L’Europe une et diverse : la contribution des cultures nationales [commentaires] (1982)a
Un des buts principaux de▶ notre colloque était ◀d’▶examiner pourquoi certaines nations durent, grâce à leur culture, et quelles contributions elles peuvent apporter ◀de▶ la sorte à l’Europe une et diverse.
Ma première intervention relevait quelque peu de la provocation. Elle risquait en effet ◀de▶ vider ◀d’▶avance un tel colloque ◀de▶ son contenu : je niais l’existence ◀de▶ « cultures nationales », pour affirmer l’existence préalable à tous nos États nationaux, ◀d’▶une culture commune des Européens, aux sources exceptionnellement diverses et caractérisée par cette diversité même.
L’affaire pouvait paraître liquidée…
Mais je ne peux pas m’en tenir là. J’ai réfléchi à ce que vous avez dit ici, les uns et les autres. J’ai aperçu ◀de▶ nouvelles manières, non pas ◀d’▶établir des compromis mais au contraire de préciser les choses, et ◀de▶ tourner, à certains égards, l’interdiction que j’avais posée au départ, en parlant ◀de▶ l’inexistence, voire ◀de▶ l’impossibilité historique ◀de▶ ce que l’on nomme aujourd’hui nos cultures nationales. Comment introduire un dialogue si on nie l’existence ◀de▶ ses interlocuteurs ? C’est la première question. Or, il faut dialoguer, j’en suis convaincu depuis une cinquantaine ◀d’▶années que j’écris et que je parle sur des questions européennes. Pourquoi est-ce qu’il nous faut à tout prix un dialogue ? C’est parce que la condition ◀de▶ survie ◀de▶ l’Europe est dans son union, dans sa fédération, sur la base même ◀de▶ ses différences. Si elle n’arrive pas à se fédérer, c’est-à-dire à dépasser le tabou des États-nations à souveraineté absolue, elle reste incapable, par définition, ◀de▶ s’unir : on ne base pas une union sur cet obstacle par excellence à toute union qu’est l’État-nation ◀d’▶aujourd’hui. Vouloir fonder l’union ◀de▶ l’Europe sur ses États-nations, c’est vouloir faire un cercle carré ou c’est vouloir, comme je l’ai dit souvent, fonder une amicale des misanthropes. On peut écrire ces choses, on peut les dire, on ne peut pas les faire. Donc, il nous faut établir le dialogue sur nos différences, et pour que ce dialogue soit utile, il faut qu’il y ait un langage commun. Ce langage commun, nous ne le trouvons que dans l’existence ◀d’▶une culture commune à tous les Européens, culture extraordinairement variée par ses sources, ◀d’▶où les difficultés et ◀d’▶où aussi les solutions possibles. J’ajoute que, pour moi, faire une fédération ◀de▶ l’Europe, une union réelle sur la base ◀de▶ la seule unité existante, qui est l’unité ◀de▶ culture, c’est une condition sine qua non ◀de▶ quelque chose de plus important que l’Europe, je veux dire ◀de▶ la Paix.
Les divers travaux que j’ai pu entendre ici m’ont permis ◀d’▶entrevoir comment on pourrait tout de même rendre un certain sens à l’expression ◀de▶ « culture nationale » dans certaines circonstances historiques bien définies. Je ne retire pas ma condamnation en général ◀de▶ l’expression ◀de▶ culture nationale : l’Europe a existé et elle a été cultivée bien avant l’existence ◀de▶ nos premiers États. Il ne faut pas voir la culture européenne comme l’addition ◀de▶ vingt-quatre cultures nationales. Il y a une culture qui s’est formée en Europe jusque vers l’an 1300 ◀de▶ notre ère et qui, ensuite, s’est beaucoup enrichie. Mais enfin, l’essentiel s’est formé durant le premier millénaire ◀de▶ notre ère par la confluence des sources que j’ai énumérées tout à l’heure, alors que les plus anciens États que l’on trouve en Europe remontent à l’an 1000, au plus tôt : la Pologne et la Hongrie. L’instauration ◀de▶ la couronne ◀de▶ saint Étienne vers l’an 1000, et la formation ◀de▶ la Pologne sont à peu près contemporaines. Voilà un premier cas, sur lequel je reviendrai, ◀de▶ pays dont la culture se confond avec l’identité nationale. Et plus tard, il faut sauter jusqu’au xiiie siècle pour voir se former les premiers États que j’ai appelés États-nations. C’est la France de Philippe le Bel, l’Espagne des rois ◀de▶ Castille et ◀d’▶Aragon, l’Angleterre des petits rois autour de Londres qui ont fusionné. Le premier noyau ◀de▶ la Confédération suisse se forme en 1291, c’est-à-dire à la fin du xiiie siècle. Ensuite, vient la formation des États scandinaves et, au xixe seulement, étape suivante, la formation ◀de▶ la Belgique et ◀de▶ la Hollande comme États, ◀de▶ l’Allemagne et ◀de▶ l’Italie, puis au xxe siècle, ◀de▶ la Tchécoslovaquie, ◀de▶ la Yougoslavie, ◀de▶ Malte, ◀de▶ Chypre…
Nous voilà donc extrêmement loin de l’idée ◀d’▶une culture qui se serait constituée en même temps que celle des nations et par leur addition.
Mais alors dans quelle mesure peut-on encore parler ◀de▶ différences nationales dans l’usage, la création, la consommation ◀de▶ la culture, telles que l’expression ◀de▶ « cultures nationales » ne soit pas vidée ◀de▶ tout sens ? Je vais vous le dire en trois mots. Ces sources ◀de▶ la culture commune des Européens, jusqu’aux premiers siècles ◀de▶ notre ère, tout le monde les connaît. C’est ce que Valéry a résumé dans la formule : Tout ce qui descend ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Rome et ◀de▶ Jérusalem est authentiquement européen. À ces trois sources primitives — et dans Jérusalem, il y a la source hébraïque et le christianisme —, il faut ajouter les populations préexistantes en Europe, c’est-à-dire les Celtes sur presque tout l’ensemble du continent, et les Germains qui viennent à la rencontre des Celtes, se mélangent avec eux et finissent par recouvrir aussi une bonne partie ◀de▶ l’Europe. Voilà nos premières origines. À cela viendront s’ajouter, au Moyen Âge, l’apport des Arabes, et, à partir du xixe siècle, celui des Slaves ◀de▶ Russie, et on pourrait mentionner encore, au début du xxe siècle, l’influence ◀de▶ la civilisation nègre, ◀de▶ la négritude comme dit Senghor, à travers le jazz américain, à travers les cantiques des Noirs, dont les mélodies sont d’ailleurs empruntées à ceux des mouvements ◀de▶ réveil protestant dans le pays de Galles ! Cet héritage est tellement varié qu’il va créer des variantes importantes dans le dosage des éléments. Ce sont ces variantes, que, dans certains cas, on pourrait appeler cultures nationales, interlocuteurs possibles dans le dialogue que nous souhaitons tous.
Je vous en donnerai ici quelques exemples, portant surtout sur l’usage que l’on a fait ◀de▶ la culture commune dans nos différents pays : usage politique, usage ◀d’▶éléments formateurs ◀de▶ communautés, ou mainteneurs ◀de▶ communautés.
Vous avez le cas ◀de▶ la Hongrie, l’un des tout premiers États formés en Europe. Nous l’avons vu lors des exposés ◀de▶ MM. Boldizsar et Molnar, il y a là un cas unique où culture et identité nationales ne font qu’un. Cela peut tenir aux origines asiatiques du peuple hongrois, qui est venu comme un corps étranger dans l’Europe. Donc, pour lui, sa culture était sa raison ◀d’▶être. Mais vous avez à l’extrême inverse la Suisse, qui n’a pas ◀de▶ culture nationale, mais une confédération ◀de▶ plusieurs ethnies, langues et traditions historiques. La Suisse n’a pas ◀de▶ culture nationale. Elle a pourtant vécu sans faille, depuis le xiiie siècle. La culture n’a pas été son élément formateur. Ce qui a été son élément formateur, c’est une sorte ◀de▶ philosophie politique qui est le fédéralisme. La décision ◀de▶ se mettre ensemble dans la mesure où l’on veut rester différents, autonomes. Peut-on parler ◀d’▶une culture politique ? Oui, c’est sans doute la seule manière ◀de▶ parler ◀d’▶une culture nationale pour les Suisses — une culture qui ne porte que sur les principes du fédéralisme, sur l’éthique du fédéralisme, devrais-je dire.
Il y a aussi la Pologne et la Roumanie, qu’il faut citer parmi les anciens États. Là, je vois de nouveau deux cas inverses très intéressants. La Pologne a pour particularité unique ◀d’▶être un État slave ◀de▶ population, mais romanisé dans sa culture. À l’inverse, la Roumanie est l’exemple ◀d’▶un État romanisé devenu orthodoxe et dont la culture résulte ◀de▶ cette conjonction rare, sinon unique.
Ensuite, il y a la France qui, contrairement à l’Europe, comme nous l’a expliqué M. Diez del Corral, a toujours eu une royauté unique, décidée à tout unifier par la force et par la ruse. C’est vraiment la royauté française qui a fait la France, sans jamais obtenir, je crois, le libre consentement des parties annexées. Ça a été fait par la conquête, le non-respect des contrats sacrés (cas ◀de▶ la Bretagne) ou par des jeux ◀de▶ traités plus ou moins discutables. L’unification totale ne s’est imposée qu’au détriment des cultures « nationales », au sens ancien, dont la grande culture occitane, qui a été étouffée, et d’autres comme la bretonne, la provençale ou l’allemande ◀de▶ l’Alsace et ◀de▶ la Lorraine, pratiquement interdites par les lois ◀de▶ la « République une et indivisible ».
On a beaucoup parlé ◀de▶ culture nationale en France. C’est le seul pays au monde où la culture puisse être appelée non pas nationale mais stato-nationale. C’est une culture ◀d’▶État-nation, faite pour et par l’État-nation. Cela me rappelle une phrase souvent répétée par Michel Debré, qu’il a encore utilisée dernièrement dans Le Monde, et selon laquelle l’école française est faite pour former des citoyens français. C’est tout juste s’il n’a pas parlé ◀de▶ sujets… Donc, en France, on arrive à une espèce ◀de▶ culture différente ◀de▶ toutes les autres en ceci qu’elle est entièrement politisée, comme nous l’a très bien montré hier Stanley Hoffmann. La culture française est nationale dans la mesure où elle est politisée, à tel point qu’on a l’impression quelquefois, à entendre les discussions entre la gauche et la droite, que chacun tient plus au triomphe ◀de▶ son idéologie qu’à la santé ◀de▶ la nation réelle. À l’inverse, nous avons le cas ◀de▶ l’Espagne. Nous avons vu qu’elle a eu plusieurs monarchies, que la « monarchie espagnole » est multiple, pluraliste, c’est-à-dire qu’elle comporte déjà les bases ◀d’▶un fédéralisme possible, depuis ses origines, depuis le Moyen Âge. Il n’y a jamais eu volonté ◀d’▶effacer les différences.
Et encore plus différent du modèle français, il y a l’Empire austro-hongrois, qui s’est continué en partie dans la Vienne ◀de▶ la petite république autrichienne. L’Empire austro-hongrois ne pouvait pas avoir ◀de▶ culture nationale pour la bonne raison, comme on l’a rappelé ce matin, qu’il réunissait douze nationalités. Qu’aurait-il fallu choisir comme culture nationale à imposer à toutes les autres ? C’était impensable. Aussi, ça n’a pas été fait, et le résultat est que ces douze cultures nationales ont continué, chacune pour elle-même, certaines avec un grand succès même au point de vue État-nation, comme la Hongrie, indépendante à une époque, ensuite en relation quasi fédérale avec l’ensemble austro-hongrois. Grâce à ce fédéralisme sous-jacent, on a pu arriver à un développement culturel merveilleux et vraiment très européen, qui est le développement ◀de▶ la Vienne des trente premières années du siècle. Je pense que Vienne était, plus peut-être que Paris, le centre ◀de▶ la civilisation et ◀de▶ la culture européennes ◀de▶ ce moment-là. Il suffit ◀de▶ mentionner l’école des logiciens ◀de▶ Wittgenstein, Hilbert, Carnap ; la grande école ◀de▶ la musique dodécaphonique avec Schönberg et Berg ; la littérature, qui s’est développée autour de Vienne, j’englobe ici tous ceux qui ont relevé ◀de▶ l’Empire « K. und K. » : Rilke, Kafka, Hugo von Hofmannsthal, Hermann Broch, Musil, enfin last but not least, la psychanalyse avec Freud et Adler. C’est une chose absolument sensationnelle qu’une pareille culture qui n’est pas liée à un État, mais au contraire à une pluralité ◀de▶ nations vivant et coopérant librement les unes avec les autres. Ensuite vous avez eu un très remarquable exposé ◀de▶ M. Romano sur l’Italie, où il nous a fait remarquer que la culture en Italie, quand l’Italie a fait son unité, selon l’idée alors régnante que toute nation « fait son unité » comme un homme « fait sa puberté », a traversé une sérieuse crise ◀de▶ développement. Un certain nombre ◀de▶ grands hommes italiens ont prétendu reconquérir l’unité culturelle du pays, alors qu’ils ne faisaient que reproduire une unité, restaurée, certes, mais au sens ◀de▶ Viollet-le-Duc.
Pour l’Allemagne, le cas n’est pas trop différent. Vous avez une grande culture germanique, on peut le dire, parce que l’accent est fortement mis sur le germanisme plutôt que sur l’hellénisme et le romantisme. Le Saint-Empire romain ne fut qu’un empire ◀de▶ nostalgie reconstitué. Aujourd’hui, vous avez cette même culture qui est le seul lien communautaire entre des gens ◀de▶ quatre ou cinq États différents : les deux Allemagnes, la Suisse, l’Autriche, et d’autres parties ◀de▶ pays qui sont ◀de▶ culture germanique. C’est donc simplement un ferment communautaire. Ces quelques exemples pourraient être développés, nuancés, complétés, mais ils donnent l’impression tout de suite, quand on pense à l’Europe comme culture, ◀d’▶une culture symphonique, ou si vous voulez, ◀d’▶un orchestre. Il y a le langage commun, la musique, l’héritage culturel européen, mais ce langage commun étant symphonique, ne peut s’exprimer que par des instruments différents.
Il s’agit maintenant ◀de▶ les composer pour qu’ils ne jouent pas faux, pour qu’ils ne jouent pas les uns contre les autres, mais ensemble, chacun tenant sa partie propre. Il s’agit ◀de▶ cette harmonie dont parlait ce que j’oserai appeler le premier slogan européen, cette pensée ◀d’▶Héraclite qui veut que « ce qui s’oppose coopère » et que « ◀de▶ la lutte des contraires procède la plus belle harmonie ». Le génie ◀de▶ l’Europe va procéder ◀de▶ cette phrase ◀d’▶Héraclite qui est aussi la devise du fédéralisme : la composition, l’accord des contraires, leur mise en tension sans court-circuit, c’est-à-dire sans que l’un des pôles soit neutralisé par l’autre. Ceci nous amène à l’idée que je voulais introduire, celle du dialogue.
Du dialogue nécessaire. Les moyens du dialogue, je crois que je les ai indiqués, c’est cette culture une et diverse qui permet à toutes sortes ◀d’▶interlocuteurs ◀de▶ représenter telle partie ◀de▶ la culture commune en se référant toujours au trésor commun, à l’héritage commun, qui permet un langage commun. Quel pourrait être le contenu ◀de▶ ce Dialogue des cultures que nous souhaitons tous ? Je ne vais pas vous faire ici un long topo. J’aimerais simplement proposer une ou deux pistes ◀de▶ réflexion. Cela pourrait être le sujet ◀d’▶un autre colloque. Je crois que la condition ◀de▶ tout dialogue entre les différentes nations que j’ai énumérées, avec toutes leurs diversités, c’est la reconnaissance du fait qu’elles ne pourront s’unir que sur une base véritablement commune, la culture, et non pas sur l’économie, ni sur la politique. C’est cela seul qui permettra le langage commun, condition ◀de▶ tout dialogue. Nous avons tous vu, depuis trente ans, qu’on ne peut pas faire l’Europe sur la base ◀de▶ l’économie, comme Jean Monnet le proposait. On n’y est pas arrivé et je ne pense pas qu’on y arrivera dans les années qui suivent, parce que ce n’est pas la bonne base. Jean Monnet a pensé que, si l’on maîtrisait les relations économiques en Europe, la politique et le reste suivraient, mais le général de Gaulle lui a bien fait voir que, pour lui, les intérêts économiques étaient secondaires : comme l’intendance, ils devaient suivre. Suivre quoi ? Je réponds : les finalités les plus hautes ◀de▶ la culture, ◀de▶ l’homme.
En conclusion, trois suggestions :
— Organiser le dialogue sur l’union à partir de la culture, considérée comme seule base commune, des trente-cinq peuples européens.
— Poursuivre le thème ◀de▶ la lutte contre les nationalismes fauteurs ◀de▶ guerres. Il me semble que c’est un terrain sur lequel la responsabilité ◀de▶ la culture est la plus engagée aujourd’hui. Il nous faut une culture pour la paix, donc une culture ◀de▶ dialogue, et non pas ◀d’▶affrontements. Comment lutter contre le nationalisme tel qu’il est enseigné, plus ou moins délibérément, dans toutes nos écoles ?
— Aborder les problèmes des droits de l’homme en référence permanente à ce que nous avons tous en commun, à nos valeurs ◀de▶ base, ◀d’▶où qu’elles viennent.
Voilà simplement quelques pistes. Pourquoi pas un colloque sur chacune ◀d’▶elles ?