(1985) Tapuscrits divers (1980-1985) « Pacifisme (6 janvier 1982) » pp. 1-4

Pacifisme (6 janvier 1982)h

(Point de départ : l’article d’Edward Hughes, Sélection, janvier 1982.)

L’article étant intitulé : « D’où vient cette vague de pacifisme ? », on est en droit de demander « D’où vient cette vague d’anti-pacifisme ? » qui est en train de déferler sur la presse occidentale, quotidiens et magazines, et sur les médias RTV (quasi unanimes) et qui consiste à dénoncer dans le pacifisme le pire danger qui menace aujourd’hui l’Europe de l’Ouest.

Un esprit de symétrie un peu puéril inciterait à penser que cet anti-pacifisme est « manipulé » par les États-Unis et à demander qui est ce Mr. Ed. Hughes : un agent américain ? Je pense qu’il s’agit simplement d’un journaliste en quête d’un bon sujet. Si son article a tant de succès (d’innombrables journaux de second ordre en Europe de l’Ouest le reproduisent, les autres s’en inspirent parfois littéralement, mais avaient-ils besoin de ça ?), c’est qu’il répond exactement à ce que l’Européen moyen attend qu’on lui dise : que face aux SS 20 et aux milliers de chars russes, il est temps de « rétablir l’équilibre des armements », et pour cela d’installer en Europe des milliers de missiles destinés à dissuader les Russes de nous attaquer. Ainsi nous protégerons la paix.

Si la symétrie des « manipulations » me paraît puérile, l’argument sur l’équilibre des forces nucléaires et la « dissuasion » me paraît infantile. Le général Buis l’a dit à la TV française : « Ces histoires de 5000 contre 7000 missiles (qu’on venait de montrer sur l’écran) sont aberrantes : 50 missiles de la plus petite espèce suffiraient à détruire l’Europe entière. »

Voyons, derrière ces humeurs des deux camps, quelles sont les réalités de la guerre possible.

1. Réalités politiques. Les USA dominent. Leurs intérêts sont avant tout économiques. Ils ont dans le monde, à ce niveau, deux concurrents : le Japon d’abord, puis l’Europe. En revanche, l’URSS est leur plus gros client (blé, technologie). Devant un dilemme Europe-URSS, leur intérêt économique est de protéger l’URSS, non l’Europe ; le gros client, non le concurrent.

Qu’on ne m’objecte pas les affinités et les incompatibilités idéologiques : le marxisme-léninisme est mort en URSS et les intellectuels marxisants et résolus sont certainement plus nombreux dans les universités des USA que dans tous les pays dits « communistes » réunis. Il n’y a que deux causes majeures confrontées à l’échelle mondiale : les USA tiennent à garder leur hégémonie économique, et pour cela ils utilisent l’idéologie démocratique et les mots d’ordre de liberté à tout prix (plutôt morts que rouges !), l’URSS (même sans parler de ses interventions en Afrique et en Amérique latine) tient à son empire européo-asiatique sous la domination russe, et pour cela elle utilise l’idéologie dite « socialiste », non plus à des fins révolutionnaires, mais au contraire « pour conserver les conquêtes du socialisme » (entendons l’hégémonie politique et économique des Russes sur l’Europe de l’Est, les Baltes, les Transcaucasiens, Arméniens et Géorgiens) et les Transcaspiens (Azerbaïdjan, Tadjikistan, etc. + Afghanistan).

La lutte entre ces deux « causes » n’est pas idéologique dans ses motivations réelles. C’est la rivalité de deux impérialismes qui subsistent après avoir écrasé tous les autres, à l’échelle mondiale.

2. Réalités économiques. Si pour les USA l’Europe est devenue un concurrent économique et un allié militaire rétif, pour les Russes elle représente un domaine technologique et industriel d’intérêt majeur, et dont il pourrait être intéressant de s’emparer sans risquer le désastre nucléaire par la réplique des bombes stratégiques américaines.

3. Réalités militaires. Reagan a déclaré que la guerre nucléaire pourrait être limitée à l’Europe. Ce qui signifierait :

a) une attaque russe (« tactique » ou non) détruirait les objectifs des Russes et leur interdirait l’Europe, pour cent ans, mieux que toutes nos armées et mieux que les USA.

b) une attaque russe « conventionnelle » (les chars) portant les Russes en 48 heures sur le Rhin (cf. la thèse du général Close). Pas de réaction américaine possible avant 48 heures, donc l’Europe prise intacte et sans coup férir (nucléaire). L’occupation totale de l’Europe par quelques millions de soldats russes s’ensuivrait.

c) une attaque russe « conventionnelle » aussitôt contrée par des fusées Pershing et des bombes à neutrons. Nécessité pour les Russes de répondre par SS 20. Destruction totale de l’Europe de l’Ouest par SS 20, destruction de l’Europe de l’Est par Pershing, enfin destruction des plus grandes villes russes par les sous-marins nucléaires français. (La force de frappe française terrestre ayant été détruite par les SS 20.) Les objectifs des Russes sont perdus à tout jamais, une partie de l’URSS est détruite, l’Europe entière rayée de la carte industrielle, culturelle et touristique.

d) une attaque russe, nucléaire tactique ou conventionnelle, déclenchant une riposte nucléaire stratégique des USA. Destruction intégrale de l’Occident, de la Californie à l’Oural.

Seule la « possibilité » b) mérite d’être envisagée. Car a) ne saurait être prévenu ni par des milliers de missiles nucléaires en Europe, ni encore moins par les armées européennes. Ni, de fait, par les USA. Mais ce serait sans rime ni raison de la part des Russes, qui auraient tout à perdre.

c) inutile de gloser.

d) inutile de gloser.

Voyons donc ce que nous pouvons déduire de la « possibilité » b), seule probable.

Un armement nucléaire tactique des Européens, s’il entrait en jeu, déclencherait une riposte russe au moins égale, ce qui nous ramènerait à c), déjà exclu des « possibilités » acceptables, et aussi contraire aux « intérêts » des Russes qu’à ceux des Européens.

L’absence d’armes nucléaires tactiques européennes et de missiles USA n’obligerait pas les Russes à utiliser contre leur gré et leurs intérêts leurs propres armes tactiques, et augmenterait donc fortement les chances d’une guerre non nucléaire. Il est probable que les chars russes déferleraient sans trop de difficultés (sauf en Suisse) sur toute l’Europe. Mais alors (ici, mon article de Construire ).

Il n’est donc nullement exclu, il est même probable, que b) serait finalement désastreux pour le régime russe dit « communiste », et pourrait ouvrir de la sorte une ère de paix, et au moins la destruction de toutes les armes nucléaires dans le monde.

C’est notre seule chance de survie, et même de victoire.

Le pacifisme en 1982 consiste donc pour les Européens à refuser tout armement nucléaire américain ou européen ; à se préparer à une résistance civique universelle (cf. mon interview dans Construire ) dans nos pays ; et à diffuser largement, par tous les médias, sans relâche, les raisons d’une telle conduite.