De▶ ◀l’▶unité ◀de▶ culture à ◀l’▶union fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe (18 octobre 1982)k
I. Union et unité européennel
Je partirai ◀de▶ quatre observations qui auront valeur ◀de▶ définitions.
◀L’▶union se fait, ◀l’▶unité se constate.
◀L’▶union est une opération. On ◀la▶ veut, on ◀la▶ réussit ou non. ◀L’▶unité est une donnée ◀de▶ base. Elle existe ou non.
Dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀l’▶union politique librement nouée entre ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀la▶ péninsule ne pourra s’instaurer que sur ◀le▶ fondement ◀d’▶une unité spatio-temporelle bien définie ◀d’▶histoire lisible et spécifique à travers ◀les▶ siècles, même si elle est multiple dans ses sources.
Cette unité ◀de▶ base est celle ◀de▶ ◀la▶ culture commune à tous ◀les▶ Européens ◀d’▶aujourd’hui.
II. « Ce qui s’oppose coopère, et ◀de▶ ◀la▶ lutte des contraires procède ◀la▶ plus belle harmonie » (Héraclite)m
◀La▶ culture commune des Européens a été définie par Paul Valéry comme celle, essentiellement, des héritiers ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Rome et ◀de▶ Jérusalem.
Dans une conférence donnée à ◀l’▶Université ◀de▶ Zurich en 1922, il disait : « Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise quant à ◀l’▶esprit, à ◀la▶ discipline des Grecs, est absolument européenne. » Voyons cela de plus près.
Dès ◀l’▶aube ◀de▶ ◀la▶ philosophie qui définit ◀le▶ monde occidental, Héraclite, magistrat suprême ◀de▶ l’une des premières cités grecques, celle ◀d’▶Éphèse, écrit cette phrase décisive :
« Ce qui s’oppose coopère, et ◀de▶ ◀la▶ lutte des contraires procède ◀la▶ plus belle harmonie. » (Fragment 92, trad. Simone Weil).
◀De▶ ce temps jusqu’à nous, tout concourt à nourrir ce paradoxe, cette loi constitutive ◀de▶ notre histoire : ◀l’▶antinomie ◀de▶ l’Un et du Divers, ◀l’▶unité dans ◀la▶ diversité, et ◀la▶ coexistence féconde des contraires.
◀La▶ Grèce invente ◀la▶ cité (polis, ◀d’▶où politique, dans toutes nos langues Politik, policy, politique, etc.) et elle ◀la▶ fonde sur ◀le▶ paradoxe du citoyen libre parce qu’il est responsable, et réciproquement. Elle invente aussi ◀l’▶analyse, et ◀la▶ poursuit jusqu’aux notions ◀de▶ ◀l’▶atome matériel et ◀de▶ ◀l’▶atome humain, ◀l’▶individu. ◀D’▶où ◀les▶ excès anarchisants, qui créent ◀le▶ vide social des grandes villes hellénistiques, vide social qui appelle ◀les▶ tyrans.
Rome, en réponse à ce défi, invente ◀l’▶État (status : ◀le▶ stable) et ses institutions centralisées. Elle pousse ◀l’▶ordre et ◀la▶ stabilité dans ◀l’▶uniformité universelle jusqu’à ◀l’▶irrémédiable Ennui, malgré plus ◀de▶ deux cents jours fériés sous Dioclétien. ◀Le▶ vide ◀de▶ ◀l’▶âme, inoccupée, appelle ◀les▶ tempêtes ◀de▶ ◀l’▶esprit.
◀Le▶ christianisme apporte alors un troisième monde ◀de▶ valeurs, parfois mal compatibles avec celles ◀de▶ ◀la▶ sagesse grecque, souvent contraires à celles ◀de▶ Rome. À ◀la▶ morale grecque ◀de▶ ◀la▶ mesure comme à ◀la▶ morale romaine ◀de▶ ◀la▶ raison utilitaire, ◀l’▶Évangile oppose ◀les▶ élans ◀de▶ ◀l’▶amour sans calcul ; au droit de ◀la▶ force, ◀le▶ service du prochain ; au culte du succès, ◀le▶ sacrifice pour ceux qu’on aime.
De plus, ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶Incarnation porte à ◀l’▶extrême ◀la▶ dialectique héraclitéenne ◀de▶ ◀la▶ coexistence des contraires, lorsque ◀les▶ conciles ◀de▶ Nicée puis ◀de▶ Chalcédoine formulent ◀la▶ définition ◀de▶ ◀la▶ Personne ◀de▶ Jésus-Christ comme « vrai Dieu et vrai homme à la fois, sans confusion ni séparation ».
Cette dialectique est passée dans nos mœurs, nos œuvres et nos institutions. Elle est donc constitutive ◀de▶ notre culture commune, et elle est restituée par celle-ci à tous ◀les▶ Européens ◀de▶ tous ◀les▶ âges, s’il est vrai que ◀la▶ culture représente « ◀l’▶ensemble des informations non génétiques transmises ◀de▶ génération en génération » selon ◀la▶ belle définition ◀de▶ ◀l’▶écologiste Paul Ehrlich.
Mais ce n’est pas tout. Avec ◀les▶ trois sources classiques, Athènes, Rome, Jérusalem, viennent confluer dès ◀le▶ haut Moyen Âge ◀la▶ source germanique et ◀la▶ source celtique. ◀Les▶ Germains apportent ◀le▶ droit communautaire et personnel, ◀les▶ valeurs ◀d’▶honneur et ◀de▶ fidélité, tout ce qui permettra ◀de▶ concevoir et ◀de▶ formuler ◀les▶ principes du fédéralisme. Et ◀les▶ Celtes nous lèguent leur sens ◀de▶ ◀l’▶imaginaire et du rêve, rédemption ◀de▶ ◀l’▶échec historique, et ◀le▶ grand thème ◀de▶ ◀la▶ Quête aventureuse, symbole mystique.
◀Le▶ trésor des symboles ◀de▶ ◀l’▶âme, ◀de▶ ◀la▶ nostalgie ◀de▶ puissance, et ◀de▶ ◀la▶ connaissance transcendante, ◀l’▶Iliade et ◀l’▶Odyssée, puis ◀l’▶Énéide, ◀les▶ Eddas, ◀les▶ Nibelungen, et ◀les▶ tomans ◀de▶ ◀la▶ Table ronde, jouent dès lors un rôle comparable à celui ◀de▶ ◀la▶ tragédie grecque et ◀de▶ ◀la▶ Bible judéo-chrétienne : grands textes éducateurs ◀de▶ ◀la▶ psyché individuelle et collective, des désirs du cœur, des passions et des volontés ◀de▶ ◀l’▶esprit.
Tous nos poèmes ◀d’▶amour, ◀de▶ ◀l’▶Espagne à ◀la▶ Russie, dérivent ◀de▶ ◀la▶ cortezia des troubadours du xii e siècle.
Tous nos romans dérivant du Tristan primitif, ◀l’▶Anglo-Normand Béroul, dans ◀la▶ mesure où ils sont ◀de▶ vrais romans.
Et ◀la▶ forêt ◀de▶ Brocéliande, image ◀de▶ ◀l’▶au-delà et ◀de▶ ◀l’▶inconscient, a inspiré ◀la▶ poésie anglaise moderne, ◀les▶ comédies ◀de▶ Shakespeare, ◀les▶ opéras ◀de▶ Wagner, ◀les▶ récits oniriques du surréalisme, ◀la▶ part du rêve dans ◀la▶ culture occidentale.
Faut-il enfin rappeler ◀l’▶apport arabe, à travers ◀l’▶Espagne médiévale, l’une des sources principales ◀de▶ ◀la▶ lyrique des troubadours, donc ◀de▶ ◀l’▶amour tel qu’on ◀le▶ parle et qu’on croit ◀le▶ sentir en Occident ? Et ◀l’▶apport slave dès ◀la▶ fin du xix e siècle ? Enfin, ◀l’▶apport ◀de▶ ◀l’▶Afrique noire, ◀les▶ masques, ◀le▶ jazz, ◀le▶ rock et ◀les▶ negro-spirituels aux mélodies d’ailleurs inspirées des cantiques du revival au pays de Galles dans ◀les▶ années 1830 — eux-mêmes tirés du folklore celte…
III. « Rien de plus commun à tous ◀les▶ Européens que leur goût ◀de▶ différer ◀les▶ uns des autres »n
◀L’▶unité ◀de▶ ◀la▶ culture européenne résulte donc non seulement ◀de▶ ◀la▶ confluence ◀d’▶apports divers, mais aussi des conflits permanents qu’ils entretiennent. Beaucoup sont donc tentés ◀d’▶en conclure à ◀la▶ nécessité ◀d’▶une unification culturelle imposée comme préalable à toute union politique. Formés par ◀les▶ manuels scolaires et leurs stéréotypes nationalistes, beaucoup ◀d’▶Européens répètent que ◀les▶ contrastes entre Allemands et Français, insulaires et continentaux, Scandinaves et Méditerranéens sont tels, quant aux modes de vie, aux confessions religieuses, aux institutions et aux coutumes civiques, qu’ils nous interdiraient ◀de▶ croire à ◀l’▶existence ◀d’▶une unité ◀de▶ culture, du moins assez consistante pour servir ◀de▶ fondement à une éventuelle union politique.
Sur quoi, tout en restant sur le plan ◀de▶ ◀la▶ culture, on peut observer :
1° Que ◀les▶ différences ◀de▶ langue, ◀de▶ religion, ◀de▶ race, ◀de▶ coutumes et ◀de▶ niveau de vie entre Bretons, Alsaciens et Provençaux, Souabes et Prussiens, Piémontais et Siciliens, ou encore entre pâtres catholiques ◀de▶ ◀l’▶Appenzell et banquiers protestants ◀de▶ Genève n’ont pas empêché ◀l’▶unification nationale ◀de▶ ◀la▶ France, ◀de▶ ◀l’▶Allemagne, ◀de▶ ◀l’▶Italie, ni ◀la▶ fédération des cantons suisses — pas plus que cette unification, d’ailleurs, n’a supprimé ces différences, encore que ◀l’▶École et parfois même ◀les▶ tribunaux, dans ◀les▶ pays centralisés, s’y soient efforcés depuis un siècle.
2° Que pour pittoresques et voyants que soient ◀les▶ contrastes entre Suédois et Grecs, par exemple, il n’en reste pas moins qu’un Suédois lisant Kazantsakis, un Grec lisant Selma Lagerlöf, un Français et un Allemand lisant ces mêmes auteurs, y prendront très probablement ◀le▶ même plaisir, parce qu’ils y reconnaîtront ◀les▶ mêmes passions, ◀les▶ mêmes espoirs et ◀les▶ mêmes doutes, ◀les▶ mêmes mythes ou ◀la▶ même foi dominant ◀l’▶arrière-plan millénaire sur lequel se détachent ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀la▶ lutte contre ◀le▶ destin, ◀l’▶acceptation du temps et donc ◀de▶ ◀l’▶histoire, ◀l’▶affirmation ◀de▶ ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀l’▶homme, valeurs fondamentales et spécifiques ◀de▶ ◀l’▶Europe.
3° Et qu’enfin nos diversités sont si nombreuses et si jalousement entretenues qu’on peut y voir, précisément, comme une première définition ◀de▶ ◀l’▶Europe. Rien de plus commun à tous ◀les▶ Européens que leur goût ◀de▶ différer ◀les▶ uns des autres, ◀de▶ se distinguer du voisin, ◀de▶ cultiver chacun sa singularité, jusqu’à y voir sa raison ◀d’▶être.
◀L’▶Européen ne serait-il pas cet homme étrange qui se manifeste comme Européen dans ◀la▶ mesure précise où il doute qu’il ◀le▶ soit, prétendant au contraire s’identifier soit avec ◀l’▶homme universel, soit avec ◀l’▶homme ◀d’▶une seule nation du grand complexe continental dont il révèle ainsi qu’il fait partie, par ◀le▶ seul fait qu’il ◀le▶ conteste ?
IV. Des cultures nationales ?
◀La▶ culture une et diverse des peuples ◀de▶ ce continent n’a pris conscience ◀d’▶être européenne et non plus universelle qu’à partir de ◀la▶ chute ◀de▶ Constantinople (1453) et plus encore au lendemain des Grandes Découvertes.
Ses facteurs ◀d’▶unité fondamentale, puissamment confirmés par ◀la▶ redécouverte ◀de▶ ◀l’▶Antiquité et par ◀la▶ diffusion des Écritures imprimées va compenser durant ◀les▶ siècles ◀de▶ ◀l’▶absolutisme — ◀de▶ ◀la▶ Réforme à ◀la▶ Révolution — ◀les▶ phénomènes ◀de▶ diversification nationale : en 1539, par ◀l’▶édit ◀de▶ Villers-Cotterêts, François 1er impose ◀le▶ français comme seule langue officielle dans son royaume (contre ◀le▶ latin ◀de▶ ◀l’▶Église et des traités, mais aussi contre ◀les▶ langues différentes des nationalités conquises) ; dans ◀les▶ Allemagnes, ◀la▶ Bible traduite par Luther, en Grande-Bretagne, ◀la▶ King James Version et ◀le▶ Prayer Book « nationalisent » une langue jusqu’alors multiforme et librement foisonnante au gré des diversités provinciales.
Cet équilibre entre l’un et ◀le▶ divers sera brusquement rompu par ◀la▶ Révolution française. Voici ◀les▶ faits.
◀Le▶ 14 janvier 1790, ◀la▶ Constituante décide ◀de▶ faire traduire ◀les▶ nouvelles lois, rédigées en français ◀de▶ Paris, dans ◀les▶ langues usitées en Bretagne, Alsace, Corse, Roussillon et Pays basque. Elle considère que « ◀l’▶emploi du français comme langue administrative ◀de▶ ◀l’▶Ancien Régime est une conséquence du despotisme, et que ◀l’▶esprit révolutionnaire doit trouver ◀les▶ moyens ◀de▶ tempérer cette espèce ◀d’▶aristocratie du langage. » Quatre ans plus tard, ◀la▶ Commune ◀de▶ Paris règne à ◀la▶ place du roi, qu’elle a tué. Barère déclare à ◀la▶ Convention, ◀le▶ 27 janvier 1794 : « ◀La▶ langue française doit être ◀le▶ ciment ◀de▶ ◀la▶ nouvelle unité nationale. Elle doit être une, comme ◀la▶ République. » Quant aux 13 millions ◀d’▶individus qui, selon ◀l’▶abbé Grégoire, ne comprennent pas ◀le▶ français (c’est plus ◀de▶ ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀la▶ population), ils n’ont qu’à retourner à ◀l’▶école. Et Barère poursuit : « ◀Le▶ fédéralisme et ◀la▶ superstition parlent bas-breton, ◀l’▶émigration et ◀la▶ haine ◀de▶ ◀la▶ République parlent allemand, ◀la▶ contre-révolution parle italien3, et ◀le▶ fanatisme parle basque. »
◀Les▶ résultats culturels ◀de▶ cette imposition ◀d’▶uniformité par ◀la▶ force — cette force est ici Bonaparte — ne tarderont pas à se manifester : tout ce qui porte encore un nom ◀de▶ créateur quitte ◀la▶ France de Napoléon (Mme de Staël, Benjamin Constant, Chateaubriand, Joseph de Maistre…).
Ces mauvais souvenirs expliquent sans doute que certains nationalistes ◀d’▶aujourd’hui redoutent qu’une Europe fédérée applique à leur France et à sa culture nationale ◀les▶ mêmes procédés que ◀la▶ France fit subir jadis à ses propres nationalités. Mais ils se trompent doublement : sur ◀le▶ sens du fédéralisme et sur ◀la▶ réalité ◀d’▶une culture nationale.
◀La▶ fédération est ◀la▶ forme ◀d’▶union qui par définition respecte ◀les▶ diversités, garantit ◀les▶ autonomies, et interdit toute tentative ◀d’▶uniformisation culturelle. Voir ◀la▶ Confédération suisse, avec ses 26 États souverains, où ◀l’▶on parle en toute liberté quatre langues et ◀d’▶innombrables dialectes. Voir aussi ◀l’▶actuel projet ◀de▶ Constitution fédéraliste ◀de▶ ◀la▶ Belgique.
Quant aux « cultures nationales », il m’est arrivé plus ◀d’▶une fois ◀de▶ nier purement et simplement leur existence, pour ◀la▶ raison que ◀la▶ culture en Europe a précédé ◀de▶ mille à deux mille ans ◀le▶ phénomène ◀de▶ ◀l’▶État-nation centralisé. J’avais tort en ceci que nos États-nations tentent bel et bien ◀de▶ créer par décrets ces « cultures nationales » synthétiques, et ont parfois marqué certains succès dans cet effort éminemment impérialiste et radicalement antidémocratique ou « despotique », comme on disait en 1790.
Par ◀la▶ cour ◀de▶ Versailles dès ◀le▶ xvii e siècle, par ◀l’▶École et ◀la▶ presse, par ◀les▶ tribunaux et ◀les▶ médias sous ◀l’▶Empire et sous ◀les▶ républiques, ◀l’▶État-nation français a imposé un certain accent parisien à ◀la▶ culture dans ◀l’▶Hexagone. C’est au prix ◀d’▶un appauvrissement très certain ◀de▶ ◀la▶ langue, qui se mesure par ◀la▶ comparaison du vocabulaire ◀de▶ Montaigne avec celui ◀de▶ Voltaire.
Il en va de même — mais c’est beaucoup moins grave — ◀de▶ ◀l’▶accent oxonien ◀de▶ ◀la▶ « culture britannique » et du Hochdeutsch dans ◀les▶ pays germanophones. À cela se borne ◀la▶ réalité culturelle des « cultures nationales ». Elles n’existent qu’en tant qu’on ◀les▶ enseigne. Si elles s’évaporent, rien ◀de▶ ce qui compte vraiment ne sera perdu.
En revanche, ◀la▶ fédération continentale va libérer ◀l’▶essor des régions, ◀le▶ rayonnement des foyers locaux, et rouvrir nos pays aux grands courants continentaux, foyers et grands courants qui ont toujours été ◀les▶ deux éléments dynamiques ◀de▶ ◀la▶ culture en Europe.
V. Foyers locaux, courants continentaux
Toutes ◀les▶ créations culturelles ◀de▶ ◀l’▶Europe, sans une seule exception, sont nées dans ◀les▶ foyers locaux, couvents, ateliers, conservatoires, universités, laboratoires, petites cours « éclairées » ou un peu folles, sociétés ◀de▶ pensée, communautés ◀de▶ travail, etc.
Des noms ? Padoue, Mantoue, Sienne, Florence et Venise, Naples et Milan, puis ◀les▶ cités rhénanes et flamandes, ◀de▶ Bâle à Bruges, mais aussi Tolède et Poitiers, Oxford et Prague ; plus tard Genève et Zurich, Weimar et Iena, Tübingen et Göttingen…
Là naissent ◀les▶ grandes écoles ◀de▶ musique, ◀de▶ mystique, ◀de▶ peinture, ◀de▶ philosophie. Elles vont traverser toute ◀l’▶Europe, du Sud au Nord par ◀l’▶axe rhénan, du Centre à ◀l’▶Est, et à ◀l’▶Ouest ibérique, comme ◀l’▶on fait ◀l’▶art roman, ◀le▶ gothique, ◀le▶ classique, ◀le▶ baroque et ◀le▶ rococo, ◀les▶ styles romantiques puis bourgeois (Louis-Philippe, Biedermeyer), ◀le▶ modern style, ◀le▶ symbolisme, ◀le▶ surréalisme, ◀l’▶art abstrait…
Tous ces mouvements illustrent à ◀l’▶évidence ◀l’▶irréalité des frontières, mais en revanche ◀la▶ réalité des foyers régionaux.
Tous vérifient ◀la▶ loi qui veut que ◀l’▶uniformité reste stérile, mais que (pour citer à nouveau Héraclite) « ◀de▶ ◀la▶ coexistence des contraires procède ◀la▶ plus belle harmonie », ◀la▶ créativité ◀de▶ ◀la▶ culture.
◀De▶ cela notre époque a fourni deux illustrations mémorables, je veux parler ◀de▶ Vienne et ◀de▶ Paris, foyers locaux des grands courants ◀de▶ pensée et ◀d’▶art du xx e siècle.
À ◀la▶ faveur ◀de▶ ◀la▶ coutume fédéraliste qui animait ◀l’▶Empire austro-hongrois, ◀la▶ culture y est demeurée à la fois régionale et cosmopolite. Il en a résulté dans ◀la▶ Vienne du premier tiers ◀de▶ notre siècle une floraison ◀d’▶écoles qui influencera et transformera toute ◀la▶ culture européenne ◀d’▶une manière incomparable. Qu’il me suffise ◀d’▶énumérer ici quelques exemples célèbres :
— ◀la▶ psychanalyse, avec Sigmund Freud, Adler, Ferenczi et tant d’autres ;
— ◀la▶ logique du Wiener Kreis de Wittgenstein, Hilbert, Carnap, et plus tard ◀de▶ Karl Popper, qui va dominer ◀la▶ scène universitaire anglo-saxonne sous ◀le▶ nom ◀de▶ logical positivism, nom que lui donnera son second père, Bertrand Russell ;
— ◀la▶ musique dodécaphonique et sérielle, avec Schönberg, Webern et Alban Berg, qui influencera Stravinsky, Boulez et presque tous leurs disciples et successeurs ;
— enfin une pléiade ◀de▶ grands écrivains dont ◀les▶ seuls noms ◀de▶ Kafka, ◀de▶ Hofmannsthal et ◀de▶ Rilke suffisent à rappeler ◀l’▶importance : ils caractérisent une époque.
Dans ◀le▶ même temps, Paris produit Valéry, Gide, Claudel et Marcel Proust, et ◀l’▶on baptisera « École ◀de▶ Paris » une génération ◀de▶ grands peintres et sculpteurs venus en réalité ◀de▶ toute ◀l’▶Europe à Montmartre puis à Montparnasse : Picasso et Miró, Chirico et Modigliani, Max Ernst et Hans Arp, Soutine, Zadkine et Chagall, Brancusi, Kisling, Foujita, et même quelques Français : Matisse, Braque, Derain…
VI. « ◀La▶ paix par ◀l’▶union fédérale »o
Si ◀la▶ fédération des Européens doit exprimer demain ◀les▶ réalités créatrices ◀de▶ leur culture commune, elle ne pourra que traduire en formes et en institutions ◀la▶ double postulation vers ◀l’▶union et vers ◀l’▶autonomie qui représente ◀la▶ systole et ◀la▶ diastole du cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Foyers locaux et grandes écoles continentales appellent au niveau politique ◀les▶ régions et ◀la▶ fédération ; ◀les▶ régions en deçà des cadres ◀de▶ ◀l’▶État-nation, et ◀la▶ fédération au-delà ◀de▶ ces cadres.
Ainsi, ◀la▶ nature même ◀de▶ ◀l’▶unité fondamentale des Européens, qui est leur culture une et diverse, appelle et rend possible ◀l’▶union des peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀le▶ respect ◀de▶ leurs diversités.
◀Les▶ autonomies fédérées : tel est ◀le▶ seul avenir concevable — mais il est grand ! — ◀de▶ ce « cap de l’Asie », notre Europe, dont dépend aujourd’hui plus que jamais ◀le▶ sort du monde, — ◀la▶ paix par ◀l’▶union fédérale.