Nicolas de Flue, le▶ Solitaire par qui tous sont unis (19 mai 1981)g
Dans ◀le▶ monde ◀de▶ ◀l’▶esprit et ◀de▶ ses œuvres, il n’est pas ◀de▶ chance imméritée : ◀les▶ choses ne viennent à point que pour qui s’y attendait, pour qui s’était obscurément disposé à ◀les▶ recevoir. Il importe au propos ◀de▶ ces pages que je marque d’abord ◀la▶ part des hasards apparents dans ◀la▶ création du Nicolas de Flue qui me valut ◀le▶ bonheur ◀de▶ travailler avec Arthur Honegger.
◀Le▶ mercredi 28 septembre 1938, au milieu de ◀l’▶après-midi, je suis appelé au téléphone par un ami qui est à ◀la▶ Radio suisse. Est-ce ◀la▶ guerre, qu’on attend ◀d’▶une heure à l’autre ? C’est Munich, c’est ◀la▶ paix (pense-t-on vraiment ce jour-là…), c’est ◀l’▶avenir ◀d’▶un coup qui se rouvre, mais aussi ◀les▶ problèmes qui reviennent, cette réponse à donner surtout…
Deux semaines plus tôt à Venise, j’écoutais Honegger dirigeant son Nocturne au théâtre ◀de▶ ◀la▶ Fenice. J’éprouvais une fois de plus que sa musique me touchait plus qu’aucune ◀de▶ notre temps, si haut que fût à mes yeux Stravinsky, et je me disais qu’un jour je ferais quelque chose, un opéra peut-être, avec et pour cet homme selon mon cœur…
◀Les▶ menaces ◀de▶ guerre me firent rentrer en Suisse plus tôt que prévu. C’est à ce moment que ◀l’▶on m’offrit ◀d’▶écrire une pièce pour ◀l’▶Exposition nationale qui devait s’ouvrir à Zurich ◀l’▶année suivante.
J’étais en train de sortir mes uniformes ◀d’▶une malle, je n’avais pas ◀de▶ sujet et je défiais quiconque ◀d’▶en trouver un, en Suisse, qui fût ◀de▶ taille à occuper ◀l’▶énorme scène dont j’avais vu ◀les▶ plans : 36 m ◀de▶ large, 18 m ◀de▶ profondeur, trois niveaux reliés par des marches, pas ◀de▶ décor ni ◀de▶ rideaux, tout cela béant devant une salle ◀de▶ 6000 places. Je demandai quelques jours « pour réfléchir » et n’en fis rien, certain qu’avant ◀le▶ terme fixé, ◀la▶ catastrophe réglerait tout. Sur quoi, ◀le▶ coup ◀de▶ téléphone que j’ai dit, toute ◀la▶ vie qui se reprend à vivre, ◀les▶ délais à courir, ◀le▶ sujet à me fuir. ◀Le▶ jour même, une vieille dame américaine m’avait fait remettre sans raison apparente une biographie nouvelle ◀de▶ Nicolas de Flue. J’en avais parcouru distraitement quelques pages. ◀L’▶image scolaire que je gardais ◀de▶ cet ermite du xv e siècle était bien pâle. Mais ce soir-là, je reprends ◀le▶ livre et je découvre un personnage fascinant. Mystique naïf en apparence,1 exerçant ◀de▶ son ermitage dans ◀les▶ Alpes un empire étendu et profond sur ◀l’▶esprit ◀de▶ ses compatriotes, s’il a prévenu in extremis ◀la▶ guerre entre ◀les▶ cantons suisses, c’est par ◀l’▶autorité que sa vie ◀d’▶ascète donne au message secret qu’il envoie à ◀la▶ Diète et dont on ne connaît que ◀le▶ résultat : ◀la▶ paix sauvée « comme par miracle », disent ◀les▶ témoins. Tout ◀d’▶un coup un contact s’établit, ◀le▶ passé se charge ◀de▶ ◀l’▶émotion présente et lui prête en retour une dimension nouvelle, comme si c’était ◀le▶ message du solitaire qui venait de suspendre nos destins. Cette menace, cette attente au bord du gouffre, cette même minute où retenant son souffle, ◀le▶ peuple attend ◀l’▶annonce fatidique, et tout ◀d’▶un coup, à grandes volées, ◀les▶ cloches ◀de▶ ◀la▶ délivrance : c’est cela que ◀l’▶Europe vient de vivre ! Nuit blanche. Trois actes se composent. Au matin j’ai tout ◀le▶ plan ◀de▶ ◀la▶ pièce, et j’en ai vu ◀le▶ paradoxe essentiel : peupler et animer une scène immense autour ◀d’▶un seul personnage important, ◀le▶ Solitaire par excellence ! Revenir au théâtre grec avec son chœur ? Ce serait ◀la▶ solution formelle ; encore faudrait-il ◀l’▶adapter à ◀la▶ structure essentiellement chrétienne du sujet. Je songe alors au style monumental des prophètes et des psalmistes. Nul autre ne possède, dans notre tradition, cette violente simplicité qui peut s’adapter à la fois à ◀la▶ déclamation ◀d’▶un chœur en marche et au dialogue du drame civique et spirituel. Tout cela crée ◀l’▶appel au musicien — et celui-ci qui ne peut être qu’Honegger.
Je vais ◀le▶ voir à Paris. Je ne ◀le▶ connaissais pas. En pleine gloire, à 46 ans, il vient ◀d’▶écrire Jeanne au bûcher et ◀la▶ Danse des morts avec Claudel. J’ai quinze ans ◀de▶ moins que lui et ne lui apporte rien qu’une commande peu munificente. Je lui en résume ◀les▶ données, j’esquisse ◀la▶ structure ◀de▶ ◀la▶ pièce, suggérée par ◀l’▶architecture ◀de▶ ◀la▶ scène, et ◀les▶ ressources du canton qui patronnera ◀l’▶œuvre : une compagnie ◀de▶ théâtre ◀d’▶amateurs et deux petits chœurs à Neuchâtel, un grand chœur et une fanfare à ◀La▶ Chaux-de-Fonds, 400 figurants fournis par diverses sociétés, et ◀l’▶on fabriquera ◀les▶ costumes à domicile. Je tombe bien : Honegger vient ◀d’▶écrire que ◀la▶ seule forme théâtrale à laquelle il croit pour ◀l’▶avenir est « celle qui arrive à grouper toute une population ». C’est donc oui et ◀l’▶on se met au travail dès novembre. C’est en janvier que tout sera terminé.
J’écris d’abord ◀le▶ 2e acte, et ◀le▶ lui envoie, puis ◀le▶ 1er, puis ◀le▶ 3e.
Une ou deux fois ◀la▶ semaine, je descends à Paris, ◀de▶ ◀La▶ Celle-Saint-Cloud où j’habite, et je monte au boulevard ◀de▶ Clichy avec quelques pages dans ma poche. (J’ai écrit ◀le▶ chœur des « Compagnons ◀de▶ ◀la▶ Follevie » sur ◀les▶ marches ◀de▶ son escalier, un jour qu’il était en retard.)
Nos entretiens sont strictement techniques. Il me demande combien il y a ◀de▶ cuivres durs et ◀de▶ cuivres mous dans ◀la▶ fanfare ◀de▶ ◀La▶ Chaux-de-Fonds. (Je n’en sais rien.) Il me prête un recueil ◀de▶ chorals luthériens, pour que j’en étudie ◀la▶ prosodie précise et m’en inspire. Il veut savoir ◀la▶ fonction, ◀la▶ durée, et presque ◀la▶ tonalité ◀de▶ chacune des interventions ◀d’▶un des trois chœurs que j’ai prévus. Quelques fois il m’appelle au téléphone : « Au 5e vers ◀de▶ la troisième reprise du choral I, il manque une syllabe. — Ah ? Que faire ? — Eh bien ! nous mettrons un soupir. »
Il m’a dit : — Quand vous écrivez ◀les▶ paroles ◀d’▶un chœur, chantez-◀les▶ sur un air quelconque, comme Frère Jacques. Ce qui a été une fois chanté peut être remis en musique.
À chaque visite dans son grand atelier, il me joue au piano ce qu’il a fait. Il joue mal, je ne distingue pas grand-chose, une fin ◀de▶ choral pourtant, dont il me dit en riant : « Vous voyez, ça finit comme à ◀l’▶église — catholique ou protestante, peu importe. »
Mais le dernier soir ◀d’▶août 1939, à ◀La▶ Chaux-de-Fonds, assistant pour la première fois à une répétition des chœurs — et ce sera la dernière : ◀la▶ guerre est pour demain — je me sens littéralement transporté ! Voici chanté, clamé, ou soutenu par ◀le▶ chœur au sublime ◀de▶ ◀la▶ précision dans ◀le▶ sentiment, non seulement mon texte, mais tout ce que j’ai pensé et comme « arrière-pensée » en ◀l’▶écrivant, puis renoncé à y mettre faute de mots… Et surtout ◀l’▶arrière-plan religieux ◀de▶ ma « légende dramatique » est ici révélé, tantôt en majesté, comme dans ◀la▶ prière « Mon Dieu ton serviteur élève ◀la▶ voix dans ◀les▶ ténèbres », tantôt avec un lyrisme aérien, alpestre, cristallin, comme dans ◀le▶ chœur fugué « Étoile du matin ».
Plus tard, je lui ai demandé ◀le▶ secret ◀de▶ cette divination, et il m’a dit modestement :
« J’apprends par cœur ◀les▶ paroles et puis je me ◀les▶ répète continuellement, dans mon atelier, dans ◀la▶ rue, en conduisant ma Bugatti. Jusqu’à ce que ◀la▶ mélodie sorte des paroles. » Je ◀le▶ crois, c’est évident, mais cela n’explique pas tout. Il y a là plus qu’un processus psychologique ou ◀de▶ transmission par ◀les▶ mots.
Cette espèce ◀d’▶harmonie préétablie, comment ne pas admettre après coup qu’elle ait gouverné dans ◀le▶ fait plusieurs séries ◀de▶ « hasards objectifs » comme dit André Breton, et tiré bon parti ◀de▶ leur convergence avec ◀l’▶évènement historique, pour aboutir à notre oratorio, puis en 1945 à son exécution au Vatican, lors des fêtes ◀de▶ ◀la▶ canonisation (combien tardive) ◀de▶ Nicolas, premier saint suisse, célébré par deux protestants !
Si ◀le▶ style ◀d’▶Honegger, dans la plupart des œuvres « à sujet religieux » qui font une bonne moitié ◀de▶ sa production, doit être qualifié ◀d’▶essentiellement chrétien, ce n’est pas à cause des sujets ni des paroles et situations mises en musique, ni même des croyances ◀de▶ ◀l’▶homme, quelles qu’elles fussent. Sa musique est chrétienne parce qu’elle est une prière, si ◀la▶ prière est ◀l’▶acte ◀de▶ celui qui s’ouvre et s’ordonne à ◀l’▶amour, donc à Dieu tel qu’il s’annonce au « cœur » ◀de▶ ◀l’▶homme. Sa musique est chrétienne en cela qu’elle signifie par son affectivité même « ◀l’▶adéquation psychique ◀de▶ ◀l’▶homme au monde » pour reprendre une formule ◀d’▶Ansermet, ◀le▶ fondement commun du monde et ◀de▶ sa propre existence, ou encore « ◀le▶ fondement ◀de▶ ◀l’▶être dans ◀le▶ monde, à savoir Dieu »2.
En ce point tout s’éclaire et s’enchaîne. ◀L’▶anecdote prend valeur ◀d’▶exemple nécessaire, ◀les▶ hasards apparents deviennent autant ◀de▶ signes, s’organisent comme s’ils obéissaient à un plan, et rejoignent ◀le▶ cours ◀d’▶une histoire vécue, ◀la▶ nôtre, dont ils révèlent ◀le▶ sens réel.
L’une des raisons qui avaient retardé ◀la▶ canonisation du Bienheureux était sans doute ◀la▶ crainte ◀de▶ susciter un motif ◀de▶ discorde entre catholiques et protestants suisses, et cela devenait spécialement grave au siècle des deux guerres mondiales. ◀L’▶approbation unanime ◀de▶ ◀la▶ pièce, jouée à Neuchâtel en 1941 pour ◀le▶ 650e anniversaire du pacte du Grütli, en présence du Général, des plus hautes autorités suisses et du corps diplomatique, contribua, je ◀le▶ pense, à lever cet obstacle.
Luther et Zwingli avaient loué sans réserve ◀les▶ vertus du « Bruder Claus », et salué en lui ◀le▶ père ◀de▶ cette « paix suisse », qui devait se nommer plus tard neutralité. Après ◀les▶ représentations ◀de▶ Neuchâtel, en pleine guerre hitlérienne, face à ◀la▶ pire menace non seulement militaire, mais morale jamais encourue par ◀la▶ Confédération, Nicolas redevenait ◀le▶ symbole et ◀l’▶apôtre ◀de▶ notre défense spirituelle — au sens fort, religieux du terme — et ◀de▶ ◀l’▶union qui, une fois de plus, allait sauver notre pays.
Au début ◀de▶ cette année, Soleure et Fribourg célébraient ◀le▶ 500e anniversaire ◀de▶ leur entrée dans ◀la▶ Confédération grâce à ◀l’▶action ◀de▶ Nicolas de Flue. Notre oratorio fut joué en cette occasion solennelle non seulement à Soleure et à Fribourg, mais, suprême consécration, dans ◀l’▶église même ◀de▶ Sachseln, devant ◀le▶ tombeau du saint qui défend notre paix par ◀les▶ seules armes ◀de▶ ◀l’▶Esprit.