L’▶apport culturel ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Est (printemps 1981)p
À la fois terreau nourricier et floraison ◀de▶ ces variations religieuses, au sein d’une Curepente qui fut longtemps ◀le▶ nom ◀de▶ ◀l’▶Europe, une culture commune se constitue au cours des siècles, à partir de sources au moins diverses : Athènes, Rome et Jérusalem, bien sûr, mais aussi ◀les▶ apports germaniques, celtiques, plus tard arabes, et enfin slaves, partout agissant mais inégalement. ◀D’▶où ◀l’▶unité, ou ◀la▶ communauté ◀de▶ base ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, et ◀les▶ diversités si caractéristiques ◀de▶ ◀l’▶être européen.
◀La▶ perception n’est pas un processus à sens unique : elle se constitue dans un chassé-croisé du sujet et ◀de▶ ◀l’▶objet. Ce que je perçois ◀de▶ l’autre n’est pas indépendant ◀de▶ ce que je suis, ni ◀de▶ ce que l’autre pense que je suis ou non…
À vrai dire, ce que je connais des apports ◀de▶ ◀l’▶Est, ce qu’ils sont pour moi — au sens où esse est percipi (être, c’est être perçu) — je ne ◀l’▶ai connu que par ◀le▶ biais ◀d’▶une recherche sur ◀l’▶Europe telle que ◀l’▶ont vue, perçue et définie dans son ensemble ◀les▶ philosophes, ◀les▶ géographes, ◀les▶ politiques et ◀les▶ poètes, et cela ◀d’▶Hésiode à nos jours, au cours des 28 derniers siècles.
Demandons-nous d’abord quel est ◀le▶ plus grand commun dénominateur entre ◀l’▶Europe de l’Est et ◀l’▶Europe de l’Ouest. Ni race, ni langue, ni conditions naturelles, géophysiques ou climatériques communes. ◀Le▶ plus grand commun dénominateur entre ◀les▶ Européens de Gibraltar à Moscou et du cercle polaire à ◀l’▶île de Chypre, c’est sans doute ◀la▶ religion chrétienne et son empreinte même sur ◀les▶ incroyants. Mais ◀la▶ religion chrétienne n’est pas plus uniforme que ne ◀le▶ sont ◀l’▶islam ou ◀le▶ bouddhisme, et ses variétés rendent compte des variétés ◀de▶ ◀l’▶être européen, selon qu’il a été formé par Byzance à ◀l’▶Est ou par Rome à ◀l’▶Ouest, et plus tard, brochant sur ◀l’▶héritage commun ◀de▶ Rome, par Wittenberg ou par Genève.
Au binôme Byzance à ◀l’▶Est, Rome à ◀l’▶Ouest, jusqu’à 1453, répond dès ◀le▶ xvie ◀le▶ binôme Réforme ◀de▶ Luther dominant ◀le▶ Nord, ◀les▶ Allemagnes et ◀la▶ Scandinavie, et Réforme ◀de▶ Calvin pénétrant ◀la▶ France du Midi, ◀l’▶Espagne pour un temps bref, ◀l’▶Écosse, ◀la▶ Hollande et ◀la▶ Rhénanie durablement, mais aussi ◀la▶ Pologne et ◀la▶ Hongrie. Je ne puis ici qu’indiquer ◀l’▶importance historique ◀de▶ ◀l’▶influence calvinienne sur ces deux derniers pays. Du côté polonais, après quelques dizaines ◀d’▶années au xvie siècle où ◀l’▶on put croire un moment que ◀le▶ passage à ◀la▶ Réforme des grandes familles ◀de▶ ◀la▶ noblesse, ◀de▶ ◀la▶ Schlachta, annonçait celui du roi lui-même, Sigismond Auguste, époux ◀d’▶une Radziwill calviniste, il y a finalement rejet du protestantisme. Du côté hongrois, il y a au contraire implantation durable dans 15 % ◀de▶ ◀la▶ population, ◀les▶ plus grandes familles demeurant généralement catholiques. Il serait passionnant ◀de▶ reconstituer ◀l’▶homologie des structures ◀de▶ réactions politiques au xvie et au xixe siècle, par exemple entre ◀le▶ Gdansk réformé des bourgeois progressistes ◀de▶ 1560 et ◀le▶ Gdansk contestataire des ouvriers ◀de▶ ◀l’▶été 1980. Il semble que ◀l’▶échec final ◀de▶ ◀la▶ Réforme en Pologne ait été ◀le▶ fait des luttes entre luthériens, calvinistes et sociniens (antitrinitaires), entre factions ou sectes, comme c’est ◀le▶ cas, si souvent, quand ◀l’▶influence lourdement uniformisante des intérêts matériels n’arrive pas à imposer ◀l’▶union.
◀Le▶ plus grand dénominateur commun des Européens et ◀les▶ combinaisons spéciales ◀de▶ quatre confessions dans ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est, annoncent à la fois ◀l’▶unité et ◀les▶ antinomies persistantes entre nations ◀de▶ ◀l’▶Est et ◀de▶ ◀l’▶Ouest, du Moyen Âge à la dernière guerre et ◀de▶ celle-ci à ◀la▶ période post-stalinienne.
Mais c’est déjà au xve siècle, dans ◀la▶ période ◀de▶ pré-Réformation, que sur ce fond religieux commun vont se détacher et s’affronter ◀les▶ églises humaines au sein de ◀l’▶Église du Christ, et par exemple au xve siècle ◀l’▶Église hussite ◀de▶ Bohême contre ◀l’▶Église catholique ◀de▶ Rome. ◀L’▶affrontement va se produire d’ailleurs non sur ◀le▶ terrain du dogme, comme on s’y attendait, mais sur celui ◀de▶ ◀l’▶organisation ◀de▶ ◀l’▶Europe, ce qui est plus surprenant. Et il oppose ◀le▶ pape Pie II — qui était ◀l’▶humaniste et poète Æneas Sylvius Piccolomini — et qui fut le premier à parler ◀de▶ ◀l’▶Europe comme ◀de▶ « notre patrie » au roi de Bohême Georges Podiebrad, qui est le premier à parler ◀de▶ ◀l’▶Europe comme ◀d’▶une Confédération.
Georges Podiebrad (1420-1471), pauvre gentilhomme tchèque qui s’est battu avec ◀l’▶armée des hussites, est élu roi de Bohême en 1457 — ◀l’▶année même où Æneas Sylvius est élu pape. Podiebrad fait ◀la▶ connaissance ◀d’▶un inventeur, un astucieux industriel français qui exploite des mines ◀de▶ charbon en Autriche voisine, et ce Marini lui a beaucoup parlé du Plan ◀d’▶union des royaumes chrétiens que ◀le▶ Français Pierre Dubois a écrit cinquante ans plus tôt.
Podiebrad reprend ◀l’▶idée ◀de▶ Dubois et en précise ◀les▶ conséquences politiques dans un gros ouvrage écrit en latin, mais qui porte ce titre français : Traité ◀d’▶alliance et confédération entre ◀le▶ Roy Louis XI, Georges roy ◀de▶ Bohême et ◀la▶ seigneurie ◀de▶ Venise, pour résister au Turc. (Byzance est tombée quatre ans plus tôt.) ◀L’▶ouvrage est offert en 1463 à Louis XI, auquel il est dédié. Podiebrad compte bien faire participer à son traité ◀les▶ rois ◀de▶ Pologne et ◀de▶ Hongrie, ainsi que ◀les▶ ducs ◀de▶ Bourgogne et ◀de▶ Bavière ; mais ◀le▶ pape et ◀l’▶empereur en seront exclus.
Bien qu’il ait échoué devant ◀l’▶indifférence ◀de▶ Louis XI et ◀la▶ résistance ◀de▶ Pie II, au pouvoir duquel il entendait faire pièce, ◀le▶ projet ◀de▶ Podiebrad marque une date dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Europe : il constitue en quelque sorte la première prise de conscience du continent comme unité politique virtuelle — et il n’est pas indifférent à notre propos qu’il ait été ◀l’▶œuvre ◀d’▶un Européen de l’Est : à plusieurs reprises ◀les▶ hommes ◀de▶ ◀l’▶Est ont eu ◀de▶ ◀l’▶ensemble européen une perception plus dramatique, plus urgente que n’en ont ceux ◀de▶ ◀l’▶Ouest.
◀L’▶ouvrage commence par une lamentation sur ◀la▶ misère du temps, qu’on croirait écrite aujourd’hui :
Ô Province dorée ! Ô chrétienté, gloire ◀de▶ ◀l’▶univers, comment tout honneur s’est-il retiré ◀de▶ toi ? Comment a disparu ton éclat sans rival ? Où est ◀la▶ vigueur ◀de▶ ton peuple ? Où, ◀le▶ respect que toutes ◀les▶ nations te portaient ? Où, ta majesté royale ? Où ta gloire ? Que t’ont servi tant de victoires, si tu devais si vite être menée au triomphe ◀de▶ tes vainqueurs ? À quoi bon avoir résisté à ◀la▶ puissance des chefs païens, si maintenant tu ne peux plus soutenir ◀l’▶assaut ◀de▶ tes voisins ?
Puis Podiebrad décrit longuement, en phrases redondantes et fleuries, ◀les▶ organes ◀d’▶une véritable Confédération continentale, limitant expressément ◀les▶ souverainetés nationales tout en garantissant ◀l’▶autonomie des États membres. ◀Le▶ plan prévoit ◀la▶ création ◀d’▶une Assemblée fédérale formée ◀d’▶ambassadeurs des Princes et des communes, munis des plus larges pouvoirs et votant à ◀la▶ majorité simple ; ◀d’▶une Cour ◀de▶ justice ; ◀d’▶une procédure ◀d’▶arbitrage international ; ◀d’▶une armée commune et ◀d’▶une assistance mutuelle « sans même qu’il ◀l’▶ait requise à notre collègue attaqué » ; enfin, ◀d’▶un budget fédéral, alimenté d’ailleurs aux dépens de ◀la▶ dîme ecclésiastique : c’est ce dernier article qui provoqua ◀la▶ colère ◀de▶ Pie II et ◀l’▶échec du Plan ◀de▶ Podiebrad.
Deux siècles plus tard, exactement, ◀l’▶idée sera reprise, élargie aux dimensions ◀d’▶un projet mystique, plus encore que politique, par un autre Tchèque : Amos Comenius. Ce plan toutefois n’est à ses yeux qu’une partie ◀de▶ ◀la▶ tâche beaucoup plus vaste qu’exposent sa Didactica magna ou Grande Didactique, et son traité ◀de▶ ◀la▶ « Panpaedie » (resté inédit ◀de▶ son vivant et dont ◀le▶ manuscrit a été retrouvé à ◀la▶ veille ◀de▶ la dernière guerre dans ◀les▶ archives ◀d’▶un orphelinat à Halle). ◀L’▶idéal directeur ◀de▶ toute ◀l’▶œuvre s’exprime dans ce titre du chap. II ◀de▶ ◀la▶ Panpaedie : « Qu’il est nécessaire ◀d’▶élever par ◀l’▶éducation tous ◀les▶ hommes à ◀l’▶humanité. »
Dans ◀la▶ préface qu’il a donnée aux Pages choisies ◀de▶ Comenius publiées par ◀l’▶Unesco, Jean Piaget propose une vue synthétique ◀de▶ ◀l’▶œuvre proprement pédagogique ◀de▶ Comenius :
◀L’▶idée centrale est sans doute celle ◀de▶ ◀la▶ nature formatrice qui, en se reflétant dans ◀l’▶esprit humain grâce au parallélisme ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ ◀la▶ nature, entraîne, par son ordre même, ◀le▶ processus éducatif. C’est ◀l’▶ordre des choses qui constitue ◀le▶ véritable principe enseignant, mais c’est un ordre actif et ◀l’▶éducateur ne saurait accomplir sa tâche qu’en demeurant un instrument aux mains ◀de▶ ◀la▶ nature. ◀L’▶éducation fait donc corps avec ◀le▶ processus formateur qui anime tous ◀les▶ êtres et n’est qu’un des aspects ◀de▶ ce vaste développement. À ◀la▶ descente ou « procession », en quoi consiste ◀la▶ multiplication des êtres, correspond ◀la▶ remontée au niveau du travail humain, et cette remontée préparant ◀le▶ retour millénaire fusionne en un même tout ◀le▶ développement spontané ◀de▶ ◀la▶ nature et ◀le▶ processus éducatif. C’est pourquoi celui-ci n’est pas limité à ◀l’▶action ◀de▶ ◀l’▶école et ◀de▶ ◀la▶ famille, mais est solidaire ◀de▶ ◀la▶ vie sociale tout entière : ◀la▶ société humaine est une société ◀d’▶éducation, idée qui ne trouvera son expression positive qu’au cours du xixe siècle, mais que Comenius a entrevue dans ◀la▶ perspective ◀de▶ cette philosophie ; ◀d’▶où ◀l’▶ambition déconcertante ◀de▶ ◀l’▶idée « pansophique » : « enseigner tout à tous et à tous ◀les▶ points de vue », ainsi que ◀l’▶union fondamentale ◀de▶ ◀l’▶idéal éducatif et ◀de▶ ◀l’▶idéal ◀d’▶organisation internationale… ◀Le▶ génie ◀de▶ Comenius est ◀d’▶avoir compris que ◀l’▶éducation est l’un des aspects des mécanismes formateurs ◀de▶ ◀la▶ nature et ◀d’▶avoir ainsi intégré ◀le▶ processus éducatif dans un système tel que ce processus en constitue même ◀l’▶axe fondamental.
À quel point ce génie multiforme fut Européen, sa vie ◀le▶ fait bien savoir, vie des plus agitées.
Comenius perd ses parents très jeune et son éducation sera négligée : il ne peut commencer des études latines qu’à 16 ans. Il va étudier ◀la▶ théologie en Allemagne, revient en Bohême pour y être pédagogue, puis pasteur ◀de▶ ◀l’▶Église réformée des frères moraves (dont il deviendra plus tard ◀l’▶évêque). ◀L’▶insurrection ◀de▶ Bohême, qui marque ◀le▶ début ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ Trente Ans, marque aussi ◀le▶ début ◀de▶ ses malheurs et pérégrinations : il perd sa femme et ses jeunes enfants, puis il est expulsé ◀de▶ Bohême et se réfugie en Pologne, où ◀les▶ frères moraves ont plusieurs centres. Il reprend ◀le▶ métier ◀de▶ maître, esquisse un premier grand projet ◀de▶ réforme du genre humain par ◀la▶ pédagogie et par ◀la▶ conciliation des Églises. Il hésite un temps à accepter une invitation que lui adresse Richelieu à venir fonder en France un Collège pansophique (« Pansophie » est un terme parfois utilisé au xviie siècle pour désigner ◀l’▶ensemble des savoirs philosophiques, théologiques, scientifiques), et se décide finalement à aller plutôt en Suède entreprendre ◀la▶ réforme des écoles ◀de▶ ce pays. Il y est bientôt suspect, en tant que Frère morave, aux yeux des luthériens. Il se retire en Prusse-Orientale, puis pour un temps en Transylvanie. Retourne en Pologne, ◀d’▶où ◀l’▶invasion suédoise ◀le▶ chassera, et au passage brûlera sa bibliothèque et beaucoup de ses manuscrits. Enfin, il s’établit en Hollande où il finira ses jours, et où sera publiée après sa mort une première grande édition ◀de▶ ses œuvres.
Dans ◀la▶ bibliographie ◀de▶ ◀l’▶Unesco, je vois que ◀la▶ Didactica Magna, écrite en tchèque et traduite par ◀l’▶auteur en latin, a été traduite depuis un siècle en français, en anglais, en espagnol, en italien deux fois et en allemand cinq fois ! Par ailleurs, on donne une liste ◀de▶ 32 volumes ou études développées consacrées à Comenius, entre 1881 et 1957. On ne saurait donc se plaindre ◀de▶ ce que Comenius ait été méconnu ou mal « perçu » dans nos pays ◀de▶ ◀l’▶Ouest. Mais ce que nous méconnaissons encore, trop souvent, c’est sans doute ◀la▶ perception ◀de▶ ◀l’▶ensemble européen, ◀de▶ ◀l’▶unité spirituelle ◀de▶ ◀l’▶Europe qui fut et qui est encore, plus qu’on ne ◀le▶ croit, celle des grands penseurs ◀de▶ ◀l’▶Est.
Il y a là, de la part de ◀l’▶opinion dans tous nos pays et tous nos milieux politiques et intellectuels, une espèce ◀d’▶ingratitude qui a touché parfois à ◀la▶ trahison : Munich, Budapest, Prague, Poznań…
◀De▶ cette méconnaissance ◀de▶ ◀l’▶Europe véritable, qui est notre fait, ◀de▶ ce refus grincheux ◀de▶ ◀l’▶Europe généreuse telle qu’on ◀l’▶a vue à ◀l’▶Est, je vais vous donner un émouvant exemple, celui ◀d’▶Adam Mickiewicz (1789-1855).
Né en Pologne alors russe, dans une demeure paysanne, devenu professeur au Collège ◀de▶ France et mort en Grèce, Mickiewicz a lutté toute sa vie pour ◀la▶ libération ◀de▶ sa patrie, et n’a cessé ◀d’▶appeler à son aide ◀l’▶Europe des peuples — celle des gouvernements se bornant à ◀le▶ bannir ◀d’▶un pays à l’autre du continent.
Il nous faut bien entendre que lorsqu’il parle ◀de▶ Liberté, Mickiewicz n’entend pas — sauf à ◀la▶ fin ◀de▶ sa vie — libération sociale ou liberté civique en général, mais libération ◀de▶ ◀la▶ Pologne annexée par ◀les▶ Autrichiens, ◀les▶ Allemands et surtout ◀les▶ Russes. Liberté, pour lui, signifie liberté des peuples.
Mais il y a toujours dans ◀le▶ mot ◀de▶ Liberté, beaucoup plus que ce qu’on y met ◀de▶ revendications précises — dangereusement plus !
◀De▶ son œuvre considérable, poétique et politique indissolublement, je ne citerai ici que ◀le▶ Livre des Pèlerins polonais, diatribe politique en forme de poème, dans laquelle il élève ◀la▶ plainte ◀de▶ ceux ◀de▶ ◀l’▶Est que ◀l’▶Ouest abandonne, — ◀le▶ cri prophétique des victimes ◀d’▶un Munich perpétuel au xxe siècle.
◀Le▶ texte dont je vais citer une phrase date ◀de▶ 1833. Mickiewicz exilé par ◀les▶ Russes s’était réfugié en Saxe, mais un décret royal invite ◀les▶ proscrits polonais à s’en aller. Il part pour Paris en 1832. C’est là qu’il écrira ◀le▶ Livre des Pèlerins, qui s’adresse en partie à ◀la▶ France. Je cite :
Lorsque ◀la▶ Liberté siégera dans ◀la▶ capitale du monde, elle jugera ◀les▶ nations.
Et elle dira à la première : Voilà que j’étais attaquée par ◀les▶ brigands, et je criai vers toi, nation, afin d’avoir un morceau ◀de▶ fer pour défense et une poignée ◀de▶ poudre, et toi tu m’as donné un article ◀de▶ gazette. Mais cette nation répondra : Quand m’avez-vous appelée ? Et ◀la▶ Liberté répondra : J’ai appelé par ◀la▶ bouche ◀de▶ ces pèlerins, et tu ne m’as pas écoutée ; va donc en servitude, là où il y aura ◀le▶ sifflement du knout et ◀le▶ cliquetis des ukases.
Et ◀la▶ Liberté dira à la seconde nation : J’étais dans ◀la▶ peine et ◀la▶ misère, et je t’ai demandé, ô nation, ◀la▶ protection ◀de▶ tes lois et des secours, et toi tu m’as jeté des ordonnances. Et ◀la▶ nation répondra : Madame quand êtes-vous venue à moi ? Et ◀la▶ Liberté répondra : Je suis venue à toi sous ◀l’▶habit ◀de▶ ces pèlerins, et tu m’as méprisée ; va donc dans ◀la▶ servitude là où il y aura ◀le▶ sifflement du knout et ◀le▶ cliquetis des ukases.
Je vous ◀le▶ dis en vérité, votre pèlerinage sera pour ◀les▶ Puissances une pierre ◀d’▶achoppement
◀Les▶ Puissances ont rejeté votre pierre ◀de▶ ◀l’▶édifice européen, et voici que cette pierre deviendra ◀la▶ pierre angulaire et ◀la▶ clef ◀de▶ voûte ◀de▶ ◀l’▶édifice futur ; et celui sur qui elle tombera, elle ◀l’▶écrasera et celui qui se heurtera contre elle, il tombera et ne se relèvera point.
Et du grand édifice politique européen il ne restera pas pierre sur pierre. […] Et vous crierez au despotisme étranger comme à une enclume sourde : Ô despotisme, nous t’avons servi, adoucis-toi, ouvre-toi, pour que nous nous cachions du marteau. Et il vous présentera un dos dur et froid, et ◀la▶ barre sera frappée et refrappée si bien qu’on ne ◀la▶ reconnaîtra pas.
Ce cri sera repris quinze ans plus tard par un autre grand poète, ◀le▶ Hongrois Alexandre Petőfi, aide de camp du général Bem, qui lutta contre ◀l’▶invasion russe, mais en vain, et Petőfi fut tué en combattant. Voici ◀le▶ début ◀de▶ son poème ◀de▶ 1848, intitulé Silence ◀de▶ ◀l’▶Europe :
◀L’▶Europe se tait…
Honte à cette Europe silencieuse
Et qui n’a pas conquis sa liberté !
Lâches, ◀les▶ peuples t’ont abandonné
Ô Magyar ! Toi seul continues à combattre…
Liberté, que ton regard s’abaisse sur nous,
Reconnais-nous ! Reconnais ton peuple !
Alors que d’autres n’osent même pas verser des larmes
Nous ◀les▶ Magyars, nous versons notre sang.
Te faut-il encore plus, ô Liberté,
Pour que ta grâce daigne sur nous descendre ?
Nous avons entendu ◀le▶ même cri, en octobre 1956, lorsque le dernier poste ◀de▶ radio magyare cerné par ◀les▶ chars russes lançait à une Europe bien incapable ◀de▶ répondre un dernier appel dramatique
« Nous t’avons demandé des armes et tu nous as donné un article ◀de▶ gazette. »
Mea culpa… Mais ce colloque, au-delà ◀de▶ toute neutralité, devrait enfin nous décider à percevoir ◀la▶ voix profonde et ◀l’▶appel séculaire ◀de▶ nos frères de l’Est : car nous sommes aussi leurs gardiens !