« Les▶ socialistes sont ◀la▶ chance ◀de▶ ◀la▶ France pour réaliser ◀la▶ réforme des régions » (5 août 1981)co
« Une foi, une loi, un roi » ou encore : « Ein Volk, ein Reich, ein Fürher ». Depuis plus ◀de▶ quarante ans, Denis de Rougemont dénonce avec vigueur et passion ◀les▶ méfaits du centralisme gouvernemental. À 25 ans, lorsqu’il collaborait aux revues Esprit et L’Ordre nouveau 75 avec ses amis qu’on nomme aujourd’hui ◀les▶ « non-conformistes des années 1930 », il fustigeait déjà ◀l’▶État-nation et militait pour un fédéralisme à base de régions et ◀de▶ communes dotées ◀d’▶une large autonomie.
En 1981, sa pensée a conservé ◀les▶ mêmes lignes ◀de▶ force comme ◀le▶ montrent ses écrits, ses conférences, et ◀les▶ travaux qu’il conduit au Centre européen de la culture qu’il préside, ou à ◀l’▶Institut universitaire ◀d’▶études européennes ◀de▶ Genève.
Denis de Rougemont, qui a quitté Ferney voici quelques années, vit aujourd’hui à Pouilly, hameau ◀de▶ ◀la▶ commune ◀de▶ Saint-Genis. Il y a fait rénover une robuste ferme gessienne construite voici deux siècles à quelques dizaines ◀de▶ mètres ◀d’▶une des plus belles églises ◀de▶ ◀la▶ région.
◀L’▶évolution politique qui s’amorce en France ne pouvait ◀le▶ laisser indifférent.
Oh, il n’a pas particulièrement vibré lors des journées électorales ◀de▶ mai et ◀de▶ juin.
Je ne suis guère passionné par ◀la▶ politique des partis. Je répète volontiers : ni droite, ni gauche mais plutôt en avant !
Mitterrand et surtout Rocard sont très régionalistes
Tout de même, Denis de Rougemont était convaincu que ◀la▶ France avait des chances ◀de▶ faire mieux en changeant ◀d’▶équipe. Faire mieux ? Oui, car il pense que ce pays était devenu de plus en plus centraliste.
C’était ◀de▶ pire en pire. Il n’y a eu ◀de▶ réaction prononcée et déclarée qu’en mai 1968. ◀L’▶explosion révolutionnaire ◀de▶ ◀la▶ jeunesse universitaire à Paris était dirigée entre autres contre ◀l’▶État-nation. Edgar Faure ◀l’▶a bien compris quand il a proposé sa loi ◀de▶ réforme des universités. Elle leur accordait à chacune une certaine autonomie, hélas vite récupérée depuis.
À vrai dire, Denis de Rougemont semble avoir accordé plus ◀d’▶importance qu’il ne ◀le▶ dit à ◀la▶ campagne électorale.
J’ai été surpris ◀de▶ voir que ◀le▶ thème ◀de▶ ◀la▶ régionalisation refaisait surface… parfois pour des raisons électorales. Jacques Chirac lui-même a déclaré : « ◀La▶ réforme régionale est l’une des pièces maîtresses ◀de▶ mon programme. »
En fait, il voulait simplement se différencier ◀de▶ Giscard qui est nettement antirégionaliste. J’ai eu ◀l’▶occasion ◀de▶ lui parler des régions et j’ai bien vu qu’il ne voulait pas s’engager sur ce terrain.
◀Les▶ communistes ne sont pas régionalistes, sauf s’ils ont ◀la▶ certitude ◀d’▶avoir ◀la▶ majorité dans une région donnée. J’ai donc plutôt écouté ce qu’on disait du côté des socialistes. Mitterrand s’est engagé assez loin, ce qui m’a surpris, car je ◀le▶ croyais plutôt tiède. Rocard est tout à fait régionaliste. C’est un Méridional, il sait ◀de▶ quoi il parle. Rocard, Pisani et aussi Mauroy. Lille, c’est vraiment un problème ◀de▶ région. Savez-vous ce que ◀les▶ Lillois m’ont dit ? Notre ville devrait être une métropole régionale et ce n’est que ◀le▶ terminus ◀d’▶une ligne ◀de▶ chemin de fer qui vient de Paris !
Defferre a compris que ◀les▶ communes étaient ◀la▶ base du fédéralisme
◀Les▶ intentions électorales, c’est une chose, mais que deviennent-elles aujourd’hui ?
À ma grande joie, je vois qu’on n’en reste pas aux promesses. Mitterrand a déclaré spontanément qu’il appliquerait tout ce qu’il a annoncé au cours de ◀la▶ campagne, y compris ◀la▶ réforme régionale. Et vous avez vu comment ◀les▶ choses se sont précipitées.
Mais, concrètement, comment cela va-t-il se traduire ? Avez-vous lu ◀les▶ projets ◀de▶ réforme ?
J’ai lu des déclarations, des interviews et notamment ◀les▶ propos tenus récemment par Gaston Defferre. C’est prometteur, mais pas toujours très clair. ◀Le▶ terme ◀de▶ « décentralisation » par exemple. Dès 1930, notre groupe ◀le▶ refusait, car ◀la▶ décentralisation, c’est ce qui est octroyé par ◀le▶ centre. Tenez, ◀la▶ région Rhône-Alpes, par exemple, on en a dessiné ◀les▶ contours à Paris, sur une carte, sans aucune concertation sur place.
Et ce que vous avez lu des propos ◀de▶ M. Defferre vous paraît prometteur ?
Sa volonté ◀de▶ décentraliser me paraît tout à fait réelle. J’ai travaillé avec Defferre dans une commission européenne à Londres ; nous nous sommes fort bien entendus. Il a compris ◀la▶ base du fédéralisme, c’est-à-dire ◀les▶ communes, car il a été ◀le▶ coprésident du premier Conseil des communes ◀d’▶Europe. Je ◀le▶ crois tout à fait sincère. Il emploie ◀le▶ terme « décentraliser » parce que c’est ce qui passe ◀le▶ mieux dans ◀la▶ France actuelle. Alors, va pour « décentraliser » si ◀le▶ fond y est.
Denis de Rougemont est fort réservé sur ◀la▶ formule approuvée par Defferre : « ◀Le▶ préfet, c’est Paris à domicile », mais il corrige aussitôt :
Il ne faut peut-être pas prendre cela au pied ◀de▶ ◀la▶ lettre. Je me dis : Patience ! sans doute veut-on éviter ◀de▶ dresser des résistances trop violentes. Ce qui compte, c’est qu’on a fait le premier pas, c’est qu’on a donné ◀le▶ feu vert. Officiellement, en France, Mitterrand, Mauroy, Defferre, Rocard disent : On va faire des régions. Je suis de plus en plus optimiste.
◀L’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ Suisse
◀La▶ réforme régionale va être mise sur ses rails en France. ◀Les▶ communes en seront ◀l’▶unité ◀de▶ base. Désormais, elles pourront embaucher, construire, investir sans solliciter ◀d’▶autorisation préalable. Pensez-vous qu’elles soient capables ◀de▶ faire face à leurs nouvelles responsabilités ?
Il faut commencer ! Elles ne seront jamais capables si elles ne commencent pas tout de suite à prendre leurs responsabilités. Mais c’est une affaire ◀de▶ longue haleine. Il faudra une génération au moins pour que ◀les▶ gens perdent ◀le▶ réflexe centraliste qu’on leur a inculqué depuis Napoléon.
Pour accomplir leur nouvelle tâche, ◀les▶ communes devront disposer ◀d’▶une certaine autonomie financière. Comment ◀la▶ concevoir ?
Il faut que ◀le▶ revenu ◀de▶ ◀l’▶impôt aille aux communes et qu’elles en reversent une petite partie à ◀la▶ région et à ◀l’▶État. Actuellement, celui-ci récupère 81 % du produit ◀de▶ ◀l’▶impôt et ◀les▶ collectivités locales 19 % seulement. En Suisse, c’est tout ◀le▶ contraire.
Mais on aura alors des communes riches et des communes pauvres. Comparez ◀les▶ cités résidentielles aux banlieues ouvrières !
C’est ici qu’intervient ◀le▶ fédéralisme. ◀Les▶ plus faibles sont aidés par ◀les▶ plus forts. En Suisse, ◀les▶ cantons sont bien obligés ◀de▶ soutenir certaines communes. Ensemble, en s’entraidant, ◀les▶ communes peuvent défendre leur autonomie et résister à ◀l’▶oppression. C’est comme cela que s’est faite ◀la▶ Suisse, dès ses débuts, au xiiie siècle.
Il y aura aussi des régions riches et des régions pauvres…
Remarquez que c’est ◀le▶ cas aujourd’hui : c’est ◀la▶ centralisation qui a accentué cela. ◀Les▶ régions du Sud-Ouest, par exemple, sont sensiblement plus pauvres qu’elles n’étaient. ◀La▶ centralisation sur Paris a détruit beaucoup de richesses régionales, c’est certain. ◀Le▶ fédéralisme, c’est d’abord un système ◀d’▶entraide, ◀de▶ solidarité, ◀de▶ coopération. Ça ne doit pas devenir une affaire ◀de▶ bureaucrates, ◀d’▶administration qui décide à distance. ◀La▶ doctrine socialiste, par définition, est plus solidariste que d’autres et, dans ce sens, ◀les▶ socialistes sont mieux placés que ◀les▶ technocrates qui détiennent ◀le▶ pouvoir en Europe pour promouvoir ◀la▶ réforme.
◀L’▶esprit régionaliste
Mais ◀les▶ communes ne peuvent pas tout résoudre…
◀Le▶ régionalisme n’existera que dans ◀la▶ mesure où ◀les▶ communes prendront leurs affaires en main et où face à certaines tâches qu’elles ne peuvent mener à bien chacune séparément, elles décideront ◀de▶ se regrouper. Il existe déjà en France des syndicats intercommunaux. C’est une bonne chose. Cela va dans ◀le▶ bon sens, mais cela doit toujours partir du premier niveau, ◀de▶ ◀la▶ commune. Aménager un chemin vicinal, c’est du ressort ◀de▶ ◀la▶ commune. Construire une grande route, c’est ◀l’▶affaire ◀de▶ ◀la▶ région ; une autoroute, ◀l’▶affaire ◀d’▶une fédération ◀de▶ régions. ◀Le▶ fédéralisme est un système complexe dans ◀la▶ mesure où il veut coller aux réalités. Mais ◀le▶ diplomate et sénateur américain Daniel Moyniham a trouvé une définition simple que j’ai reprise dans mon Rapport sur ◀l’▶état ◀de▶ ◀l’▶union en Europe : Ne confiez jamais à une plus grande unité ce qui peut être fait par une plus petite. Ce que ◀la▶ famille peut faire, ◀la▶ municipalité ne doit pas ◀le▶ faire. Ce que ◀la▶ municipalité peut faire, ◀les▶ États (◀les▶ régions) ne doivent pas ◀le▶ faire. Et ce que ◀les▶ États peuvent faire, ◀le▶ gouvernement fédéral ne doit pas ◀le▶ faire.
◀L’▶idée des régions « à géométrie variable »
◀L’▶esprit régionaliste se forme donc à partir de problèmes concrets. Comment peut-on illustrer cela pour ◀la▶ région qui nous concerne ?
◀Le▶ Léman, c’est une affaire ◀de▶ région. Pour son sauvetage, il faut que se constitue un mouvement à ◀la▶ base avec ◀les▶ communes, ◀les▶ pêcheurs, ◀les▶ syndicats. Et ce mouvement ne demandera pas ◀la▶ permission à Berne ou à Paris. Il fera lui-même sa propagande, expliquera aux gens pourquoi ◀le▶ Léman est pollué, ce qu’il faut faire ou ne pas faire pour ◀le▶ sauver. Tenez, si on construit ◀le▶ LEP et si on atteint ◀la▶ nappe phréatique, ◀les▶ Gessiens n’auront plus qu’une source ◀d’▶eau pour leurs réseaux : ◀le▶ Léman. Ils sont donc concernés au même titre que ◀les▶ gens ◀de▶ Thonon, ◀d’▶Évian, ◀de▶ Morges ou ◀de▶ Genève. Tout cela doit inciter à créer une région. Il faut fonder des unités capables ◀de▶ résoudre ◀les▶ problèmes à leur échelle : ici, c’est pour défendre ◀le▶ Léman qu’on se regroupera ; en Bretagne, ce sera pour lutter contre ◀les▶ marées noires ou ◀les▶ centrales nucléaires. Chacune ◀de▶ ces tâches, en fonction de ses dimensions, indique ◀la▶ nécessité ◀de▶ créer une communauté. ◀Les▶ regroupements ne seront pas toujours ◀les▶ mêmes. J’ai lancé ◀l’▶idée ◀de▶ régions « à géométrie variable ». Elle fait son chemin.
De Gaulle : J’ai été renversé sur un problème qui était essentiel pour ◀le▶ pays
En dépit de certaines réserves sur ◀la▶ forme, Denis de Rougemont se montre résolument optimiste au sujet de ◀la▶ réforme régionale qui s’amorce en France. C’est ◀l’▶occasion, pour lui, ◀de▶ réaffirmer ◀les▶ thèmes qui lui sont chers :
On ne créera pas ◀les▶ régions à Paris. Elles ne se feront pas au nom d’une doctrine mais pour répondre à des nécessités vitales qui peuvent être ethniques dans certains cas, mais ◀le▶ plus souvent écologiques ou économiques.
◀Le▶ chômage, par exemple, ne peut être combattu que dans ◀le▶ cadre des régions.
Denis de Rougemont prend un livre sur un rayon ◀de▶ sa bibliothèque, ◀le▶ livre ◀de▶ Jean Mauriac Mort du général de Gaulle :
Savez-vous que de Gaulle a choisi ◀de▶ se faire renverser sur ◀l’▶affaire des régions ◀de▶ bien curieuse façon. Écoutez cela :
◀L’▶avenir dira que j’ai été renversé sur un problème qui était essentiel pour ◀le▶ pays… ◀La▶ réforme des régions, c’était le dernier service que je pouvais rendre à ◀la▶ France… ◀La▶ France ne connaîtra pas avant longtemps ◀de▶ vraies régions et va se vautrer dans ◀la▶ médiocrité.
Et il emploie, au sujet de ◀la▶ réforme régionale des expressions telles que : réforme capitale, projet fondamental, ◀le▶ grand problème ◀de▶ ◀la▶ fin du siècle…
Demain, ◀l’▶Europe
Si ◀la▶ France évoluait très sensiblement vers une décentralisation réelle, pensez-vous qu’elle pourrait alors jouer un rôle nouveau dans ◀la▶ construction européenne ?
Elle pourrait jouer un rôle considérable, car elle serait revenue ◀de▶ loin. On ne fera pas ◀l’▶Europe sans passer par ◀les▶ régions. Robert Schuman m’a dit, la dernière fois que je ◀l’▶ai rencontré : « Ah, vous savez, ◀la▶ souveraineté des nations, moi je ne veux pas y renoncer, je suis fait comme ça, mais vous, votre génération, vous pourrez, vous devrez dépasser cette idée. » J’ai conçu un plan qui commence à être adopté, dans un pays comme ◀la▶ France centralisé depuis Napoléon, on ne fera pas ◀l’▶Europe. ◀Les▶ États-nations ne voudront jamais céder une partie ◀de▶ leurs prérogatives, même pour exécuter des tâches qu’ils ne peuvent pas accomplir seuls comme ◀le▶ sauvetage ◀de▶ ◀la▶ Méditerranée ou celui du Rhin. Dans ces conditions, on ne fera pas ◀l’▶Europe, et si on ne fait pas ◀l’▶Europe, on aura ◀la▶ guerre.
Mais pour en arriver à un véritable esprit régionaliste, que ◀de▶ chemin à parcourir, que ◀de▶ réflexes à combattre. Denis de Rougemont vient de passer à son bureau genevois et il en a rapporté une épaisse enveloppe. Elle lui a été adressée par ◀la▶ FondationlLanguedocienne pour ◀le▶ développement rural. Des dossiers comme celui-ci, il en a ◀de▶ pleins cartons.
Je ne suis pas capable ◀de▶ donner ◀le▶ moindre conseil technique, bien entendu. Je ne peux que leur rappeler ◀les▶ lignes générales, ◀le▶ cadre et ◀les▶ conditions civiques ◀de▶ ◀l’▶action régionaliste. Il n’y aura pas ◀de▶ régions s’il n’y a pas un réveil du civisme et ce réveil du civisme, il doit se faire à tous ◀les▶ échelons et d’abord dans ◀la▶ commune. Il faut que ◀les▶ gens soient conscients ◀de▶ leurs problèmes et conscients que c’est à eux ◀de▶ ◀les▶ résoudre. C’est tellement facile ◀de▶ s’en remettre toujours aux autres. Vous savez, en général, ◀les▶ gens redoutent ◀la▶ liberté. Ils en ont plus peur qu’envie, car liberté cela signifie aussi responsabilité. Il faut que chacun prenne ses responsabilités.