L’▶Europe et ◀les▶ intellectuels (1984)ae af
Denis de Rougemont, ◀de▶ tous ◀les▶ intellectuels que j’ai interrogés jusqu’ici sur ◀l’▶idée qu’ils se font ◀de▶ ◀l’▶Europe, vous êtes celui qui s’affirme ◀le▶ plus comme « Européen », et cela depuis vos premiers écrits. Comment et pourquoi êtes-vous devenu et restez-vous un « Européen militant » ?
Il me semble que tout m’y a conduit, à commencer par ma naissance. Dès mon enfance, j’ai entendu parler chez mes parents des tantes ◀de▶ Dresde, auxquelles nous fournissions des cigarettes après ◀la▶ guerre, ◀d’▶une tante de Bavière, familière ◀de▶ notre maison, et ◀de▶ son frère ◀le▶ général, des oncles et cousins plus éloignés ◀de▶ Bretagne, ◀de▶ Prusse, ◀d’▶Autriche, ◀d’▶Italie. Et aussi des deux branches françaises et ◀de▶ ◀la▶ branche anglaise ◀de▶ ma famille, ◀de▶ Jean, ◀le▶ professeur ◀de▶ chirurgie ◀de▶ Lyon, ◀d’▶Édouard, ◀le▶ graphologue ◀de▶ Paris, et aussi ◀d’▶Arthur, l’un des directeurs du Lloyd de Londres, ◀de▶ Frank ◀le▶ cosmopolite qui habitait ◀Le▶ Caire, ◀de▶ Philippe ◀le▶ peintre ◀de▶ ◀la▶ Cour ◀de▶ Suède… ◀L’▶Europe, elle allait de soi comme ◀la▶ famille, et ce n’était pas un cas exceptionnel dans ◀les▶ familles ◀de▶ notre ancienne Principauté ◀de▶ Neuchâtel, devenue canton suisse en 1848 seulement. Entre ◀la▶ terre des pères et ◀le▶ continent des rêves, il n’y avait aucune opposition : je ◀l’▶ai écrit dans un petit ouvrage intitulé Suite neuchâteloise , publiée en 1948, pour ◀le▶ centenaire ◀de▶ ◀l’▶entrée ◀de▶ Neuchâtel dans ◀la▶ Confédération, et dont je voudrais vous lire ces quelques lignes :
Ce qu’on touche — et ce qu’on imagine, ◀le▶ pays qui nous tient par ◀les▶ pieds, par ◀le▶ cœur, et ◀le▶ rassemblement des nations invisibles, on nous dit que tout ◀les▶ oppose, qu’il faut choisir l’un contre l’autre, et qu’entre ces amours il n’est que ◀de▶ ◀la▶ haine. Comment un Suisse ◀le▶ croirait-il ? Si je me sens presque partout chez moi dans ◀l’▶Europe franco-germanique, c’est que d’abord je ◀l’▶ai trouvée dans ma famille, où tant de traditions se croisent et se marient. Pour moi, comme pour tant d’autres Suisses, passer ◀de▶ ◀la▶ petite patrie à ◀la▶ plus vaste, ce n’est pas infidélité à ma race, à mon clos natal. C’est aimer plus loin, dans ◀le▶ même sens.
Mais ◀la▶ famille, c’est générique et général. Après elle, et souvent contre elle, il y a eu ◀la▶ littérature, beaucoup plus précisément déterminante dans mon cas. Dès ◀l’▶âge ◀de▶ 15 ans, je pense, j’ai découvert Rimbaud, qui était pour ma génération notre ange révolté, mais aussi Pascal, l’autre sommet ◀de▶ ◀la▶ prose française. Puis ◀les▶ poètes allemands. Rilke d’abord, et surtout Hölderlin, ◀le▶ plus grand depuis Dante, et dans ◀les▶ mêmes années, Valéry, Unamuno, notre Ramuz, Kierkegaard, Kafka, T. S. Eliot… Pendant ces années ◀d’▶adolescence, je ne croyais qu’à ◀la▶ poésie, puis j’ai découvert ◀la▶ théologie avec Karl Barth, dans ◀la▶ lignée « existentielle » (comme on disait alors) ◀de▶ Kierkegaard et tout près de nous, ◀de▶ Heidegger. Tout cela, comme vous voyez, très européen, mais dans un sens du terme assez différent ◀de▶ celui que lui donnait Valéry, quand il affirmait qu’est européen tout ce qui a été marqué par Athènes, Rome et Jérusalem. On cite toujours ces trois premières sources ◀de▶ ◀la▶ culture commune des Européens — dont je retiens surtout ◀la▶ grecque et ◀l’▶évangélique — mais il faut leur ajouter deux autres sources : ◀la▶ germanique et ◀la▶ celtique, voire plus tard ◀l’▶arabe, qui ont été et restent capitales pour ◀la▶ littérature européenne.
C’est en somme surtout à ces trois dernières sources que je dois ◀d’▶en être venu à découvrir, dans ◀les▶ années 1930, que ◀l’▶Europe était ◀la▶ vraie patrie ◀de▶ ◀l’▶amour, en tout cas ◀de▶ cette forme ◀de▶ ◀l’▶amour qu’est ◀la▶ passion, inconnue ou condamnée dans toutes ◀les▶ autres grandes cultures ◀de▶ ◀l’▶humanité, à ◀la▶ seule exception ◀de▶ quelques œuvres japonaises, comme ◀le▶ Roman ◀de▶ Genji, qui a joué au Moyen Âge un rôle un peu analogue à celui du Roman ◀de▶ Tristan pour ◀l’▶Europe. Cette découverte éblouie m’a fait écrire en trois mois ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident , un titre qui peut servir ◀d’▶épigraphe non seulement à mon œuvre littéraire, mais sans doute aussi à mon action pour ◀l’▶Occident, pour ◀l’▶Europe d’abord.
Ce livre, très vite traduit et publié en Angleterre, grâce à T. S. Eliot, et aux États-Unis, m’a beaucoup aidé à gagner ◀l’▶intérêt des éditeurs et ◀l’▶amitié des critiques américains, pendant ◀les▶ années que j’ai passées là-bas, ◀de▶ 1941 à 1947.
Vous avez dit et écrit à plusieurs reprises que c’est en Amérique que vous avez découvert ◀l’▶Europe. Comment cela s’est-il passé ?
◀De▶ deux manières. D’une part, j’ai retrouvé à New York beaucoup ◀d’▶écrivains, ◀d’▶intellectuels et ◀d’▶artistes, que je fréquentais ou aurais pu fréquenter à Paris dans ◀les▶ années 1930, et avec lesquels je me suis lié, tels Saint-Exupéry, André Breton et Saint-John Perse, mais aussi des philosophes tels que Georges Gurvitch et Jacques Maritain, des peintres comme Marcel Duchamp et Max Ernst, ◀l’▶éditeur Kurt Wolff, ◀le▶ grand poète Wystan Auden, ◀les▶ compositeurs Bohuslav Martinů, Arthur Lourié, Edgar Varèse et tant d’autres… ◀Le▶ simple fait ◀de▶ ◀les▶ voir vivre dans un milieu, pour eux foncièrement étranger à tant ◀d’▶égards, me donnait comme une sensation ◀de▶ ◀la▶ différence, ◀de▶ ◀l’▶identité européenne, et une nostalgie lancinante, révélatrice ◀de▶ ce que nous avions perdu et que nous ne pourrions retrouver un jour que si l’Autre était battu… Une idée nous orientait tous : si jamais nous pouvions retourner en Europe, le premier devoir serait ◀de▶ fédérer nos peuples. Et ce retour s’est fait pour moi au printemps ◀de▶ 1946, sous ◀les▶ meilleurs auspices possibles : une invitation à venir parler ◀de▶ « ◀l’▶Esprit européen » lors des premières Rencontres internationales ◀de▶ Genève.
Chronologiquement, ◀le▶ point ◀de▶ départ choisi pour cette enquête était ◀l’▶immédiat après-guerre. Mais votre prise de conscience et votre engagement européen ne remontent-ils pas, avant ◀les▶ États-Unis, aux années 1930, au mouvement personnaliste qui s’exprimait dans ◀les▶ revues Esprit et L’Ordre nouveau ?
Oui, bien sûr. Pour nous, dans ces merveilleuses années 1930, tout était découverte, affirmation, refus tranchés, révolution posée contre ◀le▶ désordre établi comme un ordre nouveau. C’était ◀l’▶aventure permanente. Nous avions en commun ◀l’▶essentiel ◀de▶ nos refus et ◀de▶ nos propositions. Je vais essayer ◀de▶ vous ◀les▶ résumer en quelques mots. Nous partions ◀d’▶une idée ◀de▶ ◀l’▶homme que nous appelions ◀la▶ personne, opposée à ◀l’▶individu sans attaches, comme au milicien collectiviste sans liberté. Nous définissions ◀la▶ personne comme à la fois libre et responsable, ◀les▶ deux termes étant indissociables. ◀La▶ liberté était vide si elle ne comportait pas ◀de▶ responsabilités civiques concrètes, et ◀la▶ responsabilité était nulle si ◀les▶ actes n’étaient pas librement accomplis. Par ◀l’▶exercice même ◀de▶ sa liberté-responsabilité, ◀la▶ personne se trouvait engagée. Tout écrivain qui prétend parler ◀de▶ son époque est engagé, qu’il ◀le▶ sache ou non. Tel était ◀le▶ sujet des premiers chapitres ◀de▶ mon premier livre publié à Paris en 1934, et qui s’intitulait Politique ◀de▶ ◀la▶ personne . En 1935, Mounier lançait dans Esprit une rubrique ◀de▶ ◀la▶ « Pensée engagée », où il rendit compte ◀de▶ mon livre, et dont j’assumais ◀la▶ responsabilité. Tout ◀le▶ reste s’ensuit : ◀la▶ personne ne se prouvant libre qu’à ◀la▶ mesure ◀de▶ ses prises ◀de▶ responsabilités dans ◀la▶ communauté, cela ne peut se faire pratiquement que dans ◀de▶ petites communautés d’abord, ◀les▶ communes. À mesure que ◀les▶ dimensions des tâches sociales s’accroissent, ◀les▶ communautés s’élargissent : régions, fédérations ◀de▶ régions, fédérations continentales… Et nous arrivions à ◀l’▶Europe, « terre des hommes » et « patrie ◀de▶ ◀la▶ personne ». Il y avait là tous ◀les▶ mots-clés ◀de▶ ce qui allait donner sa doctrine au fédéralisme européen dans ◀les▶ divers mouvements ◀de▶ Résistance, puis au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre, dans les premiers congrès ◀de▶ fédéralistes européens.
Certains ◀de▶ mes interlocuteurs, comme Edgar Morin et Jean-Marie Domenach, ont insisté sur ◀le▶ caractère récent ◀de▶ leur sympathie européenne, et sur ◀la▶ méfiance qu’ils ont ressentie après ◀la▶ guerre à l’égard d’une Europe qui leur semblait être un simple pion des Américains dans ◀le▶ jeu ◀de▶ ◀la▶ guerre froide. Ce n’est pas et ce n’a jamais été votre position. Pourquoi ?
Je n’ai jamais, pas un instant, senti ◀les▶ choses ◀de▶ cette manière. Pour moi, rentrant en Europe après des années ◀de▶ ce que je considérais comme un exil, je n’avais qu’une idée, qui était ◀de▶ fédérer ◀les▶ Européens pour leur propre salut et pour celui ◀de▶ ◀la▶ paix. Tout se passait entre Européens, issus ◀de▶ ◀la▶ Résistance française, belge, hollandaise, mais aussi allemande et italienne, et décidés à s’occuper entre eux ◀de▶ leurs affaires.
Quand je suis rentré une première fois, en 1946, après six ans ◀d’▶absence, ç’a été pour prendre ◀la▶ parole aux Rencontres internationales ◀de▶ Genève sur « ◀l’▶Esprit européen ». En plein accord, je crois, avec ◀les▶ autres conférenciers, tels que Karl Jaspers, Julien Benda, Georges Bernanos, Stephen Spender et même ◀le▶ grand philosophe marxiste ◀de▶ ◀l’▶époque, ◀le▶ Hongrois Georg Lukács, j’ai soutenu ◀la▶ thèse que ◀le▶ sort ◀de▶ ◀la▶ paix dépendait désormais ◀d’▶une union — que je souhaitais fédérale, c’est-à-dire respectueuse des autonomies — entre ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe, dont j’opposais ◀les▶ idéaux réels à ceux des Soviétiques ◀d’▶un côté, des capitalistes américains ◀de▶ l’autre.
Un an plus tard, à peine rentré pour ◀de▶ bon des USA, j’ai accepté ◀d’▶introduire par un discours le premier congrès des fédéralistes européens, qui allait se tenir à Montreux au début ◀de▶ septembre 1947. J’ai retrouvé là ◀de▶ vieux amis ◀de▶ l’Ordre nouveau, comme Alexandre Marc et Robert Aron, et connu un ◀de▶ nos disciples après coup, Henri Brugmans, qui présidait ◀l’▶affaire. J’ai parlé ◀de▶ « ◀l’▶Attitude fédéraliste », et ◀le▶ succès a été tel que je me suis vu en quelque sorte catapulté dans un rôle ◀de▶ porte-parole ◀de▶ ◀l’▶entreprise du fédéralisme européen. Pas question une seconde que je me dérobe, étant ◀l’▶auteur du concept ◀d’▶engagement ◀de▶ ◀l’▶écrivain et ◀de▶ ◀la▶ définition ◀de▶ ◀l’▶homme à la fois libre et responsable ou « libre et engagé » selon ◀les▶ formules que j’avais lancées dans ◀les▶ années 1930, et dont on me disait maintenant que c’étaient ◀les▶ mots d’ordre ◀de▶ ◀l’▶existentialisme. Une phrase me revenait ◀de▶ tous côtés, et c’était « ◀l’▶engagement, comme dit Sartre… » Je lui ai laissé ◀le▶ mot, et j’ai gardé ◀la▶ chose. J’ai dit à mes amis fédéralistes que j’étais prêt à consacrer à leur campagne deux ans ◀de▶ ma vie, aux dépens de mon œuvre ◀d’▶écrivain. Et m’y voici encore engagé, après trente-cinq ans ◀d’▶activités au service ◀de▶ ◀l’▶Europe fédérée.
Il y a eu d’abord ◀le▶ Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe, à La Haye, en mai 1948, présidé par Winston Churchill, et dont j’ai assumé ◀la▶ partie culturelle présidée à La Haye par Salvador de Madariaga, Paul van Zeeland et Lord Layton se chargeant ◀de▶ ◀l’▶économique, Paul Ramadier, R. Mackay et René Courtin ◀de▶ ◀la▶ politique. Dans une série ◀de▶ réunions que j’avais convoquées à Paris, à Genève, à Royaumont, à ◀la▶ Chambre des communes, ◀la▶ commission culturelle du congrès a mis au point non seulement ◀le▶ Rapport culturel, mais bien plus que cela : « ◀Le▶ Message aux Européens », qui devait clôturer ◀le▶ congrès, et dont j’avais exigé et obtenu qu’il fût rédigé par moi au nom de ma commission. J’étais embarqué.
Avez-vous été soutenu, durant ces années ◀de▶ création du Mouvement européen, par des intellectuels responsables ?
Au congrès ◀de▶ La Haye, qui rassembla au début ◀de▶ mai 1948 quelque 800 délégués et 200 journalistes, ◀la▶ commission culturelle était présidée par Salvador de Madariaga, Ignazio Silone ayant décliné cet honneur — mais il devait être par ◀la▶ suite l’un des intellectuels ◀les▶ plus « engagés » pour notre cause. Il y avait dans ◀la▶ commission ou parmi ceux qui avaient contribué à ses travaux préparatoires des hommes tels que Bertrand Russell, Étienne Gilson, Charles Morgan, Carlo Schmidt, pour ne nommer que quelques seigneurs, mais aussi un archevêque représentant ◀le▶ Vatican, un évêque anglican représentant Canterbury, des chefs syndicalistes, beaucoup ◀d’▶enseignants, et même quelques anciens ministres…
Quels résultats avez-vous enregistrés ?
Après ◀la▶ lecture ◀de▶ mon « Message aux Européens », ◀le▶ congrès s’est terminé dans ◀l’▶enthousiasme et ◀l’▶espoir.
◀Le▶ principal, pour ce qui me concerne, a été ◀la▶ décision ◀de▶ créer un « Centre européen de la culture », chargé ◀d’▶initier, ◀d’▶animer et ◀de▶ réaliser des entreprises culturelles susceptibles ◀de▶ contribuer à ◀la▶ formation ◀d’▶une opinion européenne. Avec ◀l’▶appui du Mouvement européen, né du congrès ◀de▶ La Haye, j’ai ouvert à Genève un « Bureau ◀d’▶études pour un Centre européen de la culture », en collaboration avec Raymond Silva, l’un des fondateurs ◀de▶ ◀l’▶Union européenne des fédéralistes, qui m’avait déjà secondé à La Haye. Ensemble, nous avons préparé une Conférence européenne ◀de▶ ◀la▶ culture qui devait définir ◀les▶ objectifs et ◀les▶ méthodes ◀de▶ ◀l’▶action pour ◀l’▶Europe dans ◀le▶ domaine culturel, au sens ◀le▶ plus large du terme, qui englobait non seulement ◀les▶ lettres et ◀les▶ arts, mais ◀les▶ sciences pures, ◀les▶ sciences humaines, ◀la▶ pédagogie, ◀les▶ médias…
◀La▶ conférence se tint à Lausanne, dans ◀le▶ palais du Tribunal fédéral, et réunit plus ◀de▶ 200 participants, choisis par ◀les▶ conseils nationaux du Mouvement européen.
◀Le▶ même team qu’à La Haye, c’est-à-dire Madariaga président, Rougemont rapporteur général, et Silva secrétaire général, avait préparé et conduisit ◀la▶ conférence. On entendit dès ◀l’▶ouverture ◀le▶ président ◀de▶ ◀la▶ Confédération suisse, puis Paul-Henri Spaak, et au cours des quatre journées et soirées ◀de▶ travaux, ◀les▶ interventions ◀de▶ Carlo Schmid, ◀d’▶Alberto Moravia, ◀d’▶Ernest Ansermet, du Vice-Chancellor d’Oxford, ◀de▶ Raoul Dautry, haut-commissaire à ◀l’▶énergie atomique, qui donna lecture ◀d’▶un message ◀de▶ Louis de Broglie, prix Nobel ◀de▶ physique, tandis que circulaient des textes écrits pour ◀l’▶occasion par Gabriel Marcel, Wystan Auden, et même Jean-Paul Sartre.
Sur ◀les▶ 23 résolutions qui furent adoptées à ◀la▶ séance ◀de▶ clôture, 21 ont été suivies ◀de▶ réalisations, chiffre, je crois, jamais atteint par aucun congrès… disons librement constitué.
◀Le▶ Centre va être inauguré au début ◀d’▶octobre 1950, à Genève, sous ◀les▶ auspices du Mouvement européen, et salué par un message très chaleureux ◀de▶ Churchill.
Vous voilà devenu organisateur, sinon administrateur, ◀d’▶un projet bien ambitieux, et qu’on n’imagine pas confié à un écrivain. Qu’avez-vous pu réaliser, ou essayé ◀de▶ réaliser pendant ◀les▶ trente-trois ans que vous avez passés à ◀la▶ tête du Centre, soit comme son directeur, soit depuis 1978, comme son président ?
Je répondrai par une énumération peut-être un peu sèche faute de temps. Je mentionnerai d’abord deux idées que j’ai lancées et qui se sont réalisées grâce au Centre mais hors de lui. La première, en collaboration étroite avec Raoul Dautry, puis Pierre Auger, a été ◀le▶ Centre européen ◀de▶ recherches nucléaires, ou CERN, foyer ◀de▶ recherches sur ◀la▶ constitution du noyau ◀de▶ ◀l’▶atome et ◀les▶ possibles applications ◀de▶ leurs résultats à ◀la▶ vie civile. ◀Le▶ CERN a été un succès exemplaire, retentissant, mais qui s’est réalisé en dehors de notre tout petit Centre ◀d’▶idées, grâce à ◀l’▶appui ◀de▶ ◀l’▶Unesco puis ◀de▶ treize gouvernements.
La seconde idée a été celle ◀d’▶une fondation, ◀l’▶actuelle Fondation européenne ◀de▶ ◀la▶ culture, ◀d’▶Amsterdam, longtemps présidée par ◀le▶ prince Bernhard des Pays-Bas, et que j’ai instituée et dirigée au siège ◀de▶ notre Centre d’abord, pendant deux ans, grâce à ◀l’▶appui constant et efficace ◀de▶ personnalités politiques, financières, économiques, telles que Robert Schuman, ancien président du Conseil, Marcel van Zeeland, président ◀de▶ ◀la▶ Banque des règlements internationaux, Georges Villiers, président du Patronat français, Paul Rykens, président ◀de▶ Unilever.
Mais nous avons créé et gardé au CEC — présidence, secrétariat, lieu ◀de▶ rencontre — nombre ◀d’▶associations comme celle des festivals ◀de▶ musique européens (AEFM) qui groupe aujourd’hui ◀les▶ 42 principaux festivals du continent, ◀de▶ ◀l’▶Est comme ◀de▶ ◀l’▶Ouest — il vaut ◀la▶ peine ◀de▶ souligner ce cas que je crois unique ; ◀l’▶Association des instituts ◀d’▶études européennes, ◀de▶ niveau universitaire ; ◀la▶ Communauté européenne des guildes et clubs du livre ; ◀la▶ Campagne ◀d’▶éducation civique européenne, qui organise des stages pour enseignants du degré secondaire sur ◀la▶ manière ◀de▶ faire voir et valoir ◀la▶ réalité européenne dans ◀les▶ leçons ◀d’▶histoire et ◀de▶ géographie, mais aussi ◀d’▶économie, ◀d’▶arts et ◀de▶ langues ; un Dialogue des cultures, entre ◀l’▶Europe et ◀le▶ monde arabe, ◀l’▶Afrique noire, ◀l’▶Inde, ◀la▶ Chine, ◀le▶ Japon, ◀l’▶Amérique latine… Des publications, bulletins périodiques, revue Cadmos , collection ◀de▶ volumes à ◀La▶ Baconnière ; et enfin des colloques, séminaires et congrès, qui ont rassemblé à ◀la▶ Villa Moynier, siège genevois du CEC, des centaines ◀d’▶intellectuels venus de toutes ◀les▶ parties du monde, surtout ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Ouest, mais parfois aussi des pays ◀de▶ ◀l’▶Est, souvent plus « européens » que nous-mêmes.
Mais vous, Denis de Rougemont, comme écrivain, pendant ce temps, avez-vous encore trouvé ◀le▶ moyen ◀d’▶écrire pour vous ? C’est ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ compatibilité entre ◀l’▶œuvre et ◀l’▶engagement qui se pose dans votre cas.
Je répondrai ◀d’▶une manière toute factuelle. Durant ◀les▶ années ◀de▶ mon « engagement » européen — préparation, direction effective, présidence du Centre, puis ◀de▶ ◀l’▶Institut universitaire ◀d’▶études européennes qui en est né, et où j’enseigne encore à titre de professeur honoraire, j’ai été amené à publier une dizaine ◀d’▶ouvrages sur ◀l’▶Europe et ses problèmes spécifiques, tels que ◀L’▶Europe en jeu , Vingt-huit siècles ◀d’▶Europe , Lettre ouverte aux Européens ou Rapport au peuple européen sur ◀l’▶état ◀de▶ ◀l’▶union européenne . Et des centaines ◀d’▶articles, ◀d’▶essais, ◀de▶ brochures, ◀de▶ préfaces, ◀de▶ conférences et ◀de▶ présidences ◀de▶ comités et ◀de▶ congrès. Mais dans ◀le▶ même temps, j’ai écrit et publié une quinzaine ◀d’▶ouvrages littéraires et philosophiques, et plusieurs tomes ◀de▶ mon Journal ◀d’▶une époque , que j’espère pouvoir achever avec Journal ◀d’▶un Européen ◀l’▶année prochaine. Vous voyez ici, dans ◀le▶ vif, ◀l’▶interaction féconde ◀de▶ ◀l’▶œuvre littéraire et philosophique et des énergies mobilisées par ◀l’▶action européenne sous toutes ses formes. L’une nourrit l’autre.
◀Les▶ intellectuels ◀d’▶aujourd’hui paraissent beaucoup moins passionnés par ◀le▶ sort ◀de▶ ◀l’▶Europe que ceux ◀de▶ votre génération et ◀de▶ celle des grands aînés que vous avez cités. Est-ce à vos yeux décourageant ?
Il est certain que ◀les▶ écrivains, ◀les▶ philosophes et ◀les▶ sociologues — sinon ◀les▶ scientifiques — se sont généralement détachés ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ sa cause, c’est-à-dire, à mon sens, détachés des réalités culturelles fondamentales ◀de▶ notre temps. Cette évolution ◀de▶ ◀l’▶intelligentsia européenne se résume ◀d’▶une manière exemplaire dans ◀les▶ prises ◀de▶ position successives ◀de▶ J.-P. Sartre. Dans ◀le▶ texte qu’il m’avait envoyé pour ◀la▶ conférence ◀de▶ Lausanne, Sartre expliquait que ◀la▶ culture française ne serait sauvée qu’avec ◀la▶ culture européenne et par elle, mais que ◀la▶ culture européenne ne serait sauvée, à son tour, que par ◀l’▶union politique et économique ◀de▶ ◀l’▶Europe. Bien, très bien même. Quelques années plus tard, dans une préface au livre ◀de▶ Franz Fanon intitulé ◀Les▶ Damnés ◀de▶ ◀la▶ Terre, Sartre loue sans réserve ◀la▶ proposition ◀de▶ « tirer à vue » sur tout Européen qui se présenterait encore dans ◀le▶ tiers-monde, car « ◀l’▶Européen n’a pu se faire homme qu’en fabriquant des esclaves et des monstres ». Il va jusqu’à dire que ◀les▶ Européens n’ont édifié leurs cathédrales (sic) que grâce à ◀l’▶exploitation colonialiste du tiers-monde4 !
Ce cas est au moins pittoresque. Mais ◀le▶ reste ◀l’▶est beaucoup moins. ◀La▶ scène intellectuelle est occupée en France, mais aussi en Angleterre, en Allemagne, en Italie et aux États-Unis, dans ◀les▶ années 1960 et 1970, par des gens qui se donnent couramment pour antieuropéens — c’est bien vu, chez ◀les▶ éditeurs comme dans ◀les▶ revues — étant accaparés par une analyse sociosémiologique des structures du discours au niveau du nombril.
Aujourd’hui, vous devez vous sentir moins entouré, moins soutenu que ce n’était ◀le▶ cas dans ◀l’▶immédiat après-guerre ?
Comme écrivain européen, je me sens en effet un peu seul ! Mais d’autres vont venir, et ce ne sera pas long. Si toutefois, on leur laisse ◀le▶ temps ◀de▶ se manifester. Qui ça : On ? ◀Le▶ complexe militaro-industriel qui gouverne ◀le▶ monde ◀d’▶aujourd’hui et tolère très bien ◀les▶ accords clandestins ◀d’▶échanges technologiques entre Est et Ouest, tout en « amusant (ou affolant) ◀le▶ tapis » avec un psychodrame droite-gauche, totalitaires-démocrates, destiné à ◀la▶ consommation des mass médias et à rien ◀d’▶autre. Ce qu’on prépare avec méthode, c’est ◀la▶ guerre nucléaire — ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶humanité peut-être mais ◀la▶ solution du chômage en tout cas.
Vous m’interrogiez sur ◀l’▶intellectuel et ◀l’▶Europe. Je vous ai donné un exemple concret, le mien.
◀Les▶ mouvements européens avec lesquels j’ai travaillé dans ◀les▶ années 1950 et 1960 font du surplace, c’est évident. Mais depuis une dizaine ◀d’▶années, une nouvelle génération, dont je me sens solidaire, a relancé ◀le▶ combat pour ◀l’▶avenir. Elle fait sienne, dans sa majorité, ◀le▶ mot d’ordre que je lui ai proposé : Écologie, régions, Europe fédérée : même avenir.
◀L’▶Europe ne pourra faire son union, qui est un acte volontaire, que sur ◀la▶ base ◀de▶ ◀l’▶unité ◀de▶ sa culture commune, qui est une réalité donnée depuis des millénaires. Fonder ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe sur ◀l’▶unité culturelle des Européens — Athènes, Rome, Jérusalem, bien sûr, mais aussi ◀les▶ Germains et ◀les▶ Celtes, qui ont recouvert ◀le▶ continent (sauf Rome et Delphes, mises à sac par jalousie ou dépit amoureux).
Il y a du travail et du jeu pour beaucoup, dans cette aventure. Mais quelles sont ses chances ◀de▶ succès, allez-vous me dire ?
À cette question, je réponds depuis que j’agis, et au nom de ◀l’▶Europe fédérale fondée sur sa culture commune : nous ne sommes pas là pour deviner ◀l’▶avenir mais pour ◀le▶ faire.