(1985) Tapuscrits divers (1980-1985) « Nicolas de Flue, le Solitaire par qui tous sont unis (19 mai 1981) » pp. 1-5

Nicolas de Flue, le Solitaire par qui tous sont unis (19 mai 1981)g

Dans le monde de l’esprit et de ses œuvres, il n’est pas de chance imméritée : les choses ne viennent à point que pour qui s’y attendait, pour qui s’était obscurément disposé à les recevoir. Il importe au propos de ces pages que je marque d’abord la part des hasards apparents dans la création du Nicolas de Flue qui me valut le bonheur de travailler avec Arthur Honegger.

Le mercredi 28 septembre 1938, au milieu de l’après-midi, je suis appelé au téléphone par un ami qui est à la Radio suisse. Est-ce la guerre, qu’on attend d’une heure à l’autre ? C’est Munich, c’est la paix (pense-t-on vraiment ce jour-là…), c’est l’avenir d’un coup qui se rouvre, mais aussi les problèmes qui reviennent, cette réponse à donner surtout…

Deux semaines plus tôt à Venise, j’écoutais Honegger dirigeant son Nocturne au théâtre de la Fenice. J’éprouvais une fois de plus que sa musique me touchait plus qu’aucune de notre temps, si haut que fût à mes yeux Stravinsky, et je me disais qu’un jour je ferais quelque chose, un opéra peut-être, avec et pour cet homme selon mon cœur…

Les menaces de guerre me firent rentrer en Suisse plus tôt que prévu. C’est à ce moment que l’on m’offrit d’écrire une pièce pour l’Exposition nationale qui devait s’ouvrir à Zurich l’année suivante.

J’étais en train de sortir mes uniformes d’une malle, je n’avais pas de sujet et je défiais quiconque d’en trouver un, en Suisse, qui fût de taille à occuper l’énorme scène dont j’avais vu les plans : 36 m de large, 18 m de profondeur, trois niveaux reliés par des marches, pas de décor ni de rideaux, tout cela béant devant une salle de 6000 places. Je demandai quelques jours « pour réfléchir » et n’en fis rien, certain qu’avant le terme fixé, la catastrophe réglerait tout. Sur quoi, le coup de téléphone que j’ai dit, toute la vie qui se reprend à vivre, les délais à courir, le sujet à me fuir. Le jour même, une vieille dame américaine m’avait fait remettre sans raison apparente une biographie nouvelle de Nicolas de Flue. J’en avais parcouru distraitement quelques pages. L’image scolaire que je gardais de cet ermite du xv e siècle était bien pâle. Mais ce soir-là, je reprends le livre et je découvre un personnage fascinant. Mystique naïf en apparence,1 exerçant de son ermitage dans les Alpes un empire étendu et profond sur l’esprit de ses compatriotes, s’il a prévenu in extremis la guerre entre les cantons suisses, c’est par l’autorité que sa vie d’ascète donne au message secret qu’il envoie à la Diète et dont on ne connaît que le résultat : la paix sauvée « comme par miracle », disent les témoins. Tout d’un coup un contact s’établit, le passé se charge de l’émotion présente et lui prête en retour une dimension nouvelle, comme si c’était le message du solitaire qui venait de suspendre nos destins. Cette menace, cette attente au bord du gouffre, cette même minute où retenant son souffle, le peuple attend l’annonce fatidique, et tout d’un coup, à grandes volées, les cloches de la délivrance : c’est cela que l’Europe vient de vivre ! Nuit blanche. Trois actes se composent. Au matin j’ai tout le plan de la pièce, et j’en ai vu le paradoxe essentiel : peupler et animer une scène immense autour d’un seul personnage important, le Solitaire par excellence ! Revenir au théâtre grec avec son chœur ? Ce serait la solution formelle ; encore faudrait-il l’adapter à la structure essentiellement chrétienne du sujet. Je songe alors au style monumental des prophètes et des psalmistes. Nul autre ne possède, dans notre tradition, cette violente simplicité qui peut s’adapter à la fois à la déclamation d’un chœur en marche et au dialogue du drame civique et spirituel. Tout cela crée l’appel au musicien — et celui-ci qui ne peut être qu’Honegger.

Je vais le voir à Paris. Je ne le connaissais pas. En pleine gloire, à 46 ans, il vient d’écrire Jeanne au bûcher et la Danse des morts avec Claudel. J’ai quinze ans de moins que lui et ne lui apporte rien qu’une commande peu munificente. Je lui en résume les données, j’esquisse la structure de la pièce, suggérée par l’architecture de la scène, et les ressources du canton qui patronnera l’œuvre : une compagnie de théâtre d’amateurs et deux petits chœurs à Neuchâtel, un grand chœur et une fanfare à La Chaux-de-Fonds, 400 figurants fournis par diverses sociétés, et l’on fabriquera les costumes à domicile. Je tombe bien : Honegger vient d’écrire que la seule forme théâtrale à laquelle il croit pour l’avenir est « celle qui arrive à grouper toute une population ». C’est donc oui et l’on se met au travail dès novembre. C’est en janvier que tout sera terminé.

J’écris d’abord le 2e acte, et le lui envoie, puis le 1er, puis le 3e.

Une ou deux fois la semaine, je descends à Paris, de La Celle-Saint-Cloud où j’habite, et je monte au boulevard de Clichy avec quelques pages dans ma poche. (J’ai écrit le chœur des « Compagnons de la Follevie » sur les marches de son escalier, un jour qu’il était en retard.)

Nos entretiens sont strictement techniques. Il me demande combien il y a de cuivres durs et de cuivres mous dans la fanfare de La Chaux-de-Fonds. (Je n’en sais rien.) Il me prête un recueil de chorals luthériens, pour que j’en étudie la prosodie précise et m’en inspire. Il veut savoir la fonction, la durée, et presque la tonalité de chacune des interventions d’un des trois chœurs que j’ai prévus. Quelques fois il m’appelle au téléphone : « Au 5e vers de la troisième reprise du choral I, il manque une syllabe. — Ah ? Que faire ? — Eh bien ! nous mettrons un soupir. »

Il m’a dit : — Quand vous écrivez les paroles d’un chœur, chantez-les sur un air quelconque, comme Frère Jacques. Ce qui a été une fois chanté peut être remis en musique.

À chaque visite dans son grand atelier, il me joue au piano ce qu’il a fait. Il joue mal, je ne distingue pas grand-chose, une fin de choral pourtant, dont il me dit en riant : « Vous voyez, ça finit comme à l’église — catholique ou protestante, peu importe. »

Mais le dernier soir d’août 1939, à La Chaux-de-Fonds, assistant pour la première fois à une répétition des chœurs — et ce sera la dernière : la guerre est pour demain — je me sens littéralement transporté ! Voici chanté, clamé, ou soutenu par le chœur au sublime de la précision dans le sentiment, non seulement mon texte, mais tout ce que j’ai pensé et comme « arrière-pensée » en l’écrivant, puis renoncé à y mettre faute de mots… Et surtout l’arrière-plan religieux de ma « légende dramatique » est ici révélé, tantôt en majesté, comme dans la prière « Mon Dieu ton serviteur élève la voix dans les ténèbres », tantôt avec un lyrisme aérien, alpestre, cristallin, comme dans le chœur fugué « Étoile du matin ».

Plus tard, je lui ai demandé le secret de cette divination, et il m’a dit modestement :

« J’apprends par cœur les paroles et puis je me les répète continuellement, dans mon atelier, dans la rue, en conduisant ma Bugatti. Jusqu’à ce que la mélodie sorte des paroles. » Je le crois, c’est évident, mais cela n’explique pas tout. Il y a là plus qu’un processus psychologique ou de transmission par les mots.

Cette espèce d’harmonie préétablie, comment ne pas admettre après coup qu’elle ait gouverné dans le fait plusieurs séries de « hasards objectifs » comme dit André Breton, et tiré bon parti de leur convergence avec l’évènement historique, pour aboutir à notre oratorio, puis en 1945 à son exécution au Vatican, lors des fêtes de la canonisation (combien tardive) de Nicolas, premier saint suisse, célébré par deux protestants !

Si le style d’Honegger, dans la plupart des œuvres « à sujet religieux » qui font une bonne moitié de sa production, doit être qualifié d’essentiellement chrétien, ce n’est pas à cause des sujets ni des paroles et situations mises en musique, ni même des croyances de l’homme, quelles qu’elles fussent. Sa musique est chrétienne parce qu’elle est une prière, si la prière est l’acte de celui qui s’ouvre et s’ordonne à l’amour, donc à Dieu tel qu’il s’annonce au « cœur » de l’homme. Sa musique est chrétienne en cela qu’elle signifie par son affectivité même « l’adéquation psychique de l’homme au monde » pour reprendre une formule d’Ansermet, le fondement commun du monde et de sa propre existence, ou encore « le fondement de l’être dans le monde, à savoir Dieu »2.

En ce point tout s’éclaire et s’enchaîne. L’anecdote prend valeur d’exemple nécessaire, les hasards apparents deviennent autant de signes, s’organisent comme s’ils obéissaient à un plan, et rejoignent le cours d’une histoire vécue, la nôtre, dont ils révèlent le sens réel.

L’une des raisons qui avaient retardé la canonisation du Bienheureux était sans doute la crainte de susciter un motif de discorde entre catholiques et protestants suisses, et cela devenait spécialement grave au siècle des deux guerres mondiales. L’approbation unanime de la pièce, jouée à Neuchâtel en 1941 pour le 650e anniversaire du pacte du Grütli, en présence du Général, des plus hautes autorités suisses et du corps diplomatique, contribua, je le pense, à lever cet obstacle.

Luther et Zwingli avaient loué sans réserve les vertus du « Bruder Claus », et salué en lui le père de cette « paix suisse », qui devait se nommer plus tard neutralité. Après les représentations de Neuchâtel, en pleine guerre hitlérienne, face à la pire menace non seulement militaire, mais morale jamais encourue par la Confédération, Nicolas redevenait le symbole et l’apôtre de notre défense spirituelle — au sens fort, religieux du terme — et de l’union qui, une fois de plus, allait sauver notre pays.

Au début de cette année, Soleure et Fribourg célébraient le 500e anniversaire de leur entrée dans la Confédération grâce à l’action de Nicolas de Flue. Notre oratorio fut joué en cette occasion solennelle non seulement à Soleure et à Fribourg, mais, suprême consécration, dans l’église même de Sachseln, devant le tombeau du saint qui défend notre paix par les seules armes de l’Esprit.