Autour de l’▶Avenir est notre affaire : conclusions (1984)ab
La première conclusion que je tire ◀de▶ ce colloque ◀de▶ trois jours, c’est notre reconnaissance unanime pour ◀la▶ Fondation Veillon et je voudrais ◀l’▶exprimer à celui des fils ◀de▶ Charles Veillon qui ◀la▶ représente parmi nous ce matin.
Ce colloque n’a ressemblé à rien ◀de▶ ce que j’ai connu jusqu’ici. Vous savez comment il est né : ◀de▶ ◀l’▶envoi à des centaines ◀de▶ personnes ◀d’▶une circulaire exposant certaines des thèses ◀de▶ mon livre. Parmi ◀les▶ trois-cents réponses reçues, cent-cinquante ont paru intéressantes aux organisateurs. Une trentaine ◀de▶ leurs auteurs ont prouvé leur intérêt en envoyant des textes : ce sont ceux que nous avons discutés ici. Il y a donc eu d’une part quelque chose ◀d’▶aléatoire, ◀de▶ fortuit dans ce rassemblement, mais d’autre part, une motivation commune qui est peut-être plus importante que celle que ◀l’▶on trouve dans beaucoup de colloques réunissant professeurs et experts avec leurs convictions que chacun connaît toujours plus ou moins ◀d’▶avance. Ici, nous sommes dans un état d’esprit complètement différent. Nous ne nous connaissions pas auparavant, à peu ◀d’▶exceptions près, nous représentons toutes sortes ◀de▶ milieux, ◀de▶ forme ◀de▶ vie, nous ne sommes pas ce que ◀l’▶on appelle en allemand des Kongress Tiere, des « bêtes ◀de▶ congrès », avec leur vocabulaire conventionnel qui ne mord plus sur ◀la▶ réalité. Je voudrais donc, en votre nom à tous, féliciter vivement ◀la▶ Fondation Veillon ◀d’▶avoir pris cette initiative qui est une création en son genre, et dont peut-être pourront sortir quelques idées neuves. Je pense aussi que vous serez tous d’accord pour remercier ◀la▶ Fondation Charles Veillon non seulement ◀de▶ son initiative, mais ◀de▶ ◀la▶ manière dont elle ◀l’▶a réalisée, dans une atmosphère à la fois détendue et attentive, dans un lieu admirable, symbolique pour ◀l’▶Europe : au bout de ◀l’▶allée, quand vous allez en direction du lac, vous arrivez sur une petite crête qui marque ◀la▶ ligne ◀de▶ partage des eaux ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Ouest, celle qui sépare ◀le▶ bassin rhénan du bassin rhodanien. Lieu à tous égards privilégié, et je comprends que ◀l’▶on ait eu ◀l’▶idée ◀d’▶y construire cette espèce ◀de▶ couvent avec son cloître et sa chapelle, que nous sommes si heureux ◀d’▶avoir découvert. Cher Monsieur Veillon, puis-je vous prier ◀de▶ transmettre à vos frères ce vœu que ratifie ma profonde gratitude. Je voudrais maintenant vous dire en quelques mots ◀la▶ préhistoire ◀de▶ mon livre, puisque c’est lui qui est ◀l’▶occasion ◀de▶ notre colloque.
J’avais passé la première année ◀de▶ ◀la▶ guerre mobilisé dans ◀l’▶armée suisse, mais dès octobre 1940, je fus envoyé en Amérique où j’étais sans doute moins gênant pour notre neutralité, chargé ◀d’▶une mission ◀de▶ conférences sur ◀la▶ Suisse et ◀d’▶un projet ◀d’▶exécution ◀de▶ ◀l’▶oratorio Nicolas de Flue à New York. J’ai publié là-bas un petit livre sur ◀la▶ Suisse, The Heart of Europe , j’ai travaillé à ◀l’▶Office of War Information, section « ◀La▶ voix ◀de▶ ◀l’▶Amérique parle aux Français », puis j’ai écrit encore deux ou trois livres, dont l’un sur ◀le▶ diable , et l’autre sur ◀la▶ bombe atomique . Je suis rentré une première fois en Europe, au printemps ◀de▶ 1946, invité par ◀les▶ Rencontres internationales ◀de▶ Genève, qui avaient pris comme sujet « ◀L’▶Esprit européen ». C’était au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre. Il y avait là outre ◀l’▶Allemand Karl Jaspers, des Français comme Georges Bernanos et Julien Benda, des Italiens, des Anglais, un grand philosophe marxiste hongrois, Georges Lukacs… — rendez-vous vraiment historique, si tôt après ◀la▶ guerre. Tout le monde s’est accordé sur ◀l’▶idée que ◀le▶ sujet ◀le▶ plus important ◀de▶ ◀l’▶heure, c’était comment faire revivre ◀l’▶esprit européen et ◀le▶ traduire en union politique ◀de▶ nos peuples. Je suis retourné pour quelques mois aux États-Unis, puis rentré définitivement en août 1947, et j’étais à peine installé près de Genève, quand j’ai reçu ◀la▶ visite ◀de▶ deux amis, dont Alexandre Marc, que j’avais bien connu dans ◀le▶ mouvement personnaliste : ils m’ont jeté bon gré mal gré dans ◀l’▶action fédéraliste européenne, en m’offrant ◀de▶ tenir ◀le▶ discours inaugural du premier congrès des fédéralistes européens, qui allait se dérouler à Montreux. Je me suis trouvé vraiment catapulté dans cette action. Comme j’étais un peu responsable ◀de▶ ◀la▶ création du concept ◀d’▶engagement ◀de▶ ◀l’▶écrivain, dès 1932-1933 (quand Sartre était encore dans ◀les▶ langes, politiquement parlant), je me suis senti « obligé », en quelque sorte. J’ai dit à mes amis : « Je suis prêt à donner deux ans ◀de▶ ma vie à ◀la▶ cause européenne, et tant pis pour mon œuvre littéraire… » Et me voilà : j’y suis encore après trente-trois ans. Je dois avouer, cependant, que je me suis arrangé pour écrire un peu, en marge de cette seule activité. ◀De▶ 1947 à 1979, sur une vingtaine ◀d’▶ouvrages publiés, plus ◀de▶ ◀la▶ moitié parlent ◀d’▶autre chose : ◀de▶ ◀l’▶amour, ◀de▶ ◀la▶ religion, ◀de▶ ◀la▶ civilisation industrielle en crise, ◀de▶ ◀l’▶Amérique, ◀de▶ ◀la▶ Suisse, ou seulement ◀de▶ ma famille neuchâteloise… Mais cela n’a pas été facile, car à ◀la▶ suite ◀d’▶une série ◀de▶ grandes manifestations, telles que ◀le▶ Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe à La Haye en 1948 et ◀la▶ Conférence européenne ◀de▶ ◀la▶ culture à Lausanne en 1949, il a fallu mettre sur pied un certain nombre ◀d’▶institutions, dont ◀le▶ Centre européen de la culture. J’ai été son directeur-fondateur à partir de 1949. Tout a dû être créé à partir de zéro, et avec très peu ◀d’▶argent, car ◀les▶ gouvernements s’intéressent à ◀la▶ culture dans ◀les▶ discours, en fin ◀de▶ banquet, mais rarement quand on en vient à voter ◀le▶ budget. Or, je vous ◀le▶ disais hier : seul ◀le▶ budget ne ment pas. Quand ◀les▶ discours exaltent ◀la▶ culture et que ◀le▶ budget ◀la▶ néglige, c’est ◀le▶ budget qui dit ◀la▶ vérité !
◀Le▶ Centre européen de la culture a donné naissance au Centre européen ◀de▶ recherches nucléaires, qui s’appelle aujourd’hui ◀le▶ CERN et qui dépend ◀de▶ 12 gouvernements européens ; puis à ◀la▶ Fondation européenne ◀de▶ ◀la▶ culture, qui est aujourd’hui à Amsterdam ; puis à une dizaine ◀d’▶associations européennes. Celle, par exemple, qui réunit actuellement 40 festivals ◀de▶ musique, ou celle qui rassemble 32 instituts ◀d’▶études européennes dans ◀les▶ universités ◀d’▶Europe. Une association ◀de▶ journalistes, une association ◀d’▶historiens, une Communauté des guildes et clubs du livre, finalement une Campagne ◀d’▶éducation civique européenne, qui a été reprise récemment par Bruxelles. Nous avons donc fait du militantisme sous forme créatrice. Mais bientôt ◀les▶ mouvements fédéralistes se sont mis à décliner. Ils n’avaient au fond plus grand-chose à se mettre sous ◀la▶ dent. Ils continuaient ◀de▶ répéter : « Unissons-nous, unissons-nous ! » Mais ce n’était pas ◀le▶ moyen ◀de▶ nourrir une action précise, étant donné qu’aux yeux de nos gouvernements, ◀les▶ choses sérieuses, c’était ◀le▶ Marché commun des Six opérant dans un domaine qui semblait assez loin du quotidien, du monde des valeurs morales, politiques, culturelles et spirituelles, et qui ne concernait que ◀le▶ seul secteur économique, dans six pays seulement, sur ◀les▶ 23 ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Ouest.
Soit dit en passant : j’estime abusif que ◀l’▶on parle aujourd’hui du Parlement européen pour désigner ◀l’▶assemblée qui a été élue ce printemps et qui vient de se réunir à Strasbourg. Elle n’est ni un parlement, ni européenne au sens plein du terme : c’est une assemblée qui contrôle 13 % seulement du budget ◀de▶ ◀la▶ Commission économique ◀de▶ 10 États sur 23. Évidemment, on ne peut pas ◀le▶ dire comme cela chaque fois qu’on en parle, il est plus simple ◀de▶ dire : ◀le▶ Parlement européen. Mais c’est une usurpation ◀de▶ terme, et qui peut être dangereuse, parce qu’elle laisse entendre que cette assemblée, à partir de ses prérogatives très réduites devrait s’attribuer des compétences générales, non seulement économiques, mais politiques et culturelles, par exemple. Or, je ne vois pas en quoi et pourquoi des gens qui sont ◀d’▶excellents experts économiques seraient chargés du développement culturel ◀de▶ ◀l’▶Europe. Cela n’est pas leur affaire. ◀Le▶ Conseil de l’Europe, à Strasbourg, serait ◀de▶ beaucoup un meilleur candidat à ◀la▶ fonction ◀de▶ noyau ◀de▶ ◀l’▶Europe future, puisqu’il compte 22 pays ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Ouest. (Seule ◀la▶ Finlande, pour des raisons que chacun sait, n’a pu y entrer.) S’il y avait un vrai Parlement européen à élire au suffrage universel, ce serait évidemment à celui du Conseil de l’Europe qu’on devrait donner des pouvoirs législatifs. Tout ceci n’est pas seulement une espèce ◀de▶ parenthèse que je referme maintenant, mais entre dans mon projet ◀de▶ vous expliquer comment j’ai été appelé à écrire ◀L’▶Avenir est notre affaire .
Au cours de la dernière décennie, il s’est passé deux choses : d’une part, ◀la▶ décadence accélérée du mouvement fédéraliste, d’autre part, ◀l’▶apparition des mouvements écologiques, ◀de▶ ◀la▶ préoccupation écologique qui m’a tout de suite paru capable ◀de▶ donner un sang nouveau au mouvement fédéraliste. Si bien que l’un des premiers colloques organisés par notre Campagne ◀d’▶éducation civique européenne a pris pour thème ◀l’▶enseignement ◀de▶ ◀l’▶écologie à ◀l’▶école. J’ai senti qu’il y avait là un deuxième souffle pour ◀les▶ fédéralistes européens.
Durant cette même décennie s’est développée ◀l’▶idée ◀de▶ région, sur laquelle nous avions tenu ◀de▶ nombreux colloques à Genève dès 1962. ◀De▶ cette convergence est née dans mon esprit ◀l’▶idée ◀d’▶un slogan, offert par ◀la▶ suite aux groupements ◀d’▶écologistes français, et qui est en somme un résumé ◀de▶ mon livre, c’est : « Écologie – régions – Europe fédérée : même avenir ! » J’insiste sur même avenir, et non pas même combat comme on dit aujourd’hui, car un combat, cela peut se perdre, tandis qu’il est évident que ni ◀l’▶écologie, ni ◀les▶ régions, ni ◀la▶ fédération européenne n’ont ◀d’▶avenir séparable ◀de▶ celui des deux autres : ces trois avenirs sont organiquement, génétiquement liés.
Je ne saurais vous donner une juste idée des circonstances dans lesquelles mon livre a pris naissance, sans rappeler une soirée mémorable chez un ami, Erico Nicola — le premier homme qui nous parlait ◀d’▶écologie, aux comités du Centre, et nous savions à peine ce que signifiait ◀le▶ terme ! Un soir donc en 1970, chez lui, près de Morges, devant une douzaine ◀d’▶amis réunis pour ◀l’▶occasion, ◀le▶ directeur ◀de▶ ◀l’▶Institut Battelle, Hugo Thiemann, nous fit lecture ◀d’▶une vingtaine ◀de▶ pages ◀d’▶un rapport adressé à ◀la▶ commission ◀d’▶urbanisme du Congrès américain par ◀l’▶ingénieur Jay Forrester. Ce rapport esquissait un « modèle mondial » qui permettait ◀de▶ suivre ou ◀de▶ prévoir ◀les▶ interactions en système ◀de▶ 5 paramètres : population, ressources naturelles, investissements, pollution et qualité ◀de▶ ◀la▶ vie, et ◀de▶ prévoir ◀les▶ effets globaux des variations ◀de▶ l’un ou ◀de▶ l’autre ◀de▶ ces paramètres au cours de ◀la▶ fin du xxe et du début du xxie siècle. ◀De▶ ce premier travail ◀de▶ Forrester devait sortir un an plus tard, en 1971, ◀le▶ fameux Rapport au club de Rome sur ◀les▶ Limites ◀de▶ ◀la▶ croissance, qui allait révolutionner à la fois ◀la▶ pensée économique et ◀l’▶opinion publique dans ◀le▶ monde entier. À partir de ce soir-là, tout s’est organisé dans ma tête vers cette synthèse ◀d’▶économie, ◀d’▶éthique et ◀de▶ politique européenne, à résultante culturelle, devenue après quelques années ◀de▶ polémiques autour du nucléaire : « Écologie – régions – Europe », — et qui m’a fait écrire mon livre.
Je ◀l’▶ai commencé en 1973 ; j’en avais écrit ◀les▶ cent premières pages, décrivant ◀les▶ catastrophes qui nous menaçaient ◀d’▶un jour à l’autre, notamment ◀la▶ crise du pétrole. Pour faire sentir ◀le▶ danger que représentaient ◀les▶ 16 milliards ◀de▶ dollars — à ◀l’▶époque c’était trois fois plus qu’aujourd’hui — détenus par ◀les▶ Arabes et qu’ils pouvaient jeter sur ◀le▶ marché occidental — ◀de▶ telle manière que toute notre économie en eût été complètement bouleversée —, je prenais ◀l’▶image ◀d’▶une grosse boule ◀de▶ pierre déposée sur ◀le▶ pont ◀d’▶un bateau pendant une tempête : roulant ◀d’▶un bastingage à l’autre, elle détruit absolument tout. C’était ce qui risquait ◀de▶ se passer. Je ◀l’▶ai même dit pendant ◀le▶ tournage ◀d’▶un film ◀de▶ ◀la▶ télévision française, chez moi, à Ferney, ◀le▶ 22 août 1973. ◀Le▶ film n’a pu passer que six mois plus tard, amputé ◀de▶ moitié, parce que quelques semaines après ◀le▶ tournage est arrivée ◀la▶ guerre du Kippour et ◀la▶ confirmation concrète ◀de▶ ce que j’annonçais.
J’ai dû réécrire toute cette partie ◀de▶ mon livre, que je n’ai pu achever qu’en cinq ans. Je ne m’en plains pas trop, parce que cela m’a obligé à m’éloigner un peu de ◀l’▶actualité et des chiffres qui font ◀l’▶actualité. J’ai pu faire mon aggiornamento tout au long ◀de▶ ◀l’▶écriture ◀de▶ ce livre. À cause de ce délai imposé par ◀les▶ événements, il s’est trouvé que mon livre, pour une fois, n’arrivait pas trop tôt ! Pendant ce temps, d’autres événements, comme ◀les▶ manifestations à Creys-Malville, ont alerté ◀l’▶opinion, et mon livre en a bénéficié, parce qu’il a paru deux mois après. ◀L’▶éditeur m’a dit : « S’il avait paru en juin, peut-être que cela n’aurait pas marché ! » Pour une fois dans ma vie, j’ai eu ◀l’▶impression que j’arrivais au bon moment ! ◀D’▶où un succès, attesté entre autres par ◀le▶ présent colloque, auquel je n’avais pas été habitué par mes autres livres, trop difficiles ou trop en avance sur ◀l’▶opinion du temps.
Au moment de tirer maintenant quelques conclusions ◀de▶ ces trois journées, je voudrais résumer ◀la▶ démarche qui me semble avoir caractérisé notre colloque. Cela s’est centré tout de suite et tout naturellement sur ◀le▶ problème des régions. Pourquoi ? Partons ◀de▶ ◀la▶ guerre qui résume toutes ◀les▶ menaces et qui est ◀la▶ pollution majeure ◀de▶ ◀la▶ terre. J’entends ◀la▶ guerre nucléaire. Aujourd’hui, il n’est pas question ◀d’▶autre chose. Tous nos États-nations préparent ◀la▶ guerre. Non seulement ils sont nés ◀de▶ ◀la▶ guerre, il y a soixante ans (◀les▶ traités ◀de▶ « banlieue », Versailles, Saint-Germain, Neuilly, Trianon, Sèvres) ou cent-cinquante ans, ou deux-cents ans (1789 !), mais ils sont entretenus par ◀la▶ guerre ; tous leurs rapports avec ◀l’▶économie sont réglés par ◀la▶ préparation à ◀la▶ guerre, ultima ratio ◀de▶ toutes ◀les▶ mesures ◀de▶ centralisation et ◀de▶ mainmise ◀de▶ ◀l’▶État sur ◀l’▶économie. Quand on ne sait plus quoi dire, on nous avertit que : « ◀Le▶ problème soulevé touche ◀la▶ Défense nationale, nous n’en dirons pas plus ! » Mais cette guerre, à quoi peut-elle servir ? Ce sont ◀les▶ États-nations seuls qui auront ◀le▶ droit ◀de▶ peser sur ◀le▶ bouton rouge, personne ◀d’▶autre, une région ne pourrait pas ◀le▶ faire. Et ◀les▶ États-nations n’ont ◀de▶ comptes à rendre à personne ! J’ai demandé à Einstein, ◀le▶ seul jour où je ◀l’▶ai vu — c’était en 1947 (au moment de notre conversation, ◀l’▶humanité comptait 3,5 milliards ◀d’▶humains) : « Que pensez-vous qu’il resterait ◀de▶ ◀l’▶humanité en cas ◀de▶ guerre atomique ? » Il m’a dit : « Eh bien, d’après mes calculs, environ 20 millions ◀de▶ gens survivraient dans des angles morts, à ◀l’▶abri des radiations ! » Mais, vous imaginez ce qu’ils seraient ? ◀De▶ pauvres hères, qui chercheraient à se nourrir ◀de▶ choses pas trop irradiées, qui vivraient dans ◀la▶ terreur, qui seraient tous plus ou moins fous et condamnés à terme. ◀Le▶ seul moyen si ◀l’▶on veut éviter cette guerre, qui serait comme on ◀l’▶a dit hier ◀le▶ grand incendie final, ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶histoire, et sinon ◀de▶ ◀la▶ terre et ◀de▶ ◀l’▶univers, du moins ◀de▶ ◀l’▶humanité civilisée, ce serait ◀de▶ trouver une autre forme ◀de▶ communauté humaine que ◀les▶ États-nations, et ◀de▶ ◀la▶ fonder sur une logique du vivant, et non pas du minéral, qui est ◀le▶ domaine des techniques dures comme je ◀l’▶ai dit tout à ◀l’▶heure.
C’est ◀la▶ minéralisation ◀de▶ nos existences par ◀la▶ technique qui fait que nous oublions ◀l’▶humus, qui est ◀la▶ base ◀de▶ tout, comme vient de nous ◀le▶ rappeler M. Birre. À tout cela, il faut opposer ◀d’▶urgence une logique du vivant, des cellules, ◀de▶ ce qui part ◀d’▶en bas, ◀de▶ ◀l’▶humus. J’ai toujours insisté sur cette puissance ◀de▶ ◀la▶ germination, qui peut fissurer des rochers, qui est irrésistible, parce qu’elle sort ◀de▶ partout, et non ◀d’▶un centre que ◀l’▶on pourrait détruire avec une bombe. C’est ◀la▶ région qui me paraît symboliser cette nouvelle tendance. Ceci a été très bien mis en relief par plusieurs d’entre vous, par plusieurs des travaux présentés ici, mais aussi par ◀le▶ travail ◀de▶ Jacques Juillet, qui n’a pu être des nôtres. Il s’agit ◀de▶ ◀l’▶opposition entre ce qui vient ◀d’▶en haut, ◀de▶ ◀l’▶État, qui descend vers ◀les▶ départements, ◀les▶ districts, et qui n’arrivera jamais ni au niveau de ◀l’▶Europe, ni au niveau des sols ; et puis ce qui vient ◀d’▶en bas, du sol, ◀de▶ ◀l’▶humus, et qui monte vers ◀les▶ communes, ◀les▶ communautés, ◀les▶ régions et ◀l’▶Europe comme dernier palier, avant une fédération mondiale, requise à beaucoup ◀d’▶égards, et sur laquelle aussi certains d’entre vous ont insisté à très juste titre. Nécessité ◀de▶ concevoir ◀la▶ planète entière, ◀l’▶humanité entière.
◀L’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe serait donc, à mon sens et dans cette perspective, qui n’est pas celle des États, mais des régions, ◀le▶ moyen ◀de▶ restaurer ◀la▶ paix. Elle serait aussi ◀le▶ seul moyen ◀de▶ lutter contre ◀les▶ menaces ◀de▶ guerre qui pèsent sur ◀l’▶Europe, surtout, je crois, pendant ◀les▶ dix années qui viennent. Je pense qu’ensuite il y aura une évolution, tant du côté européen que du côté russe, qui fera que ◀le▶ danger s’éloignera probablement. Mais il nous faut travailler vite, il nous faut créer vite cette Europe en tant que facteur ◀de▶ paix qui empêchera peut-être ◀l’▶URSS ◀de▶ régler ses débats intérieurs par une attaque massive au-dehors. Au nom du vieux principe que Hegel avait déduit ◀de▶ ◀la▶ Révolution française, « ◀L’▶État-national — on ne disait pas encore ◀l’▶État-nation — cherche à retrouver par ◀la▶ guerre au-dehors, ◀la▶ tranquillité qu’il n’a plus au-dedans ». ◀L’▶Europe, unie — j’insiste — est impossible à concevoir à partir des États-nations ; c’est un cercle carré ! J’ai appelé, il y a longtemps, ◀la▶ volonté ◀de▶ faire ◀l’▶Europe à partir des États-nations, ◀la▶ volonté ◀de▶ créer une amicale des misanthropes : c’est une chose que ◀l’▶on peut écrire mais que ◀l’▶on ne peut pas faire, car ou bien ces misanthropes veulent une amicale, mais alors ils ne sont plus misanthropes, ou bien ils restent misanthropes, mais alors ils n’ont pas ◀l’▶idée ◀de▶ faire une amicale, ou seulement pour tromper ◀le▶ monde, ce qui est ◀le▶ cas actuellement.
◀L’▶État-nation, d’autre part, n’est plus une formule viable. Nous n’avons pas, j’insiste, à ◀le▶ renverser. Je crois qu’il serait tout à fait illusoire ◀de▶ donner comme but à ◀la▶ jeunesse ◀de▶ s’emparer du pouvoir des États-nations parce qu’elle s’emparerait ◀de▶ très peu de choses : ◀de▶ bureaux, ◀de▶ téléphones, ◀d’▶uniformes, ◀d’▶armes peut-être — cela n’est pas sûr, ◀les▶ armes ◀de▶ ◀la▶ Révolution ◀de▶ 1917 ont très vite changé ◀de▶ mains. Il nous faut au contraire construire, créer ◀le▶ pouvoir. Là encore, c’est un processus biologique que je propose, un processus ◀de▶ germination, ◀de▶ création des régions et des pouvoirs locaux.
Nous en venons ici au cœur du débat qui nous a occupés ces deux derniers jours. Je crois que nous avons bien fait ◀de▶ ne pas nous attarder à toutes ◀les▶ définitions que ◀l’▶on peut donner ◀de▶ ◀la▶ région : régions ethniques, par exemple, selon ◀les▶ Basques, ◀les▶ Corses et ◀les▶ Bretons qui se rappellent au monde par des explosions, quand on refuse ◀de▶ prêter ◀l’▶oreille à leurs demandes. Il y a certes des raisons à cette tactique, si c’est ◀le▶ seul moyen ◀de▶ forcer ◀l’▶attention générale. Je suis résolument pour ◀la▶ non-violence, sauf dans ce cas-là, à condition que ce ne soit pas dirigé contre des hommes, mais contre des relais du pouvoir central, tels que ◀les▶ tours ◀de▶ télévision en Bretagne, par exemple. Il y a donc toute espèce ◀de▶ définitions des régions, j’ai donné la mienne qui me paraît ◀la▶ plus englobante : un espace ◀de▶ participation civique. Cela entraîne pas mal ◀de▶ choses, cela veut dire d’abord que c’est petit, car autrement il n’y a pas ◀de▶ participation possible, qu’elle soit civique, économique ou politique. Il ne faut donc pas vouloir imposer un modèle ◀de▶ régions qui serait ◀le▶ même partout : cela reviendrait à un modèle réduit ◀d’▶État-nation, à ◀l’▶utopie parfaite, ◀l’▶« u-topos », ◀le▶ non-lieu, ◀le▶ lieu ◀de▶ nulle part, ◀le▶ lieu quelconque sur lequel on pose une structure sans tenir compte ◀d’▶aucune réalité spécifique. Nous avons été tout de suite, je crois, assez profondément d’accord pour reconnaître ◀la▶ nécessité des régions ; même celui d’entre nous qui a été ◀le▶ plus réservé, M. Knoepfler, du Conseil municipal ◀de▶ Neuchâtel, est persuadé que ◀la▶ région, c’est une bonne chose, mais il se pose des questions auxquelles il n’a pas trouvé ◀de▶ réponses quant à ◀la▶ réalisation ◀de▶ ces « régions à géométrie variable », comme je ◀les▶ nomme, sur lesquelles nous avons beaucoup discuté le premier jour. Plusieurs des travaux présentés ici, celui ◀de▶ M. Coutelier, entre autres, y sont revenus. M. Norton a apporté des vues très importantes sur cette notion ◀de▶ géométrie variable, ainsi que M. Naef, qui malheureusement a dû nous quitter hier et dont ◀l’▶avis m’importait beaucoup, car il est l’un des responsables ◀de▶ ◀la▶ planification et ◀de▶ ◀l’▶aménagement du territoire en Suisse, en tant que chercheur à ◀l’▶École polytechnique ◀de▶ Zurich, et donc à ce titre plus ou moins lié au plan du gouvernement suisse. Enfin, M. Strassoldo qui a joué « ◀l’▶avocat du diable » avec un brio certain !
Je constate, après ces deux jours ◀de▶ débats, qu’ils m’ont obligé à me poser des questions plus précises, plus concrètes sur bien des cas ; mais ce qu’il faut que je vous avoue c’est que cette notion ◀de▶ régions à géométrie variable, à frontières multiples, à territoires différents, variables selon ◀les▶ fonctions et qui se regroupent ◀de▶ différentes manières (comme dans ◀les▶ mathématiques modernes, vous avez des ensembles topologiques en intersections, et il s’agit ◀de▶ voir quel est ◀le▶ plus dense ensemble ◀d’▶intersections, qui serait ◀le▶ nœud ◀de▶ ◀la▶ région), cette notion, donc, pose une quantité ◀de▶ problèmes auxquels je n’ai pas trouvé un système ◀de▶ réponses claires, nettes, et définitives. Mais j’ai été encouragé par cette phrase du professeur Norton, que j’ai recopiée pour vous ◀la▶ relire à propos des complexités que pose ◀la▶ région à géométrie variable. M. Norton écrit : « We need not fear that we cannot manage implications of non-coincidence of boundaries, we need not fear those complications ; one cannot meet complexities in advance, but one can overcome complexities as one proceeds. » Vous avez tous compris : on ne peut pas poser ◀d’▶avance ◀la▶ réponse à des questions aussi complexes, mais on peut trouver, on peut surmonter ces complexités à mesure que ◀l’▶on avance, donc « chemin faisant ». Chemin faisant est une merveilleuse expression qui évoque quelque chose ◀de▶ très profond pour moi : c’est que ◀le▶ chemin se fait dans ◀la▶ mesure où ◀l’▶on y marche. C’est en marchant sur mon chemin que je ◀le▶ crée. « Chemin faisant » est une phrase qui va tout à fait au fond ◀de▶ ◀la▶ chose. Bien d’autres ont été dites ici, qui m’ont encouragé. Et quand je pense à vos travaux et à nos discussions, j’en tire pour ma part trois directions ◀de▶ recherches prolongées — je ne dis pas encore des réponses — peut-être qu’il ne faut pas tout résoudre… J’entrevois des solutions possibles dans trois directions. La première, c’est ce que j’appelle ◀la▶ pluralité des allégeances. J’ai ◀l’▶habitude, je m’en excuse, ◀de▶ prendre mon cas personnel pour illustrer mon exposé. Je suis né dans ◀l’▶ancienne principauté ◀de▶ Neuchâtel, qui n’est devenue canton suisse qu’en 1848. C’est ma patrie, c’est là que ma famille s’est développée, que j’ai passé mes vingt premières années et que j’ai mes racines, comme on ◀le▶ dit par une métaphore critiquable mais courante. En tant que citoyen ◀de▶ cette petite patrie, j’appartiens à ◀la▶ Confédération suisse qui me donne ma nationalité, mon passeport. Comme écrivain, mon allégeance va à ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ francophonie, dont ◀le▶ territoire déborde immensément celui ◀de▶ mon canton et ◀de▶ ◀la▶ Suisse, puisqu’il comprend, outre ◀la▶ Romandie, ◀les▶ trois quarts ◀de▶ ◀la▶ France, une moitié ◀de▶ ◀la▶ Belgique (je simplifie), ◀le▶ Val ◀d’▶Aoste, ◀le▶ Québec, et ◀les▶ élites politiques et culturelles ◀de▶ nombreux pays du Maghreb et ◀de▶ ◀l’▶Afrique noire. Impossible ◀de▶ faire rentrer tout cela dans ◀les▶ mêmes frontières ! Du point de vue religieux, mon allégeance va au protestantisme, réalité mondiale et sans frontière. (Si j’étais catholique, ou communiste, ce serait pareil.) De plus, je fais partie ◀d’▶une quantité ◀de▶ sociétés, qui m’engagent plus ou moins et dont ◀les▶ buts sont très différents, ◀les▶ unes en Amérique, ◀les▶ autres en Europe, en France, en Suisse, certaines purement locales, d’autres nationales ou continentales. Je ne me perds pas du tout dans cette diversité. Si on ◀la▶ décrivait ◀d’▶une manière théorique, ce serait horriblement compliqué, mais quand on ◀le▶ vit, comme vous ◀la▶ vivez tous, c’est très facile. Je sais parfaitement à quelles sociétés je cotise, lesquelles je préside peut-être, ou celles dont je vais démissionner parce qu’elles ne m’intéressent plus ! Mais alors, si maintenant un jacobin, un Robespierre ou un Saint-Just venait me dire : « Tout cela, c’est très joli, mais désormais, tu n’auras plus qu’une seule allégeance : c’est mon État, et tu vas faire rentrer dans ses frontières toutes tes allégeances, civique, religieuse, linguistique, idéologique, économique » — je crierais au fou ! Vous crieriez tous au fou ! Eh bien, c’est ce que ◀l’▶État-nation exige ◀de▶ nous, quand il va jusqu’au bout de sa logique.
Je pars donc ◀de▶ cette idée ◀de▶ ◀la▶ pluralité des allégeances, qui ne sont pas contradictoires en fait : première direction ◀de▶ recherches. Deuxième direction : je pars des communes. Je pense que cela résoudrait beaucoup de difficultés, notamment ◀la▶ question : « Où situer ◀le▶ pouvoir politique dans une région à géométrie variable ? » Si ◀l’▶on dit que ◀le▶ pouvoir est d’abord aux communes, on peut très bien imaginer que celles-ci se groupent librement pour exercer une certaine fonction : ◀d’▶enseignement, ◀de▶ soin des forêts, ◀de▶ transports, ◀de▶ main-d’œuvre. Il existe en France, des syndicats intercommunaux à vocations multiples, qui donnent déjà une image ◀de▶ ce que pourrait être cette géométrie variable. De même, plusieurs communes pourraient former une région énergétique, comme d’autres formeraient une écorégion.
Tout à ◀l’▶heure, en entendant parler M. Birre, il m’est venu une autre idée. Dans ◀la▶ grande discussion sur ◀les▶ régions introduite en France par François Perroux, celui-ci proposait des régions polarisées autour ◀d’▶une ville-métropole régionale. Eh bien, cela me paraît encore trop tributaire ◀de▶ ◀l’▶ancienne approche, ◀l’▶économique d’abord, que nous devons dépasser. Car, comme on ◀l’▶a dit ce matin, ◀les▶ villes, au fond, elles sont « nulle part », elles ont détruit souvent leur relief, et toujours leur humus. Elles sont donc dans ◀l’▶utopie. Il faut fonder des régions sur ◀la▶ réalité. Alors, je pense en écoutant M. Birre qu’il y aurait peut-être quelque chose à chercher dans ce sens ; noyau ferme et territorial ◀de▶ ◀la▶ région qui serait plutôt ◀l’▶écorégion définie par un certain humus ou une certaine variété ◀d’▶humus qui vont ensemble. C’est peut-être une troisième direction dans laquelle nous pourrions aller. Elle ferait passer ◀le▶ centre régional ◀de▶ ◀la▶ ville, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶industrie prolongée du xixe siècle et destructrice du sol, vers un retour à ◀la▶ terre et à ◀la▶ cité normale. Encore une fois, je m’en voudrais ◀d’▶apporter des réponses toutes faites, car elles tomberaient sous ma propre critique ◀de▶ ◀l’▶utopie. Toute fédération, toute organisation fédérative est et doit rester complexe, parce qu’elle veut coller à ◀la▶ réalité physique, humaine, économique et culturelle. Mais il y a tout de même, à ◀la▶ base du fédéralisme et quelle que soit ◀l’▶infinie complexité ◀de▶ ses réalisations, un principe très simple qui est celui que ◀l’▶on a appelé dans ◀les▶ écoles sociologiques catholiques ◀de▶ ◀la▶ fin du xixe ◀le▶ « principe ◀de▶ subsidiarité ». C’est un mot savant dont on pourrait se passer en répétant simplement ◀la▶ règle ◀de▶ formation du fédéralisme, telle que ◀l’▶a exprimée ◀le▶ sénateur américain, David Moynihan. Sa formulation s’applique naturellement aux États-Unis, mais elle est très facile à transposer en termes européens, voire suisses. ◀La▶ voici :
Ne confiez jamais à une plus grande unité ce qui peut être fait par une plus petite. Ce que ◀la▶ famille peut faire, ◀la▶ municipalité ne doit pas ◀le▶ faire, ce que ◀la▶ municipalité peut faire, ◀les▶ États — (je dirais ◀les▶ régions) — ne doivent pas ◀le▶ faire, et ce que ◀les▶ États — (◀les▶ régions) — peuvent faire, ◀le▶ gouvernement fédéral ne doit pas ◀le▶ faire.
C’est un miracle ◀de▶ simplicité et cela résout des milliers ◀de▶ cas extrêmement complexes. Autrement dit, ◀l’▶organisation fédéraliste, cela consiste à faire coïncider, dans chaque cas, ◀les▶ dimensions ◀de▶ ◀la▶ tâche à accomplir et ◀les▶ compétences des communautés. À ◀la▶ commune, ◀les▶ chemins vicinaux, à ◀la▶ région, ◀les▶ grandes routes, à ◀la▶ fédération (◀de▶ régions ou nationale), ◀les▶ autoroutes. On peut aller plus loin, naturellement, que ◀la▶ fédération européenne. Un certain nombre ◀de▶ tâches sont trop grandes pour être réglées par ◀la▶ fédération européenne, et pour celles-là, il faut des agences mondiales. Je rappellerai notamment ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ déforestation du monde, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ création du désert qui est si grave au Brésil, en Afrique et au Canada. ◀Le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ destruction ◀de▶ ◀l’▶humus : régional d’abord, mais bientôt mondial. ◀Le▶ problème des mers, des océans, ◀de▶ ◀la▶ pollution des océans, qui rejoint par son danger ◀le▶ problème des forêts, puisque ◀les▶ océans produisent ◀les▶ quatre cinquièmes et ◀les▶ forêts un cinquième ◀de▶ ◀l’▶oxygène que nous respirons. Comme nous sommes en train de détruire ◀les▶ deux, je ne sais pas très bien comment nos États-nations envisagent ◀de▶ respirer demain. Il y a aussi ◀le▶ problème des eaux douces. Il faut donc un certain minimum ◀d’▶agences fédérales mondiales, qui ne feront que cela, mais qui ◀le▶ feront bien, qui auront un pouvoir clairement limité, mais tout à fait réel dans leur domaine. Je voudrais insister, car je crois que cela est important pour tout notre propos, sur ◀l’▶absence ◀de▶ contradictions entre ◀la▶ volonté ◀de▶ respecter ◀les▶ spécificités locales, ◀les▶ différences quelles qu’elles soient, et ◀la▶ volonté ◀de▶ se fédérer en ensembles toujours plus vastes. Beaucoup de gens voient là une contradiction. C’est qu’ils ont ◀l’▶esprit mal formé par Descartes ! Il n’y a aucune contradiction entre ◀le▶ pouvoir des petites autonomies et ◀le▶ pouvoir des grandes fédérations : c’est un seul et même mouvement qui crée ◀les▶ deux. Une seule chose serait détruite au passage : ◀l’▶État-nation.
Je voudrais vous rappeler ◀l’▶importance du mot commune, qui est tellement riche. ◀Les▶ choses que ◀l’▶on a en commun, ◀les▶ choses communes ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ tous ◀les▶ jours, ◀la▶ communauté vivante : cela revient dans toutes ◀les▶ pages ◀de▶ mon livre. Et c’est ◀d’▶une importance particulière pour nous, Suisses, parce que ◀la▶ Suisse est née ◀d’▶un pacte conclu au xiiie siècle entre trois « communes forestières » (ou coopératives), chacune voulant rester libre ◀de▶ s’autogérer malgré ◀les▶ menaces extérieures. Elles ont créé un pouvoir commun ◀de▶ défense qui était réel mais limité à cela, et ◀les▶ laissait libres pour ◀le▶ reste. Il s’agissait des communes ◀d’▶Uri, ◀de▶ Schwyz et ◀de▶ Nidwald. On ne parlait pas ◀de▶ « cantons » au Moyen Âge, mais ◀de▶ communes. Et savez-vous comment se dit commune dans ◀le▶ latin du pacte ◀de▶ 1291, qui est ◀la▶ base ◀de▶ notre fédération : cela se dit universitas. Voilà qui m’a toujours frappé. ◀D’▶autant plus frappé que l’un des premiers ouvrages philosophiques et peut-être ◀le▶ seul qui m’ait vraiment fait impression quand j’avais 15 ou 16 ans, a été ◀l’▶Éthique ◀de▶ Spinoza, où j’ai trouvé ce théorème : « ◀D’▶autant plus nous connaissons ◀les▶ choses particulières, ◀d’▶autant plus nous connaissons Dieu. » Ceci me paraît ◀le▶ nœud ◀de▶ ◀la▶ réalité et ◀de▶ ◀la▶ vérité philosophiques. On n’arrive à ◀l’▶universel que par ◀l’▶extrême du particulier. Donc, s’occuper des communes, vouloir qu’elles soient libres et responsables ◀d’▶elles-mêmes, ce n’est pas du tout s’enfermer dans son clocher, c’est au contraire, par ◀la▶ pointe du clocher, rejoindre ◀l’▶universel. Je crois que cela, c’est ◀la▶ philosophie qui doit être à ◀la▶ base ◀de▶ tout ce que nous imaginons ◀de▶ ◀la▶ région. Cela a été en tout cas à ◀la▶ base ◀de▶ ce qu’avec mes amis Mounier, Alexandre Marc, Aron et Dandieu, nous avons lancé dans ◀les▶ années 1930, sous ◀le▶ nom ◀de▶ mouvement personnaliste, et sous ◀le▶ motto ◀de▶ Révolution personnaliste et communautaire. Dès ◀le▶ début, il n’était pas question ◀de▶ séparer ◀la▶ personne ◀de▶ ◀la▶ communauté, c’est-à-dire, ◀le▶ particulier ◀de▶ ◀l’▶universel ; au contraire, l’un était ◀la▶ condition ◀de▶ l’autre. Qu’on ne me dise pas que tout cela est utopique, car au contraire, nous, ◀les▶ régionalistes-écologistes, nous sommes peut-être ◀les▶ seuls réalistes ◀d’▶aujourd’hui. À ceux qui nous disent volontiers : « Vous savez, vos idées, je ◀les▶ trouve très sympathiques, mais enfin, je ne peux pas y croire une seconde, parce que moi, j’ai ◀les▶ deux pieds sur terre ! », je réponds : « Tant pis pour vous, car cela vous condamne à ◀l’▶immobilité ! » Si un homme veut marcher, il ne peut pas avoir plus ◀d’▶un pied à la fois sur ◀la▶ terre ! Et s’il fait un grand bond, il n’a plus aucun pied sur ◀la▶ terre, mais il va très loin !
Je vais conclure sur ◀l’▶Europe. Il me paraît significatif que dans ce colloque, il se soit trouvé que le premier rapport, celui ◀de▶ M. Hell, portait sur des choses culturelles. C’est tout à fait juste. ◀La▶ base ◀de▶ ◀l’▶Europe, son unité, sans laquelle on ne pourrait pas créer ◀d’▶union — il y a une énorme différence entre ces deux mots : ◀l’▶unité, c’est une donnée ◀de▶ base, ◀l’▶union, c’est une chose que ◀l’▶on fait, que ◀l’▶on bâtit, volontairement — ◀l’▶unité donc, sur laquelle nous pouvons bâtir une fédération européenne, c’est ◀l’▶unité ◀de▶ culture. Nous avons une culture commune, nous ◀les▶ Européens. Je vous rappelle ce que Paul Valéry a écrit là-dessus (et qui devrait être complété) : « Est Européen tout homme qui a subi profondément ◀les▶ influences ◀de▶ Rome, ◀d’▶Athènes et ◀de▶ Jérusalem. » Ce qui voulait dire : institutions ◀de▶ ◀l’▶Empire romain, philosophie grecque ◀de▶ ◀la▶ cité, Écritures judéo-chrétiennes. Mais il faut y ajouter ◀les▶ valeurs germaniques et ◀les▶ valeurs celtiques, qui sont aussi importantes à bien des égards, plus près de nous, et qui ont recouvert ◀le▶ tout. Mais que ◀de▶ contradictions entre ces origines ! Peut-être peut-on dire que ce qui rend ◀la▶ culture européenne tellement créatrice, c’est qu’elle est tissée ◀d’▶antinomies. ◀La▶ foi qui sauve, c’est chrétien, mais ◀la▶ raison ◀d’▶État, c’est romain : ◀d’▶où ◀les▶ persécutions contre ◀les▶ chrétiens à Rome. ◀Les▶ libertés locales, c’est grec et c’est germanique, mais ce n’est pas romain. ◀L’▶aventure, ◀la▶ quête spirituelle, c’est celtique. ◀Les▶ valeurs ◀d’▶honneur germaniques contredisent ◀les▶ valeurs chrétiennes ◀d’▶humilité. Or, ce sont ces antinomies qui ont donné à ◀la▶ culture européenne et à ◀l’▶Europe dans ◀le▶ monde, son dynamisme extraordinaire. Toutes ◀les▶ autres cultures sont beaucoup plus uniformes et homogènes. Ce sont ces évidences historiques qui m’ont toujours empêché ◀de▶ prendre ◀l’▶économie comme base ◀de▶ ◀la▶ construction européenne.
Je voudrais que ◀l’▶on continue à faire une propagande quotidienne contre ◀l’▶idée ◀de▶ bâtir ◀l’▶Europe sur ◀l’▶économie d’abord. Je me suis amusé à faire des petites études sur ◀les▶ rythmes ◀de▶ mobilité des principaux facteurs que ◀l’▶on évoque dans ◀la▶ construction politique ◀de▶ ◀l’▶Europe. Il y a ◀les▶ questions ethniques — ◀de▶ langues — il y a ◀les▶ questions politiques — comme ◀les▶ frontières — et ◀les▶ questions économiques, pour n’en prendre que trois. J’ai trouvé, et vous pouvez facilement ◀le▶ vérifier, que ◀le▶ rythme ◀de▶ variabilité des langues est ◀de▶ ◀l’▶ordre du millénaire. Prenons ◀le▶ triangle dont ◀le▶ sommet est Belfort, et dont ◀la▶ base va du Val ◀d’▶Aoste à Saint-Étienne en passant au sud ◀de▶ Grenoble : on y a parlé ◀de▶ ◀l’▶an 900 jusqu’aux débuts du xixe siècle, soit près de mille ans, ◀le▶ franco-provençal, qui est une langue différente, quoiqu’apparentée à la fois à ◀la▶ langue ◀d’▶oc et à ◀la▶ langue ◀d’▶oïl. Il en reste des traces dans nos patois. ◀Les▶ mots ◀de▶ patois neuchâtelois, que je sais ◀de▶ mon école primaire, je m’amuse à ◀les▶ échanger avec des gens du Mouvement Région Savoie qui ◀les▶ reconnaissent immédiatement. Je leur dis par exemple « Tu n’as pas peur ◀de▶ t’encoubler ? » Eh bien, ils savent très bien que cela veut dire « trébucher », sur des racines ou n’importe quoi ! ◀Le▶ chant national des Genevois Cé qu’è lainô est du pur franco-provençal. Quelque chose ◀de▶ tout cela subsiste, probablement dans ◀l’▶inconscient collectif. Il y a donc des rythmes millénaires, il y en a d’autres comme ◀la▶ mobilité ◀de▶ nos frontières, qui sont à peine centenaires. J’ai calculé ◀la▶ moyenne ◀d’▶âge des frontières ◀de▶ nos trente États de l’Europe, y compris ◀les▶ huit États de l’Est : c’est 89 ans. Il y en a un qui fait beaucoup monter ◀la▶ moyenne à lui seul, c’est ◀le▶ Portugal, ◀de▶ loin ◀le▶ plus ancien : six siècles sans modifications. Mais c’est ◀le▶ seul, ◀les▶ autres ont varié dans des proportions inouïes. ◀La▶ France a été pendant longtemps ◀le▶ petit « pré carré » entre Paris, Bourges, Orléans, puis s’est agrandie par annexions et conquêtes jusqu’en 1861. Elle a très peu varié au xxe siècle. Mais on est étonné ◀de▶ voir que ce rythme ◀de▶ mobilité est au maximum centenaire. Donc rythme millénaire des langues, rythme à peu près centenaire des frontières, des divisions politiques. Quant au rythme des variations économiques, il n’est même pas ◀de▶ dix ans, plutôt ◀de▶ cinq ans. Il suffit que vous implantiez une usine dans une région pour changer complètement son potentiel et ses relations économiques. Donc, il serait faux ◀de▶ baser ◀l’▶Europe, cette immense construction, sur ce qu’il y a de plus fragile, de plus variable, et qui peut être ruiné : ◀l’▶économie. Il faut ◀la▶ fonder sur ◀l’▶humus, ◀l’▶humus ◀de▶ ◀l’▶histoire, au sens symboliquement élargi du terme.
On m’a demandé hier, si je voyais des conclusions pratiques se dégager ◀de▶ ce colloque. Je voudrais vous rappeler quelques-unes ◀de▶ celles qui ont été suggérées.
Dans ◀le▶ papier ◀de▶ M. Jacques Juillet, il y a une suggestion qui peut être très importante : celle ◀d’▶une union européenne des maires. Certes, il y a un Conseil des communes ◀d’▶Europe qui existe depuis une trentaine ◀d’▶années, et qui avait au départ pour présidents MM. Gaston Defferre et Jacques Chaban-Delmas, deux Français très engagés dans ◀la▶ politique ◀de▶ leur pays. On pourrait imaginer quelque chose de plus fonctionnel…
Dans ◀le▶ papier ◀de▶ M. et Mme Cosma sur ◀la▶ stratégie, j’ai salué bien sûr avec une complète approbation, ◀la▶ proposition ◀d’▶une stratégie ◀de▶ technique douce, ◀de▶ technique ◀de▶ persuasion, ◀de▶ personne à personne, ◀d’▶association à association. C’est ◀la▶ seule chose qui soit à notre portée, qui n’entraîne pas ◀de▶ dépenses gigantesques comme ◀la▶ propagande et ◀les▶ armements : c’est une propagation ◀d’▶informations réelles, ◀la▶ propagande étant exactement ◀le▶ contraire.
Et enfin, j’y reviens, il y a ◀l’▶apport, capital à mon sens, ◀de▶ M. et Mme André Birre, avec ce qu’ils nous ont appris sur ◀l’▶humus, qui donne vraiment et symboliquement une base à tout cela. « Partir ◀d’▶en bas », ont dit M. Juillet et beaucoup d’autres parmi vous. Je crois que nous sommes tous d’accord là-dessus. Je crois aussi qu’il faudrait élargir ◀les▶ applications ◀de▶ ce principe, et je vois là ◀la▶ possibilité non seulement ◀d’▶un institut mais ◀d’▶une grande action qui serait à la fois à ◀l’▶échelle régionale et à ◀l’▶échelle planétaire, et qui devrait à mon sens partir ◀d’▶une conférence mondiale dont ◀les▶ thèmes seraient : ◀l’▶humus, ◀la▶ protection des océans, ◀le▶ plancton, ◀les▶ forêts, ◀l’▶air, ◀la▶ couche ◀d’▶ozone, ◀les▶ eaux douces. Tous objets ◀de▶ dimensions planétaires. Je crois de même qu’une conférence écologique mondiale permanente, qui tirerait ◀de▶ ◀l’▶examen ◀de▶ ces objets des conclusions économiques, politiques et éducatives prenant force ◀de▶ loi dans tous ◀les▶ pays membres serait peut-être le dernier moyen ◀de▶ redresser ◀le▶ cours des choses.