Introduction
Le▶ sentiment ◀de▶ ◀l’▶Europe centrale
Un accord sans résolution
Il arrive qu’au sortir de Paris ◀le▶ train ◀de▶ banlieue qui emmène son chargement ◀de▶ somnambules énervés ◀de▶ fumée et qui se cachent dans ◀les▶ journaux du soir, soit lentement doublé par ◀le▶ rapide ◀de▶ Bretagne. Ce long passage lumineux des vacances, traînée ◀d’▶espoirs délivrés qui nous frôle, éveille chez ceux qui restent un sentiment confus ◀d’▶exil et ◀de▶ plaisir dont souvent j’ai cru distinguer ◀la▶ contagion dans ◀le▶ regard ◀de▶ mes voisins. Ainsi d’autres fois j’ai vibré au passage des rapides ◀de▶ ◀l’▶Europe centrale ; non pas ◀de▶ cette jubilation nostalgique, mais ◀d’▶une fièvre brève qui révélait ◀la▶ trouble densité ◀de▶ ◀l’▶atmosphère. ◀La▶ rumeur ◀de▶ ◀l’▶express Mitropa dans ◀la▶ vallée ◀d’▶Innsbruck figure dans mes songeries ◀le▶ passage du « Sturm and Drang » à 100 kilomètres à ◀l’▶heure.
◀L’▶Europe centrale est une ◀de▶ ces réalités qu’on reconnaît d’abord par leur frisson particulier. Mais il n’en faut pas plus pour ébranler ◀le▶ souvenir. Naissent alors des images champêtres, ◀les▶ toits pointus ◀d’▶un bourg au sein d’une vallée ◀de▶ verdure et ◀de▶ vergers — c’est ◀la▶ Souabe, ◀la▶ Thuringe, ◀la▶ vie bourgeoise ; — puis ◀le▶ contraste ◀d’▶un massif central ◀de▶ sapins et ◀de▶ lacs secrets, cœur noir et tourmenté du continent, — cette région escarpée entre Munich, Salzbourg et Prague, qui forme ◀le▶ décor voluptueux et lugubre ◀de▶ tant de drames nourris ◀de▶ solitude ; et puis des plaines qui se perdent en steppes — démesure et nostalgie.
Des villes naissent lentement dans ces campagnes qui ne sont nulle part ◀la▶ « province ». Elles condensent ◀la▶ vie ◀de▶ leur contrée, en donnent ◀la▶ visible formule, petites capitales enracinées. Il advint pourtant que certaines, selon ◀l’▶égarement du temps, tentèrent ◀de▶ vivre par elles-mêmes. Elles retirent ◀les▶ parcs qui ◀les▶ alliaient à ◀la▶ campagne, se ceinturent ◀d’▶usines, et prennent aussitôt cette fièvre caractéristique des organismes humains isolés ◀de▶ ◀la▶ vie végétale. C’est ainsi que Berlin réglemente ◀la▶ circulation ◀de▶ ses ferments ◀de▶ tristesses intellectuelles, sur une petite superficie minérale où ◀la▶ vie se décompose avec virulence. Mais Stuttgart, plus moderne, plante des arbres, espace des villas sur ses collines, s’aère et redevient une ville à ◀la▶ campagne ; du même coup, un centre spirituel.
Diversités naissant, vivant ◀les▶ unes des autres, contrastes qui jamais ne s’équilibrent, violence et mélancolie, paysages-états ◀d’▶âme imposant tour à tour ◀le▶ cynisme ou ◀la▶ bonhomie, tout cela baigne dans une inguérissable nostalgie, celle ◀d’▶un grand accord complexe qui chercherait en vain sa résolution.
M’attardant à cette géographie sentimentale, j’avais un temps conçu ◀l’▶idée ◀d’▶établir une Carte du Tendre ◀de▶ ◀la▶ nouvelle Europe centrale. Il semblait que ◀les▶ noms des traités ◀de▶ 19, Versailles, Trianon, convenaient mieux au rococo des sentiments qu’à ◀l’▶hypocrite gravité des politiques. Ce projet, d’autre part, flattait un certain goût du graphique et ◀de▶ ◀l’▶imagerie stylisée qu’à ◀la▶ réflexion je trouvai trop spécifiquement français pour rendre compte ◀d’▶une réalité qui, justement, m’attirait comme une étrangère. Néanmoins, j’eusse un beau jour cédé à ◀la▶ tentation du pittoresque et défini, au goût du temps, ◀les▶ frontières ◀de▶ certains pays dont on venait à peine de reconnaître ◀l’▶existence légale… Je préférai soudain monter dans un express.
Pour guérir ◀de▶ Descartes, il n’est que ◀d’▶aimer en voyage : ◀l’▶on découvre bientôt que rien n’est comparable. Quel était ce besoin ◀de▶ fixer, ◀de▶ cerner, ◀de▶ localiser dans ◀l’▶espace des sentiments ou des désirs sans fins, et qui n’ont ◀de▶ réalité qu’en un cœur, lorsqu’il aime1 ? Tout devenait incompréhensible et certain, ◀l’▶amour n’existait pas ailleurs que dans mes bras, et nul chemin, nulle distance mesurable, ne conduisaient ◀de▶ Tendre-sur-Noblesse à Saint-Masoch-en-Démonie, mais tout se mêlait glorieusement dans un humour inénarrable et dans ◀les▶ pleurs… J’étais jeune.
◀Le▶ titanisme et ◀la▶ métamorphose
« Métamorphose » et « paradoxe », tels sont peut-être ◀les▶ mots-clés ◀de▶ ◀l’▶Europe sentimentale. Pourquoi faut-il que notre langue ◀les▶ traduise, en vertu d’une convention qu’il serait temps ◀de▶ réviser, par « démesure » et « confusion » ? Car il est trop certain que ◀le▶ mot démesure désigne dans ◀l’▶esprit ◀d’▶un bourgeois cartésien quelque chose dont il convient ◀de▶ se gausser sans examen. Mais une exacte traduction ne servirait au fond qu’à déplacer ◀le▶ prétexte ◀d’▶un malentendu plus tenace. Lorsqu’on parle ◀de▶ paradoxe, Tartempion se souvient du café du Commerce, tandis que le premier des Doktor phil. venu évoque ◀le▶ concept ◀d’▶ironie selon Jean-Paul, ◀la▶ dialectique selon Hegel, et peut-être ◀la▶ passion ◀de▶ Kierkegaard. Mais alors M. Truc parle des « brumes nordiques » !
Car ◀la▶ métamorphose a pour effet certain ◀de▶ rendre tout légalisme inefficace — il n’y a jugement possible que du même —, et ◀le▶ paradoxe apparaît aux yeux de ceux pour qui ◀la▶ religion n’est qu’assurance, comme une dérision désespérée. Malentendus sans cesse renaissant au contact des éléments inférieurs ◀de▶ deux mondes dont ◀la▶ synthèse constituerait ◀la▶ gloire ◀de▶ ce temps, et, accessoirement, notre salut.
Parmi ◀les▶ traits tout quotidiens ◀de▶ ◀la▶ mentalité germanique, ◀les▶ plus frappants apparaissent déterminés par ◀la▶ morale du titanisme. Or elle implique ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ métamorphose. ◀Les▶ autres traits relèvent ◀d’▶un sentimentalisme particulier, synthèse « paradoxale » et jamais suffisante, du rêve et du réel. Ignorer, méconnaître ces faits spirituels, c’est se condamner à ignorer, à méconnaître une vision du monde qui demain peut se traduire en arguments sanglants. Et s’il est des domaines où ◀de▶ nos jours, ◀l’▶on peut réclamer à bon droit ◀l’▶économie ◀de▶ nuances vaines et ◀la▶ décision, même brutale, ◀l’▶on ne saurait ici serrer ◀de▶ trop près ◀les▶ origines secrètes ◀d’▶un phénomène qui produit ses effets sur tous ◀les▶ plans, celui ◀de▶ ◀la▶ guerre y compris.
Mais il est bon ◀de▶ préciser, fût-ce à ◀l’▶aide ◀d’▶un seul exemple.
◀L’▶Allemand, dit-on, est brutal ; ◀le▶ Français malin. Deux traits ◀de▶ caractère dont ◀les▶ manifestations quotidiennes, dans ◀le▶ domaine du sentiment et des rapports sociaux, sont agaçantes à ◀l’▶extrême pour l’autre. Agacement que ◀l’▶on traduit en s’accusant réciproquement ◀de▶ mensonge chronique.
Et ◀de▶ fait, ◀la▶ brutalité paraît fausse, parce qu’elle impose un ordre arbitraire au prix ◀d’▶un désordre. Mais à ◀l’▶Allemand, cette sorte-là ◀de▶ mensonge n’est guère sensible : ◀la▶ vérité pour lui étant ce qui s’impose, il ◀la▶ confond assez naturellement avec ce qu’il impose. Confusion liée au mouvement ◀le▶ plus profond ◀de▶ ◀l’▶âme allemande, qui ◀la▶ porte à ◀la▶ création volontaire, titanique, du réel.
Son mensonge devient vérité dès qu’elle ◀le▶ veut assez puissamment.
Mais en revanche, ◀l’▶habileté paraît fausse, parce qu’elle se sert du mensonge comme ◀d’▶une arme normale. ◀La▶ brutalité du moins est loyale jusque dans ses excès. ◀L’▶habileté, elle, masque et renie ses mensonges. Mais pour ◀le▶ Français, cela ne saurait présenter que des inconvénients tout pratiques, strictement limités à ◀la▶ victime. Car il reste sous-entendu et bien entendu, qu’en soi, ◀la▶ vérité est immuable, qu’elle n’est nullement atteinte par un mensonge occasionnel ; que ce mensonge, en définitive, ne change rien. En d’autres termes, ◀le▶ mensonge français n’est pas mythique. Il ne crée ni ne fausse rien ◀d’▶essentiel à ◀la▶ réalité.
◀Le▶ système D n’est pas un système philosophique.
Ainsi se dessineraient, si nous étendions ◀l’▶analyse, deux « natures » fondamentales divergentes, dont il serait facile ◀de▶ suivre ◀les▶ manifestations dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus variés ◀de▶ ◀l’▶être. Qu’on ne voie pas ici quelque facile généralisation, mais bien plutôt un essai ◀de▶ spécification. Je pense, comme vous, qu’il existe quantité ◀d’▶Allemands et ◀de▶ Français pour lesquels ◀la▶ distinction que ◀l’▶on vient ◀d’▶établir ne vaut rien : il est même probable qu’ils forment ◀la▶ majorité, car peu de gens sont typiques ◀de▶ quoi que ce soit. Il reste que certains tours ◀de▶ pensée ne sont véritablement réalisables qu’au sein d’un ensemble organique ◀de▶ mœurs, ◀de▶ climat et ◀d’▶ambitions collectives, ensemble que, tout indépendamment des réalités économiques et politiques, ◀l’▶on peut nommer ici Allemagne, et là, France. Il reste qu’un Empédocle, qu’un Zarathoustra, génies titaniques, sont devenus des mythes germains par excellence, — et que c’est un Français qui, le premier, conçut, pour s’en vanter, ◀l’▶idée qu’il était né malin.
Paradoxe du sentiment
Une rumeur lointaine et continue, nous ◀l’▶entendons seulement lorsqu’elle cesse, ou bien lorsqu’elle grandit soudain. Ainsi ◀de▶ ◀la▶ rumeur en nous du sang qui court ; ainsi ◀de▶ ◀la▶ respiration. Il n’y a conscience que du discontinu.
Il n’y a sentiment que ◀de▶ ce qui nous quitte, ou nous surprend, ou bien encore au fond ◀de▶ ◀l’▶être nous déchire et nous ressuscite. À ◀la▶ naissance du sentiment, nous trouvons invariablement une contradiction interne, une séparation, quelque chose qui fait défaut et quelque chose qui vient combler ce vide. Une angoisse qui est un appel, et qui crée sa réponse — en vain.
◀Le▶ sentiment mesure une défaillance ◀de▶ ◀l’▶être. Mais ici, deux interprétations deviennent possibles. Selon l’une, cette déficience est inhérente à toute réalité humaine ; elle est ◀la▶ marque même ◀de▶ sa validité, ◀la▶ preuve ◀d’▶humanité pourrait-on dire. (On appelle inhumain ◀l’▶être qui ne sent rien.) Selon l’autre, elle indique seulement un défaut qu’il convient ◀de▶ guérir par des moyens appropriés, par une politique ou par une morale. D’une part ◀l’▶on tient ◀la▶ déficience pour essentielle ; ◀de▶ l’autre elle apparaît un accident fâcheux.
Telles, peut-être, se délimitent ◀la▶ notion chrétienne et ◀la▶ notion antique ◀de▶ ◀l’▶homme ; telles dans une certaine mesure, ◀la▶ notion germanique et ◀la▶ notion latine. ◀Le▶ paradoxe humain revêt aux yeux du philosophe moderne une valeur métaphysique alors qu’il garde pour ◀le▶ moraliste latin ◀la▶ signification ◀d’▶un accident social réductible à ◀l’▶ordre imposé. Passant à ◀la▶ limite du sentiment, là où il prend une valeur ◀d’▶acte ou ◀de▶ jugement, ◀l’▶on peut symboliser ◀l’▶opposition des deux visions du monde dans celle, plus précise, ◀de▶ deux notions du tragique. ◀Le▶ monde latin connaît un tragique aux arêtes ◀de▶ pierre taillée : conflits ◀d’▶actes, ◀de▶ faits ou ◀de▶ droits ; ◀l’▶Europe centrale, ◀de▶ ces choses « déchirantes » et sans nom qui font dans ◀l’▶âme un bruit ◀de▶ vent mortel et caressant ; une qualité métaphysique et passionnée ◀de▶ ◀l’▶ « impossible », — qui dans ce sens, vraiment, n’est pas un mot français.
En ceci, ◀le▶ monde ◀de▶ ◀l’▶Europe centrale est plus chrétien que ◀le▶ monde latin — si ◀l’▶on considère ses manières ◀de▶ sentir et ◀de▶ penser — qu’il est essentiellement antithétique, déchiré (« déchirant ») et fondé sur cette vision ◀de▶ ◀la▶ réalité humaine : ◀la▶ vie est manque et compensation ◀de▶ ce manque ; contradictions et dépassement ◀de▶ ces contradictions2. ◀Le▶ monde latin, en tant que latin, étant un monde ◀de▶ ◀l’▶unité (en vérité ◀de▶ ◀l’▶unification à tout prix) est un monde « sécularisé » jusque dans ses modes ◀les▶ plus intimes ◀de▶ souffrir. Car il n’accepte pas ◀la▶ souffrance comme une condition ◀de▶ ◀la▶ conscience du réel, mais ◀la▶ repousse comme ◀le▶ signe ◀d’▶un manque à ◀la▶ loi.
Il y a une contrepartie. Celui que hante ◀le▶ sens du péché — c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ réalité humaine — celui-là résiste rarement à ◀la▶ tentation ◀de▶ cultiver ◀le▶ péché. Car ◀de▶ ◀la▶ sorte, il s’imagine que sa réalité spirituelle sera plus vive, son âme plus fortement engagée dans ◀le▶ tragique essentiel. Calcul faux, comme tous ◀les▶ calculs ◀de▶ ◀l’▶âme : ◀le▶ péché n’est réel que pour celui qui veut s’en arracher. Toute délectation détruit son objet, et bientôt détruit jusqu’aux sens sur lesquels elle régnait. ◀Le▶ sentimentalisme, dès qu’il devient délectation des sentiments, donne naissance à une lâcheté singulière devant ◀la▶ vie. Né ◀d’▶un retard dans ◀l’▶actualisation, il peut tourner alors en un refus chronique. Et c’est en quoi ◀le▶ monde latin, monde ◀de▶ ◀la▶ spontanéité, est à son tour plus audacieux, et pour tout dire plus chrétien que ◀le▶ monde ◀de▶ ◀l’▶Europe centrale.
◀L’▶intelligence est sentimentale
◀Le▶ sentiment : un retard, un regret. Mais c’est aussi un retour amoureux, un regard qui s’appuie sur soi-même : et voici naître ◀la▶ conscience, c’est-à-dire, un état ◀d’▶intensité mortelle ◀de▶ ◀la▶ vie. Car ◀la▶ conscience ◀de▶ vivre implique une réflexion concrète qui exalte ◀la▶ vie ; et dans ◀le▶ même temps, un jugement abstrait, qui ◀la▶ tue.
◀Le▶ sentimentalisme n’est pas du tout ◀le▶ contraire du rationalisme (mais nous vivons sur des distinctions ◀de▶ manuels). Il est même étonnant ◀de▶ constater combien exactement ces attitudes ◀de▶ ◀l’▶esprit sont parallèles. Toutes deux ont leur origine dans un perpétuel et anxieux besoin ◀de▶ dire ◀les▶ choses, comme pour s’en assurer à la fois et s’en délecter3. À cette disposition ◀l’▶on pourrait opposer, plutôt que ◀la▶ taciturne réflexion romaine, ◀la▶ tournure ◀d’▶esprit sentencieuse et synthétique ◀de▶ ◀l’▶esprit hindou. Et cela n’est point trop théorique. Que ◀l’▶on considère en effet ◀le▶ devenir dialectique ◀de▶ ◀la▶ pensée allemande depuis Goethe : c’est à ◀l’▶Orient, ◀d’▶instinct, que cette pensée va demander non point seulement sa revanche, mais sa mort et son devenir.
Ne pourrait-on pas voir une autre preuve ◀de▶ cette identité formelle dans ◀l’▶observation suivante : au sortir de ◀l’▶adolescence, ◀l’▶homme devient à la fois moins abstrait et moins sentimental ; cela se marque par un trait unique : il devient plus concret dans ses pensées. Il demeure lié au réel, dans ce qu’il imagine ; aussi, dans ce qu’il veut. Il se sent moins porté à généraliser, et borne son désir à ◀l’▶immédiat. À ◀la▶ limite ◀de▶ ◀la▶ puissance, c’est ◀la▶ réaction goethéenne. Goethe en ce sens est bien ◀l’▶antiallemand, ou encore comme ◀le▶ disait Curtius, le premier classique allemand. Bien plus que Nietzsche, type du déchiré, qui glorifie ◀l’▶instinct perdu, en véritable sentimental.
◀L’▶instinct mène au plaisir par ◀l’▶acte ; ◀le▶ sentiment à ◀la▶ mélancolie, par ◀le▶ refus ◀de▶ ◀l’▶acte. Il en résulte que ◀la▶ sensualité germanique est plus consciente (c’est-à-dire à la fois plus morose et plus débauchée) que ◀la▶ latine. Elle tourne en sentiments dans ◀la▶ mesure où elle refuse ◀de▶ s’accomplir pleinement. ◀L’▶Italien fait ◀l’▶amour et n’épilogue pas. ◀L’▶Allemand ne fait pas ◀l’▶amour et en tire une métaphysique. ◀Le▶ plaisir est pour lui rareté, friandise, et devient tout de suite une chose éthérée, déchirante et délicieuse comme les secondes voix ◀de▶ Schumann.
Mais ◀la▶ crainte me prend qu’on aille chercher en ces remarques je ne sais quelle défense ◀d’▶un Occident latin dont justement nous récusons ◀l’▶idéal ◀d’▶orgueilleuse et stérilisante perfection. ◀L’▶intelligence latine aurait tout à gagner à se laisser berner et houspiller au jeu des sentiments. Elle perd son mordant à n’ordonner que des idées, trop soumises par leur nature et dépourvues ◀de▶ coquetteries. À force de se craindre dupe, elle a perdu ◀le▶ goût ◀de▶ se risquer, ◀de▶ découvrir. Et ◀l’▶impuissance qui déjà ◀la▶ frappe n’est pas même compensée par une réelle prise de conscience. Car voici bien ◀le▶ triomphe du sentiment : c’est qu’en définitive il détient plus ◀de▶ réalité que ◀la▶ sensation4. ◀Le▶ désir et ◀le▶ regret sont plus certains que ◀le▶ plaisir. Seuls ils supportent dans leur sein ◀la▶ réflexion. Bien plus, ils ◀la▶ provoquent, ◀l’▶animent et ◀la▶ rendent rayonnante, au lieu que ◀le▶ plaisir ou ◀la▶ fuit, ou ◀la▶ tue.
◀La▶ sensualité adore ◀la▶ bêtise. Mais ◀l’▶intelligence véritable est toujours sentimentale.
Europe du sentiment, patrie ◀de▶ ◀la▶ lenteur, — encore un paradis perdu ! C’était bien notre dernier luxe, notre dernière gravité. C’était encore vivre sa vie. Mais ils s’achètent des Bugatti pour brûler ◀les▶ étapes ◀d’▶un destin qu’ils pressentent absurde. Rien désormais ne pourra plus nous rendre ◀le▶ silence et ◀la▶ lenteur des choses. Derniers refuges, vastes auberges ◀de▶ ◀la▶ Souabe où ◀l’▶on chantait ◀les▶ chœurs ◀de▶ Schubert après boire — et ◀les▶ hommes parlaient lentement, parlaient peu, — c’est ◀le▶ secret ◀de▶ votre bienveillance que je voudrais rechercher maintenant. Bienveillance — un mot des campagnes…
Et ces prairies où notre adolescence encore « marche, s’arrête et marche, avec ◀le▶ col penché »…
Contribution à ◀l’▶archéologie des états ◀d’▶âme.
◀L’▶Europe du sentiment, c’est notre Europe des adieux. Elle ne vit plus qu’en nous déjà, nous ◀la▶ portons encore comme ◀le▶ souvenir ◀d’▶un soir ◀d’▶adolescence sur ◀la▶ prairie où des filles s’éloignent en chantant.
Voici ◀la▶ nuit du souvenir, brève nuit ◀d’▶août et souvenirs ◀de▶ nos enfances. Ce « soir des signes » où des renards sortirent à ◀la▶ lisière ◀de▶ ◀la▶ forêt, des renards qu’on n’avait jamais vus, ◀l’▶orage s’amassait. Ma mère me dit : « Il va y avoir une averse. Cours à ◀la▶ rencontre ◀de▶ ton père et donne-lui cette pèlerine. » Et quand je ◀le▶ rejoignis dans ◀l’▶obscurité tombante, il m’embrassa. Les premières gouttes tombaient et ◀le▶ tonnerre roulait au loin mais je n’avais plus peur.
Pourtant je vis des larmes dans ses yeux, c’était ◀la▶ guerre.
Brève nuit ◀d’▶août, ◀le▶ temps ◀d’▶un peu se souvenir. Et bientôt paraîtra ◀l’▶aube dure. Alors nous entrerons dans cette joie sauvage du Grand Jour, où nous irons avec ce qu’il restera ◀de▶ bonté dans notre cœur, plus inutile que jamais, dominatrice et bafouée.