Pacifisme (6 janvier 1982)h
(Point de▶ départ : l’article ◀d’▶Edward Hughes, Sélection, janvier 1982.)
L’article étant intitulé : « ◀D’▶où vient cette vague ◀de▶ pacifisme ? », on est en droit ◀de▶ demander « ◀D’▶où vient cette vague ◀d’▶anti-pacifisme ? » qui est en train de déferler sur la presse occidentale, quotidiens et magazines, et sur les médias RTV (quasi unanimes) et qui consiste à dénoncer dans le pacifisme le pire danger qui menace aujourd’hui l’Europe de l’Ouest.
Un esprit ◀de▶ symétrie un peu puéril inciterait à penser que cet anti-pacifisme est « manipulé » par les États-Unis et à demander qui est ce Mr. Ed. Hughes : un agent américain ? Je pense qu’il s’agit simplement ◀d’▶un journaliste en quête ◀d’▶un bon sujet. Si son article a tant de succès (◀d’▶innombrables journaux ◀de▶ second ordre en Europe de l’Ouest le reproduisent, les autres s’en inspirent parfois littéralement, mais avaient-ils besoin ◀de▶ ça ?), c’est qu’il répond exactement à ce que l’Européen moyen attend qu’on lui dise : que face aux SS 20 et aux milliers ◀de▶ chars russes, il est temps ◀de▶ « rétablir l’équilibre des armements », et pour cela ◀d’▶installer en Europe des milliers ◀de▶ missiles destinés à dissuader les Russes ◀de▶ nous attaquer. Ainsi nous protégerons la paix.
Si la symétrie des « manipulations » me paraît puérile, l’argument sur l’équilibre des forces nucléaires et la « dissuasion » me paraît infantile. Le général Buis l’a dit à la TV française : « Ces histoires ◀de▶ 5000 contre 7000 missiles (qu’on venait de montrer sur l’écran) sont aberrantes : 50 missiles ◀de▶ la plus petite espèce suffiraient à détruire l’Europe entière. »
Voyons, derrière ces humeurs des deux camps, quelles sont les réalités ◀de▶ la guerre possible.
1. Réalités politiques. Les USA dominent. Leurs intérêts sont avant tout économiques. Ils ont dans le monde, à ce niveau, deux concurrents : le Japon d’abord, puis l’Europe. En revanche, l’URSS est leur plus gros client (blé, technologie). Devant un dilemme Europe-URSS, leur intérêt économique est ◀de▶ protéger l’URSS, non l’Europe ; le gros client, non le concurrent.
Qu’on ne m’objecte pas les affinités et les incompatibilités idéologiques : le marxisme-léninisme est mort en URSS et les intellectuels marxisants et résolus sont certainement plus nombreux dans les universités des USA que dans tous les pays dits « communistes » réunis. Il n’y a que deux causes majeures confrontées à l’échelle mondiale : les USA tiennent à garder leur hégémonie économique, et pour cela ils utilisent l’idéologie démocratique et les mots d’ordre ◀de▶ liberté à tout prix (plutôt morts que rouges !), l’URSS (même sans parler ◀de▶ ses interventions en Afrique et en Amérique latine) tient à son empire européo-asiatique sous la domination russe, et pour cela elle utilise l’idéologie dite « socialiste », non plus à des fins révolutionnaires, mais au contraire « pour conserver les conquêtes du socialisme » (entendons l’hégémonie politique et économique des Russes sur l’Europe de l’Est, les Baltes, les Transcaucasiens, Arméniens et Géorgiens) et les Transcaspiens (Azerbaïdjan, Tadjikistan, etc. + Afghanistan).
La lutte entre ces deux « causes » n’est pas idéologique dans ses motivations réelles. C’est la rivalité ◀de▶ deux impérialismes qui subsistent après avoir écrasé tous les autres, à l’échelle mondiale.
2. Réalités économiques. Si pour les USA l’Europe est devenue un concurrent économique et un allié militaire rétif, pour les Russes elle représente un domaine technologique et industriel ◀d’▶intérêt majeur, et dont il pourrait être intéressant ◀de▶ s’emparer sans risquer le désastre nucléaire par la réplique des bombes stratégiques américaines.
3. Réalités militaires. Reagan a déclaré que la guerre nucléaire pourrait être limitée à l’Europe. Ce qui signifierait :
a) une attaque russe (« tactique » ou non) détruirait les objectifs des Russes et leur interdirait l’Europe, pour cent ans, mieux que toutes nos armées et mieux que les USA.
b) une attaque russe « conventionnelle » (les chars) portant les Russes en 48 heures sur le Rhin (cf. la thèse du général Close). Pas ◀de▶ réaction américaine possible avant 48 heures, donc l’Europe prise intacte et sans coup férir (nucléaire). L’occupation totale ◀de▶ l’Europe par quelques millions ◀de▶ soldats russes s’ensuivrait.
c) une attaque russe « conventionnelle » aussitôt contrée par des fusées Pershing et des bombes à neutrons. Nécessité pour les Russes ◀de▶ répondre par SS 20. Destruction totale ◀de▶ l’Europe de l’Ouest par SS 20, destruction ◀de▶ l’Europe de l’Est par Pershing, enfin destruction des plus grandes villes russes par les sous-marins nucléaires français. (La force ◀de▶ frappe française terrestre ayant été détruite par les SS 20.) Les objectifs des Russes sont perdus à tout jamais, une partie ◀de▶ l’URSS est détruite, l’Europe entière rayée ◀de▶ la carte industrielle, culturelle et touristique.
d) une attaque russe, nucléaire tactique ou conventionnelle, déclenchant une riposte nucléaire stratégique des USA. Destruction intégrale ◀de▶ l’Occident, ◀de▶ la Californie à l’Oural.
Seule la « possibilité » b) mérite ◀d’▶être envisagée. Car a) ne saurait être prévenu ni par des milliers ◀de▶ missiles nucléaires en Europe, ni encore moins par les armées européennes. Ni, ◀de▶ fait, par les USA. Mais ce serait sans rime ni raison de la part des Russes, qui auraient tout à perdre.
Voyons donc ce que nous pouvons déduire ◀de▶ la « possibilité » b), seule probable.
Un armement nucléaire tactique des Européens, s’il entrait en jeu, déclencherait une riposte russe au moins égale, ce qui nous ramènerait à c), déjà exclu des « possibilités » acceptables, et aussi contraire aux « intérêts » des Russes qu’à ceux des Européens.
L’absence ◀d’▶armes nucléaires tactiques européennes et ◀de▶ missiles USA n’obligerait pas les Russes à utiliser contre leur gré et leurs intérêts leurs propres armes tactiques, et augmenterait donc fortement les chances ◀d’▶une guerre non nucléaire. Il est probable que les chars russes déferleraient sans trop ◀de▶ difficultés (sauf en Suisse) sur toute l’Europe. Mais alors (ici, mon article ◀de▶ Construire ).
Il n’est donc nullement exclu, il est même probable, que b) serait finalement désastreux pour le régime russe dit « communiste », et pourrait ouvrir ◀de▶ la sorte une ère ◀de▶ paix, et au moins la destruction ◀de▶ toutes les armes nucléaires dans le monde.
C’est notre seule chance ◀de▶ survie, et même ◀de▶ victoire.
Le pacifisme en 1982 consiste donc pour les Européens à refuser tout armement nucléaire américain ou européen ; à se préparer à une résistance civique universelle (cf. mon interview dans Construire ) dans nos pays ; et à diffuser largement, par tous les médias, sans relâche, les raisons ◀d’▶une telle conduite.