Autour de l’▶Avenir est notre affaire : réponse à Raimondo Strassoldo (1984)aa
Dans ◀la▶ note liminaire ◀de▶ son texte, Raimondo Strassoldo insiste amicalement sur ◀le▶ fait qu’il concorde à 95 % avec moi. Si vous ne gardez pas cela à ◀l’▶esprit, vous aurez ◀l’▶impression que c’est une proportion inverse qu’évoque ◀la▶ lecture ◀de▶ son texte et qu’il n’est d’accord avec moi sur à peu près rien ! En réalité, je ◀le▶ connais assez pour pouvoir vous rappeler, sans je crois lui faire tort, que tout d’abord, il est italien et qu’il aime s’amuser ; que son papier, comme il ◀le▶ dit, ne pourra pas apporter uniquement des louanges et des applaudissements — ce serait mal vu dans une séance comme celle-là ! — mais va se concentrer sur ◀les▶ critiques que ◀l’▶on pourrait faire, ◀de▶ manière, dit-il, à approfondir et clarifier ◀la▶ pensée ◀de▶ ◀l’▶auteur sur quelques points. Je dirai pour simplifier que son papier est un exercice ◀de▶ « grève du zèle » comme ◀les▶ douaniers ◀le▶ font de temps en temps. Cela consiste à appliquer ◀le▶ règlement à ◀la▶ lettre. Pour vérifier ◀le▶ contenu ◀d’▶une valise, on peut très bien mettre des heures… C’est un exercice comparable auquel Strassoldo s’est livré. Sa formule générale, c’est ◀de▶ présenter ◀les▶ objections qui pourraient venir sur tel ou tel point, qu’il se forme à lui-même avec une imperturbable intelligence, et que souvent je me forme encore à moi-même, et ◀de▶ ◀les▶ pousser à bout, jusqu’à montrer que finalement, rien n’est possible. C’est un jeu qui peut être instructif pour tous, mais ◀le▶ sera certainement pour moi d’abord. Je vais reprendre quelques-uns ◀de▶ ses points ◀les▶ plus astucieux et tenter ◀de▶ clarifier ma pensée, comme il m’y invite.
I. Des causes ◀de▶ ◀la▶ nocivité ◀de▶ ◀l’▶État
Selon R. Strassoldo, ◀les▶ critiques que je fais à ◀l’▶État-nation ne sont pas suffisantes, car c’est tout ◀le▶ système international qu’il faudrait réformer en même temps. ◀L’▶Europe est trop petite pour que ◀l’▶on s’arrête à elle seule. Bien entendu, il a parfaitement raison, on peut toujours dire cela, seulement on ne réformerait rien dans ◀le▶ monde si ◀l’▶on disait que ◀l’▶on ne peut entreprendre une réforme que si ◀l’▶on est sûr qu’elle est réalisable partout ! C’est la première démarche ◀de▶ ◀l’▶utopisme. Je réponds : « Commençons par ce qui est à notre portée. »
II. Des implications logiques ◀de▶ ◀la▶ « petite échelle » des sociétés
Il pose au départ que ◀les▶ grands systèmes permettent seuls ◀le▶ haut niveau de vie. C’est simplement nier ◀l’▶existence ◀de▶ ◀la▶ crise actuelle, sans laquelle nous ne serions pas amenés à discuter ici ◀le▶ problème des régions. S’il y a crise, s’il faut absolument trouver une autre formule que celle ◀de▶ ◀l’▶État-nation, c’est parce que ◀l’▶État-nation n’est justement plus capable ◀de▶ maintenir ce qu’il promettait : ces hauts niveaux ◀de▶ vie, cet emploi général, ce maintien ◀de▶ ◀la▶ monnaie, cette défense indépendante du territoire. S’il était capable ◀de▶ faire tout cela, on lui dirait : « Bon, continue, cela va bien et nous, on s’occupera ◀d’▶autre chose ! » Strassoldo ◀le▶ sait mieux que personne, ayant été l’un des promoteurs ◀de▶ cette belle région transfrontalière Carinthie-Slovénie-Frioul, basée sur trois pays dont l’un, ◀la▶ Yougoslavie, fait partie des pays ◀de▶ ◀l’▶Est, ce qui est un grand succès pour notre mouvement.
Quant à « exclure » ◀la▶ possibilité ◀d’▶une société qui puisse jouir en même temps des avantages ◀de▶ ◀la▶ grande et ◀de▶ ◀la▶ petite échelle, il y a deux-cents ans que Rousseau a réfuté ◀le▶ sophisme, qui équivaudrait à exclure ◀la▶ possibilité ◀d’▶existence ◀de▶ ◀la▶ Suisse.
III. ◀De▶ ◀l’▶inévitabilité des conflits ◀de▶ frontière
Personne n’a jamais dit que ◀le▶ système des régions éliminerait tous ◀les▶ conflits. À mon sens, il consiste plutôt à maintenir ◀les▶ conflits dans des dimensions assez petites pour qu’elles soient maîtrisables et que ◀les▶ conflits puissent devenir productifs au lieu d’être tout simplement anéantissants, comme ils ◀le▶ sont à ◀l’▶échelle des grands États-nations.
IV. ◀De▶ ◀la▶ nécessité des fondements sacrés
Il a raison : ni ◀le▶ personnalisme, ni ◀les▶ régions, ni même ◀le▶ fédéralisme ne peuvent entraîner religieusement des masses immenses, aussi ne ◀le▶ demandent-ils pas, ils s’en gardent bien ! C’est précisément contre ces entraînements religieux, qui ont donné ◀les▶ résultats que vous voyez autour de nous, que se sont dressés ◀les▶ personnalistes des années 1930, et ensuite ◀les▶ fédéralistes européens, puis ◀les▶ régionalistes aujourd’hui. Nous en avons assez ◀de▶ ces grands entraînements, ◀de▶ ces grands mythes. Ceux qui cherchent cela n’ont rien à trouver à Crêt-Bérard ! Vous vous doutez bien que ce n’est pas ici que nous trouverons des réponses à ce genre ◀de▶ questions. D’ailleurs, certaines phrases ◀de▶ Strassoldo me paraissent fort ambiguës. Il laisse entendre quelque part que ◀le▶ personnalisme aboutirait à ◀l’▶exclusion du sacré. Je ne vois pour ma part absolument aucun texte personnaliste qui puisse justifier une hypothèse ◀de▶ ce genre. ◀La▶ notion même ◀de▶ personne, je ◀la▶ définis par une vocation bel et bien transcendante à ◀l’▶individu. S’il nous fallait absolument un mythe, s’il fallait définir en un mot ◀l’▶ambition, ◀l’▶idéal, ◀les▶ visées du fédéralisme et du régionalisme, je dirais qu’aujourd’hui ce ne peut être que ◀la▶ paix — ◀la▶ lutte pour ◀la▶ paix — étant donné ◀l’▶équation que nous sommes bien obligés ◀de▶ faire entre ◀l’▶État-nation et ◀la▶ guerre. ◀L’▶État-nation est né ◀de▶ ◀la▶ guerre et se justifie entièrement par ◀la▶ préparation à ◀la▶ guerre. Chaque fois qu’il y a une guerre, il augmente ses prérogatives : on arrive à ◀l’▶État totalitaire par ◀la▶ guerre totale, ceci est tout à fait clair. Si quelque chose s’oppose à ce mythe, c’est ◀la▶ volonté ◀de▶ recréer des communautés réelles, donc ◀de▶ petites communautés d’abord, puis ◀de▶ ◀les▶ fédérer en régions, ensuite en grandes fédérations continentales, finalement, en une fédération mondiale. Quel est ◀le▶ but général ◀de▶ tout cela ? C’est ◀la▶ paix. Si vous voulez absolument un mythe, c’est ◀le▶ seul que je puisse proposer.
V. Des contradictions entre régions « économiques-compétitives » et régions « communautaires-participatives »
R. Strassoldo voit des contradictions, ou plutôt il imagine que ◀l’▶on pourrait en voir, entre ◀les▶ régions économiques compétitives et ◀les▶ régions communautaires participatives. Ceci est heureusement un pur et simple jeu ◀de▶ ◀l’▶esprit. Il n’y a aucune espèce ◀d’▶incompatibilité entre ◀les▶ deux choses, à moins qu’on ne ◀les▶ caricature chacune dans son domaine, et une fois de plus, qu’on fasse ◀la▶ grève du zèle des concepts, qu’on ◀les▶ « absolutise », après quoi, évidemment, il ne reste plus aucun moyen ◀de▶ ◀les▶ articuler.
VI. ◀De▶ ◀la▶ participation
Il demande, c’est une forme ◀de▶ phrase : « Est-ce que ◀la▶ participation correspond à un besoin réel des citoyens ? » Non ! Elle correspond à une nécessité absolue, sans laquelle il n’y a aucune société possible. On ne va pas demander à chacun s’il a besoin ◀de▶ participer. C’est une évidence qui saute aux yeux : s’il n’y a pas ◀de▶ participation des citoyens, il n’y a pas ◀de▶ société, en tout cas pas démocratique.
VII. Du choix électronucléaire
« Faut-il être aussi radicalement opposé au nucléaire ? » demande-t-il avec un peu ◀d’▶ironie dans ◀le▶ ton. ◀D’▶une manière que je crois être purement provocante ◀de▶ sa part, il répète cette phrase : « Vivre, c’est prendre des risques ! » Il s’agit ◀de▶ savoir quels risques on prend. Nous ne prendrions pas ◀le▶ risque ni ◀les▶ uns, ni ◀les▶ autres, ◀de▶ sauter du 50e étage ◀d’▶un building à New York, en disant : « Après tout, vivre, c’est-prendre-des-risques ! » Certains sont tout à fait inutiles. Il dit aussi par exemple, que ◀les▶ vastes surfaces ◀de▶ panneaux producteurs ◀d’▶énergie solaire sont désavantageuses par rapport aux « démoniaques mais majestueuses » centrales nucléaires. Mais qui a jamais demandé ◀de▶ vastes surfaces ◀de▶ panneaux solaires ? Cela me rappelle un débat que j’ai eu une fois, tout à fait improvisé, après ◀la▶ fin ◀d’▶un congrès fédéraliste avec Paul Delouvrier, PDG d’Électricité de France, qui disait : « Mais savez-vous que ◀les▶ surfaces qu’il faudrait pour créer ◀l’▶équivalent en énergie solaire ◀d’▶une grande centrale nucléaire ◀de▶ 1000 mégawatts recouvriraient 3 départements français ? » ◀De▶ nombreuses voix dans ◀la▶ salle, formée ◀de▶ militants fédéralistes, ont répliqué : « Qu’est-ce que c’est que cette obsession des grandes centrales ? ◀L’▶intérêt ◀de▶ ◀l’▶énergie solaire c’est justement qu’elle nous dispense des grandes centrales et qu’elle peut être dispersée chez tout le monde, même jusqu’aux maisons, jusqu’aux individus. » Donc, c’est une absurdité ◀d’▶essayer ◀d’▶opposer ◀les▶ deux choses, sans compter que scientifiquement, cela ne « tient pas ◀le▶ coup » une seconde ◀de▶ dire qu’une vaste centrale solaire couvrirait 3 départements français. Lesquels ? Ils sont très inégaux.
VIII. Des communautés écologiques ◀de▶ jeunes
Strassoldo dit, ce qui est juste, que c’est un phénomène important. Il cite Longo Maï que j’ai cité dans mon livre. Il ajoute : « Mais je ne crois pas qu’il y ait là une solution définitive aux problèmes ◀de▶ ◀l’▶humanité. » On pourrait repousser n’importe quelle solution sur n’importe quel sujet, en disant : « Mais attention, cela ne répond pas à tous ◀les▶ problèmes ◀de▶ ◀l’▶humanité ! » Ensuite, il commet une erreur en disant qu’une communauté comme celle ◀de▶ Longo Maï est un retour à ◀la▶ nature. C’est un profond malentendu. Jamais ◀les▶ jeunes gens qui font partie ◀de▶ Longo Maï n’ont parlé ◀de▶ retour à ◀la▶ nature, ils disent simplement : « Nourrir ◀l’▶humanité va être ◀le▶ grand problème dans ◀la▶ crise terrible dans laquelle nous entrons, ◀les▶ famines, etc. Nous, nous nous consacrons à ◀l’▶agriculture. » Faire ◀de▶ ◀l’▶agriculture ne veut absolument pas dire « retour à ◀la▶ nature », dans ◀le▶ sens ◀de▶ Rousseau, dans ◀le▶ sens ◀de▶ Marie-Antoinette, cela n’a aucun rapport !
IX. ◀De▶ ◀la▶ généralisation des modèles fédératifs suisse et yougoslave
Je dois dire que je n’ai pas pensé une seconde au modèle yougoslave — si même il y en a un ! — en écrivant mon livre. Je me suis inspiré du modèle suisse, mais pour en faire tout à fait autre chose, pour en tirer certaines leçons positives ou négatives. Mais que je parle ◀de▶ région et ◀de▶ participation civique, il est bien entendu qu’il ne s’agit ◀de▶ rien ◀de▶ comparable aux cantons suisses, qui sont ◀les▶ créations ◀d’▶une longue histoire.
Une remarque qui me paraît indispensable quant à ce qui suit. R. Strassoldo dit : « ◀Le▶ vrai problème du fédéralisme est au niveau mondial ; quelles forces externes pourront ◀l’▶imposer à cette échelle ? Seules ◀la▶ faim, ◀les▶ épidémies et ◀les▶ catastrophes naturelles. » Je ne vois pas comment des catastrophes naturelles pourraient imposer ◀le▶ fédéralisme à ◀l’▶échelle mondiale ; ni même ◀la▶ faim, ni même ◀les▶ épidémies. ◀Les▶ fédérations existantes n’ont jamais été formées par des catastrophes, mais par ◀la▶ nécessité ◀de▶ s’unir pour résister à une attaque venue de ◀l’▶extérieur, ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ repousser, sans pour autant devenir un corps uniforme et homogène.
◀La▶ fédération suisse s’est formée en vue de constituer ◀la▶ force nécessaire pour faire face aux pays voisins et aux seigneurs ambitieux, tels ◀les▶ Habsbourg, mais pas plus. J’entends : assez ◀de▶ force pour résister à ◀l’▶extérieur, pas assez pour unifier complètement. Pour ◀le▶ dire ◀d’▶une manière un peu paradoxale, ◀le▶ fédéralisme consiste à créer une union tout juste suffisante pour préserver ◀les▶ autonomies et leur diversité.
X. ◀De▶ ◀la▶ « cybernétisation » du processus politique et des obstacles y relatifs
À ce sujet, une note que je ne peux qu’approuver : « ◀L’▶ennemi du fédéralisme n’est pas ◀la▶ technocratie, mais ◀la▶ politique. » Il m’est arrivé un jour, au cours ◀d’▶une conversation avec Louis Armand, paraphrasant ◀la▶ boutade ◀de▶ Lénine : « ◀Les▶ soviets, c’est ◀le▶ marxisme, plus ◀l’▶électricité », ◀de▶ déclarer à cet ami : « Pour moi, ◀le▶ fédéralisme, c’est ◀la▶ philosophie personnaliste plus ◀les▶ ordinateurs. » Il m’a répondu : « Ah, celle-là, je vous en veux ◀de▶ ◀l’▶avoir dite avant moi ! »
XI. Des régions à géométrie variable
Je pense avoir toujours dit et décrit ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qu’il m’est ici reproché ◀d’▶avoir défendu ou attaqué. Je crois que Strassoldo a tort ◀d’▶invoquer ◀la▶ théorie ◀de▶ Konrad Lorenz sur ◀le▶ territoire des animaux, et ◀de▶ ◀l’▶étendre aux hommes. ◀Les▶ vues ◀de▶ Lorenz sur ◀les▶ animaux sont contestées par d’autres récents travaux ◀d’▶anthropologues. Quant à ◀la▶ théorie ◀de▶ ◀l’▶enracinement territorial, local, prônée par Maurice Barrès et par ◀la▶ droite française au début du siècle, dans une abondante littérature, elle n’oubliait qu’une chose : c’est que ◀l’▶homme est un animal et non pas un légume ! Il existe d’ailleurs un légume qui est presque entièrement racine ; c’est celui qui a ◀la▶ plus mauvaise réputation en littérature, c’est ◀le▶ navet. ◀L’▶homme est un animal caractérisé par sa mobilité, et plus il s’élève dans ◀l’▶ordre spirituel, plus il se reconnaît « errant et voyageur sur ◀la▶ terre ».