Information n’est pas savoir (octobre 1981)cp
Avant-propos
Une des raisons principales du désarroi dans lequel nous jettent les▶ récents développements ◀de▶ ◀la▶ technologie et, en général, des sciences physiques, chimiques et biologiques, consiste dans notre inaptitude à relier nos moyens et nos buts, à subordonner les premiers aux seconds et à ◀les▶ évaluer globalement par rapport aux fins dernières ◀de▶ ◀l’▶homme.
C’est pourquoi je suggère ◀d’▶envisager ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶informatique dans des perspectives très différentes ◀de▶ celles des auteurs des articles qui précèdent. Je ne ferai pas référence à leur problématique immédiate — utilité certaine, nuisances possibles, aspects économiques et sociaux à court ou à moyen terme — mais à leurs relations avec ◀les▶ processus ◀de▶ pensée, ◀les▶ valeurs éthiques et spirituelles, ◀la▶ formation culturelle et ◀l’▶éducation des générations à venir.
1. ◀L’▶informatique, une révolution ?
Une rumeur s’élève dans ◀le▶ siècle : ◀l’▶informatique serait une révolution ! Prenons garde à ◀la▶ métaphore ; il en est peu qui égarent davantage ◀l’▶esprit ◀de▶ nos contemporains. Dans ◀le▶ domaine proprement scientifique, ◀l’▶Europe n’a connu qu’une seule révolution au sens propre du terme : c’est ◀la▶ théorie ◀de▶ Copernic démontrant que ◀la▶ Terre tourne autour du Soleil.
Tout ◀le▶ reste est littérature. Toutes ◀les▶ autres découvertes ◀de▶ ◀la▶ Science ou ◀les▶ inventions ◀de▶ ◀la▶ Technologie n’ont été que par métaphore des « révolutions ». Par révolution, ◀l’▶on voulait désigner des changements profonds et ◀de▶ portée générale, des mutations ou des chambardements soudains ◀de▶ ◀la▶ société, mais non pas du tout un retour à ◀la▶ position ◀de▶ départ, comme ◀le▶ disait ◀le▶ terme primitif. Or, toute « révolution » au sens métaphysique, devenu surtout politique depuis ◀la▶ fin du xviiie siècle français, peut être vue ◀de▶ deux manières contradictoires par ceux qui ◀l’▶ont fomentée et par ceux qui ◀l’▶ont subie. Aux yeux des premiers, elle apparaît comme un élan ◀de▶ libération ◀de▶ ◀l’▶homme ou ◀d’▶une classe opprimée ; aux yeux des seconds, elle se ramène au renforcement des contraintes publiques et du contrôle des personnes. Et il est vrai, comme ◀l’▶écrivait Lénine en 1917, que ◀les▶ révolutions bourgeoises n’ont abouti qu’à renforcer ◀l’▶État central et ◀les▶ pouvoirs ◀de▶ ◀la▶ police. Mais Lénine se trompait sur ◀l’▶adjectif, en attribuant ces maux aux formes « bourgeoises » ◀de▶ ◀la▶ révolution, comme il allait ◀le▶ prouver dès octobre 1917, par sa propre révolution dite « prolétarienne ».
Voilà qui ne manquera pas ◀d’▶évoquer ◀les▶ deux dangers majeurs qui semblent avoir frappé ◀le▶ grand public subitement confronté à ◀la▶ « révolution informatique » : ◀les▶ pouvoirs accrus ◀de▶ ◀l’▶État central et ◀de▶ sa police, et par ce que ◀le▶ Conseil de l’Europe nomme « ◀le▶ traitement automatisé des données ◀de▶ caractère personnel », c’est-à-dire ◀la▶ mise en fiche ◀de▶ tous ◀les▶ citoyens.
On me dira que ◀le▶ grand public n’y entend rien, qu’il est mal informé, précisément. Sans doute, mais chacun ◀de▶ nous sait bien que toute innovation technique, qu’on ◀la▶ qualifie ou non ◀de▶ « révolutionnaire » pour ◀les▶ besoins ◀de▶ ◀la▶ « pub » ou ◀de▶ ◀l’▶« intox », présente ◀les▶ mêmes caractères ◀d’▶ambivalence, ◀les▶ mêmes potentialités antinomiques ◀de▶ libération ou ◀de▶ contraintes accrues, à doses variables selon ◀l’▶ampleur ◀de▶ ses effets et leur correspondance ou non avec telle pente générale ◀de▶ ◀l’▶esprit humain.
Si ◀l’▶informatique mérite vraiment ◀d’▶être présentée comme une révolution, nous avons ◀le▶ devoir absolu, et donc ◀le▶ droit, ◀de▶ poser à son sujet ◀les▶ grandes questions, et notamment ◀la▶ question des finalités réelles que ◀l’▶on poursuit en développant ◀l’▶informatique.
◀Le▶ célèbre psychologue et pédiatre Bruno Bettelheim, auquel on avait demandé une conférence sur ◀le▶ cinéma pour ◀l’▶American Film Institute, hésita beaucoup, finit par accepter, et lut ou parcourut — dit-il — environ 500 volumes sur ◀le▶ sujet, puis commença par cette phrase : « My starting point in preparing for the lecture is why should anybody go to the movies ? What do they do for the soul ? » Plus modeste, je dirai que ma question sur ◀l’▶informatique n’est que celle-ci : « En quoi favorise-t-elle ◀la▶ liberté et ◀la▶ responsabilité — inséparables — ◀de▶ ◀la▶ personne ? »
2. Et d’abord, ◀d’▶où vient ◀l’▶informatique ?
Le premier ordinateur, ◀l’▶ENIAC, a été construit et terminé en 1945 à ◀l’▶Université ◀de▶ Pennsylvanie. Il avait été commandé par ◀le▶ laboratoire ◀de▶ recherches balistiques ◀de▶ ◀l’▶armée américaine. Cette technique n’est pas née en vue de ◀la▶ sagesse, ni pour satisfaire un besoin humain. Elle est née, comme tant d’autres, ◀de▶ ◀la▶ guerre, et pour répondre à des besoins particuliers ◀de▶ ◀l’▶armement.
Et ensuite ? Selon Simon Nora et Alain Minc76 : « ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶informatique s’identifie à un enchaînement ◀d’▶innovations techniques ». Il semble bien, à lire cette phrase, qu’à aucun des stades ◀de▶ son développement, ◀l’▶informatique n’ait répondu à ◀l’▶appel ◀d’▶une finalité, fût-elle ◀de▶ paix, ◀de▶ bonheur, ◀d’▶équilibre, ◀de▶ liberté et ◀de▶ responsabilité accrues ◀de▶ ◀la▶ personne. ◀De▶ là notre problème et ◀le▶ sujet que je souhaite aborder.
3. Ambivalence ◀de▶ ◀la▶ technologie
Il m’importe ◀d’▶insister tout d’abord sur ce point : je ne suis pas et n’ai jamais été pour des raisons ou préjugés quelconques contre ce qu’on nomme aujourd’hui ◀les▶ techniques ◀de▶ pointe, telles que ◀l’▶informatique, ◀la▶ télématique, et tous ◀les▶ iques qu’on en tire à ◀la▶ mode américaine. Je suis bien décidé à ◀les▶ utiliser au maximum pour mes recherches personnelles ; j’entends partout où cela me paraît « possible ». Un exemple à l’appui de mes dires : un jour, qu’avec Louis Armand nous discutions des complexités effarantes auxquelles une politique fédéraliste aurait à faire face — au niveau national ou paneuropéen, je lui dis (paraphrasant ◀le▶ mot célèbre ◀de▶ Lénine sur « ◀les▶ soviets plus ◀l’▶électricité ») : « J’ai ◀la▶ solution : ◀le▶ fédéralisme, c’est ◀l’▶autonomie des régions, plus ◀les▶ ordinateurs. » Et il me répondit, j’en suis très fier : « Celle-là, vous me rendez jaloux ◀de▶ ne pas ◀l’▶avoir trouvée ! »
En premier lieu, n’oublions jamais ◀l’▶ambivalence inévitable ◀de▶ toutes nos technologies :
— ◀la▶ « révolution » technique ◀de▶ ◀l’▶automation devait amener ◀l’▶ère des loisirs et nous sommes dans ◀l’▶ère du chômage ;
— ◀la▶ productivité sans cesse accrue ◀de▶ ◀l’▶industrie annonçait ◀l’▶abondance, et nous avons des pénuries multipliées en Occident, et des famines dans ◀le▶ tiers-monde ;
— ◀l’▶informatique nous propose aujourd’hui ◀de▶ « penser pour nous », plus vite que nous, mais elle crée ◀le▶ risque ◀d’▶atrophier nos facultés ◀de▶ mémoire, ◀de▶ jugement et ◀de▶ création, tout en multipliant une espèce prospère ◀de▶ débiles mentaux efficaces.
4. Refondement du problème des finalités
Disons tout de suite que ce n’est pas ◀la▶ technique que nous devons rendre responsable ◀de▶ ces progrès à contre-fins, mais bien une société qui refuse ◀d’▶envisager ◀les▶ transformations radicales, dans ◀la▶ répartition des profits notamment, qui seraient sans nul doute nécessaires pour que ◀l’▶innovation développe ses effets bénéfiques pour ◀l’▶ensemble du genre humain.
À ◀l’▶origine ◀de▶ nos problèmes présents ◀de▶ civilisation scientifico-technique, il y a, en Occident, quelque chose comme un refus ◀d’▶envisager, avant toute application industrielle et commerciale ◀d’▶une invention, ses conséquences trop facilement qualifiées ◀de▶ « révolutionnaires », alors qu’elles ne seront peut-être que bouleversantes, au hasard et aux dépens de ◀l’▶homme. Je constate, par exemple, quelque chose comme un refus ◀d’▶imaginer, ◀de▶ supputer, ◀d’▶étudier sérieusement ◀les▶ régimes sociaux qui permettraient ◀de▶ transformer ◀le▶ chômage en loisirs, ou ◀la▶ productivité en moyens ◀de▶ faire vivre, et non ◀de▶ tuer, c’est-à-dire en aliments pour ◀le▶ corps et ◀l’▶esprit plutôt qu’en armements. Mais il faut que je ◀le▶ précise ici très soigneusement : quand je parle ◀d’▶un refus, je ne suppose pas ◀le▶ moins du monde qu’après concertation entre philosophes, scientifiques, industriels, éducateurs et technocrates, une décision négative, du type « ◀la▶ question ne sera pas posée », ait été prise en toute conscience. Bien plus que ◀d’▶un refus délibéré, il s’agit ◀d’▶un réflexe ◀de▶ fuite devant ◀le▶ problème, ◀d’▶un refoulement au sens freudien du terme, ◀d’▶une espèce ◀de▶ blocage des esprits devant ce qu’ils pressentent ◀de▶ ◀l’▶effarante complexité du problème et ◀de▶ ses aspects possiblement sinistres.
◀Les▶ Occidentaux ◀de▶ ◀l’▶ère industrielle, scientifico-technique et censément rationaliste, me paraissent s’en tenir dans leur ensemble à une conduite typiquement infantile : devant ◀les▶ nouveaux jouets technologiques ◀de▶ pointe qu’on leur propose et dont on ◀les▶ persuade qu’ils doivent s’enorgueillir — « grâce à vous, nous nous sentons de nouveau des géants », disait ◀le▶ président Reagan aux cosmonautes ◀de▶ ◀la▶ fusée Columbia —, ils ne voient d’abord que ◀les▶ facilités et ◀les▶ pouvoirs que cela peut leur apporter, non ◀les▶ dangers et encore moins ◀les▶ responsabilités accrues que cela institue. Ils ne voient que ◀l’▶innovation — éphémère par définition — mais refusent ◀de▶ prévoir ◀les▶ dommages, souvent irréversibles, qui pourraient en être ◀le▶ prix.
Il faut avouer que cela ne se comprend que trop, si ◀l’▶on pense aux démentis en rafales que subissent ◀les▶ plus grands spécialistes ◀de▶ ◀la▶ futurologie dite scientifique dans leurs prévisions économiques et politiques. Qu’il s’agisse ◀de▶ ◀l’▶auto, du pétrole ou ◀de▶ ◀l’▶énergie, ◀de▶ ◀la▶ percée japonaise, ◀de▶ ◀l’▶Iran, ◀de▶ ◀l’▶Afghanistan ou ◀de▶ Lech Walesa, rien n’avait été correctement prévu, tout nous a pris au dépourvu dans ◀les▶ événements marquants ◀de▶ la dernière décennie.
Alors, devant cet avenir vertigineux ◀d’▶imprévisibles en système, faut-il baisser ◀les▶ bras et continuer comme ◀de▶ coutume, c’est-à-dire : faire d’abord, quand il est trop tôt pour rien prévoir, et réfléchir ensuite, quand il est trop tard pour rien changer ?
C’est ce qui est arrivé avec ◀l’▶énergie nucléaire : on a bâti des centrales, puis on s’est demandé comment réduire leurs déchets radioactifs. On ne ◀le▶ sait toujours pas, et même ◀de▶ moins en moins, s’il faut en croire ◀le▶ rapport américain Globe 200077. ◀Les▶ déchets s’accumulent inexorablement. Arrêter ◀les▶ centrales créerait, dit-on, une pénurie sans précédent ◀d’▶énergie électrique, cependant que ◀les▶ méthodes ◀de▶ retraitement envisagées posent des problèmes de plus en plus inextricables, tant politiques que techniques.
◀La▶ situation ne paraît pas encore aussi sérieuse dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶informatique. Mais ◀la▶ prévisibilité des conséquences à long terme, directes, indirectes ou induites, et ◀de▶ leurs combinaisons, convergences ou conflits, nous inviterait à renoncer nous aussi à tout effort ◀de▶ prospective et même ◀de▶ réflexion sur ◀l’▶avenir informatisé. Je refuse cette invitation.
J’ai toujours pensé que nous ne sommes pas sur ◀la▶ Terre pour essayer ◀de▶ deviner ◀l’▶avenir, mais pour ◀le▶ faire. Voici ◀le▶ moment ◀d’▶appliquer ma formule.
Faute ◀de▶ pouvoir connaître ◀les▶ conséquences lointaines sur ◀l’▶homme, ◀la▶ société et ◀la▶ nature, ◀de▶ nos innovations technologiques, je propose donc ◀le▶ plan suivant :
1. comprendre ◀la▶ vraie nature ◀de▶ ◀l’▶innovation et ses visées, en vérifiant ◀la▶ définition ◀de▶ ses termes ◀de▶ base ;
2. soumettre à un certain nombre ◀de▶ critères ◀d’▶usage toute innovation technique qui réclame droit ◀de▶ cité, c’est-à-dire ◀de▶ production et ◀de▶ vente ;
3. évaluer, avec ◀l’▶aide des critères ◀d’▶usage, ◀les▶ avantages et ◀les▶ dangers qu’une exploitation « sauvage » ◀de▶ ◀l’▶informatique laisserait prévoir dès maintenant, et que ◀l’▶on peut encore prévenir.
Ce plan sera celui ◀de▶ la seconde partie ◀de▶ ma communication.
5. Un peu de sémantique
Pour une définition des termes relatifs à ◀l’▶information en général et à ◀l’▶informatique en particulier, il me semble que ◀l’▶anglais se prête mieux que ◀le▶ français à un premier tri lexical. Il établit à première vue une distinction très nette entre
data — news — knowledge
◀les▶ deux premiers termes désignant deux sortes ◀d’▶informations, le troisième désignant ◀les▶ résultats ou résultantes dans un individu ◀de▶ ces informations. Cela correspond plus ou moins, en français, à
données (permanentes) — nouvelles (du jour) — savoir (intégré ou connaissance)
Pour ◀le▶ mot information, Littré donne cette définition : « Terme ◀de▶ philosophie. Action ◀d’▶informer, ◀de▶ donner une forme. » Exemple : « ◀L’▶homme est ◀l’▶information suprême et comme ◀la▶ vivante synthèse des forces créatrices du globe. »78
Information signifiait traditionnellement, dès Aristote, formation par ◀les▶ données ◀de▶ fait observées et ◀les▶ expériences vécues, intégrées dans ◀la▶ mémoire ◀de▶ ◀l’▶individu. ◀Le▶ sens ◀de▶ « nouvelles du jour » qu’a pris ◀le▶ mot, à ◀l’▶époque des mass médias, est des plus contestables, mais s’est imposé.
Ce qui ressort ◀de▶ ce premier tri sémantique appelle ◀les▶ commentaires suivants :
a) ◀l’▶information (data + news) n’est pas du tout synonyme ◀de▶ savoir ou ◀de▶ connaissance, que seule une personne peut intégrer. ◀L’▶information ne nous dit pas ce qui est conforme ou non aux grands buts que ◀les▶ religions assignent à ◀l’▶humanité : ◀la▶ paix, ◀la▶ liberté, ◀l’▶amour. Informer au sens ◀d’▶aujourd’hui (des médias) n’est pas former ◀l’▶esprit, mais peut-être même ◀le▶ déformer. Information n’est pas savoir ; savoir n’est pas encore sagesse ; de même que sagesse n’est pas encore Amour (cet « amour qui nous rendra ◀la▶ liberté », comme ◀le▶ dit une chanson populaire et sublime) ;
b) quand quelqu’un dit : « Je sais maintenant ce que c’est que ◀la▶ peur ! » ou « Je sais maintenant ce que c’est que ◀l’▶amour » il ne parle pas ◀d’▶une information qu’il viendrait de recevoir, mais ◀d’▶une expérience qu’il vient de vivre ;
c) Littré définit Savoir comme « connaissance acquise par ◀l’▶étude, par ◀l’▶expérience ». Il est remarquable que connaissance soit au singulier, c’est-à-dire représente une globalisation des connaissances ponctuelles des informations stockées dans ◀les▶ ordinateurs ou dans ◀les▶ cerveaux ;
d) je ferais volontiers entrer dans cette définition des mots tels que jugement, des expressions telles que : avoir du jugement, juger avec finesse, dont il est évident que ◀l’▶ordinateur ne saurait que faire ;
e) mais si ◀l’▶information (data + news) augmente nos pouvoirs physiques, il devient impératif et vital ◀d’▶augmenter simultanément et à proportion notre sagesse morale et spirituelle, qui est ◀le▶ sens des fins dernières auxquelles doivent s’ordonner nos moyens. Principe ◀de▶ base : il est mortellement dangereux ◀d’▶augmenter ◀les▶ pouvoirs matériels ◀de▶ ◀l’▶homme, qu’il va mettre bien sûr au service ◀de▶ ses passions ◀de▶ puissance sur autrui et ◀de▶ destruction, si ◀l’▶on n’augmente pas en même temps ◀les▶ pouvoirs ◀de▶ ◀l’▶esprit au service des fins dernières ◀de▶ ◀la▶ personne, donc ◀de▶ sa liberté ◀d’▶obéir à sa vocation particulière :
f) il faut se garder ◀de▶ céder à ◀la▶ tentation journalistique ou carrément publicitaire ◀d’▶appliquer à ◀l’▶ordinateur, par métaphore, des facultés spécifiquement humaines comme mémoire, pensée, intelligence. Je me bornerai ici au mot mémoire.
◀La▶ prétendue mémoire ◀d’▶un ordinateur se distingue radicalement ◀de▶ celle ◀de▶ ◀l’▶homme en ceci qu’elle n’est pas ◀l’▶histoire ◀d’▶un individu enregistrée dans son cerveau, et encore moins celle ◀de▶ toute ◀l’▶espèce, enregistrée dans ses gènes, mais un simple stockage ◀d’▶informations ponctuelles et ◀d’▶archives classées. S’il est un processus ◀de▶ ◀la▶ mémoire personnelle qu’un ordinateur ne pourra jamais reproduire, c’est bien celui décrit par Proust à propos de ◀la▶ petite madeleine trempée dans du thé79, dont ◀la▶ saveur lui restitue dans une lente montée ◀d’▶émotion presque angoissée toute ◀la▶ magie sensuelle, sensible et sentimentale, ◀de▶ son enfance dans ◀le▶ bourg ◀de▶ Combray. Proclamer que ◀la▶ « mémoire » ◀d’▶un ordinateur a « une capacité dix fois supérieure à ◀la▶ mémoire ◀d’▶un homme » ne veut absolument rien dire, pour peu que ◀l’▶on pense à Proust ou à sa propre enfance.
6. Quelques critères ◀d’▶usage ◀de▶ toute innovation technique
Lorsque Henry Ford inaugura, en 1899, la première fabrique ◀d’▶automobiles, personne n’eut ◀l’▶idée ◀de▶ prévoir ce que serait ◀l’▶avenir dans ◀l’▶hypothèse — alors très peu probable — ◀d’▶un succès total ◀de▶ cette machine. Personne n’imagina nos villes éclatées, embouteillées, irrespirables, nos campagnes bétonnées, ◀les▶ chars et ◀l’▶aviation, ◀les▶ compagnies pétrolières et ◀l’▶industrie automobile occupant régulièrement les premières places du palmarès mondial ◀de▶ Fortune, et ◀le▶ sort ◀de▶ toute ◀l’▶industrie occidentale suspendu aux décisions ◀de▶ quelques émirs du golfe Persique. La première question à poser devant une invention technique est donc : en cas ◀de▶ succès total, quels pourront être ses effets ?
◀Le▶ recours à des critères moraux respectés dans tout ◀l’▶Occident eût induit à rejeter ◀le▶ travail à ◀la▶ chaîne, qui réduit ◀la▶ personne à ◀l’▶état ◀d’▶instrument, contrairement au précepte fondamental ◀de▶ Kant, et qui justifie ◀la▶ phrase ◀de▶ Marx sur ◀l’▶ouvrier que ◀le▶ travail industriel réduit à n’être plus que « ◀le▶ complément vivant ◀d’▶un mécanisme mort ». ◀D’▶où un deuxième critère : écarter délibérément toute innovation dont l’une des conditions ◀de▶ succès s’annoncerait comme incompatible avec ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ personne. Or, ◀l’▶idée ◀de▶ créer ◀de▶ très grandes unités ◀de▶ production est née du seul souci ◀de▶ rationaliser pour augmenter ◀le▶ profit aux dépens de ◀la▶ main-d’œuvre.
Notre troisième critère sera ◀le▶ complément du second, comme ◀la▶ responsabilité ◀l’▶est ◀de▶ ◀la▶ liberté : refuser toute innovation qui entraînerait nécessairement ou favoriserait par sa nature des entreprises ◀de▶ taille monstrueuse et des concentrations toujours croissantes ◀de▶ pouvoir, aux dépens de ◀l’▶autonomie des communautés locales et régionales et ◀de▶ ◀la▶ participation des citoyens à leur gestion.
Le quatrième critère nous est devenu familier depuis quelques années seulement. Il nous commande ◀d’▶éviter tout ce qui peut polluer notre milieu social ou naturel, et de même tout ce qui menace ◀d’▶épuiser à court terme ◀les▶ ressources naturelles non renouvelables, en vertu d’une croissance exponentielle des besoins, artificiellement provoquée.
Plusieurs auteurs80 ont remarqué qu’il serait sage que ◀l’▶industrie parte non pas des possibilités ◀de▶ ◀la▶ technologie, mais des besoins existants (contrairement à ◀la▶ phrase citée plus haut ◀de▶ Nora et Minc sur ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶informatique qui « s’identifie à un enchaînement ◀d’▶innovations techniques »). Ceci est notre cinquième critère.
Quand une technique nouvelle s’avère capable ◀de▶ changer ou ◀de▶ supprimer un rythme, une durée, une structure temporelle ◀de▶ ◀la▶ vie et ◀de▶ ◀la▶ création humaines, il ne s’agit pas nécessairement ◀d’▶un progrès, mais peut-être ◀d’▶une agression contre ◀l’▶espèce ou contre ses élites créatrices. Ainsi, sixième critère, on doit s’abstenir ◀d’▶appliquer cette technique tant que ◀le▶ doute n’est pas levé par une expérimentation très poussée.
Enfin, septième critère, il faut éviter tout ce qui risque ◀d’▶entraîner une vulnérabilité excessive ◀de▶ ◀l’▶industrie par une dépendance trop étroite soit ◀de▶ puissances politiques nationales, soit ◀de▶ ressources naturelles épuisables que ◀l’▶on ne contrôle pas (pétrole et uranium dès aujourd’hui, mais demain eaux, forêts, aliments).
7. Avantages ◀de▶ ◀l’▶informatique
Ils crèvent ◀les▶ yeux. Qui pourrait nier ◀l’▶utilité ◀de▶ ◀l’▶informatique dans ◀les▶ domaines sans cesse plus nombreux que peuvent traiter ◀les▶ ordinateurs : temps ◀de▶ calcul réduit ◀de▶ 12 mois à une semaine pour ◀la▶ construction ◀d’▶un barrage ; services hospitaliers ; statistiques et recensements opérés presque sans papier, ◀d’▶où ◀le▶ sauvetage ◀de▶ grandes forêts ; calcul des impôts ; lancement des fusées spatiales… Pour ne rien dire (bien que ce soit peut-être décisif) des « avantages » que ◀les▶ ordinateurs ont présentés dès leur apparition pour toutes ◀les▶ défenses nationales du monde. Je n’allonge pas. ◀La▶ cause est entendue et d’autres sont mieux placés que moi pour ◀l’▶illustrer et ◀la▶ défendre.
Je serai un peu plus long sur ◀les▶ dangers, ou plutôt sur ◀les▶ risques probables que j’imagine et sur lesquels il me paraît encore possible ◀d’▶alerter ◀l’▶attention des responsables.
8. ◀Les▶ dangers ou plutôt ◀les▶ risques
◀La▶ vitesse. ◀L’▶argument ◀le▶ plus souvent invoqué en faveur de ◀l’▶informatique est celui qui me paraît ◀le▶ plus inquiétant dès que ◀l’▶on sort du numéral et du quantitatif pur : c’est ◀l’▶argument ◀de▶ ◀la▶ rapidité fabuleuse des opérations ◀de▶ logique ou ◀de▶ calcul dont ◀les▶ ordinateurs sont capables. Dans tous ◀les▶ domaines que je viens de citer, où ◀l’▶informatique est sans conteste avantageuse, ◀la▶ durée ◀d’▶une opération est tenue pour une perte, soit ◀de▶ temps, soit ◀d’▶argent, soit ◀d’▶efficacité, à juste titre dans la plupart des cas.
Mais dans tous ◀les▶ autres domaines : biologique, affectif, artistique, pédagogique, éthique, spirituel, ◀la▶ durée joue un rôle positif, réel, existentiel, souvent constitutif du phénomène considéré, comme c’est évidemment ◀le▶ cas pour ◀la▶ musique.
On nous apprend que ◀l’▶homme peut absorber normalement 80 000 informations par jour, alors qu’on ◀l’▶en gave déjà ◀de▶ 200 00081. Cet « information overload » est négatif, inutile et devient même toxique. C’est un embouteillage ◀de▶ communication.
On nous dit que ◀l’▶ordinateur, interrogé sur un problème psychologique, « pense » beaucoup plus vite que ◀le▶ cerveau humain. Mais cela n’est pas utile pour ◀la▶ personne qui interroge, car il lui faudra ◀le▶ même temps pour comprendre réellement ◀la▶ réponse, qu’elle n’en eût mis à trouver cette réponse, c’est-à-dire à vivre ◀le▶ processus ◀de▶ changement qui permet ◀de▶ ◀la▶ réaliser (au sens anglais). (Je suppose que ◀la▶ réponse est connue, comme dans la plupart des problèmes psychologiques ou éthiques, ◀la▶ difficulté n’étant pas ◀de▶ ◀la▶ connaître, mais ◀de▶ ◀la▶ vivre, jusqu’à ◀la▶ solution réelle.)
◀La▶ solution quasi instantanée — calculée en « nanos » ou milliardièmes ◀de▶ seconde — ◀d’▶un problème, n’est utile que dans ◀les▶ domaines où ◀la▶ durée n’est pas vécue, ne fait pas partie ◀de▶ ◀la▶ nature du problème et du processus même ◀de▶ sa solution. Mais dans tous ◀les▶ domaines où ◀la▶ personne humaine est impliquée, par sa biologie, sa psychologie ou son affectivité, ◀la▶ vitesse indéfiniment multipliée devient un facteur destructif ◀de▶ tout ce qui requiert un travail ◀d’▶assimilation, ◀de▶ digestion, ◀d’▶intégration ou ◀d’▶appropriation. Il serait stupide ◀de▶ se nourrir ◀le▶ corps et ◀l’▶esprit plus vite et plus souvent qu’ils ne peuvent digérer et assimiler. « Cuire ◀le▶ dîner ◀de▶ famille en une minute dans un four à ondes courtes »82 peut dépanner une ménagère, mais mitonner ou laisser mijoter est ◀la▶ condition ◀de▶ réussite des meilleurs plats. Réduire une méditation au temps ◀d’▶un clin d’œil n’a aucun sens, et faire ◀l’▶amour en deux nanosecondes paraît absolument dépourvu ◀d’▶intérêt.
Dans ◀la▶ société entièrement informatisée qu’on nous prépare, c’est ◀la▶ saveur même ◀de▶ ◀la▶ vie que ◀l’▶homme n’aura plus ◀le▶ temps ◀de▶ goûter et qu’on ne pourra lui rendre, même au prix de milliards ◀de▶ bits à la seconde. « Jusqu’au jour où ◀l’▶humanité, sur ◀les▶ traces ◀d’▶un grand spirituel, découvrira ce luxe inouï : ◀la▶ lenteur au sein du silence. »83
◀La▶ réduction au rationnel technique, entrée dans ◀la▶ vie quotidienne des Occidentaux aux débuts ◀de▶ ce siècle par ◀l’▶électricité, ◀l’▶auto, ◀l’▶avion, ◀le▶ téléphone et ◀la▶ télévision, nous prépare certes à penser ou à imaginer selon des schémas déduits ◀de▶ ◀la▶ seule réalité physique et ◀de▶ ses mécanismes, mais elle ne me paraît pas encore avoir modifié substantiellement nos modes ◀de▶ penser, ◀de▶ sentir, ni ◀de▶ croire. ◀L’▶informatique peut aller beaucoup plus loin d’ici à ◀l’▶an 2000. En permettant ◀de▶ calculer et combiner en lieu et place de nos cerveaux tout ce qui peut être exprimé en termes logiques et chiffrables, elle nous fait entrer dans un monde où ◀les▶ ordinateurs, ayant « traité » nos problèmes, nous restitueront une réalité toujours mieux réduite au rationnel, purifiée ◀de▶ tout mystère, de plus en plus dépersonnalisée et comme prédigérée pour établir plus facilement ◀les▶ connexions entre ordinateurs et cerveaux humains, ces derniers se trouvant progressivement intégrés au réseau des premiers. Ceci facilitera, sans aucun doute, ◀les▶ communications — mais ◀de▶ quoi ? ◀De▶ ce qui est rigoureusement pareil pour tous et en tous, et non pas ◀de▶ ce qui révélerait ◀l’▶unicité ◀d’▶une personne, ◀de▶ ce qui serait donc ◀le▶ plus intéressant à connaître.
En bref, ◀la▶ technique tend par sa nature même à favoriser et propager une forme ◀de▶ communication ◀de▶ ce qui est déjà commun à tous ◀les▶ hommes, ◀de▶ tout ce qui peut donc s’exprimer dans ses « langages » ◀d’▶informatique, mais ◀de▶ rien ◀de▶ ce qui serait nouveauté radicale, créée, unique, à révéler… Elle tend donc à favoriser et propager une forme ◀de▶ pensée aseptisée, rationalisée, mise à ◀l’▶abri des « troubles mentaux » et des « utopies délirantes » (c’est-à-dire du non-conformisme politique ou social dans certains régimes), mais aussi du lyrisme et ◀de▶ ◀la▶ poésie en général, ◀le▶ tout dans un langage que ◀l’▶on aura rendu systématiquement incapable ◀de▶ communiquer ◀l’▶inexprimable.
Dans ce sens, une certaine « robotisation » des esprits est à redouter ; on peut craindre un conformisme rationalo-matérialiste et ◀la▶ perte ◀de▶ tout esprit ◀de▶ résistance aux états-majors des puissances stato-nationales ou industrielles, commerciales ou bancaires qui auraient su monopoliser ◀l’▶informatique et ◀la▶ télématique.
9. ◀L’▶École sans maître : « Plato » ou ◀le▶ gourou ?
◀L’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶école à venir va me permettre ◀d’▶illustrer en quelques mots ◀l’▶essentiel ◀de▶ ce que je viens ◀d’▶avancer.
On nous propose aujourd’hui, avec une insistance croissante, ◀l’▶école sans maîtres. C’est une idée qui a germé dans ◀le▶ cerveau du PDG de Control Data, qui ◀l’▶a baptisée Plato. Il s’agirait ◀d’▶un apprentissage ◀de▶ données et ◀de▶ structures sur tous ◀les▶ sujets, au moyen ◀d’▶ordinateurs remplaçant ◀les▶ manuels et ◀le▶ maître. Cela pourrait se passer au domicile ◀de▶ ◀l’▶élève, s’il bénéficiait ◀d’▶un terminal. Et dans ce cas, ◀l’▶école sans maîtres ne serait même plus une école, et rappellerait ◀le▶ fameux couteau ◀de▶ Lichtenberg ; couteau sans lame dont on avait perdu ◀le▶ manche84.
Relevons tout de suite une erreur dans ◀la▶ définition du projet Plato : ce n’est pas une école sans maîtres, puisque ce sont en fait des maîtres qui ont programmé ◀les▶ ordinateurs. Simplement, ils ne sont pas là, c’est-à-dire qu’ils trahissent leur fonction principale.
Tout professeur — et je ◀l’▶ai été dans différents pays et universités, pendant vingt ans — découvre un jour à sa plus grande surprise que ce qui reste ◀de▶ son enseignement, c’est ce qui n’était pas au « programme » ; c’est ce qu’il a communiqué à son insu à ses meilleurs étudiants. Jaurès ◀l’▶a très bien dit (je viens de ◀le▶ lire après ◀l’▶avoir vécu) : « On n’enseigne pas ce que ◀l’▶on sait, mais ce que ◀l’▶on est. » ◀L’▶ordinateur sait beaucoup de choses, il peut même tout savoir, mais il n’est pas. Il est incapable ◀de▶ former ◀les▶ esprits, n’ayant pas ◀de▶ finalités à leur proposer. Par contre, il est très capable ◀de▶ ◀les▶ réduire au conformisme officiel. Voici ce que publiait ◀Le▶ Figaro en décembre 1980, à propos de ◀l’▶école sans maîtres : « ◀Les▶ élèves s’adaptent ◀de▶ façon presque inconsciente à ◀l’▶ordinateur… Ils acquièrent automatiquement ◀l’▶esprit ordinateur. » « Déjà, ajoute-t-on, ◀les▶ résultats sont spectaculaires… ◀Les▶ élèves ◀de▶ troisième réalisent des programmes ◀de▶ recherche et ◀d’▶enseignement dont ◀la▶ valeur et ◀l’▶originalité ont permis leur utilisation (sic) à des fins pratiques. »
◀Les▶ partisans ◀de▶ ◀l’▶école sans maîtres nous assurent qu’elle pourra multiplier par 60 ◀les▶ possibilités du cerveau. Mais si ◀l’▶on donne des facilités aux jeunes ◀de▶ moins ◀de▶ 18 ans (◀les▶ synapses se développent jusqu’à cet âge) on ◀les▶ rend paresseux du cerveau, qui peut s’atrophier comme ◀les▶ jambes ◀de▶ ceux qui ne font plus 500 mètres à pied, mais prennent leur voiture ou leur moto.
◀Les▶ élèves des ordinateurs seront devant ◀l’▶appareil en état ◀de▶ passivité croissante, et disposeront ◀de▶ moins en moins des possibilités ◀de▶ doute, ◀de▶ questions au maître, ◀de▶ critique et des discussions avec ◀les▶ copains, qui constituaient, hier encore, ◀l’▶essentiel ◀de▶ ◀la▶ formation par ◀l’▶école.
Enfin, ◀la▶ prétention ◀de▶ Plato à remplacer ◀la▶ mémoire des élèves par des gadgets est en contradiction flagrante avec toutes ◀les▶ observations des psychologues, qui tendent à démontrer que ◀la▶ mémoire est une faculté qui se cultive, se développe et s’atrophie à la manière d’un muscle. « ◀La▶ mémoire se cultive par ◀l’▶usage », nous rappelle opportunément ◀le▶ Petit Larousse. Ivan Illich, à ◀l’▶Université ◀de▶ Kassel, oblige ses étudiants à apprendre par cœur des tranches ◀d’▶écrits historiques. C’est lui qui est à ◀la▶ pointe du vrai progrès, non pas ◀l’▶ordinateur avec sa prétendue mémoire indépendante des personnes — et du passé !
Au projet Plato, j’opposerai ◀la▶ formule ◀de▶ ◀l’▶ashram hindouiste, où tout dépend ◀de▶ ◀l’▶enseignement du gourou, imprévisible, personnel, directeur ◀de▶ méditation et médiateur ◀de▶ ◀la▶ transcendance. Je donnerai pour titre au problème ◀de▶ ◀l’▶éducation ◀de▶ demain : Plato ou ◀le▶ Gourou ?
Et je conclus sur ce point ◀de▶ ◀l’▶école par une déclaration ◀de▶ Georges Elgozy : « Il est certes utile ◀d’▶apprendre à se servir ◀d’▶un ordinateur ; il ◀l’▶est davantage ◀d’▶apprendre à ne plus s’en servir. »
10. Vulnérabilité
Ceci m’amène à ma dernière remarque — ces remarques dont je dois avouer qu’elles ne sont guère qu’introductives à des débats futurs et qui se bornent à poser, mais avec une urgence accrue, ◀la▶ question suivante : qu’en sera-t-il ◀de▶ ◀la▶ vulnérabilité ◀d’▶une société informatisée ?
Nous sommes au seuil ◀d’▶une civilisation rendue fragile par quantité ◀de▶ facteurs virtuellement anéantissant : explosions nucléaires, pollutions irréversibles des lacs, rivières et océans, et destruction des forêts ◀de▶ ◀la▶ planète (déjà à 40 %) pouvant entraîner une diminution catastrophique ◀de▶ ◀la▶ production ◀d’▶oxygène dans ◀l’▶atmosphère.
◀Les▶ hommes adaptés depuis une ou deux décennies aux réseaux ◀d’▶informations qui leur dictent leur conduite, sauront-ils encore se débrouiller s’il y a défaillances des réseaux ? De même qu’ils ne savent plus calculer sans calculette, ils ne se rappelleront rien sans ◀les▶ ordinateurs. Ils seront démunis devant tout imprévu.
Grâce à ◀l’▶informatisation, ◀la▶ société court ◀le▶ risque ◀d’▶être de plus en plus centralisée par ◀les▶ monopoles ◀d’▶État ou ◀de▶ grandes sociétés. Je citerai là-dessus Joël de Rosnay : « Il est un fait que ◀la▶ complexité de plus en plus grande ◀de▶ ◀la▶ société, ◀l’▶utilisation ◀de▶ ◀la▶ télématique, des télécommunications et ◀de▶ ◀l’▶informatique, rendent ◀le▶ système de plus en plus vulnérable et facile à perturber. »85
Même prévision dans ◀la▶ Revue polytechnique 86 ◀de▶ Lausanne :
— en cas ◀de▶ panne, ◀les▶ solutions manuelles ◀de▶ secours sont impraticables ;
— ◀la▶ disponibilité et ◀la▶ validité ◀de▶ ◀l’▶informatique sont incertaines ;
— on est à ◀la▶ merci ◀de▶ catastrophes potentielles : incendie, inondation, sabotage, indisponibilité des transmissions ;
— ◀la▶ complexité croissante des systèmes augmente ◀la▶ dépendance à l’égard des rares spécialistes.
De même que ◀les▶ calculettes permettent déjà à des millions ◀de▶ gens ◀de▶ faire des calculs sans faire eux-mêmes ◀les▶ opérations, sans ◀les▶ avoir assimilées, ◀l’▶informatique remplacera de plus en plus ◀l’▶apprentissage et ◀l’▶exercice du savoir, en sorte que si une défaillance centrale ou générale réduisait au silence ◀les▶ réseaux ◀d’▶information, ◀l’▶homme se trouverait incapable ◀de▶ refaire ◀l’▶industrie et serait désarmé devant ◀la▶ Nature.
Ce qu’on nomme déjà ◀la▶ criminalité électronique constitue un danger plus immédiat. Aux USA, quatre élèves âgés ◀de▶ 13 ans ont réussi à détruire 10 millions ◀de▶ bits, un cinquième ◀de▶ ce que ◀l’▶ordinateur devait enregistrer. D’autres jeunes gens mettent des ordinateurs hors ◀d’▶usage en déversant sur eux du miel, ou en leur tirant dessus à ◀la▶ mitrailleuse. Ce dernier exemple illustre opportunément ◀le▶ point que je voulais relever en conclusion.
◀La▶ technique en soi est neutre, outillage au service ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀de▶ tout ◀l’▶homme, du bon et du mauvais en lui. Mais en fait ◀le▶ mauvais a des chances ◀de▶ profiter un peu plus que ◀le▶ bon ◀de▶ cette neutralité. Car ◀la▶ technique a pour fonction ◀de▶ faciliter nos efforts et ◀d’▶en multiplier ◀les▶ effets. Or ◀le▶ mal est en général plus facile à faire que ◀le▶ bien. Passé un certain seuil quantitatif, certains effets du mal peuvent devenir irréversibles, donc mortels (ce qui ne serait pas ◀le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶irréversibilité du bien, si elle existait). Faudra-t-il donc détruire ou freiner ◀la▶ technique, ◀l’▶informatique dans notre cas ? Il est trop tard. On ne peut rien désinventer.
Si nous nous reportons à nos critères, nous constatons que ◀l’▶informatique satisfait très bien aux numéros 1 et 4 (elle n’est pas polluante, elle ne contribue pas au gaspillage des ressources terrestres et ◀de▶ ◀l’▶énergie) ; elle peut satisfaire assez bien, moyennant une vigilance déjà bien alertée, aux critères 2 et 3, c’est-à-dire : éviter ce qui est incompatible avec ◀la▶ liberté (juridique) des personnes et éviter ce qui conduit au gigantisme (quoique là encore, ◀les▶ illusions ◀de▶ vitesse folle et ◀de▶ chiffres fabuleux puissent être un équivalent des dangers du gigantisme). Mais nous constatons qu’en revanche, ◀l’▶informatique fait mauvaise figure face aux critères 5, 6 et 7, parce qu’elle n’est pas partie ◀de▶ besoins existants mais ◀de▶ possibilités techniques et commerciales, parce qu’elle peut favoriser ◀de▶ véritables agressions psychologiques et culturelles contre ◀la▶ personne, et surtout parce qu’elle rend notre société terriblement vulnérable.
Si nous pouvons encore agir sur ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶informatique (laquelle, livrée à son mouvement ◀d’▶accélération paraît déjà hors de toute prise humaine), c’est sur ces derniers points que nous avons à ◀le▶ faire. Il faut refuser et réfuter activement ◀l’▶approche impérialiste ◀de▶ ◀l’▶informatisation générale ◀de▶ ◀la▶ société, et assigner à ◀l’▶informatique ◀les▶ limites que lui posent en vérité sa définition scientifique et son utilité. Nous pouvons ◀le▶ faire encore, et nous ◀le▶ devons. C’est bien peu de choses, me dira-t-on : un effort non mesurable, une décision tout invisible ◀de▶ ◀l’▶esprit. Mais il est bien probable que ◀de▶ ce peu, ◀de▶ ce très peu, dépende ◀le▶ sort ◀de▶ notre civilisation occidentale.