ TV. Dès aujourd’hui, grâce à ◀l’▶automatique, ◀la▶ bureautique et ◀la▶ télématique, ◀l’▶Usine sans ouvriers, ◀l’▶École sans maîtres, et tout à ◀l’▶heure ◀le▶ Bureau sans secrétaires, nous permettent ◀d’▶espérer pour demain ◀la▶ Guerre mondiale sans soldats, — ce triomphe imprévu ◀de▶ ◀l’▶antimilitarisme.
◀De▶ 1973 à 1978, ◀l’▶automation (ou robotisation) des usines a supprimé un million ◀d’▶emplois au Japon, et ce n’est qu’un début. On prévoit que d’ici ◀l’▶an 2000, chez ◀les▶ ouvriers ◀de▶ ◀l’▶automobile aux USA, vingt millions ◀d’▶emplois manuels seront supprimés sur un total actuel ◀de▶ vingt-cinq-millions62. Mais ce qui me paraît plus stupéfiant encore, c’est ◀le▶ refus général, par ◀les▶ hommes politiques et ◀les▶ économistes « sérieux », ◀de▶ regarder en face ◀les▶ conséquences ◀de▶ ce « progrès technologique ».
Quand j’observais dès 1933 que ◀l’▶essor du machinisme « au lieu de créer ◀de▶ ◀la▶ liberté, crée du chômage » ; quand je demandais en 1956 ce que vont faire ◀les▶ ouvriers « libérés » par ◀l’▶automation ; quand je réitère ma question à propos de ◀l’▶informatique, ◀la▶ réponse invariable est : ◀le▶ tertiaire. Aujourd’hui, l’un des noms ◀de▶ ◀la▶ crise industrielle, c’est justement ◀la▶ pléthore du tertiaire : selon Jacques Attali, « il emploie actuellement 50 % ◀de▶ salariés de plus que ◀l’▶industrie ». Quand ◀les▶ employés du tertiaire seront à leur tour « libérés » par ◀la▶ bureautique, que feront-ils ?
Déplacer un problème n’est pas toujours ◀le▶ résoudre.
◀L’▶exemple du « chômage technologique » (comme nous disions en 1933) résolu dans ◀l’▶industrie par ◀l’▶hypertrophie du tertiaire, montre avec quel soin vigilant ◀l’▶establishment et ses économistes refoulent comme pas sérieuse ou aberrante toute tentative ◀de▶ prévision qui dépasserait ◀les▶ deux ou trois prochains bilans annuels.
◀Le▶ groupe personnaliste intitulé Ordre nouveau 63 fut ◀le▶ seul, dans ◀les▶ années 1930, à poser la question cruciale : — Comment réaliser et comment répartir ◀les▶ effets libérateurs du progrès technologique, qui dans ◀le▶ régime actuel ne crée pas du loisir mais du chômage.
Ce ne sont pas seulement ◀les▶ effets évidemment nocifs du « Progrès » que ◀l’▶on n’a pas su prévoir, mais ses effets potentiellement bénéfiques, et c’est encore plus grave.
On avait déjà eu assez ◀de▶ mal à faire prendre une très vague conscience des effets polluants et destructeurs ◀de▶ ressources non renouvelables du prétendu progrès industriel. Voilà qu’il faut maintenant que ◀les▶ hommes prennent conscience — mauvaise conscience — des dangers ◀de▶ réussir leurs percées.
◀Le▶ nouveau but des idéologies dites progressistes : recevoir presque tout pour presque rien paraît d’ores et déjà accessible. Mais qui peut proposer des solutions aux problèmes immenses qui s’ouvriront alors ?
Presque personne n’en a conscience ; moins encore y ont réfléchi. À gauche comme à droite, on s’ingénie à créer quelques centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ nouveaux emplois, tout en refusant ◀de▶ voir que ◀le▶ progrès technique en détruit des millions par an dans ◀la▶ mesure où il réussit.
L’Ordre nouveau avait prévu ◀de▶ supprimer ◀la▶ « condition prolétarienne » au moyen ◀d’▶un service civil « répartissant sur ◀la▶ totalité du corps social » pendant des périodes comparables à celles du service militaire « ◀l’▶ensemble du travail automatique et inhumain que ◀la▶ rationalisation bourgeoise imposait aux seuls prolétaires ».
Ce qui, en retour, impliquait ◀la▶ distribution des bénéfices acquis grâce au machinisme et à ◀l’▶automatisation croissante des tâches manuelles. Nous voulions que ces bénéfices, désormais assurés par ◀la▶ machine, soient répartis sous ◀la▶ forme ◀d’▶un bonus social, correspondant à ◀l’▶enrichissement collectif ◀de▶ ◀la▶ société. Producteurs des machines et libérés par elles des tâches automatiques, ◀les▶ ouvriers pourraient enfin jouir des bienfaits du progrès technique.
Je relis cela aujourd’hui et je me dis : voilà qui est bel et bon pour ◀les▶ ouvriers libérés. Mais que proposions-nous pour ◀les▶ nouveaux arrivants, ◀les▶ moins ◀de▶ 18 ans ◀d’▶alors, et pour ◀les▶ générations suivantes ?
◀Le▶ problème reste entier pour demain, bien plus : ◀l’▶informatique va centupler ◀l’▶impact ◀de▶ ◀la▶ technique sur ◀le▶ chômage.
Je réitère : jusqu’ici, c’est ◀le▶ succès, non ◀la▶ lenteur et encore moins ◀l’▶échec ◀de▶ nos efforts techniques, qui a créé ◀les▶ problèmes insolubles du siècle : ◀le▶ chômage croissant au même rythme que ◀le▶ PNB et ◀le▶ cancer, et ◀l’▶inflation chronique dans tous ◀les▶ États de l’Occident. Nous n’avons ◀d’▶espoir ◀d’▶en sortir que dans ◀la▶ mesure où nous oserons regarder en face pour ◀la▶ juger selon nos buts ultimes ◀la▶ réussite, hélas probable, ◀de▶ nos efforts technico-industriels, en ◀l’▶absence ◀de▶ toutes fins avouables ou simplement imaginées.
◀L’▶Avenir n’est plus ce qu’il était.
Je ◀l’▶ai écrit un soir ◀de▶ demi-brume en moi. Je vois bien que cela signifiait : à 20 ans, ◀l’▶avenir est immense ; passé septante, ◀les▶ délais sont plus courts. Or, chose étrange au dernier point, depuis ◀la▶ Bombe, il n’en va pas mieux pour notre civilisation dans son ensemble que pour chacun des individus qui ◀la▶ composent.
◀L’▶accroissement presque sans limites des dangers ◀de▶ destruction ◀de▶ ◀la▶ Nature et du même coup ◀de▶ ◀l’▶homme qui en vit, rend ces désastres probables à court terme. C’est ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Humanité qui n’est plus ce qu’il était, et qui pourrait s’arrêter pile. À cause des dimensions sans précédent des moyens ◀d’▶en finir avec ◀la▶ Terre et nous, ◀d’▶un seul et même coup.
◀L’▶avenir n’est plus ce qu’il était. Il est ce que nous saurons en faire, notre affaire.