L’▶informatique vue par Denis de Rougemont (2 décembre 1981)cq cr
◀L’▶informatique est-elle à vos yeux un progrès ?
◀L’▶informatique est utile dans plusieurs domaines ; elle évite une perte inconsidérée ◀de▶ temps dans des domaines où une masse énorme et fastidieuse ◀de▶ calculs intervient : comptabilité, génie civil, services hospitaliers, recensements et statistiques (opérés presque sans papier, ◀d’▶où ◀le▶ sauvetage ◀de▶ forêts), domaine aérospatial, défense nationale…
◀L’▶informatique serait un progrès formidable dans ◀la▶ mesure où elle s’appliquerait à une société qui admettrait que ◀le▶ loisir est quelque chose ◀de▶ sérieux et qui reconnaîtrait que ◀le▶ temps épargné doit être redistribué. Malheureusement, dans ◀la▶ société actuelle, ceux qui devraient jouir du temps libre gagné par ◀la▶ machine, ne voient que ◀le▶ côté néfaste ◀de▶ ◀l’▶automatisation : ◀le▶ chômage. ◀Le▶ risque du chômage aujourd’hui est ◀le▶ plus important. On s’achemine vers des usines sans ouvriers. Mais que faire ◀de▶ milliers ◀d’▶ouvriers sans travail ? Plus ◀la▶ technique avance, plus il y a ◀de▶ chômage.
◀De▶ nombreux dangers
Un danger encore plus grave est celui ◀de▶ ◀la▶ perte ◀de▶ mémoire : à force de tout confier à ◀l’▶ordinateur, ◀l’▶homme vide sa mémoire, ne ◀l’▶entretient pas et alors, comme un muscle non entraîné, elle s’atrophie.
De plus, si par suite ◀d’▶une panne générale parfaitement concevable ◀le▶ contenu des ordinateurs était perdu, ◀l’▶homme des générations suivantes ne serait plus capable ◀de▶ reconstruire ◀l’▶industrie. En recourant toujours plus à ◀l’▶ordinateur, on en devient dépendant et ◀l’▶on place sa confiance en un système qui est très vulnérable.
Vulnérabilité croissante
Ne peut-on pourtant pas attendre ◀de▶ ◀l’▶informatique un plus grand contrôle, donc une plus grande sécurité ?
Il faut bien se rendre compte que ◀l’▶informatique est un système très compliqué et par conséquent sujet à des perturbations ◀d’▶autant plus fréquentes. Je vous cite Joël de Rosnay, directeur ◀de▶ ◀la▶ recherche à ◀l’▶Institut Pasteur à Paris : « Il est un fait que ◀la▶ complexité de plus en plus grande ◀de▶ ◀la▶ société, ◀l’▶utilisation ◀de▶ ◀la▶ télématique, des télécommunications et ◀de▶ ◀l’▶informatique, rendent ◀le▶ système de plus en plus vulnérable et facile à perturber.87 » J’ajoute ◀les▶ prévisions ◀de▶ ◀la▶ Revue polytechnique 88 ◀de▶ Lausanne :
— en cas ◀de▶ panne, ◀les▶ solutions manuelles ◀de▶ recours sont impraticables ;
— ◀la▶ disponibilité et ◀la▶ validité ◀de▶ ◀l’▶informatique sont incertaines ;
— on est à ◀la▶ merci ◀de▶ catastrophes potentielles : incendies, inondations, sabotages, indisponibilité des transmissions ;
— ◀la▶ complexité croissante des systèmes augmente ◀la▶ dépendance à l’égard des rares spécialistes.
On est ainsi en droit ◀de▶ se demander si ◀les▶ hommes adaptés depuis une ou deux décennies aux réseaux ◀d’▶informations qui leur dictent leur conduite, sauraient encore se débrouiller en cas ◀de▶ défaillance des réseaux. Il suffit ◀d’▶apprécier leur degré ◀de▶ dépendance vis-à-vis des calculatrices ◀de▶ poche pour comprendre qu’ils ne se rappelleront rien sans ◀les▶ ordinateurs et seront ainsi démunis devant ◀l’▶imprévu.
Enfin, ce qu’on nomme ◀la▶ criminalité électronique constitue un danger plus immédiat. Sans parler des détournements ◀de▶ fonds, ◀les▶ mises hors service ◀d’▶ordinateurs se multiplient : aux États-Unis, des jeunes déversent sur eux du miel ou leur tirent dessus à ◀la▶ mitrailleuse.
Débiles mentaux efficaces
◀L’▶ordinateur ne risque-t-il pas ◀de▶ modifier ◀le▶ comportement ◀de▶ celui qui s’en sert ?
Oui, de même que ◀l’▶électricité, ◀l’▶auto, ◀l’▶avion, ◀le▶ téléphone et ◀la▶ télévision influencent ◀la▶ vie quotidienne des Occidentaux, ◀l’▶informatique accentue notre tendance à penser ou à imaginer selon des schémas déduits ◀de▶ ◀la▶ seule réalité physique et ◀de▶ ses mécanismes.
Elle nous fait ainsi entrer dans un monde où ◀les▶ ordinateurs, ayant « traité » nos problèmes, nous restitueront une réalité toujours mieux réduite au rationnel, dépersonnalisée et prédigérée pour établir plus facilement ◀les▶ connexions entre ordinateurs et cerveaux humains, ces derniers de plus en plus intégrés au réseau des premiers.
◀La▶ communication en sera certes facilitée, mais elle se limitera à ce qui est pareil pour tous et en tous et sera incapable ◀de▶ transmettre ◀la▶ nouveauté radicale, créée, unique. ◀La▶ technique tend donc à favoriser et à propager une forme ◀de▶ pensée aseptisée, rationalisée, mise à ◀l’▶abri des « troubles mentaux » et des « utopies délirantes » mais aussi du lyrisme, ◀de▶ ◀la▶ poésie et ◀de▶ ◀la▶ créativité en général.
Dans ce sens, une certaine robotisation des esprits est à redouter ; on peut craindre un conformisme rationalo-matérialiste et ◀la▶ perte ◀de▶ tout esprit (critique) ◀de▶ résistance aux états-majors des puissances stato-nationales ou industrielles, commerciales ou bancaires qui auraient su monopoliser ◀l’▶informatique ou ◀la▶ télématique.
En d’autres termes, en nous offrant ◀de▶ « penser pour nous » et plus vite que nous, « ◀l’▶informatique crée ◀le▶ risque ◀d’▶atrophier nos facultés ◀de▶ mémoire, ◀de▶ jugement et ◀de▶ création, tout en multipliant une espèce prospère ◀de▶ débiles mentaux efficaces ».
Des élèves-robots
Et ◀le▶ projet « Plato », ◀l’▶école sans maîtres ?
◀Le▶ projet « Plato » est présenté comme un apprentissage ◀de▶ données et ◀de▶ structures sur tous ◀les▶ sujets au moyen ◀d’▶ordinateurs remplaçant ◀les▶ manuels et ◀le▶ maître. Mais cette définition contient une erreur : ce n’est pas une école sans maîtres, puisque ce sont en fait ◀les▶ maîtres qui programment ◀les▶ ordinateurs. Simplement, ils ne sont pas là, c’est-à-dire qu’ils trahissent leur fonction principale, car comme ◀l’▶a très bien dit Jaurès : « On n’enseigne pas ce que ◀l’▶on sait, mais ce que ◀l’▶on est. » ◀L’▶ordinateur sait beaucoup de choses, mais il n’est pas. Il est incapable ◀de▶ former ◀les▶ esprits, n’ayant pas ◀de▶ finalité à leur proposer. Par contre, il est très capable ◀de▶ ◀les▶ réduire au conformisme officiel.
◀Les▶ élèves des ordinateurs seront devant ◀l’▶appareil en état ◀de▶ passivité croissante, et disposeront ◀de▶ moins en moins des possibilités ◀de▶ doute, ◀de▶ questions au maître, ◀de▶ critique et des discussions avec ◀les▶ copains, qui constituaient, hier encore, ◀l’▶essentiel ◀de▶ ◀la▶ formation par ◀l’▶école.
Pourriez-vous, en conclusion, résumer votre sentiment sur ◀l’▶informatique ?
Après avoir donné mon exposé à ◀La▶ Revue économique et sociale , j’ai découvert un texte ◀de▶ Platon, qui correspond exactement à ma pensée : dans la troisième partie du Phèdre, Theut, ◀le▶ dieu égyptien à tête ◀d’▶ibis, maître des arts, des sciences et des lettres, présente au roi Thamous ◀l’▶écriture, son invention, comme « une connaissance qui aura pour effet ◀de▶ rendre ◀les▶ Égyptiens plus instruits et plus capables ◀de▶ se remémorer : mémoire, aussi bien qu’instruction ont trouvé leur remède ! » Ces paroles s’appliquent étonnamment bien à ◀l’▶informatique. Alors voici un extrait ◀de▶ ◀la▶ réponse du roi :
… cette connaissance aura pour résultat, chez ceux qui ◀l’▶auront acquise, ◀de▶ rendre leurs âmes oublieuses, parce qu’ils cesseront ◀d’▶exercer leur mémoire : mettant en effet leur confiance dans ◀l’▶écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, non du dedans et grâce à eux-mêmes qu’ils se remémoreront ◀les▶ choses. Ce n’est donc pas pour ◀la▶ mémoire, c’est pour ◀la▶ remémoration que tu as découvert un remède. Quant à ◀l’▶instruction, c’en est semblance que tu procures à tes élèves, et non point ◀la▶ réalité : lorsqu’en effet, avec ton aide, ils regorgeront ◀de▶ connaissances sans avoir reçu ◀d’▶enseignement, ils sembleront être bons à juger ◀de▶ mille choses, au lieu que la plupart du temps ils sont dénués ◀de▶ tout jugement : et ils seront en outre insupportables, parce qu’ils seront des semblants ◀d’▶hommes instruits, au lieu d’être des hommes instruits.
Ce texte est suffisamment clair et résume mon point de vue sur ◀l’▶informatique.