Troisième partie
Le diable démocrate
24.
Erreur fatale des démocrates
Avec une aisance alarmante, nous avons retrouvé, dans la▶ figure qui symbolise toutes ◀les▶ terreurs du siècle, la plupart des aspects classiques du démon : ◀l’▶esprit tombé, ◀le▶ prince ◀de▶ ◀l’▶ici-bas, ◀le▶ tentateur, ◀l’▶accusateur et ◀le▶ menteur. Il reste à dépister Légion, celui qui dit toujours : ce n’est pas moi, c’est l’autre ! c’est ◀la▶ masse ! je n’y étais pas ! Celui qui n’est jamais où vous croyez ◀le▶ prendre, où ◀les▶ sanctions ◀l’▶attendent, où ◀le▶ mal se confesse. Eh bien, ce sera vite fait, nous connaissons ◀le▶ tour : ce qu’il y eut finalement de plus diabolique chez Hitler, c’est ◀la▶ façon dont il persuada ◀le▶ peuple allemand que toutes ses misères venaient de ◀l’▶extérieur, ◀de▶ ◀l’▶étranger, du traité ◀de▶ Versailles, ou des Juifs, ou des Soviets, ou des Ploutocrates anglo-saxons, donc des autres, toujours des autres, — jamais du peuple allemand lui-même. C’est à ce procédé que ◀l’▶on reconnaît ◀le▶ mieux ◀la▶ tactique ◀de▶ Satan chez tous ses délégués.
Mais ici, prenons garde ! Ce livre est plein ◀de▶ pièges. Si ◀l’▶on vient ◀d’▶accepter ◀les▶ phrases qui précèdent, c’est peut-être assez grave pour nous.
Car voici ◀le▶ point précis où tout se renverse, ◀le▶ point où nos accusations, délaissant nos ennemis abattus, vont porter ◀de▶ plein fouet contre nous-mêmes.
Beaucoup de démocrates ont cru très sincèrement qu’Hitler incarnait seul tout ◀le▶ mal ◀de▶ notre temps, et qu’il était un monstre avec lequel nous n’avions vraiment rien ◀de▶ commun. « Voyez, je ne suis qu’Hitler ! », disait Satan. Nous n’avons vu qu’Hitler. Nous ◀l’▶avons trouvé terrible. Nous ◀l’▶avons détesté. Nous lui avons opposé avec plus ou moins ◀de▶ détermination nos vieilles vertus démocratiques. Nous n’avons plus su voir ◀le▶ démon parmi nous.
◀Le▶ tour est joué. Nous voilà pris. Si ◀le▶ diable est Hitler, nous sommes du bon côté ? C’est un ennemi battu, nous sommes donc quittes ? ◀Le▶ diable n’en demandait pas plus ; il adore notre bonne conscience. C’est ◀la▶ grande porte par laquelle il entre en nous ◀de▶ préférence, en se faisant annoncer sous un faux nom.
25.
Notre primitivisme
Chacun sait que ◀les▶ primitifs ◀de▶ ◀la▶ Mélanésie, victimes des plus célèbres études sociologiques du siècle, ont coutume ◀de▶ personnifier ◀les▶ forces mauvaises qui ◀les▶ menacent, ◀les▶ causes des crimes, des accidents, ◀de▶ ◀la▶ stérilité ou ◀de▶ ◀la▶ mort. Que ce soit un sorcier, un profanateur du sacré, un animal, un nuage, un bout ◀de▶ bois colorié, toujours ◀la▶ cause du mal dont souffrent ces sauvages est indépendante ◀d’▶eux-mêmes, et doit donc être combattue et anéantie hors ◀d’▶eux-mêmes.
À ◀l’▶inverse, ◀le▶ christianisme s’est efforcé depuis des siècles ◀de▶ nous faire comprendre que ◀le▶ Royaume ◀de▶ Dieu est en nous, que ◀le▶ Mal aussi est en nous, et que ◀le▶ champ ◀de▶ leur bataille n’est pas ailleurs que dans nos cœurs. Cette éducation a largement échoué. Nous persistons dans notre primitivisme. Nous rendons responsables ◀de▶ nos maux ◀les▶ gens ◀d’▶en face, toujours, ou ◀la▶ force des choses. Si nous sommes révolutionnaires, nous croyons qu’en changeant ◀la▶ disposition ◀de▶ certains objets — en déplaçant ◀les▶ richesses par exemple — nous supprimerons ◀les▶ causes des maux du siècle. Si nous sommes des capitalistes, nous croyons qu’en déplaçant vers nous ces mêmes objets, nous sauverons tout. Si nous sommes ◀de▶ braves démocrates, inquiets ou optimistes, nous croyons qu’en rôtissant quelques dictateurs, profanateurs du droit, ou sorciers, nous rétablirons ◀la▶ paix et ◀la▶ prospérité. Nous sommes encore en pleine mentalité magique. Comme ◀de▶ petits enfants en colère, nous battons ◀la▶ table à laquelle nous nous sommes heurtés. Ou comme Xerxès, nous flagellons ◀les▶ eaux ◀de▶ ◀l’▶Hellespont, à grands coups ◀de▶ discours sur ◀les▶ ondes courtes.
Nous oublions ce fait fondamental : c’est qu’en réalité nos adversaires ne diffèrent pas essentiellement ◀de▶ nous. Car tout homme porte dans son corps (et dans son âme) ◀les▶ microbes ◀de▶ toutes ◀les▶ maladies connues, et ◀de▶ bien d’autres. Anéantir ◀les▶ signes extérieurs ◀de▶ ◀la▶ menace ne serait nullement suffisant pour nous en délivrer. Ces signes — Hitler, Staline, ou ◀les▶ capitalistes, selon ◀les▶ cas, ◀les▶ méchants en général — ces signes personnifient des possibilités qui existent en nous aussi, des tentations latentes qui pourraient fort bien se développer un jour, à ◀la▶ faveur ◀de▶ ◀la▶ misère ou ◀de▶ ◀la▶ fatigue, ou ◀de▶ quelque déséquilibre temporaire.
Confessons donc ◀la▶ vérité compromettante.
Hitler n’était pas en dehors de ◀l’▶humanité, mais en elle. Bien plus, il n’était pas seulement devant nous, mais en nous. Il était en nous avant ◀d’▶être contre nous. C’est en nous-mêmes d’abord qu’il s’est dressé contre nous. Et mort, il va nous occuper sans coup férir si nous n’admettons pas qu’il est une part ◀de▶ nous, ◀la▶ part du diable dans nos cœurs.
◀L’▶adversaire est toujours en nous.
Et c’est pourquoi je pense que ◀le▶ chrétien véritable, s’il existait, serait cet homme qui n’aurait ◀d’▶autre ennemi à craindre que celui qu’il loge en lui-même.
26.
« Nous sommes tous coupables »
Voici une remarque des plus simples : personne n’a jamais prétendu qu’il agissait par mauvaise volonté. Nous sommes tous, nos ennemis y compris, des « hommes ◀de▶ bonne volonté »13. Pourtant voyez ce qui se passe dans ◀le▶ monde, et dites qui ◀l’▶a fait. ◀Le▶ diable ? Oui, mais par nos mains et nos pensées. C’est ici ◀le▶ moment ◀de▶ nous rappeler notre slogan démocratique : Tous ◀les▶ hommes se valent ! Certes, il y a des degrés dans ◀le▶ mal, il y a des inégalités dans ◀la▶ responsabilité. Mais nous sommes tous dans ◀le▶ mal, nous sommes tous ◀les▶ complices des plus grands responsables du monde.
Cependant, évitons à tout prix un malentendu menaçant. ◀L’▶intention des remarques précédentes n’est nullement ◀de▶ justifier « ◀les▶ autres », que ◀l’▶on avait d’abord accusés ◀de▶ tout ◀le▶ mal ; ni ◀de▶ nous fourrer tous dans ◀le▶ même sac, sans distinctions, comme semblait ◀le▶ faire en 1939 un manifeste ◀de▶ ◀l’▶Oxford Group, largement répandu en Europe, et qui s’intitulait non sans une curieuse présomption : « Nous sommes tous coupables. »
Je veux dire ceci : nous sommes tous coupables dans ◀la▶ mesure où nous ne reconnaissons pas et ne condamnons pas en nous aussi ◀la▶ mentalité des totalitaires, c’est-à-dire : ◀la▶ présence active et personnelle du démon dans nos passions ; dans notre besoin ◀de▶ sensations ; dans notre crainte des responsabilités ; dans notre inertie civique ; dans notre lâcheté vis-à-vis du grand nombre, ◀de▶ ses modes et ◀de▶ ses slogans ; dans notre ignorance du prochain ; dans notre refus enfin ◀de▶ tout Absolu qui transcende et qui juge nos intérêts « vitaux » (comme ils ◀le▶ sont toujours…).
Il est juste et nécessaire ◀de▶ dire que ◀le▶ diabolisme n’est pas seulement hitlérien, que ◀l’▶hitlérisme n’est pas seulement allemand, que nous aussi, nous sommes déjà plus ou moins hitlérisés dans nos mœurs et dans nos pensées. Mais cela n’excuse pas Hitler. Loin de là ! Cela nous accuse.
Si je ressemble à un criminel, cela ne justifie pas ◀le▶ criminel, cela me condamne. Et puisqu’il faut combattre ◀le▶ crime, je ne dirai pas que je vais laisser courir ◀le▶ criminel ◀d’▶en face, pour mieux me livrer d’abord à ma réforme intérieure ! Je dirai au contraire que ◀la▶ lutte pour me réformer et ◀la▶ lutte pour empêcher ◀le▶ criminel ◀de▶ poursuivre ses méfaits, sont une seule et même lutte.
Que servirait ◀de▶ gagner cette lutte en moi seulement, puisque ◀le▶ criminel risquerait ◀de▶ me supprimer ? Que servirait ◀de▶ ◀la▶ gagner hors de moi seulement, puisque je risquerais ◀de▶ devenir à mon tour un autre criminel ? Il n’y a qu’un crime, en moi et hors de moi ; qu’un hitlérisme, chez ◀les▶ nazis et chez nous. C’est ◀le▶ même diable.
Et ceci n’est qu’un post-scriptum à ◀l’▶adresse des pacifistes : « Nous sommes tous coupables, me disent-ils, donc nous n’avons pas ◀le▶ droit moral ◀de▶ nous battre contre Hitler. » — Nous sommes tous coupables, certes, mais si nous en sommes persuadés, il ne nous reste plus qu’à combattre ◀le▶ mal, en nous et hors de nous, c’est ◀le▶ même mal ! En nous par des moyens spirituels et moraux, hors de nous par des moyens matériels et militaires, conformément à ◀la▶ nature du péril. Si quelqu’un met ◀le▶ feu à une maison, il faut des pompiers, coupables ou non, pour éteindre ◀l’▶incendie ; et des policiers, coupables ou non, pour arrêter ◀l’▶incendiaire. Or ◀l’▶Histoire nous a mis, bon gré, mal gré, dans ◀le▶ rôle technique des pompiers et des gendarmes. Cela ne fait pas ◀de▶ nous des saints. Cela n’implique même pas que nous soyons meilleurs que ◀les▶ autres. Mais nous serons sûrement pires si nous ne faisons pas notre métier.
27.
Signalement du diable déguisé en démocrate
N’ayant pas su reconnaître l’un des traits ◀les▶ plus précisément diaboliques chez Hitler — sa façon ◀de▶ localiser tout ◀le▶ mal à ◀l’▶étranger, pour s’innocenter — nous sommes tombés dans ◀la▶ même erreur que lui : nous avons fait ◀d’▶Hitler une image du démon tout extérieure à notre réalité. Et pendant que nous ◀la▶ regardions, fascinés, ◀le▶ démon est revenu par-derrière nous tourmenter sous des déguisements qui ne pouvaient éveiller nos soupçons.
◀Le▶ xixe siècle, sans s’en douter, a remplacé ◀la▶ Providence par ◀le▶ progrès automatique. Devant ◀les▶ résultats présents ◀de▶ cette croyance quasi universelle dans ◀les▶ masses et ◀l’▶élite, ◀l’▶on est induit à reconnaître que ◀le▶ Progrès automatique n’était qu’un déguisement du diable. Non pas qu’aucun progrès réel soit diabolique en soi ! Mais si ◀l’▶on s’abandonne au rêve du Progrès, laissant aller ◀les▶ choses avec ◀l’▶arrière-pensée fataliste et réconfortante que tout s’arrangera ◀de▶ soi-même, dans ◀l’▶ensemble et à la longue, alors ◀le▶ Progrès devient ◀le▶ plus dangereux des soporifiques, une véritable drogue du démon, l’un ◀de▶ ses nouveaux noms.
Nous avons cru à ◀la▶ bonté foncière ◀de▶ ◀l’▶homme. Par gentillesse pour ◀les▶ autres, évidemment… Mais c’est toujours une manière ◀de▶ croire aussi à sa propre bonté. Et donc ◀de▶ s’aveugler sur ◀le▶ mal que ◀l’▶on porte en soi. Et donc ◀de▶ ne pas se soucier ◀de▶ ◀la▶ présence active du démon. Et donc enfin ◀de▶ lui laisser ◀le▶ champ libre pour nous duper.
Nous avons cru que ◀le▶ mal était relatif à ◀l’▶ordre social, qu’il provenait ◀d’▶une mauvaise répartition des biens, ◀d’▶une éducation mal comprise, ◀de▶ lois inadéquates, ou ◀de▶ refoulements et ◀d’▶injustices qui pouvaient être éliminés par des mesures adroites. Toutes ces croyances, en grande partie superstitieuses, ont eu pour principal effet ◀de▶ nous aveugler sur ◀la▶ nature ◀de▶ ◀l’▶homme, c’est-à-dire sur ◀la▶ nature essentielle du mal enraciné dans notre liberté, dans nos données premières, et dans ◀la▶ définition même ◀de▶ ◀l’▶homme en tant qu’il est humain.
Nous avons été optimistes par principe, et presque par savoir-vivre, dirait-on, malgré tous ◀les▶ démentis ◀de▶ ◀la▶ réalité. Cet optimisme n’était pas ◀la▶ confiance naïve ◀de▶ ◀l’▶enfant, mais une espèce ◀de▶ mensonge. Exactement : une fuite devant ◀le▶ réel. Car dans ◀le▶ réel nous savons bien qu’il y a du mal, qu’il y a ◀l’▶action du diable. Mais cela nous scandalise et nous effraie. Alors nous essayons ◀de▶ conjurer ◀le▶ mal en ◀le▶ niant : c’est encore ◀la▶ mentalité magique. Nous pensons que celui qui dénonce ◀le▶ mal comme fondamental doit être lui-même très méchant. Nous croyons qu’en avouant ◀le▶ mal, nous ◀le▶ créons ◀d’▶une certaine manière. Nous préférons ne pas insister. Nous refoulons, dirait Freud. Cette fuite et ce mensonge inconscients, nous rendent incapables ◀de▶ comprendre ce qui se passe dans ◀le▶ monde, et nous livrent aux ruses ◀les▶ plus simples du Malin.
Nous avons éliminé ◀de▶ notre existence bourgeoise ◀le▶ sens du tragique, pour nous tourner exclusivement vers ◀la▶ recherche du confort et des vertus moyennes. Par là, nous avons provoqué Hitler et ◀l’▶éruption des « forces mystérieuses » qu’il représenta. Autant que ◀la▶ compensation fatale ◀de▶ nos défauts, Hitler a été ◀le▶ négatif exact ◀de▶ nos idéaux optimistes, dans ◀la▶ mesure où ils étaient irréalistes, utopiques comme tout ce qui néglige ◀le▶ tragique, platement égoïstes et n’exprimant plus qu’un désir médiocre, dilué et trop étendu (comme on étend ◀d’▶eau une solution concentrée) ◀de▶ divinisation prométhéenne. Nos vertus comme nos vices n’avaient plus ◀l’▶air ◀de▶ rien, et leur insignifiance était leur diabolisme. Il est trop clair que ◀les▶ démocraties, en tant que telles, n’ont pas produit ◀d’▶exemples ◀d’▶héroïsme et ◀de▶ vertu14 comparables en grandeur aux atrocités rigoureuses produites par ◀l’▶hitlérisme au nom d’Hitler. Ce qui a paru ◀de▶ grand, dans notre camp, n’a pas été ◀le▶ fait ◀de▶ ◀la▶ démocratie bourgeoise, mais ◀de▶ chrétiens comme Niemöller, ou ◀de▶ révolutionnaires mystiques. Après tout, dira-t-on, c’est normal, car ◀la▶ démocratie n’est rien en soi. Elle n’est que ◀le▶ régime qui permet aux croyants comme aux incroyants, ◀de▶ se manifester sans être massacrés15. Oui, mais encore faut-il qu’il y ait des croyants ! Or nous étions devenus ◀d’▶incurables sceptiques.
De même que nous disions, en présence d’un miracle du bien : trop beau pour être vrai ! nous disions en présence de certaines descriptions du mal : trop affreux pour être vrai 16 !
Cependant, c’était vrai, mais cela nous gênait. Nous ◀l’▶écartions irrésistiblement ◀de▶ nos pensées…
Car si ce « trop affreux » eût été vraiment vrai, il eût fallu agir ◀d’▶urgence et sans réserve ; et si nous nous étions mis à agir sans réserve, nous aurions vu très vite que ce mal avait des racines dans nos vies aussi, et que ◀d’▶une certaine manière, nous ◀l’▶aimions ! Voilà ◀le▶ grand secret.
◀Le▶ diable a réussi à faire croire aux démocrates qu’ils n’aimaient pas du tout ◀le▶ mal, qu’ils ne ◀le▶ désiraient nullement, qu’ils étaient bons et ◀les▶ autres méchants, et que c’était tellement simple !… Comme je voudrais que cela soit aussi simple ! Ne fût-ce que pour ◀le▶ moral militaire. Car, ainsi qu’aimait à ◀le▶ répéter un fameux général autrichien, Conrad von Hötzendorf : « Tout ce qui n’est pas aussi simple qu’une gifle ne vaut rien pour ◀la▶ guerre. » C’est sans doute vrai pour une armée. Mais cette guerre-ci oppose bien plus que des armées. Elle oppose des conceptions ◀de▶ ◀la▶ vie. C’est une espèce ◀de▶ guerre civile mondiale. Elle sera perdue si nous perdons d’abord ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ réalité morale. Et certaines simplifications ◀le▶ perdent à coup sûr. Je parle ici comme un Européen qui a vu ◀de▶ près des phénomènes bizarres ◀de▶ désintégration démocratique et ◀de▶ conversion au fascisme. ◀La▶ France était démocratique dans son ensemble en 1939 ; presque chacun ◀de▶ ses citoyens se disait sincèrement antinazi, et se croyait parfaitement à ◀l’▶abri ◀de▶ ce genre ◀de▶ tentation. Il avait sa bonne conscience ◀de▶ démocrate. Hitler est venu, Pétain a capitulé, et aussitôt, certains ci-devant « intellectuels antifascistes » ◀de▶ Paris ont découvert qu’au fond, ◀le▶ nazisme n’était pas si mal que cela ; qu’en somme, ils avaient toujours désiré quelque chose qui ressemblait assez à cela ; et qu’après tout, « ◀les▶ nazis étaient des hommes comme nous ».
Voilà ◀le▶ danger que court ◀la▶ démocratie américaine, après toutes ◀les▶ autres. Elle aussi a cru que ◀les▶ nazis étaient des animaux ◀d’▶une tout autre race que ◀les▶ Américains. Elle aussi risque ◀de▶ découvrir un jour qu’« après tout, ils sont des hommes comme nous ». Et c’est bien vrai : ils sont des hommes comme nous dans ce sens que leur péché est aussi en nous, secrètement.
L’une des leçons claires qui se dégagent des événements européens me paraît être celle-ci : ◀la▶ haine purement sentimentale du mal qui est chez autrui peut aveugler sur ◀le▶ mal que ◀l’▶on porte en soi, et sur ◀le▶ sérieux du mal en général. ◀La▶ condamnation trop facile du méchant qui est en face peut recouvrir et favoriser beaucoup de complaisance intime à cette même méchanceté. Je pense aux vertueuses indignations du puritain tenté et qui se fait une caricature du vice ◀d’▶autrui pour éviter ◀de▶ ◀le▶ reconnaître en lui-même. Je soupçonne une profonde ambivalence dans certaines dénonciations passionnées ◀de▶ ◀l’▶hitlérisme : ◀la▶ violence du ton et ◀le▶ simplisme obstiné ◀de▶ certains jugements trahissent une vague mauvaise conscience, une anxiété secrète, une tentation inavouée. Devant des antifascistes qui ne veulent être que des antis — sans méfiance pour leur propre cas ! —, je ne puis m’empêcher ◀de▶ penser qu’un jour ou l’autre, ◀le▶ pro qui sommeille dans un coin ◀de▶ leur cœur se réveillera brusquement et ◀les▶ renversera. Nous avons vu trop ◀de▶ cas ◀de▶ ce genre, individuels ou collectifs. Nous avons vu ◀la▶ population ◀de▶ ◀la▶ Sarre se jeter dans ◀les▶ bras du Reich en 1935. Nous avons vu ◀la▶ Vienne sozialdemokrat se transformer dans ◀l’▶espace ◀de▶ vingt-quatre heures en une Vienne délirante ◀de▶ passion hitlérienne. Nous avons vu quelques-uns ◀de▶ nos amis « occupés » découvrir subitement ◀les▶ « bons côtés » du système totalitaire. C’est pourquoi nous dirons aujourd’hui aux braves démocrates : — Regardez ◀le▶ diable qui est parmi nous ! Cessez ◀de▶ croire qu’il ne peut ressembler qu’à Hitler ou à ses émules, car c’est à vous-même qu’il s’arrangera toujours pour ressembler ◀le▶ plus ! C’est en vous seulement que vous ◀le▶ prendrez sur ◀le▶ fait. Et alors seulement, vous serez en état ◀de▶ ◀le▶ dépister chez autrui, et ◀de▶ ◀l’▶y combattre avec succès. Car alors seulement, vous serez guéris ◀de▶ votre naïveté invraisemblable devant ◀le▶ danger totalitaire. Vous pourrez échapper à ◀l’▶hypnose.
Nous manquions ◀d’▶une représentation moderne du démon. Nous avions donc cessé ◀d’▶y croire. Puis nous avons imaginé que ◀le▶ diable était Hitler. Et ◀le▶ diable s’est frotté ◀les▶ mains (Hitler aussi).
Peut-être serait-il plus fécond maintenant, plus amusant aussi, et finalement plus vrai, ◀d’▶essayer ◀de▶ nous représenter ◀le▶ diable sous ◀les▶ traits ◀d’▶un playboy dynamique et optimiste vierge ◀de▶ toute pensée. Ou, si nous sommes par hasard des intellectuels libéraux, sous ◀les▶ traits ◀d’▶un intellectuel libéral qui ne croit pas au diable…
28.
◀L’▶Humour et ◀la▶ démocratie
Il faut se moquer ◀de▶ ◀la▶ démocratie. D’abord parce qu’elle est ◀le▶ seul régime qui tolère une critique railleuse. Ensuite, parce que ◀l’▶humour est nécessaire pour ◀la▶ bonne marche des institutions, dans un ordre social presque entièrement profane. Voici comment.
◀Le▶ diable est sardonique et ironique à souhait, mais il ne supporte pas ◀l’▶humour, et c’est par là, probablement, qu’il s’accorde ◀le▶ moins avec notre régime. Car ◀la▶ Démocratie étant basée sur cette supposition, elle-même humoristique, que tous ◀les▶ hommes sont égaux, elle ne peut fonctionner sans humour, non plus qu’une machine sans huile et sans jeu entre ses parties. C’est ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶humour qui sauve ◀les▶ hommes vivant dans un État démocratique. Et ◀de▶ quoi ◀les▶ sauve-t-il ? ◀De▶ ◀l’▶asphyxie par ◀la▶ proximité, qui serait ◀le▶ résultat fatal ◀de▶ notre destruction des hiérarchies. Grâce au sens ◀de▶ ◀l’▶humour, une distance respirable et respectable peut être rétablie entre voisins, entre maris et femmes, ou entre fonctionnaires et victimes normales ◀de▶ ◀l’▶État.
Prenez en effet une démocratie quelconque. Supprimez toute espèce ◀d’▶humour aussi bien dans sa vie quotidienne — rouspétance du citoyen — que dans sa vie proprement politique — farce des partis — et vous obtiendrez au terme ◀de▶ ◀l’▶opération, si elle est énergiquement poussée, ◀l’▶État totalitaire dans sa splendeur native.
◀L’▶auteur ◀de▶ ce livre étant intimement persuadé que ◀la▶ démocratie dépérit sans critique, dénonce ◀d’▶avance comme totalitaires ceux qui verront dans ◀les▶ prochains chapitres ◀les▶ marques ◀d’▶un esprit totalitaire. Qu’ils se reconnaissent eux-mêmes à ce signe ! Je vais passer en revue ◀les▶ principaux démons que ◀le▶ diable délègue au soin ◀de▶ faire ◀de▶ nos démocraties ses colonies-modèles.
29.
◀Le▶ démon ◀de▶ ◀la▶ Liberté
Pourquoi n’a-t-on jamais aimé et célébré ◀la▶ Liberté autant qu’à ◀l’▶époque moderne ? Serait-ce qu’elle est plus que jamais lointaine ? Ou au contraire parce qu’on ◀la▶ sent enfin proche et facile ? C’est l’un et l’autre, selon ◀l’▶âme qu’on y porte, et ◀le▶ sens que ◀l’▶on prête au mot.
Pour la plupart de mes contemporains, ◀la▶ liberté, c’est ◀le▶ droit ◀de▶ ne pas obéir. Quand on ◀le▶ leur laisse, ils s’ennuient, et bientôt ils appellent un tyran. Mais dès que ◀le▶ tyran sévit, leur amour ◀de▶ ◀la▶ liberté ◀les▶ pousse aux sommets du courage. Et ainsi ◀de▶ suite : ce jeu ◀de▶ coquetterie profonde conditionne en partie ◀l’▶Histoire. C’est dire que fonder un régime sur ◀le▶ beau mot ◀de▶ Liberté équivaut à substituer à ◀la▶ politique ◀de▶ puissance telle que ◀la▶ formula Machiavel, une politique du romanesque collectif. (Ainsi ◀le▶ mariage ◀d’▶amour sentimental a pris ◀la▶ place du mariage ◀de▶ raison conclu par ◀les▶ parents et ◀les▶ notaires ; et c’est sans doute au détriment de ◀la▶ stabilité des mœurs.)
Or ce système ne fonctionne pas sans illusions, compensées par autant ◀de▶ déceptions automatiques. ◀La▶ liberté pour laquelle nous mourons n’est pas celle que ◀l’▶État nous garantit. Celle que nous revendiquons perd ses rayons dorés aussitôt qu’un juriste ◀la▶ formule. Ainsi ◀la▶ star que ◀l’▶on épouse n’est plus une star pour son mari. Voilà ◀le▶ grand malentendu que symbolise ◀la▶ déesse du port ◀de▶ New York, en éclairant sans condition tous ◀les▶ humains.
Regardez-◀la▶ : cette déesse est abstraite, mais elle n’en est pas moins sentimentale. Elle fait appel à des sentiments religieux qu’elle dirige vers ◀le▶ vide non sans grandiloquence. Combien ◀de▶ milliers ◀de▶ réfugiés ont pleuré en passant devant elle ! Sa seule présence était ◀le▶ gage ◀d’▶une aisance ◀de▶ pensée et ◀de▶ vie qu’ils venaient de perdre en Europe pour en avoir abusé sans plaisir. On s’en voudrait ◀de▶ commenter une situation où ◀l’▶émotion ◀la▶ plus compréhensible couvrait ◀d’▶aussi étranges confusions.
À dire ◀le▶ vrai, contre ◀l’▶époque entière, ◀la▶ liberté-en-général n’est pas une Cause, — même pas dans ◀le▶ domaine politique, malgré tant ◀d’▶éloquence et ◀de▶ vrais sacrifices. Cette liberté non qualifiée ne saurait proprement désigner ◀l’▶objet ◀d’▶une revendication, car elle est ◀le▶ signe primordial ◀de▶ notre condition humaine. ◀L’▶homme est libre, et cela signifie qu’il est placé à chaque instant dans une double possibilité : faire ◀le▶ bien que Dieu veut, et qui ◀l’▶affranchira ; ou faire ◀le▶ bien qu’il veut selon sa convoitise, et il se trouve aussitôt enchaîné. Soyez libres « pour rien », sans condition ni but, soyez libres ◀de▶ faire ce qu’il vous plaît, et vous ferez probablement ce qui plaît au diable. Mais soyez libres ◀de▶ rejoindre et ◀d’▶accomplir ◀la▶ vocation que Dieu vous donne, alors vous échapperez au cycle mécanique où vous ont jeté votre naissance et votre race, vos fautes, et ◀l’▶opinion régnante.
◀La▶ liberté n’est pas un droit, mais un risque à courir à chaque instant — sur le plan politique aussi bien qu’en esprit. Non seulement, étant ce qu’elle est, il serait fou ◀de▶ ◀la▶ revendiquer, mais encore il est ◀de▶ sa nature qu’elle se perde aussitôt qu’utilisée, soit vers ◀le▶ mal, soit vers ◀le▶ bien, — pour renaître aussitôt avec un risque neuf.
Mais nous parlions, dites-vous, ◀de▶ liberté politique. J’y viendrai donc. Ce qui est en cause dans ce plan, ce n’est point ◀la▶ liberté réelle des hommes, qu’aucun tyran jamais n’a pu suspendre un seul moment, mais c’est ◀le▶ droit que ◀l’▶État laisse à ◀l’▶homme ◀d’▶obéir à sa vocation. Si ◀l’▶homme ne se reconnaît point ◀de▶ vocation, ◀la▶ liberté qu’il revendique est vide ; ◀le▶ diable s’y mettra sous mille formes diverses, dont ◀l’▶Opinion publique est ◀la▶ plus ordinaire. Mais si ◀l’▶homme se reconnaît une vocation, il ne demandera point ◀d’▶autre droit que celui ◀de▶ s’y conformer. Que ◀l’▶État lui refuse ce droit, ◀le▶ citoyen peut librement choisir entre ◀la▶ honte et ◀la▶ révolte. Sa révolte peut ◀le▶ conduire soit au martyre soit au rétablissement ◀de▶ lois humaines : dans ces deux cas il reste libre, non pas au nom de ◀la▶ Liberté abstraite, mais au nom de sa vocation particulière. S’il choisit au contraire ◀la▶ honte, laissant sévir ◀les▶ lois contraires à ◀l’▶exercice ◀de▶ sa foi, il perdra par sa faute ◀la▶ liberté du choix, qui était toute sa dignité ◀d’▶homme. Alors sans doute, il entrera dans ◀la▶ masse anonyme des esclaves qui revendiquent ◀la▶ Liberté. Ils ◀la▶ revendiquent parce qu’ils ne sont plus libres. ◀Le▶ simple fait qu’ils se sont mis à ◀l’▶exiger sans condition ni but grand et définissant, prouve qu’ils s’en sont rendus proprement incapables. Autrement, ils ◀l’▶eussent affirmée, préférant à leur vie ◀les▶ vraies raisons ◀de▶ vivre.
◀La▶ liberté sans condition est un fantôme, annonciateur des pires tyrannies. J’en nommerai une.
30.
◀Le▶ démon ◀de▶ ◀la▶ Police
◀Le▶ voyageur et ◀l’▶émigré, qui défilent en rade ◀de▶ New York devant ◀le▶ symbole dressé sur un ciel commercial ◀de▶ ◀la▶ Liberté aux yeux vides17, ne tardent pas à recevoir un rappel aux réalités. C’est en effet ce moment précis que choisissent normalement ◀les▶ fonctionnaires des douanes et du Service ◀d’▶immigration pour monter à bord du navire : nous approchons ◀d’▶Ellis Island.
En Europe et dans ◀les▶ deux Amériques, j’ai traversé durant cette guerre une bonne douzaine ◀de▶ frontières, et j’ai rempli quelques centaines ◀de▶ questionnaires, dont l’un au moins comportait 32 pages. Ces confessions générales m’ont valu, je dois ◀le▶ dire, autant ◀d’▶absolutions. Mais loin de me procurer ◀le▶ sentiment ◀d’▶une bonne conscience civique brevetée par ◀l’▶État, elles me laissaient chaque fois un peu plus incertain quant à ◀l’▶identité que je venais ◀d’▶établir. ◀De▶ l’un à l’autre de ces questionnaires, un personnage conventionnel se précisait : il portait bien mon nom, mon âge et mes signes particuliers, mais plus je démontrais sa cohérence, plus s’estompait en moi ◀la▶ sensation ◀d’▶être identique à mes données légales. C’était chaque fois un procès à gagner, une culpabilité virtuelle à démentir, un acquittement décerné par ◀la▶ chance. Je sentais s’approcher ◀le▶ moment où ◀la▶ Police estimerait en savoir plus que moi sur mon propre compte. Sourde aux protestations ◀d’▶un moi réel, mais qui ne pourrait produire ses preuves dans ◀le▶ langage prévu par tous ces documents, elle allait me démontrer que j’étais un Rouge, pire encore, que j’étais un Blanc… Autour de moi régnait un religieux silence. Chacun savait qu’il en devait passer par là. Passer, c’était ◀la▶ seule question. Et ◀le▶ succès pouvait dépendre ◀d’▶un caprice ◀de▶ ◀la▶ Destinée, ◀d’▶une humeur ◀de▶ ce Monsieur tout-puissant qui m’attendait, ◀le▶ chapeau sur ◀la▶ tête, derrière une table chargée ◀de▶ tampons.
Bien entendu, ces procédures sont justifiables en temps ◀de▶ guerre. Une société démocratique doit se protéger comme ◀les▶ autres. Elle devra même s’organiser mieux que ◀les▶ autres en temps ◀de▶ paix, non seulement pour sa sécurité mais aussi pour ◀le▶ bien commun. ◀Les▶ examens vont se multiplier. On vous engagera sur des chiffres résumant vos capacités, vos opinions et vos réflexes. Vous serez classé, étiqueté, estimé ; vous serez pisté dans ◀le▶ passé jusqu’au ventre ◀de▶ votre mère, affublé ◀d’▶un numéro ◀d’▶ordre et privé du droit ◀d’▶avoir faim.
Ce qui me trouble dans toutes ces machines policières et professionnelles — leurs bienfaits par ailleurs ne sont que trop visibles — c’est ◀l’▶irresponsabilité ◀de▶ leurs agents. Supposez qu’on pourchasse ◀les▶ Rouges. Personne ne sait exactement ce qu’est un Rouge. Ni ◀le▶ chef qui d’ailleurs demeure inaccessible ; ni ◀les▶ chefs ◀de▶ service, qui s’occupent du service ; ni ◀les▶ exécutants qui se contentent ◀d’▶exécuter leurs consignes à ◀la▶ lettre. Votre coefficient signifie Rouge. Vous sentez et pensez comme un Blanc ? Voilà qui rend votre cas pire encore. Il n’y aura pas ◀de▶ pétitions dans ◀les▶ journaux. Vous serez un rebut social.
Vous rappelez-vous ◀l’▶intrigue centrale du Wilhelm Meister ? Goethe conduit son héros ◀d’▶épreuves en surprises, par une volonté mystérieuse qui est celle du chef ◀d’▶une société secrète. On veut amener Wilhelm à son salut, par ◀les▶ voies plus ou moins maçonniques ◀d’▶une secte rosicrucienne. C’était alors comme une figuration ◀de▶ ◀la▶ Providence. C’en est une aujourd’hui ◀de▶ ◀la▶ Police. À cette différence près, toutefois, que ◀l’▶intention spirituelle s’est évanouie et que ◀le▶ nom du chef, à toutes fins utiles, demeure sans importance pratique, ou inconnu. Quand il serait ◀le▶ diable en personne, vous n’en sauriez pas davantage et n’auriez pas plus qu’aujourd’hui ◀le▶ droit ou ◀le▶ pouvoir ◀de▶ protester.
◀Le▶ vrai mythe ◀de▶ notre Police a été formulé par Kafka. Dans son Procès, il nous conte ◀l’▶histoire ◀d’▶un employé ◀de▶ banque qui se voit inculpé ◀d’▶une faute indéterminée, et qui s’épuise en vains efforts pour atteindre ◀le▶ Juge et connaître sa loi. On ◀le▶ condamne à mort, sans recours, malgré ◀l’▶appui ◀d’▶un avocat marron, sorte ◀de▶ prêtre, qui prétend connaître ◀le▶ Juge et n’est pas mieux en cour que son client.
Je dis que ◀le▶ diable a toutes ◀les▶ chances ◀de▶ mener ◀le▶ jeu partout où ◀le▶ sens s’évanouit, quand ◀l’▶organisation perdant ◀la▶ tête se met à fonctionner contre ◀les▶ hommes sans que personne n’y puisse plus rien. Présentation ◀de▶ ◀la▶ police moderne.
31.
◀Le▶ démon ◀de▶ ◀la▶ Sécurité
Lorsque ◀l’▶homme se trouve confronté avec un des périls normaux ◀de▶ ◀l’▶existence, deux possibilités s’offrent à lui : ou bien il cherche à développer des forces supérieures à celles qui ◀le▶ menacent, ou bien il cherche à supprimer ◀le▶ péril. Notre choix est fait dès longtemps : c’est ◀le▶ désir ◀de▶ supprimer ◀le▶ péril plutôt que ◀de▶ ◀le▶ dominer, qui définit ◀l’▶attitude bourgeoise et ◀l’▶esprit général ◀de▶ nos démocraties.
À ◀les▶ prendre dans leur ensemble et leur intention générale, ◀les▶ progrès que nous célébrons se résument dans ◀le▶ mot stériliser. Soit en amour (mesures anticonceptionnelles) ; soit dans ◀la▶ vie professionnelle (assurances) ; soit dans ◀l’▶éducation ◀de▶ ◀la▶ jeunesse ; soit dans ◀la▶ médecine ; soit dans ◀la▶ politique internationale, nous sommes en train de pousser à fond une expérience sans précédent ◀d’▶asepsie généralisée et ◀d’▶extinction des risques avant terme.
Morale des assurances-contre-tous-risques. Et qui dira qu’elle n’est pas notre religion, que nos religions elles-mêmes ne s’y rangent pas ? Qui peut soutenir qu’elle vise à autre chose qu’à ◀la▶ suppression méthodique ◀de▶ toute morale poétique, embrassant à la fois ◀le▶ risque et ◀la▶ confiance, ◀la▶ menace et ◀la▶ riposte, ◀l’▶abîme et ◀le▶ sublime ? Aucune époque ne fut plus antispirituelle, car aucune ne s’est tant préoccupée ◀d’▶éliminer ◀le▶ mal à moindre prix, au lieu de ◀le▶ compenser par un bien supérieur. Nous avons oublié ◀la▶ règle ◀d’▶or des stratèges, qui veut que ◀la▶ meilleure défense soit dans ◀l’▶attaque. Ignorant ◀les▶ magies protectrices, négligeant ◀les▶ forces ◀de▶ ◀l’▶âme, nous cherchons ◀le▶ salut dans ◀la▶ fuite. ◀L’▶assurance-vie remplace parmi nous ◀l’▶éducation du cœur pour affronter ◀la▶ mort.
J’imagine volontiers ◀le▶ diable en agent ◀d’▶assurances générales. Il comprend tout et il a tout prévu. Il connaît ◀l’▶homme dans sa vulgarité, et se flatte ◀de▶ savoir ◀l’▶y réduire. Il vous explique votre Bien. Il sait mieux que vous, allez ! il en a vu bien d’autres. Il bluffe, il admet toutes vos objections, mais il vous fait sentir qu’elles sont banales, statistiques. Il vous promet enfin ce pur néant ◀de▶ ◀l’▶âme : santé — bonheur — prospérité — jovialité et vérité viagère. Vous serez comme des dieux un peu idiots mais perpétuellement hilares. Vous ne mourrez plus. Ou si peu. Sans rien perdre…
32.
◀Le▶ démon ◀de▶ ◀l’▶insignifiance
… neither having the accent of Christians, nor the gait of Christian, pagan, nor man.
(Hamlet III, 2)
Lorsque ◀le▶ sel perd sa saveur, gouverner devient un plaisir, qu’il s’agisse ◀de▶ conduire un peuple ou nos passions. Sur cette croyance repose ◀le▶ monde des assurés. Ils pensent avoir trouvé ◀le▶ système. Ils aiment ◀la▶ paix, ◀la▶ vertu, ◀l’▶ordre et ◀la▶ santé. Ils ont raison, mais ◀le▶ diable ◀les▶ mène, car ils voudraient ◀la▶ paix sans lutte et ◀la▶ vertu sans tentations, et ◀l’▶ordre par ◀l’▶anesthésie, et ◀la▶ santé par ◀la▶ désinfection. Tout cela peut diminuer ◀la▶ somme des malheurs ◀de▶ ◀l’▶humanité, mais non pas y éteindre ◀le▶ mal, si ◀le▶ mal est au premier chef ◀l’▶absence ◀de▶ vertus créatrices.
Dans une passion violente et dans un conflit déclaré, ◀le▶ mal est facilement reconnaissable : c’est à ◀l’▶avantage du bien. Mais lorsque tout s’apaise en apparence, quand ◀les▶ ressorts des passions se détendent et que ◀l’▶on redoute ◀l’▶éclat des vrais antagonismes, ◀le▶ mal se réfugie dans nos prudences et contamine une paix acquise sans combat. Tout ◀l’▶avantage, désormais, revient au diable.
On sait ◀l’▶histoire du Grand Vizir qui rencontre ◀la▶ Mort dans un jardin ◀de▶ Téhéran. Elle lui fait un petit signe énigmatique. Épouvanté, ◀le▶ Vizir s’enfuit en Ispahan. Il se croit sauvé. Mais voici que ◀la▶ Mort reparaît ◀le▶ soir même dans son palais. — Par Allah ! s’écrie ◀le▶ Vizir, tu m’as trompé ! — Non, dit ◀la▶ Mort, lorsque je t’ai fait signe à Téhéran, c’était simplement pour te dire que je t’attendrais ce soir ici.
Ainsi ◀le▶ diable nous fait signe dans nos vices et nous attend dans nos vertus. Sachant qu’il se révèle trop aisément à ◀l’▶occasion ◀de▶ nos malheurs, ◀de▶ nos crimes et ◀de▶ nos drames, il préfère gouverner sous ◀le▶ couvert ◀de▶ ◀la▶ correction des manières.
Je ne plaide pas ici pour ◀le▶ manque ◀de▶ tenue, ni pour ◀le▶ culte des « belles brutes », ni pour ◀la▶ guerre. Mais je constate que dans une société où ◀le▶ sens spirituel s’endort, ◀la▶ correction des mœurs devient un idéal, ◀la▶ verdeur ◀de▶ langage passe pour une inconvenance, ◀la▶ franchise des passions fait qu’on appelle ◀d’▶urgence un spécialiste des troubles nerveux. On ne pense plus qu’à éviter ◀les▶ conflits qui poseraient ◀de▶ vraies questions, ◀les▶ éclats qui rendraient manifestes ◀la▶ vérité du cœur humain, ses abîmes et ses miracles. Soyez nice, dit ◀la▶ bourgeoisie. Pour être nice, elle ne se rend pas compte qu’elle paye un prix exorbitant : ◀la▶ saveur même ◀de▶ ◀la▶ vie. Nous avons institué ◀le▶ culte ◀de▶ ce qui ne tire pas à conséquence. Il règne sur nos mœurs et sur notre opinion publique18. Nous oublions que ◀la▶ conséquence ◀de▶ ce culte n’est autre que ◀l’▶insignifiance ◀de▶ nos vertus autant que ◀de▶ nos vices.
Or ◀les▶ vertus insignifiantes, privées ◀de▶ sens et qui n’ont l’air ◀de▶ rien, sont en réalité ◀le▶ Royaume du Rien. Elles ne s’acquièrent qu’au prix de ◀la▶ grandeur. (Qui sait encore ◀le▶ mesurer ?) Et ◀l’▶on n’en peut donner que ◀de▶ petits exemples, qui paraîtront naturellement insignifiants…
Quand vous mettez sur votre gramophone un disque sublime intimement chéri depuis longtemps, — Monteverdi, Mozart ou Bach — et qu’une bien gentille dame et ses charmants amis ◀l’▶écoutent ◀d’▶une oreille, poliment, disant lorsque c’est terminé : « So lovely, really… » ◀d’▶un air indifférent, cela n’est rien, vous vous êtes trompé, servez un drink. Mais il est juste aussi ◀de▶ remarquer qu’une qualité vient de se perdre quelque part. Ces gens ne sont pas méchants, ils n’ont fait aucun mal, il leur manque simplement un sens. Mais ◀l’▶entropie ◀de▶ ◀l’▶univers augmente : or il n’est rien de plus catastrophique au monde. On passe. C’est ◀la▶ vie, c’est ◀le▶ monde… C’est ◀le▶ diable, vous dis-je ! Car si vous « passez » là, vous passerez aussi avec ◀l’▶image ◀de▶ ce monde. Mais si vous acceptez ◀le▶ ridicule ◀de▶ ne point passer sur une si petite chose — un rien vraiment — vous y gagnerez peut-être votre droit ◀de▶ cité dans ◀l’▶univers paradisiaque dont un Bach vous aura donné ◀le▶ respect, par un pressentiment qui suffit à vous rendre contemporain ◀de▶ son éternité.
◀Le▶ diable est insignifiant, au sens propre du mot, et sa plus grande victoire dans notre époque, c’est ◀d’▶avoir privé ◀de▶ sens presque tous nos usages, coutumes et costumes, arts, travaux et loisirs. Au point qu’on étonne un moderne en lui demandant quel peut être ◀le▶ sens ◀de▶ son nom, des formes et des couleurs dont il s’entoure, des phrases qu’il répète, ou ◀de▶ ◀l’▶argent qu’il gagne. On ◀l’▶étonne par ◀la▶ seule supposition que toutes ces choses, et bien d’autres encore, pourraient signifier quoi que ce soit dans un ensemble spirituel.
Je dis que tout ce qui n’a pas ◀de▶ sens appartient ◀de▶ droit au démon ; que tout ce qui porte un sens comporte quelque bien, ◀le▶ nonsense y compris, qui n’est qu’une allusion à des sens imprévus ou cachés. Quant à ◀l’▶absurde pur19, c’est une catégorie ◀de▶ ◀la▶ foi ou du mal absolu. Ce qui paraît absurde aux yeux de ◀la▶ raison, ◀la▶ foi ◀l’▶accepte comme étant ◀la▶ position ◀d’▶une réalité éternelle dans ◀le▶ temps : ainsi ◀l’▶Incarnation et ◀le▶ miracle. Caricaturé par ◀le▶ diable, ◀l’▶absurde est au contraire ◀la▶ fixation ◀d’▶une réalité temporelle dans ◀l’▶infini ou dans ◀l’▶inquestionnable : ◀l’▶idée ◀de▶ succès en soi, ◀de▶ puissance ou ◀de▶ richesse en soi. ◀L’▶Enfer est là.
Mais je voudrais donner un autre exemple des méfaits ◀de▶ ◀l’▶insignifiance, créatrice ◀de▶ névroses dans ◀la▶ vie ◀d’▶aujourd’hui.
33.
Brève histoire ◀d’▶un couple correct
Monsieur et Madame sont parfaitement corrects et presque suaves en famille. Scrupuleusement, ils entretiennent une atmosphère ◀de▶ paix dans ◀le▶ foyer. On n’injurie jamais ◀les▶ bonnes, d’ailleurs elles sont si rares. On ne fesse pas ◀les▶ enfants ! cela pourrait leur donner des complexes. Jamais une scène ◀de▶ ménage à table, jamais une faute de tenue, un mot plus haut qu’un autre.
« Réellement, docteur — et c’est Madame qui parle — je ne vois pas quel reproche nous aurions à nous faire à cet égard. S’il arrive qu’il y ait un différend entre mon mari et moi, nous ne ◀l’▶avons jamais laissé percer devant ◀les▶ enfants. Non, docteur, ne cherchez pas ◀de▶ ce côté. Si ma petite Mary est folle, vraiment, ce n’est pas qu’elle souffre ◀de▶ ◀l’▶atmosphère familiale. Mais je vais vous dire : du côté de mon mari, on n’a pas toujours été très équilibré. Entre nous, une ◀de▶ ses tantes est morte à ◀l’▶asile. Cela se sent parfois chez lui. Hier encore, pour vous citer un seul exemple, à peine étions-nous dans notre chambre, il entre en fureur parce que je lui demande ◀d’▶éteindre une lampe qui me faisait mal aux yeux. Il ◀la▶ lance à terre et me fait une ◀de▶ ces scènes ! J’ai pleuré toute ◀la▶ nuit, sur un canapé du salon… »
— « Madame, dit ◀le▶ médecin, vos enfants savent tout cela. »
« Impossible, docteur, connaissant mon mari, je ◀les▶ ai fait dormir à l’autre bout de ◀l’▶appartement. »
« Je vous dis qu’ils savent tout sans rien entendre. Ce qu’ils entendent ◀le▶ mieux, c’est tout ce que vous ne dites pas, quand vous êtes devant eux à table, si polis. ◀La▶ petite Mary n’est pas folle, mais comment ◀les▶ nerfs ◀d’▶un enfant supporteraient-ils ◀le▶ bruit et ◀la▶ fureur qui se déchaînent dans vos silences conjugaux, sans même que vous ◀le▶ sachiez, sauf quand une lampe s’éteint ? »
34.
◀Le▶ démon ◀de▶ ◀la▶ popularité
◀De▶ toutes ◀les▶ créatures qui aient jamais existé, ◀le▶ diable est celle qui sait ◀le▶ mieux « how to win friends and influence people ». C’est pourquoi ◀la▶ démocratie moderne est spécialement tentée ◀d’▶écouter ses conseils.
◀Le▶ pouvoir ◀d’▶un régime fondé sur ◀le▶ grand nombre dépend des caprices féminins ◀de▶ ◀l’▶Opinion. Il en résulte fatalement que ◀le▶ problème majeur des dirigeants sera ◀de▶ rendre populaires, plutôt que justes ou efficaces, ◀les▶ mesures gouvernementales. Cette tendance ◀de▶ ◀la▶ vie politique à son tour va contaminer ◀la▶ vie privée, comme il arrive d’ailleurs dans n’importe quel régime. C’est ainsi que jadis ◀les▶ coutumes ◀de▶ ◀la▶ Cour réglaient ◀la▶ politesse à tous ◀les▶ degrés ◀de▶ ◀la▶ société. Elles offraient des modèles dans ◀l’▶art ◀de▶ courtiser un supérieur, ◀de▶ dominer un inférieur, et ◀d’▶observer partout ◀les▶ distances convenables. ◀La▶ coutume ◀de▶ nos parlements, ◀de▶ nos partis et ◀de▶ leurs chefs, paraît aujourd’hui toute contraire : il s’agit ◀de▶ courtiser ◀les▶ masses, puisque c’est elles qui donnent ◀le▶ pouvoir ; ◀de▶ se concilier ◀les▶ inférieurs en ◀les▶ flattant, puisqu’il n’est plus permis ◀de▶ ◀les▶ dominer ; enfin ◀d’▶appeler par leur prénom ◀le▶ plus grand nombre possible ◀d’▶électeurs, ◀de▶ clients et ◀de▶ chefs ◀de▶ service, ◀la▶ marque du prestige démocratique n’étant plus ◀la▶ hauteur ◀d’▶allure, mais au contraire ◀la▶ familiarité.
Il serait amusant ◀de▶ comparer sous ce rapport ◀le▶ fameux livre ◀de▶ Mr. Dale Carnegie et ◀l’▶Homme ◀de▶ Cour ◀de▶ Balthazar Gracián. Ce jésuite avait mis en manuel ◀les▶ maximes ◀de▶ ◀l’▶astuce sociale sous ◀la▶ monarchie absolue. Mr. Dale Carnegie nous apprend pour sa part comment gagner non pas ◀de▶ vrais amis, bien sûr, mais des clients, des électeurs possibles, des obligés à toutes fins utiles : c’est une version démocratique ◀de▶ ◀l’▶Homme ◀de▶ Cour, que ◀l’▶on pourrait intituler ◀l’▶Homme ◀de▶ ◀l’▶Antichambre. Notons d’abord que du jésuite à notre expert en popularité, ◀d’▶immenses progrès semblent s’être opérés au point de vue ◀de▶ ◀la▶ moralité. Gracián vous apprend à tromper, à ruser, à mentir, à tricher, et tous ces procédés lui paraissent ◀de▶ bonne guerre s’ils vous assurent ◀le▶ prestige personnel et ◀la▶ faveur intéressée des grands. Mr. Carnegie au contraire est ◀d’▶une irréprochable correction morale. Il estime en effet que ◀la▶ Règle ◀d’▶or des relations humaines, dans tous ◀les▶ ordres, fut donnée par cette phrase ◀de▶ ◀l’▶Évangile : « Faites aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fissent ». Exemple : ◀Le▶ plus profond besoin ◀de▶ ◀l’▶homme, selon ◀le▶ professeur Dewey, étant ◀de▶ se sentir important, ne perdez pas une occasion ◀de▶ faire sentir à votre prochain toute ◀l’▶importance que vous lui accordez : soyez certain qu’il vous ◀le▶ rendra bien.
C’est ◀le▶ bon sens même. Mais c’est ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀l’▶Évangile, qui voulait faire ◀de▶ nous des humbles et nous donner ◀l’▶esprit ◀de▶ Pauvreté. ◀L’▶idéal ◀de▶ Mr. Carnegie, c’est un bavard perpétuellement souriant, flatteur pour qu’on ◀le▶ flatte, rompu aux stratagèmes ◀de▶ ◀la▶ fausse modestie ◀la▶ plus intéressée et ◀d’▶une sympathie méthodique inlassablement déversée sur tout voisin qui pourrait être, un jour ou l’autre, utilisable. Gracián, du moins, ne prétendait pas un instant se conformer aux préceptes du Christ. Il avait ◀la▶ franchise féroce ◀de▶ ◀l’▶immoralité donnée pour telle, respectant ◀les▶ catégories et défiant ◀la▶ vertu purifiée par ◀l’▶affront. Il gardait, dans ◀le▶ vice, un style ◀de▶ ◀l’▶âme.
◀Le▶ contraste qu’on vient ◀d’▶esquisser peut nous faire mesurer toute ◀la▶ déperdition ◀d’▶énergie proprement spirituelle que représente notre « progrès moral ». Allez donc reconnaître ◀le▶ diable dans un monde où chacun ne profère que ◀les▶ banalités profitables aux affaires, sous ◀le▶ prétexte allégué et je cite, « ◀d’▶entretenir des contacts faciles et agréables. »
Serait-ce que j’ai ◀l’▶esprit mal fait ? Ou dira-t-on demain que ◀l’▶esprit est immoral, antisocial, et nuisible aux affaires ? Que ◀le▶ sel ◀de▶ ◀la▶ terre est malsain ? Et que ◀la▶ sagesse démocratique se résume dans une « technique des relations humaines » enseignant aux humains comment se faire des amis, gagner ◀le▶ monde — et perdre son âme ?
35.
Paradoxe ◀de▶ ◀la▶ démocratie
Avec beaucoup ◀d’▶intelligence ◀les▶ totalitaires ont mis ◀la▶ bêtise ◀de▶ leur côté. Sous leur régime, ◀les▶ imbéciles n’ont rien à perdre. ◀Les▶ âmes fortes y sont éliminées par ◀le▶ ressentiment brutal des plébéiens, ◀les▶ âmes faibles aisément convaincues qu’elles n’ont pas droit à ◀l’▶existence personnelle, ◀les▶ âmes moyennes utilisées.
Comme on ◀le▶ voit, ◀le▶ régime totalitaire n’est que ◀la▶ forme basse ◀de▶ ◀la▶ démocratie. Déchaînez parmi nous ◀les▶ démons que je viens de décrire et nos démocraties ne se distingueront plus des régimes totalitaires que par un certain manque ◀de▶ rigueur, un désordre plus apparent, une phraséologie moins entraînante.
◀La▶ démocratie saine pour laquelle je lutterai n’est, comme ◀la▶ santé, qu’une utopie. Je ◀l’▶imagine ◀de▶ ◀la▶ manière suivante : ◀l’▶intelligence n’aurait rien à y perdre, ◀les▶ âmes fortes y seraient à ◀l’▶aise, ◀les▶ âmes faibles y seraient éduquées, ◀les▶ âmes moyennes s’y sentiraient gênées ◀d’▶être moyennes et ◀de▶ faire nombre. On y verrait des élites dures, aux disciplines prestigieuses, ◀le▶ triomphe des petits groupes sur ◀la▶ masse, et ◀l’▶État respectueux des vocations ◀les▶ plus étranges.
C’est un programme complet, si ◀l’▶on y réfléchit : il serait aisé ◀d’▶en développer ◀les▶ conséquences sur tous ◀les▶ plans, pour ◀l’▶économie, ◀la▶ morale, ◀le▶ civisme et ◀la▶ religion. ◀Le▶ beau travail ! ◀Le▶ bel avenir ! Revenons au diable.
36.
La cinquième colonne ◀de▶ tous ◀les▶ temps
J’ai dit du mal ◀de▶ tout le monde, des totalitaires, et des démocrates, des autres, ◀de▶ nous, et donc ◀de▶ moi aussi. Mais si ◀le▶ diable est partout, sa figure se brouille. Et ◀les▶ définitions que j’en ai données successivement, à force de se compenser, finissent par se neutraliser. ◀Le▶ diable n’est pas Hitler, qui pourtant est démoniaque ; il n’est pas non plus ◀la▶ démocratie, qui pourtant n’est pas sainte ; mais il agit partout, il est dans tout… Vos descriptions, me dira-t-on, ne sont pas bien claires. Pourquoi ne pas nous peindre une image nette et facilement reconnaissable ◀de▶ ◀la▶ personne ◀de▶ Satan ?
C’est que ◀le▶ diable, par nature, ne sera jamais clairement et honnêtement définissable. Il est celui qui s’arrange toujours pour être à la fois juge et partie dans ◀le▶ procès ◀de▶ sa définition. Paradoxal par essence, il existe, bien sûr, mais il est dans tout être ce qui n’est pas, ce qui tend au néant, ce qui souhaite secrètement ◀la▶ destruction ◀de▶ ◀l’▶existence, — celle des autres, ou la sienne propre. Sa qualité ◀de▶ n’être pas ceci ou cela ◀de▶ positif lui donne une liberté indéfinie ◀d’▶action, ◀d’▶incognito et ◀d’▶alibis à perte de vue.
Vulgaire et séduisant, pharisien et voyou, hypocrite et cynique à la fois, repoussant mais non moins fascinant, il est sans doute ◀la▶ créature ◀la▶ plus poétique du monde. Il est beau aux yeux des naïfs qui croient que ◀le▶ mal doit toujours être laid ; et il est ◀d’▶une laideur irrésistiblement attirante aux yeux des désabusés ou des raffinés. En bref, il n’est jamais où vous pensiez ◀le▶ trouver. Il imite en ◀la▶ caricaturant ◀l’▶action même du Saint-Esprit, toujours ambiguë pour notre doute et déconcertante pour notre raison.
On sait assez que ◀le▶ procédé favori ◀de▶ la Cinquième Colonne consistait à semer ◀la▶ confusion dans ◀le▶ camp ◀de▶ ◀l’▶adversaire en y répandant alternativement ◀de▶ vraies et ◀de▶ fausses nouvelles. Voilà ◀le▶ diable à ◀l’▶œuvre dans nos vies : ◀le▶ maître du confusionnisme dirigé ! Hitler fut ◀l’▶âme ◀de▶ la cinquième colonne du siècle, mais Satan reste ◀l’▶essence même ◀de▶ la Cinquième Colonne au siècle des siècles.
Enfin — et ceci doit me rendre prudent, personnellement —, ◀le▶ diable est ◀l’▶être qui, lorsqu’une dénonciation ◀le▶ fait déguerpir ◀de▶ sa cachette, va se loger ◀de▶ préférence chez celui qui ◀l’▶a dénoncé, et qui se tient pour assuré dans sa bonne conscience. Au moment où vous croyez ◀l’▶attraper chez un autre et lui régler son compte — voici qu’il est devenu vous-même !
— Mais alors ?…
37.
Une bonne adresse
— Si vous voulez déjouer le premier tour du diable, et son second tour du même coup, si vous tenez sérieusement à ◀l’▶attraper, je vais vous dire où vous ◀le▶ trouverez ◀le▶ plus sûrement : dans ◀le▶ fauteuil où vous êtes assis.