(1985) Tapuscrits divers (1980-1985) « De l’unité de culture à l’union fédérale de l’Europe (18 octobre 1982) » pp. 1-8

De l’unité de culture à l’union fédérale de l’Europe (18 octobre 1982)k

I. Union et unité européennel

Je partirai de quatre observations qui auront valeur de définitions.

L’union se fait, l’unité se constate.

L’union est une opération. On la veut, on la réussit ou non. L’unité est une donnée de base. Elle existe ou non.

Dans le cas de l’Europe, l’union politique librement nouée entre les peuples de la péninsule ne pourra s’instaurer que sur le fondement d’une unité spatio-temporelle bien définie d’histoire lisible et spécifique à travers les siècles, même si elle est multiple dans ses sources.

Cette unité de base est celle de la culture commune à tous les Européens d’aujourd’hui.

II. « Ce qui s’oppose coopère, et de la lutte des contraires procède la plus belle harmonie » (Héraclite)m

La culture commune des Européens a été définie par Paul Valéry comme celle, essentiellement, des héritiers d’Athènes, de Rome et de Jérusalem.

Dans une conférence donnée à l’Université de Zurich en 1922, il disait : « Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne. » Voyons cela de plus près.

Dès l’aube de la philosophie qui définit le monde occidental, Héraclite, magistrat suprême de l’une des premières cités grecques, celle d’Éphèse, écrit cette phrase décisive :

« Ce qui s’oppose coopère, et de la lutte des contraires procède la plus belle harmonie. » (Fragment 92, trad. Simone Weil).

De ce temps jusqu’à nous, tout concourt à nourrir ce paradoxe, cette loi constitutive de notre histoire : l’antinomie de l’Un et du Divers, l’unité dans la diversité, et la coexistence féconde des contraires.

La Grèce invente la cité (polis, d’où politique, dans toutes nos langues Politik, policy, politique, etc.) et elle la fonde sur le paradoxe du citoyen libre parce qu’il est responsable, et réciproquement. Elle invente aussi l’analyse, et la poursuit jusqu’aux notions de l’atome matériel et de l’atome humain, l’individu. D’où les excès anarchisants, qui créent le vide social des grandes villes hellénistiques, vide social qui appelle les tyrans.

Rome, en réponse à ce défi, invente l’État (status : le stable) et ses institutions centralisées. Elle pousse l’ordre et la stabilité dans l’uniformité universelle jusqu’à l’irrémédiable Ennui, malgré plus de deux cents jours fériés sous Dioclétien. Le vide de l’âme, inoccupée, appelle les tempêtes de l’esprit.

Le christianisme apporte alors un troisième monde de valeurs, parfois mal compatibles avec celles de la sagesse grecque, souvent contraires à celles de Rome. À la morale grecque de la mesure comme à la morale romaine de la raison utilitaire, l’Évangile oppose les élans de l’amour sans calcul ; au droit de la force, le service du prochain ; au culte du succès, le sacrifice pour ceux qu’on aime.

De plus, le dogme de l’Incarnation porte à l’extrême la dialectique héraclitéenne de la coexistence des contraires, lorsque les conciles de Nicée puis de Chalcédoine formulent la définition de la Personne de Jésus-Christ comme « vrai Dieu et vrai homme à la fois, sans confusion ni séparation ».

Cette dialectique est passée dans nos mœurs, nos œuvres et nos institutions. Elle est donc constitutive de notre culture commune, et elle est restituée par celle-ci à tous les Européens de tous les âges, s’il est vrai que la culture représente « l’ensemble des informations non génétiques transmises de génération en génération » selon la belle définition de l’écologiste Paul Ehrlich.

Mais ce n’est pas tout. Avec les trois sources classiques, Athènes, Rome, Jérusalem, viennent confluer dès le haut Moyen Âge la source germanique et la source celtique. Les Germains apportent le droit communautaire et personnel, les valeurs d’honneur et de fidélité, tout ce qui permettra de concevoir et de formuler les principes du fédéralisme. Et les Celtes nous lèguent leur sens de l’imaginaire et du rêve, rédemption de l’échec historique, et le grand thème de la Quête aventureuse, symbole mystique.

Le trésor des symboles de l’âme, de la nostalgie de puissance, et de la connaissance transcendante, l’Iliade et l’Odyssée, puis l’Énéide, les Eddas, les Nibelungen, et les tomans de la Table ronde, jouent dès lors un rôle comparable à celui de la tragédie grecque et de la Bible judéo-chrétienne : grands textes éducateurs de la psyché individuelle et collective, des désirs du cœur, des passions et des volontés de l’esprit.

Tous nos poèmes d’amour, de l’Espagne à la Russie, dérivent de la cortezia des troubadours du xii e siècle.

Tous nos romans dérivant du Tristan primitif, l’Anglo-Normand Béroul, dans la mesure où ils sont de vrais romans.

Et la forêt de Brocéliande, image de l’au-delà et de l’inconscient, a inspiré la poésie anglaise moderne, les comédies de Shakespeare, les opéras de Wagner, les récits oniriques du surréalisme, la part du rêve dans la culture occidentale.

Faut-il enfin rappeler l’apport arabe, à travers l’Espagne médiévale, l’une des sources principales de la lyrique des troubadours, donc de l’amour tel qu’on le parle et qu’on croit le sentir en Occident ? Et l’apport slave dès la fin du xix e siècle ? Enfin, l’apport de l’Afrique noire, les masques, le jazz, le rock et les negro-spirituels aux mélodies d’ailleurs inspirées des cantiques du revival au pays de Galles dans les années 1830 — eux-mêmes tirés du folklore celte…

III. « Rien de plus commun à tous les Européens que leur goût de différer les uns des autres »n

L’unité de la culture européenne résulte donc non seulement de la confluence d’apports divers, mais aussi des conflits permanents qu’ils entretiennent. Beaucoup sont donc tentés d’en conclure à la nécessité d’une unification culturelle imposée comme préalable à toute union politique. Formés par les manuels scolaires et leurs stéréotypes nationalistes, beaucoup d’Européens répètent que les contrastes entre Allemands et Français, insulaires et continentaux, Scandinaves et Méditerranéens sont tels, quant aux modes de vie, aux confessions religieuses, aux institutions et aux coutumes civiques, qu’ils nous interdiraient de croire à l’existence d’une unité de culture, du moins assez consistante pour servir de fondement à une éventuelle union politique.

Sur quoi, tout en restant sur le plan de la culture, on peut observer :

1° Que les différences de langue, de religion, de race, de coutumes et de niveau de vie entre Bretons, Alsaciens et Provençaux, Souabes et Prussiens, Piémontais et Siciliens, ou encore entre pâtres catholiques de l’Appenzell et banquiers protestants de Genève n’ont pas empêché l’unification nationale de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, ni la fédération des cantons suisses — pas plus que cette unification, d’ailleurs, n’a supprimé ces différences, encore que l’École et parfois même les tribunaux, dans les pays centralisés, s’y soient efforcés depuis un siècle.

2° Que pour pittoresques et voyants que soient les contrastes entre Suédois et Grecs, par exemple, il n’en reste pas moins qu’un Suédois lisant Kazantsakis, un Grec lisant Selma Lagerlöf, un Français et un Allemand lisant ces mêmes auteurs, y prendront très probablement le même plaisir, parce qu’ils y reconnaîtront les mêmes passions, les mêmes espoirs et les mêmes doutes, les mêmes mythes ou la même foi dominant l’arrière-plan millénaire sur lequel se détachent l’idée de la personne, la lutte contre le destin, l’acceptation du temps et donc de l’histoire, l’affirmation de la dignité de l’homme, valeurs fondamentales et spécifiques de l’Europe.

3° Et qu’enfin nos diversités sont si nombreuses et si jalousement entretenues qu’on peut y voir, précisément, comme une première définition de l’Europe. Rien de plus commun à tous les Européens que leur goût de différer les uns des autres, de se distinguer du voisin, de cultiver chacun sa singularité, jusqu’à y voir sa raison d’être.

L’Européen ne serait-il pas cet homme étrange qui se manifeste comme Européen dans la mesure précise où il doute qu’il le soit, prétendant au contraire s’identifier soit avec l’homme universel, soit avec l’homme d’une seule nation du grand complexe continental dont il révèle ainsi qu’il fait partie, par le seul fait qu’il le conteste ?

IV. Des cultures nationales ?

La culture une et diverse des peuples de ce continent n’a pris conscience d’être européenne et non plus universelle qu’à partir de la chute de Constantinople (1453) et plus encore au lendemain des Grandes Découvertes.

Ses facteurs d’unité fondamentale, puissamment confirmés par la redécouverte de l’Antiquité et par la diffusion des Écritures imprimées va compenser durant les siècles de l’absolutisme — de la Réforme à la Révolution — les phénomènes de diversification nationale : en 1539, par l’édit de Villers-Cotterêts, François 1er impose le français comme seule langue officielle dans son royaume (contre le latin de l’Église et des traités, mais aussi contre les langues différentes des nationalités conquises) ; dans les Allemagnes, la Bible traduite par Luther, en Grande-Bretagne, la King James Version et le Prayer Book « nationalisent » une langue jusqu’alors multiforme et librement foisonnante au gré des diversités provinciales.

Cet équilibre entre l’un et le divers sera brusquement rompu par la Révolution française. Voici les faits.

Le 14 janvier 1790, la Constituante décide de faire traduire les nouvelles lois, rédigées en français de Paris, dans les langues usitées en Bretagne, Alsace, Corse, Roussillon et Pays basque. Elle considère que « l’emploi du français comme langue administrative de l’Ancien Régime est une conséquence du despotisme, et que l’esprit révolutionnaire doit trouver les moyens de tempérer cette espèce d’aristocratie du langage. » Quatre ans plus tard, la Commune de Paris règne à la place du roi, qu’elle a tué. Barère déclare à la Convention, le 27 janvier 1794 : « La langue française doit être le ciment de la nouvelle unité nationale. Elle doit être une, comme la République. » Quant aux 13 millions d’individus qui, selon l’abbé Grégoire, ne comprennent pas le français (c’est plus de la moitié de la population), ils n’ont qu’à retourner à l’école. Et Barère poursuit : « Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton, l’émigration et la haine de la République parlent allemand, la contre-révolution parle italien3, et le fanatisme parle basque. »

Les résultats culturels de cette imposition d’uniformité par la force — cette force est ici Bonaparte — ne tarderont pas à se manifester : tout ce qui porte encore un nom de créateur quitte la France de Napoléon (Mme de Staël, Benjamin Constant, Chateaubriand, Joseph de Maistre…).

Ces mauvais souvenirs expliquent sans doute que certains nationalistes d’aujourd’hui redoutent qu’une Europe fédérée applique à leur France et à sa culture nationale les mêmes procédés que la France fit subir jadis à ses propres nationalités. Mais ils se trompent doublement : sur le sens du fédéralisme et sur la réalité d’une culture nationale.

La fédération est la forme d’union qui par définition respecte les diversités, garantit les autonomies, et interdit toute tentative d’uniformisation culturelle. Voir la Confédération suisse, avec ses 26 États souverains, où l’on parle en toute liberté quatre langues et d’innombrables dialectes. Voir aussi l’actuel projet de Constitution fédéraliste de la Belgique.

Quant aux « cultures nationales », il m’est arrivé plus d’une fois de nier purement et simplement leur existence, pour la raison que la culture en Europe a précédé de mille à deux mille ans le phénomène de l’État-nation centralisé. J’avais tort en ceci que nos États-nations tentent bel et bien de créer par décrets ces « cultures nationales » synthétiques, et ont parfois marqué certains succès dans cet effort éminemment impérialiste et radicalement antidémocratique ou « despotique », comme on disait en 1790.

Par la cour de Versailles dès le xvii e siècle, par l’École et la presse, par les tribunaux et les médias sous l’Empire et sous les républiques, l’État-nation français a imposé un certain accent parisien à la culture dans l’Hexagone. C’est au prix d’un appauvrissement très certain de la langue, qui se mesure par la comparaison du vocabulaire de Montaigne avec celui de Voltaire.

Il en va de même — mais c’est beaucoup moins grave — de l’accent oxonien de la « culture britannique » et du Hochdeutsch dans les pays germanophones. À cela se borne la réalité culturelle des « cultures nationales ». Elles n’existent qu’en tant qu’on les enseigne. Si elles s’évaporent, rien de ce qui compte vraiment ne sera perdu.

En revanche, la fédération continentale va libérer l’essor des régions, le rayonnement des foyers locaux, et rouvrir nos pays aux grands courants continentaux, foyers et grands courants qui ont toujours été les deux éléments dynamiques de la culture en Europe.

V. Foyers locaux, courants continentaux

Toutes les créations culturelles de l’Europe, sans une seule exception, sont nées dans les foyers locaux, couvents, ateliers, conservatoires, universités, laboratoires, petites cours « éclairées » ou un peu folles, sociétés de pensée, communautés de travail, etc.

Des noms ? Padoue, Mantoue, Sienne, Florence et Venise, Naples et Milan, puis les cités rhénanes et flamandes, de Bâle à Bruges, mais aussi Tolède et Poitiers, Oxford et Prague ; plus tard Genève et Zurich, Weimar et Iena, Tübingen et Göttingen…

Là naissent les grandes écoles de musique, de mystique, de peinture, de philosophie. Elles vont traverser toute l’Europe, du Sud au Nord par l’axe rhénan, du Centre à l’Est, et à l’Ouest ibérique, comme l’on fait l’art roman, le gothique, le classique, le baroque et le rococo, les styles romantiques puis bourgeois (Louis-Philippe, Biedermeyer), le modern style, le symbolisme, le surréalisme, l’art abstrait…

Tous ces mouvements illustrent à l’évidence l’irréalité des frontières, mais en revanche la réalité des foyers régionaux.

Tous vérifient la loi qui veut que l’uniformité reste stérile, mais que (pour citer à nouveau Héraclite) « de la coexistence des contraires procède la plus belle harmonie », la créativité de la culture.

De cela notre époque a fourni deux illustrations mémorables, je veux parler de Vienne et de Paris, foyers locaux des grands courants de pensée et d’art du xx e siècle.

À la faveur de la coutume fédéraliste qui animait l’Empire austro-hongrois, la culture y est demeurée à la fois régionale et cosmopolite. Il en a résulté dans la Vienne du premier tiers de notre siècle une floraison d’écoles qui influencera et transformera toute la culture européenne d’une manière incomparable. Qu’il me suffise d’énumérer ici quelques exemples célèbres :

— la psychanalyse, avec Sigmund Freud, Adler, Ferenczi et tant d’autres ;

— la logique du Wiener Kreis de Wittgenstein, Hilbert, Carnap, et plus tard de Karl Popper, qui va dominer la scène universitaire anglo-saxonne sous le nom de logical positivism, nom que lui donnera son second père, Bertrand Russell ;

— la musique dodécaphonique et sérielle, avec Schönberg, Webern et Alban Berg, qui influencera Stravinsky, Boulez et presque tous leurs disciples et successeurs ;

— enfin une pléiade de grands écrivains dont les seuls noms de Kafka, de Hofmannsthal et de Rilke suffisent à rappeler l’importance : ils caractérisent une époque.

Dans le même temps, Paris produit Valéry, Gide, Claudel et Marcel Proust, et l’on baptisera « École de Paris » une génération de grands peintres et sculpteurs venus en réalité de toute l’Europe à Montmartre puis à Montparnasse : Picasso et Miró, Chirico et Modigliani, Max Ernst et Hans Arp, Soutine, Zadkine et Chagall, Brancusi, Kisling, Foujita, et même quelques Français : Matisse, Braque, Derain…

VI. « La paix par l’union fédérale »o

Si la fédération des Européens doit exprimer demain les réalités créatrices de leur culture commune, elle ne pourra que traduire en formes et en institutions la double postulation vers l’union et vers l’autonomie qui représente la systole et la diastole du cœur de l’Europe.

Foyers locaux et grandes écoles continentales appellent au niveau politique les régions et la fédération ; les régions en deçà des cadres de l’État-nation, et la fédération au-delà de ces cadres.

Ainsi, la nature même de l’unité fondamentale des Européens, qui est leur culture une et diverse, appelle et rend possible l’union des peuples de l’Europe dans le respect de leurs diversités.

Les autonomies fédérées : tel est le seul avenir concevable — mais il est grand ! — de ce « cap de l’Asie », notre Europe, dont dépend aujourd’hui plus que jamais le sort du monde, — la paix par l’union fédérale.