Quand je me souviens — C’est l’▶Europe
Ces pages sont nées à des dates différentes ◀d’▶un même état ◀de▶ sensibilité, dont j’ai remarqué qu’il se révèle en moi par une même allure ◀d’▶écriture, toutes les fois que se trouve atteint ◀le▶ seuil ◀de▶ ce que j’ai nommé ◀le▶ sentiment européen. Nom ◀de▶ code, mais aussi vrai nom — par cela même précisé — ◀de▶ mon Europe. Et vrai sujet, tout au moins manifeste, ◀de▶ cette suite ◀d’▶entrevisions des temps mêlés — « Ce présent que je vis déjà comme un passé dans ◀le▶ futur que j’anticipe » — et qui devait me conduire à une action : celle que je n’ai cessé ◀de▶ mener depuis, pour ◀l’▶avenir du sens ◀de▶ nos vies.
◀Le▶ bon vieux temps présent
19 mars 1939
« ◀Le▶ Führer a passé ◀la▶ nuit au Hradschin. »
Après Vienne, avec Prague, c’est une Europe qui vient de mourir. Europe du sentiment, patrie ◀de▶ nostalgie ◀de▶ tous ceux qu’a touchés ◀le▶ romantisme — encore un paradis perdu ! Mais ◀les▶ vrais paradis seront toujours perdus : ils naissent à ◀l’▶heure où on ◀les▶ perd.
Souvenirs ◀de▶ Salzbourg et ◀de▶ Prague, Mozart et Rilke, et ◀la▶ Vienne de Schubert — à ◀l’▶heure où sombrent des nations sous ◀l’▶uniforme barbarie — je ◀les▶ vois s’élever rayonnants dans ◀la▶ lueur éternisée ◀d’▶un soir ◀d’▶été, après ◀l’▶orage, avant ◀la▶ nuit, dans une gloire déchirante et délicieuse comme les secondes voix ◀de▶ Schumann. Un mythe nouveau prend son essor au sein même ◀de▶ ◀la▶ catastrophe. Tout un âge, un climat ◀de▶ musique, soudain se fixe en nos mémoires, s’idéalise. Un « bon vieux temps » de plus, tout près de nous…
◀Le▶ bon vieux temps, pour nos ancêtres, c’était très loin dans ◀le▶ passé, dans ◀la▶ légende, si loin que nul, en vérité, ne ◀l’▶avait vu. Mais déjà, pour beaucoup d’entre nous, ce fut simplement ◀l’▶avant-guerre, ◀les▶ souvenirs ◀de▶ notre enfance. Et voici que ce Temps Perdu, tout ◀d’▶un coup, est encore plus proche : c’est ◀l’▶an passé, c’est avant-hier, peut-être même est-ce — aujourd’hui ?
Mais oui, peut-être vivons-nous, ici, dans ce Paris ◀de▶ mars 1939, ◀les▶ derniers jours du bon vieux temps européen. Jours ◀de▶ sursis ◀d’▶une liberté dont nous avions à peine conscience, parce qu’elle était notre manière toute naturelle ◀de▶ respirer et ◀de▶ penser, ◀d’▶aller et venir, et ◀d’▶entretenir nos soucis, nos plaisirs personnels.
Combien ◀de▶ temps encore, combien ◀de▶ semaines pourrons-nous goûter ce répit, et sentir que nous prolongeons une existence que nos fils appelleront douceur ◀de▶ vivre ? Déjà nous éprouvons que ◀le▶ monde a glissé dans une ère étrange et brutale, où ces formes ◀de▶ vie qui sont encore les nôtres ne peuvent plus apprivoiser ◀le▶ destin. Soit que ◀les▶ tyrans nous accablent, soit qu’un sursaut nous dresse à résister, il faudra changer ◀le▶ rythme et rectifier ◀la▶ tenue, bander tous ◀les▶ ressorts, mobiliser ◀les▶ cœurs… C’est ◀le▶ crime des dictatures : elles ne tuent pas ◀la▶ liberté dans ◀les▶ pays seulement où elles sévissent, mais aussi bien chez ◀les▶ voisins qu’elles secouent ◀d’▶un défi grossier. ◀La▶ liberté ne peut survivre à ◀de▶ tels chocs. Car elle est vraiment comme un rêve, un rêve heureux où ◀l’▶on circule avec aisance, gardant parfois ◀l’▶arrière-conscience ◀d’▶un miracle. Elle est encore une œuvre d’art qui n’agit que par ◀l’▶atmosphère, par ◀le▶ charme qu’elle fait régner. Des lois adroites et humaines ne suffiront jamais à ◀l’▶assurer : il y faut ce climat sentimental, cette espèce ◀de▶ naturel qui naît ◀d’▶une entente tacite, ◀d’▶une confiance, presque ◀d’▶une insouciance…
C’est tout cela que vient de mettre en question ◀l’▶usurpateur du Hradschin. Et dès lors qu’il ◀l’▶a mis en question et qu’il nous force au réalisme à sa manière, ◀le▶ charme est détruit dans nos vies. Nous sommes pareils à celui qui s’éveille et goûte encore quelques instants ◀les▶ délices ◀d’▶un rêve inachevé. Mais il sait bien que c’est fini.
Brève dispense, ◀le▶ temps ◀d’▶un peu se souvenir… Il faut se lever. Il faut entrer résolument dans ◀le▶ grand jour du siècle mécanique, accepter pour un temps sa loi, en préservant, s’il se peut, dans nos cœurs, ce droit ◀d’▶aimer, cette bonté humaine, plus inutile que jamais, dominatrice et bafouée.
Demain, ◀la▶ guerre !
◀Le▶ soir du 28 août 1939, je finissais ◀de▶ dîner dans un hôtel de La Chaux-de-Fonds, et comme je me préparais à gagner ◀le▶ Conservatoire pour y assister à une répétition des chœurs ◀de▶ Nicolas de Flue 18, ◀la▶ radio brusquement interrompit ◀les▶ conversations.
Nous entendîmes ◀la▶ fin ◀d’▶une phrase en italien, puis une fanfare joua ◀l’▶hymne national. ◀Le▶ speaker répéta en français : convocation des Chambres fédérales pour désigner ◀le▶ général en chef, mobilisation immédiate des troupes ◀de▶ couverture-frontières.
Au conservatoire, ◀le▶ grand chœur entonna ◀le▶ récitatif du troisième acte :
Ô maintenant, peuple des monts et des vallées — tremble dans ◀l’▶attente orageuse — sous un ciel ◀d’▶angoisse et ◀de▶ haine ! — Malheur sur nous !
Nuit lugubre, sans sommeil — rythmée ◀d’▶armes martelées — meute folle, meurtrière — ô rumeur irréparable — que dis-tu ? — Demain, ◀la▶ guerre !
◀Le▶ directeur n’était pas satisfait ◀de▶ son ensemble. Une femme du chœur me dit : « C’est difficile ◀de▶ chanter ça ce soir. ◀Les▶ mots vous restent dans ◀la▶ gorge… »
◀Le▶ drame ne put être joué, la plupart des acteurs et des choristes ayant été mobilisés cinq jours plus tard, comme je ◀le▶ fus.
Cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe
Berne, février 1940
Monté hier au Gothard, pour affaire ◀de▶ service.
Ce haut lieu ◀de▶ ◀la▶ Suisse, ce vrai cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe, je ne m’en suis jamais approché sans ressentir une émotion que j’essaie en vain ◀de▶ qualifier ; elle ne ressemble à aucune autre. Je devais avoir 13 ou 15 ans lorsque j’y vins pour la première fois, descendant à pied ◀d’▶Andermatt et passant par ◀le▶ Pont du diable. Et ce qui me saisit ne fut pas ◀la▶ grandeur presque lugubre du paysage, mais au fond ◀de▶ ◀la▶ vallée cet express obstiné dans sa vitesse régulière, qui serpentait ◀d’▶un flanc à l’autre, disparaissait, reparaissait, contournait ◀la▶ colline ◀de▶ Wassen surmontée ◀d’▶une église blanche, montait encore par des lacets immenses, passait enfin à notre hauteur, puis courait s’engouffrer dans ◀les▶ rochers, à ◀la▶ base ◀d’▶une paroi verticale, noircie ◀d’▶eau. J’avais pu lire sur ◀les▶ longs wagons bruns : Amsterdam-Basel-Milano-Zagreb-Bucuresti. Je me rappelle que j’en fis un poème. Pour la première fois, j’avais senti ◀l’▶Europe.
Hier, j’étais dans ce train. Il neigeait, on ne voyait guère que quelques pans ◀de▶ rochers sombres dans ◀les▶ déchirures ◀de▶ ◀la▶ brume. Mais de nouveau j’ai éprouvé ◀la▶ sensation ◀de▶ pénétrer dans une aire « sacrée », dans un territoire réservé pour quelque fonction solennelle.
Il est vrai qu’aujourd’hui, je sais pas mal ◀de▶ choses sur ce lieu et son rôle historique. (J’en ai même beaucoup écrit.) Je sais que ce nœud ◀de▶ fleuves et ◀de▶ montagnes percé par ◀le▶ seul col qui relie d’un seul coup ◀le▶ Nord et ◀le▶ Midi du Continent à travers ◀les▶ deux chaînes des Alpes ici croisées, n’est pas seulement une position clef ◀de▶ ◀l’▶Europe, mais aussi, et pour cette raison même, ◀l’▶origine très précise ◀de▶ nos libertés suisses et ◀de▶ notre union fédérale. Quand je n’en saurais rien, j’ai lieu ◀de▶ supposer que ◀l’▶impression ne serait pas moins forte. Toutes ◀les▶ sources détiennent une puissance radiante, et c’est ici ◀la▶ source du Rhin, du Rhône, et des deux plus gros affluents du Danube et du Pô. Il se peut que d’autres éléments dits naturels entrent en composition dans ◀le▶ mystère qui pèse sur ce massif, qui en émane…
Je me disais en redescendant : ◀les▶ Suisses sont-ils sensibles à cette qualité ? Savent-ils qu’ils ont au Gothard un haut lieu non pas seulement un tunnel et des forts ?
◀Le▶ petit nuage
Fin mars 1940
— Au mois ◀d’▶août ◀de▶ ◀l’▶année dernière, ◀le▶ jour du pacte germano-soviétique, j’ai fait deux choses. Primo j’ai bouclé mes dossiers, lettres, et papiers personnels, je ◀les▶ ai mis en lieu sûr et j’ai sorti mes uniformes pour ◀les▶ aérer. Secundo, j’ai envoyé à un certain nombre ◀de▶ mes amis ◀la▶ phrase suivante : « Au plus fort ◀de▶ ◀la▶ persécution entreprise par Julien l’Apostat contre ◀les▶ chrétiens, quand tout espoir humain semblait perdu, tout horizon bouché, Athanase prononça ces mots : nubicula est, transibit, c’est un petit nuage, il passera. »
Je viens de recevoir une lettre ◀de▶ « quelque part dans ◀le▶ Proche-Orient » et une autre des États-Unis. La première me dit : « ◀Le▶ petit nuage n’est pas passé. Il passera, et nous serons encore une fois assis au café des Deux Magots. ◀La▶ vie reprendra. Cela paraît irréel. » La seconde me dit : « ◀Le▶ petit nuage passera, oui… et nous avec ! »
Selon ◀l’▶humeur du jour, je donne raison à l’une ou à l’autre de ces lettres. Pas ◀d’▶importance. Ce qui est important, c’est ◀la▶ certitude « qu’il passera ».
Que sont nos petits accès ◀de▶ découragement, ces brumes qu’un léger vent ◀d’▶avant-printemps suffit à dissiper en cinq minutes ? Qu’est-ce que cela au regard de ◀la▶ menace énorme qui domine ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui ?
Eh bien, cette menace, à son tour, n’est qu’un tout petit nuage, au regard du Règlement des comptes universels que sera notre jugement au dernier jour ◀de▶ tous ◀les▶ temps. Karl Barth nous ◀le▶ disait l’autre jour à Tavannes où nous avions donné deux conférences successives devant un vaste rassemblement ◀de▶ jeunes gens : « Comme chrétiens, nous n’avons à redouter que ◀le▶ Prince ◀de▶ tous ◀les▶ démons, et non pas tel ou tel démon qu’il nous délègue ◀de▶ temps à autre. ◀Le▶ combat que nous devrons peut-être engager militairement contre l’un ◀de▶ ces petits personnages, ce combat, si « total » qu’il soit, ne saurait figurer pour nous qu’un exercice, une première escarmouche, un entraînement pour ◀le▶ « combat final » où ◀le▶ Christ seul pourra nous sauver, lorsque ◀le▶ Malin en personne nous accusera au Jugement dernier. »
Voilà ◀les▶ dimensions réelles qu’il faut oser envisager. Elles ne sont pas démesurées. Elles doivent au contraire nous donner ◀la▶ vraie mesure ◀de▶ nos soucis, ◀de▶ nos misérables cafards, ◀de▶ nos craintes dérisoires et mesquines. « C’est un petit nuage, il passera. » Ce mot me fut parole ◀d’▶Évangile quand je ◀le▶ lus ◀l’▶année dernière.
À cette heure où Paris…
Berne, 15 juin 1940
« À cette heure où Paris exsangue voile sa face ◀d’▶un nuage et se tait, que son deuil soit ◀le▶ deuil du monde ! Nous sentons bien que nous sommes tous atteints.
Quelqu’un disait : Si Paris est détruit, j’en perdrai ◀le▶ goût ◀d’▶être un Européen. ◀La▶ Ville Lumière n’est pas détruite : elle s’est éteinte. Désert ◀de▶ hautes pierres sans âme, cimetière…
◀L’▶envahisseur avait prophétisé : ◀le▶ 15 juin j’entrerai dans Paris. Il y entre, en effet, mais ce n’est plus Paris. Et telle est sa défaite irrémédiable devant ◀l’▶esprit, devant ◀le▶ sentiment, devant ce qui fait ◀la▶ valeur ◀de▶ ◀la▶ vie.
Je songe au chef ◀de▶ guerre qui traverse aujourd’hui ces rues ◀les▶ plus émouvantes du monde : il ne ◀les▶ connaîtra jamais. Il ne verra que ◀d’▶aveugles façades. Il s’est privé à tout jamais ◀de▶ quelque chose ◀d’▶irremplaçable, ◀de▶ quelque chose qu’on peut tuer, mais qu’on ne peut conquérir par ◀la▶ force, et qui vaut plus, insondablement plus que tout ce que peuvent rafler dans ◀le▶ monde entier ◀les▶ servants des « Panzerdivisionen ». Quelque chose ◀d’▶indéfinissable et que nous appelions Paris.
C’est ici ◀l’▶impuissance tragique ◀de▶ ce conquérant victorieux : tout ce qu’il veut saisir se change à son approche — Midas ◀de▶ ◀l’▶ère prolétarienne — en fer tordu, en pierraille lépreuse.
N’importe quel badaud ◀d’▶un soir ◀de▶ juin pouvait s’annexer pour toujours ◀le▶ bonheur ◀d’▶un couchant sur Germain-des-Prés, ◀le▶ grisant glissement ◀de▶ ◀la▶ foule ◀de▶ ◀l’▶Arc aux Chevaux ◀de▶ Marly, ◀les▶ siècles ◀de▶ grandeur, ◀de▶ misère, ◀de▶ sagesse, dont ◀le▶ visage ◀de▶ cette capitale plus douce et plus fière qu’aucune autre portait ◀les▶ traces pacifiées. N’importe quel badaud, mais pas un conquérant.
◀La▶ confrontation stupéfiante ◀de▶ cet homme et ◀de▶ cette ville était peut-être nécessaire pour faire comprendre au monde entier qu’il est des victoires impossibles. On ne conquiert pas avec des chars ◀les▶ dons ◀de▶ ◀l’▶âme et ◀les▶ raisons ◀de▶ vivre dont on manque. Qu’ils fassent dix fois ◀le▶ tour du monde ! Ils ne rencontreront partout que ◀le▶ fracas du néant mécanique. Jusqu’au jour bien plus terrifiant que ◀le▶ jour ◀de▶ ◀la▶ pire vengeance où, s’arrêtant enfin, ils comprendront qu’aucun triomphe ne vaut pour eux ◀la▶ moindre des réalités humaines qu’ils ont tuées. “… car ils ne savent ce qu’ils font.” »
Ce texte parut ◀le▶ 17 juin dans ◀la▶ Gazette ◀de▶ Lausanne , entre ◀l’▶arrivée au pouvoir ◀de▶ Pétain dans ◀la▶ nuit du 16 juin, et ◀l’▶appel ◀de▶ Londres lancé par de Gaulle ◀le▶ 18 juin. ◀L’▶article me valut une condamnation à quinze jours ◀de▶ forteresse, au secret, et « facilita » une mission que je reçus quelques semaines plus tard, ◀de▶ conférences sur ◀la▶ Suisse aux USA. ◀Le▶ 20 août, je quittais Genève pour ◀l’▶Amérique.
Intermède
New York, fin 1942
… mais sachez-◀le▶ : nous n’étions pas absents ◀de▶ vous plus que ◀de▶ nous-mêmes. Vous étiez « occupés », nous étions en exil, et ◀les▶ uns comme ◀les▶ autres dans ◀l’▶inaccepté, dans ◀la▶ dépossession profonde, dans une mise en question générale au pire moment, à ◀l’▶heure ◀de▶ moindre résistance.
Notre angoisse était ◀de▶ penser : parlerons-nous encore ◀le▶ même langage au jour ◀de▶ ce retour en France, — dans quelle France, et dans quelle Europe ?
Nous étions soumis à ◀l’▶érosion ◀de▶ ◀l’▶exil, moins brutale, certes, mais plus intime que celle ◀de▶ ◀l’▶occupation. Un conquérant n’occupe jamais que ◀l’▶extérieur, mais ◀l’▶étranger s’infiltre au cœur ◀de▶ ◀l’▶être. Comment lui résisterait-on ? C’est un ami.
Il vous a reçus d’abord et vous a proposé ses façons et usages qu’il convenait ◀d’▶aimer. Bientôt, s’il voit que vous restez là, il change un peu : vous n’êtes plus ◀l’▶invité mais un client, et qui devrait s’arranger pour payer. Et quand vous n’avez plus ◀d’▶argent, c’est tout ◀d’▶un coup ◀le▶ monsieur qui ne tient pas à ce que vous lui causiez des ennuis. Débrouillez-vous. Et puis, vous êtes trop nombreux, on ne peut pas s’occuper ◀de▶ chacun ◀de▶ vous.
Et c’est bien vrai. Nous étions trop nombreux. En France, en Suisse aussi, avant ◀la▶ guerre, déjà, on trouvait qu’il y avait trop ◀de▶ Juifs réfugiés. Des gens frappés par ◀le▶ malheur, où que ce soit, il y en a toujours trop.
Cependant notre sort vous paraissait enviable, à juste titre. ◀Les▶ pires tourments ◀de▶ ◀l’▶esprit et du cœur ont toujours paru préférables à ◀la▶ torture physique, ou même à sa menace. Autant dire qu’on ◀les▶ tient pour moins sérieux. Nous étions mal placés pour discuter cela, donc en somme pour défendre ◀l’▶esprit, — qui était pourtant tout ce qu’il restait à défendre par nous, dans ◀l’▶exil…
Beekman Place
New York, août 1943
Beekman Place est un ◀de▶ ces lieux où ◀l’▶exilé s’écrie : « Mais c’est ◀l’▶Europe ! » parce qu’il y trouve un charme, simplement. Mais quand je ◀la▶ vois du haut ◀de▶ mon douzième étage, en enfilade, petite tranchée ◀d’▶asphalte et ◀de▶ brique jaune et rose dans un chaos géométrique, c’est bien New York… Si je me retourne un peu sur ma terrasse, voici ◀la▶ perspective ◀de▶ ◀l’▶East River jusqu’à Brooklyn.
Un paysage immense ◀de▶ minéral et ◀d’▶eau. ◀La▶ rivière sillonnée ◀de▶ remorqueurs toussotants, luit ◀d’▶un éclat ◀d’▶étain pâli. ◀Les▶ ponts immenses, vers Brooklyn, font une dentelle ◀d’▶un kilomètre, toute menue dans ◀la▶ distance. Cheminées, mâts, clochers, usines plates et réclames lumineuses en plein jour. ◀Le▶ seul vestige ◀de▶ nature — car ◀l’▶eau même est canalisée — ce sont ces trois îlots ◀de▶ granit noir couverts ◀de▶ mouettes, et signalés par deux petits phares dont clignotent irrégulièrement ◀le▶ feu vert — cinq secondes ◀de▶ révolution — et ◀le▶ feu rouge — six ou sept secondes. Tout ce qu’embrasse mon regard, tout est fait ◀de▶ main ◀d’▶homme, sauf ◀les▶ mouettes. Qu’on ne me parle plus des lois économiques et ◀de▶ leurs fatales réalités : car ce sont ◀les▶ réalités ◀d’▶un monde tout artificiel que nous, ◀les▶ hommes avons bâti selon nos caprices, nos passions et nos raisons folles. Si nous changions un jour ◀de▶ goûts et ◀d’▶ambition, ce paysage se transformerait.
Si je me tourne vers ◀le▶ nord, je vois un monde ◀de▶ terrasses, du deuxième au trentième étage du River Club, où vivent des milliardaires et des acteurs. Et tout près, ces jardins suspendus où circulent ◀de▶ jeunes femmes en maillot ◀de▶ bain. L’une se penche sur ses géraniums, l’autre ajuste des lunettes noires… Quelques jeunes gens viennent boire un verre, ◀le▶ soir. Un violoniste s’escrime à vingt reprises sur le deuxième Concerto brandebourgeois, mais deux radios martèlent ce Tchaïkovski qu’on entend siffler dans ◀la▶ rue…
Je me souviens ◀de▶ ce que j’ai sous ◀les▶ yeux : je ◀le▶ vois déjà comme je me ◀le▶ rappellerai, une fois ◀de▶ retour en Europe. J’en connais par avance ◀la▶ nostalgie. ◀Le▶ soir vient dans un luxe américain ◀d’▶ocres, ◀de▶ roses, ◀d’▶argent et ◀d’▶éclats ◀d’▶or sur ◀les▶ fenêtres des usines. Des fumées traînent, ◀les▶ ponts s’éteignent, ◀le▶ sommet des gratte-ciel se met à luire sous ◀la▶ lune, au-dessus des premiers nuages. Une grande nuit s’ouvre au travail paisible.
◀D’▶heure en heure, je me lève et sors. Je me promène sur cette terrasse qui fait ◀le▶ tour ◀de▶ mes chambres blanches posées sur le onzième étage et festonnées ◀de▶ tuiles provençales. ◀La▶ brique est chaude encore sous mes pieds nus. À ma hauteur, et un peu plus bas, et puis beaucoup plus bas dans ◀les▶ buildings voisins séparés ◀de▶ ma terrasse par un gouffre profond mais étroit, je vois des couples et des solitaires éteindre et rallumer leurs lampes. Une blonde platinée en peignoir rose ouvre son frigidaire, sort ◀de▶ ◀la▶ glace, ôte enfin ◀le▶ peignoir, il fait trop chaud. Des rires viennent ◀d’▶une terrasse obscure, un cliquetis ◀de▶ tiges ◀de▶ verre dans ◀les▶ highballs. Je rentre et j’aligne mes mots.
Petits matins déjà doux des terrasses, moments ◀les▶ plus aigus ◀de▶ ◀la▶ vie, au jour qui point, quand toutes choses et ◀les▶ souvenirs ◀d’▶hier changent ◀de▶ poids et ◀de▶ millésime, quand ◀les▶ mouettes éclosent du rocher, quand les premiers remorqueurs se mettent à souffler fort dans ◀la▶ brume ◀d’▶été flottant sur ◀la▶ rivière… Une langue ◀de▶ lumière orangée vient râper doucement ◀le▶ crépi des murs bas, sur ◀la▶ terrasse toute voisine. Un autre jour, ◀le▶ même amour, mais ◀le▶ cœur s’ouvre — ◀l’▶aube est ◀l’▶heure du pardon délivrant — et je me donne au jour américain !
Sur ◀le▶ grand fond sonore à bouche fermée des usines ◀de▶ l’autre rive, ◀les▶ sirènes des ferry-boats poussaient leur solo ◀de▶ désastre, ◀de▶ faux désastre et ◀d’▶appel commercial, dans ◀le▶ matin strident ◀de▶ ◀l’▶East River. Un quadrimoteur argenté passait très haut entre deux tours babyloniennes, l’une phallique, l’autre en Moïse de Michel-Ange. Et sur une terrasse dormante, deux ou trois étages plus bas, quelqu’un sortait en robe de chambre, un vieux monsieur, pour arroser au tuyau ses arbustes.
Soudain, passant ◀la▶ tranche ocrée ◀d’▶un bâtiment ◀de▶ trente étages, à mi-hauteur, sur ◀la▶ rivière, une proue grise et ses canons glissait sans bruit, un énorme croiseur défilait, tout ◀l’▶équipage en fête saluant New York ◀d’▶adieux, filant pavois au vent vers ◀l’▶Europe et ◀la▶ guerre…
Mémoire ◀de▶ ◀l’▶Europe
New York, fin 1944
Je ne savais pas que tout était si près, là-bas. J’étais baigné. J’étais fondé. Et je marchais parmi ◀les▶ signes. Sédiments séculaires, socles ◀de▶ nos patries ! Monuments que ◀l’▶on ne voit plus, mais qui renvoient ◀l’▶écho familier ◀de▶ nos pas. Et ces rues qui tournaient doucement vers une place plantée ◀d’▶arbres et déserte, aux rendez-vous manqués où je me retrouvais… « Je t’aime. J’aime ! »
J’ai tout dit. ◀L’▶Europe était patrie ◀d’▶amour. ◀Le▶ silence attendait, ◀l’▶absence était profonde, et chaque être présent questionnait, répondait. ◀La▶ force était au secret ◀de▶ nos vies, nouée parfois dans une rancune obscure, ou bien dans ◀la▶ contemplation jalouse ◀d’▶un vieil arbre — il était vieux déjà du temps ◀de▶ notre enfance, et notre possession ◀la▶ plus tenace, il nous réduisait au silence. ◀La▶ force était chanson fredonnée sur ◀le▶ seuil, au matin ◀d’▶une journée qui se liait aux autres…
(Quand ta force devient visible, c’est comme ◀le▶ sang, c’est que tu es blessé, ta vie s’en va.)
◀La▶ force était mémoire et allusion. Elle était ce vieil arbre tenace. Elle était ◀la▶ douceur et ◀la▶ sagesse amère des adieux, ou ◀la▶ gaieté ◀d’▶un mot dit en passant. Elle avait ◀les▶ pudeurs ◀de▶ ◀l’▶amour…
Quand je me souviens — c’est ◀l’▶Europe.
Parce que ◀l’▶Europe est ◀la▶ mémoire du monde, parce qu’elle a su garder en vie tant de passé, et garder tant de morts dans ◀la▶ présence, elle ne cessera pas ◀d’▶engendrer. Elle a maîtrise ◀d’▶avenir.
Nostalgie anticipée
Princeton, 27 mars 1946
Entre ◀les▶ deux mondes. — ◀L’▶avion partira dans trois jours.
Déjà par ◀l’▶imagination, j’habite ◀l’▶Europe. Je circule quand je veux dans ◀les▶ hauts corridors et dans ◀le▶ vestibule qui sent ◀le▶ fruit ◀de▶ notre ancienne maison de campagne, et mon pied reconnaît cette brique, près de ◀l’▶escalier, qui basculait un peu du temps ◀de▶ mon enfance. (On ne ◀l’▶a donc jamais recimentée ?) Pourquoi faire ce voyage vers ◀les▶ lieux et ◀les▶ choses que toujours et partout je porte en moi ? Mais il faut aller vers ◀les▶ êtres, car ce sont eux qui changent et qui s’éloignent.
Un autre sentiment que je connais ◀d’▶avance et ne pourrai que retrouver là-bas, c’est celui ◀de▶ ma nostalgie ◀de▶ ◀l’▶Amérique. ◀De▶ ce présent que je vis déjà comme passé dans ◀le▶ futur que j’anticipe. Je me promène dans un New York déjà quitté, récapitulant mes regrets… Nostalgie ◀de▶ cette avenue, à telle heure du jour ou ◀de▶ ◀la▶ nuit, j’y vais encore une fois, pour ◀la▶ retrouver déjà… Que signifie tant de puérilité ? ◀Le▶ doute n’est plus permis. J’aime ◀l’▶Amérique.
Ils me demanderont pourquoi, je ne saurai pas répondre. Sait-on jamais pourquoi ◀l’▶on aime un être ? Voici longtemps qu’on a cessé ◀de▶ penser qu’il est meilleur ou plus beau que tout autre, mais avec lui ◀l’▶on se sent bien. Ses défauts crèvent ◀les▶ yeux, il vous a fait souffrir, on vous démontrera qu’il n’est pas fait pour vous, mais près de lui vous éprouvez une liberté. Et cette constatation, bien entendu, ne signifie rien sur sa valeur « en soi » ni sur ◀la▶ vôtre que personne ne peut mesurer. Mais dans cette relation, vous existez.
J’aurai beau faire, ils me diront encore : « Vous estimez vraiment que ◀l’▶Amérique est si bien ? Vous préférez y vivre ? Vous reniez ◀l’▶Europe ? » Mais je ne sais pas du tout si ◀l’▶Amérique est bien ou mal, si elle vaut mieux que ◀l’▶Europe, si j’y reviendrai jamais ! Et ◀l’▶homme est né pour circuler, non pour s’enraciner comme une victime des dieux subitement transformée en lierre ou en légume. On peut aimer un pays comme sa mère, un autre comme sa femme, un autre comme ◀les▶ femmes, un autre enfin comme une passion. ◀L’▶amour n’est pas encore rationné, que je sache ? Et s’il est vrai, s’il n’est pas ◀le▶ masque ◀d’▶une haine, s’il m’ouvre à ◀l’▶Être au lieu de me refermer sur quelque obsession ◀de▶ ◀l’▶Avoir, chaque amour enrichit tout ◀l’▶amour. Entre deux mondes aimés différemment, que ◀l’▶amour ne soit pas déchiré ! Mais qu’il s’anime et vole et se réjouisse, et qu’il exige enfin sa pleine mesure, toute ◀la▶ Terre promise à tout ◀l’▶homme !
Premier retour
Paris, début avril 1946
LaGuardia Field dans une matinée bleue, c’était déjà presque ◀l’▶été. Cinq heures plus tard, nous avons rejoint ◀l’▶hiver, un ouragan ◀de▶ neige horizontale sur ◀le▶ désert des forêts canadiennes aux lacs gelés. Nous dûmes passer toute ◀la▶ nuit dans ◀les▶ lugubres baraquements ◀de▶ ◀la▶ base ◀de▶ Gander, à Terre-Neuve.
Une aurore boréale nous avait arrêtés, non point que sa beauté nous eût cloués sur place, mais parce qu’elle provoquait des tempêtes magnétiques qui ont pour effet ◀d’▶aveugler ◀les▶ avions aux appareils plus délicats que ◀les▶ sens ◀de▶ ◀l’▶homme. Cette belle crise radio-poétique s’étant heureusement dénouée dans ◀les▶ hauteurs du ciel arctique, nous montâmes en spirale à 5000 mètres, au-dessus ◀d’▶une mer morte ◀de▶ glace.
J’allais écrire : « ◀L’▶avion s’élance pour franchir ◀l’▶Océan ◀d’▶un seul bond. Nous volons à tire-d’aile vers ◀l’▶Irlande ». Mais ce cliché et ces jolies syllabes décrivent mal un voyage aérien. Car voyager, aujourd’hui, c’est attendre. Non seulement attendre son tour dans ◀la▶ queue devant des guichets, mais encore, une fois installé dans ◀le▶ fauteuil profond ◀de▶ ◀l’▶avion, attendre que ◀la▶ boule au-dessous de nous ait tourné jusqu’au point désiré, pour y descendre et s’y poser. Rien ne donne une idée ◀de▶ ◀l’▶immobilité comme ce vol sans repères en plein ciel, à 150 mètres à la seconde, sans vibration ni courant ◀d’▶air, et sans nul signe apparent ◀de▶ mouvement.
◀Les▶ uns écrivent, d’autres déjeunent. Je regarde par mon hublot. ◀La▶ mer est blanche, un peu houleuse et cotonneuse. Mais tout ◀d’▶un coup elle se déchire : ce n’était qu’une couche ◀de▶ nuages. Trois-mille mètres plus bas paraît une surface bleue, comme un papier grenu ponctué ◀de▶ défauts blancs. Un petit fuseau clair y traîne sa fumée, c’est un paquebot qui en est à la troisième journée du trajet que nous ferons à rebours en trois heures.
Nous sommes partis tout au début ◀de▶ ◀la▶ matinée. Voici déjà ◀l’▶après-midi, voici ◀le▶ soir, nous volons contre ◀le▶ soleil et ◀le▶ temps coule deux fois plus vite. ◀La▶ stratosphère se dore. Des cumulus élèvent des tours et des créneaux ◀d’▶un rose feu sur ◀l’▶horizon follement lointain, tandis que nous survolons des profondeurs multipliées, cavernes ◀d’▶ombre et gonflements majestueux où ◀la▶ lumière fait ses grands jeux, ◀de▶ tous ◀les▶ rouges au bleu ◀de▶ plomb.
Aux approches ◀de▶ ◀l’▶Irlande vient ◀la▶ nuit. Derrière nous, tout est flamme et or. Mais un toit ◀d’▶ombre épaisse descend obliquement, rejoint ◀la▶ mer, ferme ◀le▶ monde devant nous. En deux minutes nous sommes passés ◀de▶ ◀la▶ gloire aux ténèbres denses. Il n’y a plus, tout près sur nos têtes, que ◀les▶ lampes en veilleuses, et ◀le▶ ronron des moteurs. Une petite secousse, une longue promenade sur des pistes en ciment. Et ◀l’▶arrêt doux. Shannon, Irlande.
◀Le▶ restaurant ne manque pas ◀d’▶élégance. Une dame qui vient de passer ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ guerre en Amérique frémit ◀de▶ toutes ses fourrures et se récrie : « Quel goût ! Voilà ◀l’▶Europe enfin ! Et des fleurs vraies ! Ah mon cher, ici tout est beau !… — Mais tout ici a été fait par ◀les▶ Américains pendant ◀la▶ guerre… — Taisez-vous, me crie-t-elle, je retrouve ◀l’▶Europe ! Ce n’est pas ◀le▶ moment ◀d’▶être objectif ! »
Elle adore ces rideaux rouges, ces meubles blancs, et ce grape-fruit. Ils ◀la▶ vengent, croit-elle, ◀d’▶une Amérique « où tout est laid », mais ◀d’▶où ils viennent.
2 avril 1946
◀Les▶ oiseaux ◀de▶ Paris. — Nous roulons dans un petit autobus, du terrain ◀d’▶Orly vers Paris. Sept ans bientôt, depuis que je ◀l’▶ai quitté… Par quelle porte allons-nous entrer ? Je ne puis pas distinguer ◀les▶ noms des rues sur ces maisons jaunes ou grises et si basses. Je cherche à voir, ◀le▶ nez contre ◀la▶ vitre, et tout ◀d’▶un coup : rue Claude-Bernard, — en plein cinquième arrondissement : — quand je me croyais encore dans ◀la▶ banlieue… Déjà nous descendons une rue déserte et provinciale. C’était cela, ◀le▶ boulevard Saint-Michel ? Mais sur ◀les▶ quais, où ◀le▶ car nous dépose, j’ai retrouvé ◀les▶ grandes mesures ◀de▶ Paris. Dans quel silence, à quatre heures du matin.
Trouverons-nous quelques chambres pour ◀le▶ reste ◀de▶ ◀la▶ nuit ? Deux jeunes Américains du convoi m’interrogent.
Cet hôtel ne leur plaît qu’à moitié. Je ◀les▶ décourage ◀d’▶aller chercher ailleurs. Crise des logements.
— Est-ce que Paris a été bombardé ? me demandent-ils non sans inquiétude. — Et New York donc ? Si vous y connaissez des chambres libres, faites-moi signe. (Comme ◀les▶ Américains paraissent bizarres, ici. Comme ils se mettent immédiatement à ressembler à ce que ◀l’▶on pense ◀d’▶eux en Europe.)
Il y a des chambres et même des salles ◀de▶ bains. Mais comment dormirais-je cette nuit ? J’arrive au rendez-vous après sept ans, furtivement, à ◀la▶ faveur ◀d’▶une nuit déserte. Un rendez-vous dont j’avais bien souvent désespéré, après cet au revoir en juin 1940, qui sonnait malgré moi comme un adieu… ◀Le▶ jour point derrière ◀les▶ rideaux. Je vais sortir sur mon balcon, je vais ◀la▶ voir…
Tout d’abord je n’ai distingué qu’un paysage ◀de▶ toits bleus, médiéval. Et voici qu’une cloche très fine a sonné cinq coups délicats. Puis une autre plus loin, et plusieurs en écho. Je ne savais plus, après ces années ◀de▶ New York, qu’il y a des cloches qui sonnent ◀les▶ heures aux villes, et qui s’accordent à ◀la▶ suavité aiguë du petit jour. Et cette rumeur soudain ◀de▶ cris menus et ◀de▶ sifflets, ◀de▶ tous côtés, comme les premières gouttes ◀d’▶une averse, ce sont bien des oiseaux ! Dans une ville ! Point d’autres sons… Si ! Je ne rêve pas : un coq qui crie, tout là-bas vers ◀les▶ Invalides. ◀L’▶or pâle du dôme s’avive au-dessus des toits bleus, des toits roux et des murs couleur du temps, où quelques taches ◀de▶ rose clair ou ◀de▶ noir achèvent ◀de▶ composer une harmonie qui fait venir ◀les▶ larmes aux yeux.
Premier bruit ◀de▶ pas dans ◀la▶ rue. Semelles ◀de▶ bois. Une femme ◀de▶ ménage sort ses clés, ouvre une porte ◀de▶ service à côté du portail ◀d’▶un ministère. Un vieux monsieur très grand, vêtu ◀de▶ noir, aux pantalons étroits, aux longs souliers pointus, sort ◀d’▶un xixe siècle ◀d’▶illustrés ◀de▶ mon enfance. Des jeunes gens en chandail, portant ◀de▶ grosses valises, se hâtent vers ◀la▶ gare ◀d’▶Orsay.
Paris a reculé ◀d’▶un siècle, en direction ◀d’▶une beauté oubliée.
Plus Suisse que nature
7 avril 1946
— Que ◀la▶ Suisse soit restée aussi suisse m’a paru proprement incroyable. Je ne trouve ◀d’▶autre sujet ◀de▶ m’étonner que ◀de▶ n’en point trouver justement. Tout est pareil à mes souvenirs, à peine un peu plus ressemblant. Tout est intact. ◀La▶ brusquerie des employés intacte, quand on demande un petit renseignement et qu’on ◀les▶ voit s’identifier en un clin d’œil avec ◀les▶ règlements « pareils pour tous », non point avec votre situation ◀d’▶usager perplexe ou anxieux. ◀La▶ bonhomie des mêmes employés intacte, une fois qu’on leur a laissé ◀le▶ temps ◀de▶ revenir à leur naturel. (Et ce n’est pas toujours au galop.) ◀Les▶ quartiers extérieurs des villes intacts, et si parfaits dans ◀le▶ propret-coquet-scolaire-1910 que ◀l’▶imagination se rend sans condition après ◀la▶ plus rapide reconnaissance des lieux. J’ai revu des amis intacts, et dont ◀l’▶amitié seule avait mûri comme un bon vin. Et j’ai feuilleté des éditions si belles qu’on se demande quels talents ◀les▶ méritent.
Ce qu’il y a de plus intact en Suisse, peut-être, c’est ◀le▶ mythe helvétique par excellence ◀d’▶une décence fondamentale. Il se peut que ◀la▶ Suisse ait seule gagné ◀la▶ guerre, et seule n’ait pas été contaminée par ◀le▶ gangstérisme à ◀la▶ mode. C’est clair : ◀le▶ mal y est mal vu, tout simplement. On ◀le▶ tient encore pour anormal. J’ai ◀l’▶impression qu’on exagère un peu, à cet égard. Mais ◀le▶ reste du monde se charge bien ◀de▶ rétablir un équilibre « humain », sur ◀les▶ modèles récemment présentés par MM. Hitler et Staline.
Je m’en tiens là dans mes jugements. J’arrive à peine.
◀Le▶ mauvais temps qui vient
Neuchâtel-Paris, décembre 1946
Souffrir, en soi, n’est pas toujours ◀l’▶honneur qu’on pense, mais souvent un simple accident. Je vois des Suisses qui se disent honteux ◀de▶ n’avoir pas souffert comme ◀les▶ autres, comme ◀les▶ Français, ◀les▶ Hollandais, ◀les▶ Grecs, ◀les▶ Russes. Mais ◀les▶ Allemands aussi, finalement, ont souffert, se sont fait tuer, ont été envahis. Qu’est-ce que cela prouve ? Quand ◀l’▶avalanche balaye tout un village sauf deux maisons, ◀les▶ rescapés sont-ils honteux ? Il me semble que ces scrupules ne sont pas dignes ◀de▶ ◀la▶ tragédie moderne. Et tout d’abord, ils sont prématurés. Ils révèlent chez ceux qui ◀les▶ ont ◀l’▶illusion que ◀le▶ drame est terminé et que ◀le▶ temps ◀de▶ faire des comptes est arrivé. Or ◀le▶ drame continue, c’est trop clair. ◀Le▶ tour des Suisses viendra, qu’ils se rassurent ! Et s’ils ont constitué ◀la▶ réserve au cours du dernier épisode, on ne leur demande ni ◀de▶ s’en féliciter ni ◀de▶ s’en plaindre, mais ◀de▶ se préparer pour ◀la▶ suite, pour ◀l’▶heure où ils devront « donner ». Le premier devoir ◀d’▶une réserve est ◀de▶ maintenir ses forces intactes et alertées.
Intacts nous ◀le▶ sommes, relativement. Alertés, je n’en suis pas sûr.
◀L’▶ennui, avec ce beau pays, ce n’est pas qu’il soit si propre et bien tenu, trait dont s’égayent ◀les▶ étrangers ◀de▶ passage, un peu comme ces paysans qui se poussent du coude quand on ◀les▶ laisse entrer dans ◀le▶ hall du château. ◀L’▶ennui n’est pas non plus que ◀le▶ matériel soit bon, ◀l’▶or abondant, ◀les▶ enfants bien nourris. Ni même qu’on dise merci tout ◀le▶ temps, à tout propos, cinq ou six fois pendant ◀l’▶achat ◀d’▶un timbre, par exemple, avec une gratitude émue qui dépasse curieusement ◀l’▶occasion, mais dont on sent que ◀le▶ surplus peut entretenir ce fond ◀de▶ bienveillance universelle dont ◀l’▶existence rassure ◀les▶ Suisses… ◀L’▶ennui c’est qu’il n’y a pas du tout ◀de▶ bienveillance universelle. Et que ◀la▶ Suisse est mal préparée, par sa probité même, à faire face aux gangsters.
Rien ◀de▶ moins suisse que ◀le▶ cynisme, honoré dans ◀le▶ reste du monde. Rien de plus suisse que ◀le▶ réflexe ◀de▶ critiquer sèchement tout ce qui dépasse, alors que ◀l’▶on tolère très bien ce qui n’atteint même pas ◀le▶ niveau moyen, et cela dans ◀la▶ vie quotidienne autant que dans ◀la▶ politique. Ces vertus, cette prudence avare, s’explique sans doute par ◀les▶ dimensions du pays, mais ne suffisent plus à ◀le▶ protéger. Il est temps que ◀les▶ Suisses découvrent que pécher par défaut, dans ce temps dur, est plus grave que pécher par excès. On ne saurait exagérer ◀la▶ profondeur ◀d’▶une telle révolution dans ◀la▶ patrie du moralisme à la fois puritain et bourgeois. Et certes je suis loin de proposer qu’on déchaîne ◀les▶ fous et ◀les▶ aventuriers, mais je voudrais pouvoir compter sur des hommes prêts à maîtriser ◀l’▶aventure désormais probable, face à ◀la▶ démesure universelle. ◀Le▶ regard intrépide et désillusionné du grand Burckhardt considérant ◀l’▶histoire du monde, et ◀le▶ rythme vital ◀d’▶un Nicolas Manuel : c’est vers quoi je reviens, après six ans, prendre une leçon ◀de▶ style ◀de▶ ◀l’▶âme pour affronter ◀les▶ mauvais temps qui viennent.
Ils ◀le▶ savaient, ils acceptaient ce fait, et posaient ◀l’▶ordre en face de lui comme un défi manifestant ◀la▶ vocation ◀de▶ ◀l’▶homme : ◀le▶ fond ◀de▶ ◀la▶ réalité n’est pas ◀l’▶ordre mais ◀le▶ chaos. Voilà qui étonne encore trop ◀de▶ braves gens, nés dans un monde où presque tout allait de soi. Voilà qui éclate aux yeux dès qu’on sort ◀de▶ ◀l’▶île Suisse et qu’on navigue en pleine débâcle printanière des valeurs civiques et morales. ◀L’▶esprit ◀d’▶Hitler encore, peut-être pour longtemps, tyrannise ◀les▶ Européens, ◀la▶ police traque ◀les▶ hommes libres sans que personne ose dire pour quoi ni protester, et ce n’est plus qu’au marché noir qu’on trouve encore des nourritures authentiques pour ◀les▶ corps et pour ◀les▶ esprits. Ne comptez plus sur vos épargnes, ni sur ◀la▶ seule valeur ◀de▶ ◀l’▶inertie pour sauver ce qui tient encore debout. Certes, ◀les▶ apparences, ◀les▶ subsistances ◀de▶ ◀l’▶ordre masquent à nos vues immédiates toute ◀l’▶ampleur ◀de▶ ◀la▶ catastrophe. Il y a des trains qui marchent et qui arrivent à ◀l’▶heure, il y a des dettes payées et des paroles tenues, ◀la▶ poste fonctionne, on nous promet un peu plus ◀de▶ charbon pour cet hiver ; des millions ◀de▶ femmes ont été violées dans toute ◀l’▶Europe centrale et orientale, des millions séparées ◀de▶ leur mari pendant cinq ans, mais ◀le▶ tabou ◀de▶ ◀l’▶inceste, par exemple, résiste encore ; ◀les▶ traités ne sont guère respectés, mais on discute solennellement leurs clauses comme s’ils gardaient quelque importance, et cela compte ; la plupart des acheteurs payent leurs achats, ◀les▶ clients appellent ◀le▶ garçon pour régler leurs consommations. C’est beaucoup ◀d’▶ordre encore, si ◀l’▶on y pense : mais ◀le▶ fait est que déjà ◀l’▶on y pense, et je veux dire qu’on s’en étonne parfois… ◀La▶ couche est mince et partout déchirée qui nous sépare du désordre profond. Mais ce n’est pas en Suisse qu’on voit ces déchirures. J’ai donc pris ◀le▶ parti ◀de▶ circuler, malgré ◀les▶ résistances multipliées par une époque qui semble avoir peur qu’on ◀la▶ voie.
Il est un grand espoir, très vague encore, qui m’a paru se libérer dans beaucoup de consciences et beaucoup de pays, parfois à ◀la▶ faveur ◀de▶ ◀la▶ détresse des masses déracinées et déportées, parfois aussi à ◀la▶ faveur ◀d’▶un acte ◀de▶ raison, ◀d’▶un accès ◀de▶ bon sens. C’est ◀l’▶espoir ◀d’▶une terre unie, comme contrainte à se fédérer par ◀la▶ menace ◀de▶ ◀la▶ guerre atomique.
On m’assure que ◀le▶ monde n’est pas prêt pour cela. ◀Les▶ chefs disent que ◀les▶ peuples n’en veulent pas, ◀les▶ peuples disent que ◀les▶ chefs s’y opposent. Faut-il croire qu’ils sont prêts à se faire tuer, c’est-à-dire dans ce cas précis désintégrer, peler et ronger jusqu’aux moelles ? Car telle est bien ◀l’▶alternative. Et personne ne peut deviner si c’est ◀le▶ matin ou ◀la▶ nuit qui approche. Mais chacun peut à chaque instant choisir, et s’efforcer ◀de▶ mieux comprendre quelles sont ◀les▶ suites nécessaires ◀de▶ son choix, quel est ◀l’▶enjeu, ce qu’il implique…
Contre ◀les▶ risques qui se lèvent, ◀l’▶esprit ◀de▶ risque est ◀la▶ seule assurance. ◀Les▶ valeurs ◀de▶ demain, s’il y en a, seront maintenues ou reposées par ◀les▶ hommes qui auront su, pour leur compte, s’équilibrer dans ◀le▶ chaos, aussi loin ◀d’▶ignorer son étendue que ◀de▶ céder à ses vertiges.