Châteaux en Prusse
Au loin passaient des voiles claires parmi les blés violents ; le ciel paraissait plus grand que la terre. Des bois de▶ pins s’approchaient, s’écartaient, livrant passage à la chaussée impériale dont brillaient les grandes portées blanches sur les ondulations sablonneuses ◀de▶ la plaine. Des prairies doucement soulevées s’arrêtaient au bord du ciel, devant la lumière maritime ; puis cédaient ◀de▶ l’épaule et l’on voyait le golfe violacé écumer sous la masse du soleil. Une lisière qui nous accompagnait vira largement, nous fit front, et il n’y eut plus qu’une piste ◀de▶ terre entre les sapins noirs, la rumeur du rivage et du soleil derrière nous décroissant, tumulte ◀d’▶un matin ◀d’▶été. Maintenant une odeur fine ◀de▶ benzine traverse les odeurs ◀de▶ la forêt, et le moteur halète au ralenti, dans la fraîcheur sobre. L’on s’éveille enfin du long voyage nocturne, les yeux cessent ◀de▶ cligner, le corps se détend. Là devant, un chauffeur immobile guette les ornières profondes où les roues s’enfoncent parfois avec un cahot mou. Le silence grandit ; cris ◀de▶ pics, vibration basse des cylindres. On voit paraître de plus hauts arbres et bientôt un vaste portail, aux piles couronnées ◀de▶ grands cerfs ◀de▶ bronze. La piste se fait plane, la forêt s’ordonne. Échappée sur des étangs couverts ◀de▶ mousse jaune. (Tout à fait réveillé et attentif, maintenant.) Jardin anglais. Soudain, des pelouses filent à gauche et à droite entre des hêtres rouges, piquées au loin de massifs éclatants, le gravier ◀d’▶une allée fait son bruit luxueux, tout s’éclaire : cent fenêtres, sur la gauche, dans une façade ◀de▶ grès Louis XV. Nous la longeons, nous montons une rampe pavée qui s’engage sous un porche couvert aux colonnes enguirlandées ◀de▶ roses. Toute une famille ◀de▶ géants, debout sur un seuil solennel, me regarde piquer du nez à l’arrêt brusque.
Ici règne le plus ancien, mais le dernier « burgrave et comte » ◀de▶ la Prusse-Orientale.
Journées
À huit heures, tout le monde se réunit en silence dans la grande salle du château. Une douzaine ◀de▶ domestiques, hommes et femmes, pénètrent par le fond, s’alignent debout. Les enfants sur un long canapé ; les hôtes dans leurs fauteuils ; la comtesse est à l’harmonium ; le comte en face d’elle lit l’Écriture. Puis on chante et ce sont parfois des strophes ◀de▶ Novalis, des mélodies ◀de▶ Bach. Après le Notre Père, chacun s’en va, sérieux, ◀de▶ son côté.
Le reste ◀de▶ la matinée se passe à cheval au bord de la mer. Jeux du rivage : sur les montures à poil on s’élance au galop dans les flots. Un formidable soleil fait resplendir les dunes éblouissantes, autour du « Haff »11 coloré ◀de▶ traînées ◀d’▶algues pourpres. Les chevaux ruisselants s’échappent ◀de▶ nos bras, et nous les poursuivons, le long des grèves, dans les blés.
Midi. Au haut ◀de▶ l’escalier monumental — une armature ◀de▶ fer forgé supportant des marches ◀de▶ marbre —, un cortège se forme. La porte ◀de▶ la salle à manger s’ouvre à deux battants et le comte entre le premier, à grands pas, suivi par toute la famille et par les hôtes qui se précipitent pour atteindre leur place en même temps que le maître la sienne : car à peine arrivé il crie le nom ◀d’▶un des enfants et celui-ci récite une courte prière, durant laquelle il n’est plus question ◀de▶ bouger.
La table immense est chargée des produits du domaine. On boit un peu de bière, mais surtout du lait froid dans ◀de▶ grands verres : il n’est pas ◀de▶ boisson plus rafraîchissante, ni qui se marie mieux avec le goût du chevreuil, dont on mange presque chaque jour.
L’après-midi est consacré à l’inspection des terres. Chaque jour nous partons en break à deux chevaux, pour l’un des onze villages du burgraviat. Par des chemins à peine tracés au ras de la plaine sablonneuse — et parfois hors des pistes, à travers la forêt —, nous gagnons la maison ◀de▶ l’inspecteur. On la distingue ◀de▶ loin, seule bâtisse ◀de▶ pierre parmi les fermes ◀de▶ brique au toit ◀de▶ chaume. Un appel : l’inspecteur paraît sur son seuil au garde à vous, et débite son rapport en deux minutes. Puis on entre fumer un cigare. Une cordialité militaire, sans nulle gêne, unit le maître et les subordonnés.
Le travail aux champs se fait par équipes très nombreuses, à grand renfort de chevaux ◀de▶ trait, car la nature marécageuse du sol rend les transports malaisés.
Souvent, après dîner, l’on repart en voiture ouverte à travers les prairies ou le long des lisières surprendre les chevreuils et repérer un « Bock » mal encorné. Le fusil déposé sur nos genoux, par habitude, ce sera pour tirer un chat qui rôde autour de la faisanderie. Les couchers ◀de▶ soleil à cette saison se prolongent jusque vers onze heures, en des jeux infinis sur les vastes ondulations des terres. À l’horizon, des ailes ◀de▶ moulin tournent, ou scintille une mer dorée. Tout impose un silence heureux.
Les plus proches voisins habitent à 40 km, plus loin vers la Russie, dans un pays ◀de▶ lacs, ◀de▶ forêts maigres et ◀de▶ pâturages à perte de vue. Nous sommes pour trois jours les hôtes ◀d’▶une immense demeure en briques roses et jaunes, entourée ◀de▶ prairies aux bosquets vaporeux. Des parterres ◀de▶ fleurs descendent jusqu’à la rivière immobile, élargie en un lac sinueux. Un paysage peint à l’aquarelle.
Le château, salmigondis ◀de▶ styles, résume, si l’on peut dire, une enquête que poursuivit son constructeur parmi les grandes demeures seigneuriales ◀d’▶Europe, aux fins de réunir les éléments les plus comfortable des diverses architectures. Un château construit sur la seule notion du confort : voilà sans doute la figuration la plus concrète ◀de▶ l’égarement des esprits au siècle dernier. Qui dit style d’abord dit sacrifice à une vue ◀de▶ l’esprit. Qui dit confort d’abord dit refus ◀de▶ tout style. Cette maison qui offre les commodités du plus luxueux home anglais, est monstrueuse jusqu’à l’impudeur.
Apparemment, l’on est ici plus à la page que chez mes burgraves. Les maîtres du lieu sourient un peu de « ceux ◀de▶ W. qui ne boivent que du lait ». Et nous servent du thé bouillant où nagent des morceaux ◀de▶ glace.
À ces détails près, le même train ◀de▶ vie bottée. Les écuries résonnent sous les coups de pied des étalons ◀de▶ course, géants aux longs fessiers noirs luisants. Sur la plaine éblouissante, des troupeaux ◀de▶ chevaux pâturent en liberté. Le meuglement des bœufs ne s’apaise pas sous le soleil et nous entoure ◀d’▶une rumeur animale tenace comme toutes ces odeurs ◀de▶ la terre, des herbes et des bêtes. Parfois souffle le vent marin ; et des cigognes filent sur nos têtes, tirant leurs pattes roses. À l’horizon toujours passent des voiles, mais on ne voit pas la mer.
Dans la bibliothèque ◀de▶ Waldburg, qui sent encore le cuir, la chasse, j’ai trouvé tous les classiques français, et l’Encyclopédie. Même, un petit Voltaire dépareillé, « ex-libris ◀de▶ la Malmaison ». (Une négligence sans doute, on l’aura retrouvé dans les poches ◀d’▶un uniforme au retour ◀de▶ la campagne ◀de▶ France.) Les mémoires, en français, ◀d’▶un des burgraves zu D. qui fut gouverneur ◀d’▶Orange, et eut pour précepteur Pierre Bayle en personne, dont il se moque un peu, comme il convient. Ensuite, tout Schleiermacher, un protégé ◀de▶ la famille. Mais à partir de cette date, il n’y a plus que les Gothas. Les modernes sont fous et ridicules. Ils ont mis un sellier à la tête du Reich, et seuls les insensés voudraient lire ce qu’ils publient.
Éducation
L’obéissance militaire aux parents, que l’on exige des jeunes Prussiens, ferait hurler nos pédagogues. Mais elle s’unit à un régime ◀de▶ responsabilités concrètes qui sauvegarde l’initiative personnelle plus réellement que ne le fait l’éducation libérale et bourgeoise. Ici le risque et la violence physique jouent dans la vie ◀de▶ chaque jour leur rôle naturel et tonique. On lâche les garçons à cheval dès 6 ans ; plus tard on leur confie des poulains à dresser — et ce n’est pas commode ◀de▶ se trouver devant une bête en liberté qu’on doit saisir d’abord, puis seller et dompter. Ou bien ce sont des tâches précises, dans l’organisation des domaines ou des chasses ; des commandements, des décisions pratiques, tout l’apprentissage ◀de▶ la conduite des hommes, des animaux et des éléments naturels.
Pour nous, nous développons un sens plutôt fictif ◀de▶ la responsabilité. Nous développons au vrai un hamlétisme. Notre préparation à l’autonomie ◀de▶ l’individu demeure théorique, et son application est indéfiniment retardée, contrecarrée, découragée sournoisement. Nous créons par nos préceptes, et par toute notre ambiance éducatrice, un organe ◀de▶ l’autonomie qui ne trouve nulle part où s’exercer : ◀d’▶où les conflits purement « moraux » qui nous empêtrent, jusqu’au-delà ◀de▶ nos adolescences.
Jeux des enfants prussiens : s’asseoir à six ou sept sur un bœuf jusqu’à ce que ses genoux plient. Dresser des étalons en liberté, et les monter à poil. Jouer à football avec les hérissons du parc. Capturer des canards sauvages et leur faire subir diverses tortures fantaisistes, dont on se vantera interminablement à table. — Cruauté franche est signe ◀de▶ santéa.
Ebo, l’aîné des fils, 19 ans, joue ◀de▶ l’accordéon dans sa chambre à côté de la mienne. Tout à l’heure, une étrange mélodie, lente et pesante, est revenue avec insistance : il la joue chaque soir, plusieurs fois. Je suis allé lui demander ce que c’était. « L’hymne ◀d’▶un mouvement clandestin, dont le chef est en prison depuis quelques années. Il veut la renaissance du Reich allemand. Ça s’appelle le Horst Wessel Lied. Surtout ne dis rien à mes parents ! » Ebo a un autre secret : il sait que l’un des frères ◀de▶ sa mère complote avec l’ex-kronprinz pour une restauration ◀de▶ l’Empire. Voilà qui serait presque aussi mal vu ◀de▶ l’excellent burgrave, lequel me disait en me montrant les armoiries des Hohenzollern-Hechingen, couplées avec celles ◀de▶ sa grand-mère Waldburg au plafond à caissons du grand salon : « Une mésalliance ! » Il est vrai que les princes, burgraves et comtes zu Dohna-Schlobitten auf Waldburg touchaient encore en 1914 un droit ◀de▶ péage sur le grand pont ◀de▶ Dresde que leurs ancêtres avaient fait construire vers l’an 950, cependant que les Hohenzollern, prétend-il, datent à peine du xive siècle, — ces parvenus.
Tacite prétend que l’élan est un animal aux jambes dépourvues ◀d’▶articulations, en sorte qu’il ne peut se coucher et doit dormir appuyé aux arbres. Pour le capturer, les indigènes scient à moitié les troncs, et lorsque l’élan s’appuie, l’arbre cède et la bête se trouve sans défense. Tacite n’a jamais vu ◀d’▶élan. Ces animaux ◀d’▶allure fantastique déambulent à la tombée ◀de▶ la nuit dans les clairières, comme des arbres qui se mettraient en marche, et sont tellement articulés qu’on craint à chaque pas que leurs membres ne se déboîtent.
On a vu des élans gagner ◀de▶ vitesse les automobiles le long de la chaussée ◀de▶ Königsberg.
Combien j’aime ces randonnées interminables dans les forêts ◀de▶ chasse, l’arme en ballant, durant des heures sans dire un mot, — car il ne faut pas effrayer le gibier sensible au moindre son ◀de▶ voix humaine. (Tout cela pour préparer quelque battue prochaine.)
Visiblement, ils trouvent leur plaisir dans ces longs mutismes ◀de▶ guetteurs, dont on ressort ivre et comme possédé par les génies du monde végétal. Il y a une sorte ◀de▶ violence aussi dans ces bains ◀de▶ silence forestier. Qui peut en calculer le bienfait ◀d’▶énergie ?
Les journées, même ◀de▶ vacances, baignent ici dans une atmosphère goethéenne ◀d’▶utilité, — au sens élevé et civilisateur du terme. La notion moderne ◀de▶ superflu, qui donne aux plaisirs mondains l’aspect absurde que nous leur connaissons, cette superstition ne leur est nullement nécessaire. Leurs plaisirs ne contredisent pas leurs travaux et n’en figurent ni la revanche ni l’évasion : mais ils s’ordonnent tranquillement dans une activité qui tire son unité foncière ◀de▶ la nature même des choses.
Le rythme perpétuellement syncopé du travail et du loisir, créé par l’économie citadine, ici s’apaise et laisse percevoir les rythmes naturels, l’ample respiration élémentaire.
Je ne défendrai pas les junkers…
J’entends les gens ◀de▶ villes : « Ça ne doit pas être bien drôle à la longue ! » Avec cela que vos plaisirs vous amusent tant ! La neurasthénie n’est-elle pas une ◀de▶ vos inventions ? Et toute votre littérature est occupée à décrire vos satiétés, quand elle ne se met pas au service ◀d’▶un régime ◀de▶ surenchère désespérée des sensations ◀de▶ luxe, dont elle constitue la publicité.
Mais il s’agit bien ◀de▶ plaisirs ! Il s’agirait plutôt du seul plaisir ◀de▶ vivre. Que demander à un milieu social ? Qu’il vous laisse la franchise du cœur. Ici, l’on vous aime plus naïvement qu’ailleurs. On ne vous cache pas, pour ◀de▶ ténébreuses habiletés salonnardes, l’intérêt et la sympathie qu’on a pour vous, ou qu’on n’a pas. Nulle gêne ◀d’▶aucune sorte. Le confort véritable ◀de▶ vivre, comment le concevoir ailleurs qu’au sein d’une nature qui, sans cesse exige ◀de▶ l’homme la maîtrise et le déploiement ◀de▶ ses instincts ? Ici, pas d’autres empêchements que ceux-là justement qui donnent sa raison ◀d’▶être au labeur des journées.
Nous voici délivrés ◀de▶ la grande bourgeoisie, ◀de▶ ces gens qui croient devoir, ou se devoir. ◀De▶ ces gens grossièrement distingués qui ne vous ont pas vu, qui détournent la tête avec une expression méprisable ◀de▶ gêne et ◀de▶ morgue. Et dire que ce sont ces gens-là — cette tourbe — qui se permettent ◀de▶ juger la noblesse terrienne. Dire que ce sont ces bourgeois-là, bassement incapables ◀de▶ brutalité ou ◀d’▶orgueil physiques, en revanche hérissés ◀de▶ vanités morales et ◀de▶ provocantes civilités, qui viennent vous dire, entre deux bridges, que les « terreux » sont démodés.
Bien joli quand ils ne leur reprochent pas ◀d’▶ignorer Proust.
Mais quoi, je ne défendrai pas les junkers, dont le nom seul est une injure dans tant de bouches, — une injure dans le vide, d’ailleurs, car ceux qui l’utilisent ignorent ce qu’elle désigne12. Un tel milieu ne sollicite guère ◀de▶ l’étranger je ne sais quelle admiration sentimentale ou esthétique. Que feraient-ils ◀de▶ mes éloges, même sincères ? Ils n’ont jamais mis en question la nécessité ◀de▶ leur genre ◀de▶ vie, et verraient une sorte ◀d’▶inconvenance dans l’approbation que je pourrais leur en témoigner. Bon pour les gens des villes, toujours inquiets, toujours doutant ◀de▶ leurs raisons ◀d’▶être et ◀de▶ leur actualité, ◀de▶ quêter chez autrui des confirmations, des flatteries, toutes choses qui impliquent la possibilité ◀d’▶un doute. Il n’y a ◀d’▶aristocratie qu’inévitable. On pourrait dire : ◀de▶ droit divin, c’est encore à dire : du droit des choses telles que Dieu les a créées. Aristocratie ◀de▶ l’être et ◀de▶ la fonction, non ◀de▶ la considération. Et tout le reste ◀de▶ l’Europe bourgeoise fait nouveau riche, en regard de cette seule classe qui ne doit rien à l’opinion.
Non, je ne peux rien voir dans la « féodalité » ◀de▶ ces junkers, qui soit plus répugnant pour notre humanité que tant de systèmes prônés par les partisans du progrès, — le taylorisme par exemple. J’y vois, au contraire, des avantages « humains » peu contestables : des rapports personnels ◀de▶ maître à serviteur, des rapports personnels ◀de▶ l’homme à la nature sous toutes ses formes, animales, végétales, domestiquées ou catastrophiques. Je suis scandalisé quand je vois se croiser dans la rue sans se connaître un patron ◀d’▶usine et l’un ◀de▶ ses mécanos. Ou encore, quand le patron salue avec ce mélange ◀de▶ hauteur, ◀de▶ méfiance et ◀de▶ gêne auquel répond chez l’inférieur un mélange ◀de▶ crainte, ◀de▶ colère et ◀de▶ gêne guère moins ignoble. Mais je ne suis pas scandalisé quand le burgrave salue cordialement et franchement des paysans qui s’inclinent sans contrainte.
Est-ce là dire que le « retour » à tel état soit souhaitable ? La question me paraît, au concret, dépourvue ◀de▶ sens. Mais au nom de la dignité humaine, je demande que les journalistes cessent ◀de▶ déverser sur une classe qu’ils ne peuvent connaître une haine conventionnelle et bassement démagogique. C’est ainsi que les frères Tharaud dénonçaient récemment encore, dans un grand quotidien ◀de▶ Paris, ces junkers qui, d’après eux, constituent la fraction ◀d’▶humanité la plus dangereuse pour la paix du monde. Quoi ! cette centaine ◀de▶ familles écartées du pouvoir dans leur propre patrie depuis la chute ◀de▶ Bismarck, coupées ◀de▶ tous liens politiques avec une Europe bourgeoise, résignée à « laisser ce monde aux Juifs », puisque tout est perdu, mais héroïquement attachées à leur terre, à leur grandeur — cette race désarmée qui ne subsiste que par la force ◀d’▶une vertu sans égale, sans espoir —, péril pour le monde ! Fable énorme et qui étonne de la part d’écrivains ◀d’▶ordinaire consciencieux. Les canons ◀de▶ Shanghai, qui rapportèrent tant ◀d’▶argent aux propriétaires ◀de▶ la presse qui publie ces articles, me paraissaient en ce temps-là plus inquiétants que le fusil ◀de▶ chasse ◀de▶ mes hôtes prussiens.
Quant à savoir si cette classe justifie sa fonction dans le monde actuel, je répondrai que cela dépend après tout des possibilités qu’on lui en laisse. On, c’est le pouvoir. Or, le pouvoir se fait de plus en plus l’instrument des folies citadines. C’est dans les villes qu’on parle des temps nouveaux. Et l’on voit bien pourquoi les intellectuels, les ouvriers, les exploités ont besoin ◀de▶ tels mythes. Mais au regard de la nature, cela n’a point ◀de▶ sens.
Ou bien alors : cela désigne une nouvelle répartition des terres. Question que la nature du sol résoudra seule durablement. Les landes ◀de▶ la Prusse-Orientale sont très irrégulièrement fertiles ; seules les grandes entreprises « tiennent le coup » lors ◀d’▶une inondation ou ◀d’▶une sécheresse partielle. J’ai vu sur les terres ◀de▶ Waldburg un village que le burgrave a ◀de▶ son propre chef « libéré ». C’est ◀de▶ tous le plus misérable. Le morcellement des terres, le stade démocratique, est ici plus visiblement qu’ailleurs une utopie. Impossible ◀de▶ passer du latifundium au pavillon ◀de▶ banlieue. Au « majorat » succédera sans doute un organisme du type des kolkhozes soviétiques. Dépersonnalisation du pouvoir. Faut-il déplorer ? Tout jugement affectif s’évapore devant une évolution nécessaire.
Cette noblesse terrienne, dans son ensemble, reste étrangère au capital. Comme les autres ils ont été ruinés par la guerre, c’est-à-dire qu’ils n’ont plus ◀de▶ monnaie : cela n’a rien changé à l’organisation ◀de▶ leur vie sociale. Ils vivent en paysans ◀de▶ leurs produits. Ils consomment fort peu ◀d’▶idéologies importées. Les cadets ◀de▶ famille, ceux qu’on envoyait à l’armée, font parfois ◀de▶ la politique : Hitler essaie ◀de▶ les flatterb mais ne vainc pas souvent leurs méfiances. Certains se sont faits communistes, par goût ◀de▶ l’énergie peut-être. J’ai vu des membres ◀d’▶un parti national-marxiste dont le rêve est ◀de▶ restaurer la Prusse du grand Frédéric par les méthodes ◀de▶ Lénine…
Race ◀de▶ colonisateurs, dominant sur ces marches ◀de▶ l’Europe depuis des siècles, mais séculairement menacés par l’Asie : ils lui résistent par leur pauvreté. Les magnats ◀de▶ Hongrie sont déjà des pachas, et l’Occident ne peut rien en attendre, qu’un corps ◀de▶ janissaires tout au plus. Mais ces hommes durs, silencieux, servants des terres conquises par les chevaliers teutoniques, qui sait s’ils n’auront pas demain leur commandement dans cet Ordre du Sacrifice auquel rêve l’Europe, qu’elle redoute encore, mais qui forge sa loi au secret ◀de▶ son désespoir…
Bastions ◀de▶ l’Occident ? — Duquel ? Ou bien race liée au seul goût ◀de▶ sa puissance ? Il y a plus qu’un passé ◀d’▶héroïsme dans ces châteaux perdus, dans ce Waldburg gardien ◀de▶ quels secrets longuement, lentement fortifiés…
La nuit, les moustiques tissent une rumeur dans l’obscurité profonde. Des cris ◀de▶ chouettes se poursuivent, s’éloignent, reprennent tout proches. Les élans dorment agenouillés, aussi hauts que les jeunes arbres ◀de▶ la lande. Et la mer respire fort contre les grèves, soulagée ◀de▶ la pesante lumière. Mais dans cette chambre élevée du château, l’air demeure étouffant et parfois l’odeur des étangs vient se mêler à celle des vieilles boiseries. Enveloppé ◀de▶ gaze je sors sur mon balcon, je me penche sur le parc incertain. Palpitation lointaine et animale du silence. Le long de la crête des forêts, une rougissante lueur avance ◀de▶ l’Occident vers l’Orient.
En 1945, tous les châteaux ◀de▶ la Prusse-Orientale ont été rasés par les Russes, sous prétexte de communisme. Personne n’a dénoncé ce crime, nul n’en ayant tiré profit.