Informatique, société, sagesse (1984)ad
En ce début de▶ 1984, sacrifions au rituel : parlons un peu ◀d’▶Orwell, pour en dire à la fois moins ◀de▶ bien et un tout autre bien que nos télévisions, radios et colloques par milliers dans ◀le▶ monde entier.
Moins ◀de▶ bien : car Orwell, à mon sens, n’a pas été ◀le▶ vrai prophète que ◀l’▶on célèbre à l’unisson. Et cela pour deux motifs ◀d’▶ordres très différents : tout d’abord parce qu’il s’est trompé quant à deux événements ◀de▶ première importance. Il nous apprend en effet, page 223 ◀de▶ ◀l’▶édition française, qu’au moment où se déroule ◀l’▶action ◀de▶ son roman, ◀l’▶Europe entière a été absorbée par ◀la▶ Russie soviétique et ◀la▶ Grande-Bretagne par ◀les▶ Amériques. Et il écrit en novembre 1939 que « ◀la▶ guerre qui vient de commencer va marquer ◀l’▶effondrement du capitalisme libéral et ◀de▶ ◀la▶ culture chrétienne ».
Or rien ◀de▶ tel ne s’est produit et c’est même ◀le▶ contraire qui est en train de se réaliser. Orwell écrit son livre en 1948. Que s’est-il passé cette année-là ? Au moment même où, sans ◀le▶ moindre commentaire, il abandonne ◀l’▶Europe tout entière à Staline, en mai 1948 se tient à La Haye, sous ◀la▶ présidence ◀de▶ Churchill, le premier Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe et ce congrès se termine par ◀la▶ proclamation ◀d’▶un Message aux Européens dans lequel ◀les▶ 800 délégués — parmi eux 16 anciens Premiers ministres, 45 ministres, 250 députés à nos divers parlements nationaux, ◀de▶ grands intellectuels, des chefs syndicalistes et des représentants des Églises — prennent ◀l’▶engagement solennel ◀d’▶appuyer ◀de▶ tous leurs efforts ◀la▶ création ◀d’▶une fédération européenne ainsi que « ◀les▶ hommes et ◀les▶ gouvernements qui travaillent à cette œuvre ◀de▶ salut public, suprême chance ◀de▶ ◀la▶ paix et gage ◀d’▶un grand avenir, pour cette génération et celles qui ◀la▶ suivront ».
Et cette année 1984 précisément, dans quelques mois, ◀les▶ Européens vont élire un Parlement qui sera chargé, n’en doutons pas, ◀de▶ rédiger la première Constitution fédérale du continent.
Voilà donc ◀l’▶Europe sacrifiée sans combat par Orwell. Et qu’en est-il du christianisme, ◀de▶ cette « culture chrétienne libérale » qu’il abandonne elle aussi, et sans plus de regrets apparents ? C’est elle, et c’est elle seule, qui s’est dressée contre ◀la▶ grande puissance totalitaire ◀de▶ ◀l’▶Est et qui ◀l’▶a comme frappée ◀de▶ stupeur interdite, par ◀la▶ voix et ◀l’▶action ◀d’▶un chrétien à la fois libertaire et solidaire, Lech Walesa.
Mais il y a plus. ◀Le▶ vrai prophète n’est pas celui qui annonce ◀les▶ catastrophes et s’en tient là. C’est au contraire celui qui dit, selon ◀l’▶adage latin « Utinam vates falsus sim ! », « Plaise au ciel que je sois faux prophète ! », ou comme Jérémie : « Seigneur, tu ◀le▶ sais ! je n’ai pas désiré ◀le▶ jour du malheur ! » ◀Le▶ vrai prophète veut détourner son peuple des voies qui conduisent au désastre. Ce qu’il prêche, c’est ◀la▶ voie nouvelle du salut, ◀la▶ conversion, qui est ◀le▶ retournement ◀de▶ ◀l’▶être et ◀le▶ renversement vers ◀la▶ sagesse. Et rien en lui n’acquiesce aux tentations ◀de▶ ◀l’▶abîme et ◀de▶ ◀la▶ démission ◀de▶ ◀l’▶esprit, devant des menaces qu’il contribuerait à rendre fatales en ◀les▶ décrivant telles.
Chez Orwell, je sens au contraire comme une abdication latente au fond de l’âme, un masochisme irrépressible. Et jamais il ne tente ◀de▶ réveiller en nous ◀le▶ courage ◀de▶ réagir, jamais il n’a montré ◀les▶ buts ◀d’▶une action libératrice, ni ◀les▶ finalités ◀de▶ ◀l’▶esprit, seules capables ◀de▶ ◀l’▶animer.
Mais je n’en dirai pas moins ◀l’▶admiration que je porte à ◀la▶ prescience ◀de▶ George Orwell quand il s’agit ◀de▶ nous faire sentir ◀les▶ forces clandestines qui vont déterminer ◀l’▶évolution ◀de▶ nos sociétés occidentales, dans ◀la▶ mesure précise où elles tentent ◀d’▶organiser ◀les▶ exigences ◀de▶ leur vocation ◀de▶ liberté.
Orwell a pressenti ◀l’▶avenir effrayant qu’allaient rendre possible à bref délai deux développements des sciences physiques et ◀de▶ leurs technologies ◀de▶ pointe, dont il n’a pu connaître en 1948 que ◀les▶ balbutiements : je veux parler des armes nucléaires et des télécommunications audiovisuelles assurant ◀l’▶omniprésence du Pouvoir dans nos vies, omniprésence non seulement idéologique, mais sensorielle nuit et jour, envahissant jusqu’à notre inconscient. Voici ◀les▶ phrases capitales dans lesquelles Orwell a prévu ce que nous sommes en train de vivre dans nos États-nations de l’Occident guère moins que dans ◀les▶ régimes totalitaires3, car il faut être deux pour jouer à ce jeu-là, celui ◀de▶ ◀l’▶Équilibre ◀de▶ ◀la▶ terreur, garant ◀de▶ ◀la▶ paix, nous assure-t-on.
« ◀Les▶ deux buts du Parti, écrit Orwell, sont ◀de▶ conquérir toute ◀la▶ surface ◀de▶ ◀la▶ Terre et ◀d’▶éteindre une fois pour toutes ◀la▶ possibilité ◀d’▶une pensée indépendante ». Pour réaliser le premier but, il faut trouver « ◀le▶ moyen ◀de▶ tuer plusieurs centaines ◀de▶ millions ◀de▶ gens en quelques secondes ». Voilà qui est devenu possible, en 1984, par ◀l’▶accumulation, dûment prévue elle aussi par Orwell, ◀de▶ « fusées chargées ◀de▶ bombes atomiques amoncelées à tous ◀les▶ points stratégiques ». Si elles étaient toutes allumées simultanément, dit-il, « leurs effets seraient si dévastateurs qu’ils rendraient impossibles toutes représailles ». Mais il est entendu — c’est même ◀la▶ convention fondamentale ◀de▶ toute ◀l’▶affaire — qu’il est « impossible que cette guerre soit jamais décisive ». À cette fin, « ◀les▶ forces sont également partagées » et leur équilibre perpétuellement rajusté : cela doit permettre aux trois Pouvoirs continentaux ◀de▶ continuer à régir toute ◀l’▶économie mondiale en vue ◀d’▶une guerre jamais livrée mais entretenue par pays du tiers-monde interposés. ◀La▶ préparation permanente à cette guerre justifie ◀l’▶oppression toujours plus raffinée, non seulement ◀de▶ ◀la▶ vie économique mais des esprits, au nom du maintien ◀de▶ ◀la▶ Paix. Ainsi se trouve également justifiée ◀la▶ fameuse devise adoptée par ◀le▶ Parti unique : ◀la▶ Guerre, c’est ◀la▶ Paix.
Voilà donc le premier grand But atteint. Quant au second, qui est ◀de▶ rendre impossible non seulement ◀l’▶expression mais ◀le▶ besoin même ◀d’▶une pensée libre, nous en sommes peut-être beaucoup plus proches qu’on ne ◀le▶ croit. Orwell ne pouvait connaître en 1948 que ◀la▶ possibilité, non ◀la▶ réalité vécue ◀de▶ ◀la▶ TV dans tous ◀les▶ ménages. Mais c’est cela qui lui a suggéré ◀l’▶idée maîtresse du livre : ◀l’▶omniprésence, à tous ◀les▶ moments ◀de▶ notre vie, ◀de▶ ◀la▶ volonté et ◀de▶ ◀l’▶image du Pouvoir (symbolisé par ◀le▶ portrait ◀de▶ Big Brother ◀le▶ moustachu et c’est ◀le▶ côté un peu Tintin ◀de▶ ce roman). En avons-nous conscience ? Sans relâche, à toutes ◀les▶ heures du jour et ◀de▶ ◀la▶ nuit, où que nous allions, dans nos foyers, dans nos bureaux ou ateliers, dans ◀les▶ cafés ou ◀les▶ grands magasins, nous sommes environnés, sollicités, traversés sans ◀le▶ savoir par des ondes (dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ télévision), gavés ◀de▶ nouvelles posant ◀les▶ mêmes problèmes, proposant ◀les▶ mêmes choix, mais imposant — et c’est ce qui compte en fin de compte — ◀les▶ mêmes angles ◀de▶ vision. Et c’est tout cela qui prend ◀la▶ place principale dans nos conversations, discussions politiques, échanges ◀d’▶arguments et ◀de▶ clichés, tous suggérés par ◀les▶ médias, TV, radios, agences ◀de▶ presse, discours ◀de▶ chefs d’État ou ◀de▶ syndicats, ◀de▶ ministres ou ◀de▶ leaders partisans, tous parlant soit au nom du Pouvoir, soit contre lui, mais sur ◀les▶ thèmes qu’il a choisis. Il y a là, beaucoup plus qu’on ne ◀le▶ croit, une entreprise permanente ◀de▶ « prise du pouvoir sur ◀les▶ esprits », sur ◀les▶ espoirs et sur ◀les▶ craintes des citoyens, c’est-à-dire sur leurs imaginations, sur leurs fantasmes, sur leurs rêves éveillés ou nocturnes. Nous sommes manipulés par ◀les▶ Pouvoirs.
Je tiens à ◀le▶ dire ici : ◀le▶ vrai danger n’est pas là où on ◀le▶ dénonce trop facilement, dans ◀le▶ contrôle allégué ◀de▶ nos vies privées par ◀les▶ Pouvoirs, dans cette « mise en fiches » des citoyens dont on accuse ◀l’▶ordinateur ◀d’▶être ◀l’▶agent, alors qu’il n’en est que ◀l’▶outil.
Soyons bien clairs. ◀Le▶ simple fait ◀de▶ mettre en fiches ◀les▶ citoyens pour toutes fins autres que ◀d’▶état civil, ◀de▶ fisc, ◀d’▶assurances sociales, ou bien sûr ◀d’▶actes criminels déjà commis, ce simple fait suffit à attester ◀la▶ tendance totalitaire ◀d’▶un gouvernement, si « démocratique » qu’il se prétende par ailleurs. C’est là que réside ◀le▶ vrai danger, non dans ◀l’▶ordinateur, qui n’est qu’un instrument permettant ◀de▶ consulter plus vite des fichiers plus complets et prenant moins ◀de▶ place que ◀les▶ anciens fichiers manuels, mais que ◀les▶ Pouvoirs seuls ont établi et dont ils sont seuls responsables. Ce qui me fait peur,
— c’est moins ◀le▶ stockage ◀de▶ données sur mon compte et même sur mes opinions, que ◀la▶ volonté ◀de▶ « programmer » ces opinions ;
— c’est moins un B. B. qui sait tout sur moi, qu’un B. B. qui entend manipuler ma liberté en m’imposant son angle ◀de▶ vision ;
— c’est moins ◀la▶ transparence ◀de▶ ma vie aux yeux des Pouvoirs, que ◀l’▶opacité ◀de▶ ces Pouvoirs aux yeux du peuple.
Bien sûr, ◀le▶ minimum légal à obtenir — c’est déjà fait dans la plupart des États européens — est ◀d’▶établir ◀le▶ droit ◀de▶ chacun à consulter ◀les▶ fiches qui ◀le▶ concernent et à ◀les▶ corriger en cas ◀de▶ besoin.
Mais ◀la▶ meilleure défense étant ◀l’▶attaque, dit-on, j’oserai donc avancer que je fonde quelque espoir dans ◀l’▶extrême vulnérabilité du secret des réseaux ◀d’▶information. Il ne se passe pas ◀de▶ semaine sans que ◀les▶ journaux nous apprennent que des gamins ◀de▶ 16 ou 17 ans ont « pénétré » ◀les▶ codes ◀d’▶une banque, ◀d’▶une institution médicale, voire ◀d’▶un office ◀de▶ défense nationale aux USA. Pourquoi ne pas appliquer ces procédés à ◀la▶ pénétration des fichiers personnels détenus par ◀l’▶État ? Voire à leur modification qui en annulerait très vite ◀la▶ valeur et par voie ◀de▶ conséquence ◀l’▶usage. Un journal américain baptisait l’autre jour du joli nom ◀de▶ Little Brother ◀les▶ jeunes délinquants ◀de▶ ◀l’▶électronique. Je propose ◀d’▶en appeler au Petit Frère farceur contre ◀le▶ sinistre Grand Frère.
Soyons sérieux. ◀L’▶ordinateur est un outil, on ne peut pas ◀l’▶accuser des abus que ◀l’▶homme en fait. Au lendemain ◀d’▶Hiroshima, en conclusion ◀d’▶un petit livre intitulé Lettres sur ◀la▶ bombe atomique , publié d’abord à New York, j’avais écrit ◀le▶ Post-scriptum que voici :
Un dernier mot, et dire que j’allais ◀l’▶oublier ! ◀La▶ Bombe n’est pas dangereuse du tout : c’est un objet. Ce qui est horriblement dangereux c’est ◀l’▶homme. C’est lui qui a fait ◀la▶ Bombe et qui se prépare à ◀l’▶employer. ◀Le▶ contrôle ◀de▶ ◀la▶ Bombe est une absurdité. On nomme des Comités pour ◀la▶ retenir ! C’est comme si tout ◀d’▶un coup on se jetait sur une chaise pour ◀l’▶empêcher ◀d’▶aller casser ◀les▶ vases ◀de▶ Chine. Si on laisse ◀la▶ Bombe tranquille, elle ne fera rien, c’est clair. Elle se tiendra bien coite dans sa caisse. Qu’on ne nous raconte donc pas ◀d’▶histoires. Ce qu’il nous faut c’est un contrôle ◀de▶ ◀l’▶homme.
Une correction me paraît aujourd’hui nécessaire. ◀La▶ Bombe ne peut avoir aucun emploi bénéfique pour ◀l’▶homme, ni pour sa liberté. Il n’en va pas de même ◀de▶ ◀l’▶ordinateur qui, lui, peut être employé pour ◀le▶ bien autant que pour ◀le▶ mal.
On a beaucoup dit qu’il favoriserait non seulement ◀la▶ surveillance policière des opinions privées, mais qu’il serait ◀l’▶outil idéal ◀de▶ ◀la▶ centralisation étatique, économique autant que politique. Pour ma part, je ◀le▶ vois et ◀le▶ veux surtout fait pour favoriser ◀la▶ décentralisation et ◀la▶ régionalisation des pouvoirs ◀de▶ gestion publique.
Un jour, avec Louis Armand, nous parlions du problème des régions, en tant qu’unités ◀de▶ base ◀de▶ toute fédération imaginable ◀de▶ ◀l’▶Europe. Et nous déplorions ◀la▶ difficulté — surhumaine aux yeux des fonctionnaires — ◀de▶ gérer des régions telles que je ◀les▶ souhaitais, c’est-à-dire à « géométrie variable » selon ◀les▶ fonctions à assurer. Comment faire face à pareille complexité ? Je dis à Louis Armand : « Pour moi, ◀le▶ fédéralisme, c’est ◀l’▶autonomie des régions plus ◀les▶ ordinateurs ». « Ah, celle-là, dit mon ami, vous me rendez jaloux ◀de▶ ne pas ◀l’▶avoir trouvée ! »
Je vous ferai grâce, aujourd’hui, ◀de▶ ◀la▶ démonstration faite ailleurs, du secours décisif que ◀les▶ ordinateurs peuvent apporter à ◀la▶ cause du fédéralisme européen, considéré comme ◀l’▶union spontanée et limitée à des fonctions jalousement définies, ◀de▶ régions constituées par des grappes ◀de▶ communes, c’est-à-dire ◀de▶ petites communautés dans lesquelles ◀l’▶homme puisse agir comme personne à la fois libre et responsable.
J’aborderai maintenant l’un des problèmes majeurs ◀d’▶aujourd’hui : celui ◀de▶ ◀l’▶emploi et du chômage, pour illustrer ce que je considère comme ◀le▶ défi tragique que pose ◀l’▶informatique à ◀l’▶ensemble ◀de▶ nos industries : création ou destruction ◀d’▶emplois ?
Il y a cinquante ans à peu près, dans le premier numéro ◀de▶ ◀la▶ revue personnaliste intitulée L’Ordre nouveau — titre volé plus tard par Hitler, mais passons — je publiais un petit article intitulé « Liberté ou chômage ? » Je posais la question suivante : ◀la▶ technologie moderne permet ◀de▶ libérer ◀l’▶ouvrier des tâches mécaniques et serviles. Or, dans ◀la▶ mesure où cela réussit, ◀le▶ résultat ne s’appelle pas libération mais bien chômage. Qu’on m’explique pourquoi ?
Et j’attends, depuis plus ◀de▶ cinquante ans, ◀la▶ réponse. Aujourd’hui, ◀le▶ problème est posé à nouveau en termes d’informatisation. On y répond généralement par des arguments que je connais depuis environ vingt-cinq ans, quand on ne parlait encore que « ◀d’▶automation » et « ◀d’▶usines sans ouvriers ». Je disais : que ferez-vous des ouvriers « libérés » ? On me répondait : nous allons ◀les▶ recycler dans ◀le▶ tertiaire, car ◀le▶ progrès technique crée au moins autant ◀d’▶emplois qu’il en supprime et ceux qui ◀le▶ nient sont des faibles ◀d’▶esprit. Or ◀le▶ chômage n’a pas cessé ◀d’▶augmenter depuis ce temps-là.
Qu’en est-il aujourd’hui ◀de▶ ce problème crucial des progrès indissociables ◀de▶ ◀la▶ technologie et du chômage ?
Essayons ◀de▶ voir un peu ce que nous disent ◀les▶ chiffres et quelles leçons partisans et adversaires ◀de▶ ◀l’▶automatisation tirent ◀de▶ ces chiffres.
Je prendrai la plupart de mes données dans un très long article ◀de▶ Business Week (New York) paru en 1981 et traduit ◀la▶ même année par ◀la▶ Documentation française.
Sur ◀le▶ nombre ◀d’▶emplois que ◀l’▶automatisation va supprimer, voici quatre exemples frappants :
Un chiffre global tout d’abord : « selon ◀les▶ estimations des experts, quelque 45 millions ◀d’▶emplois — soit 45 % du total, car ◀la▶ population active américaine est ◀de▶ ◀l’▶ordre ◀de▶ 100 millions — pourraient être touchés par ◀l’▶automatisation ◀de▶ ◀l’▶industrie et des services. ◀Les▶ conséquences ◀les▶ plus marquantes se feront pour la plupart sentir dès avant ◀l’▶an 2000 ».
Une évaluation plus précise sur ◀l’▶industrie ◀de▶ ◀l’▶automobile : « ◀le▶ syndicat ◀de▶ ◀l’▶automobile, un des rares à avoir essayé ◀de▶ mesurer ◀les▶ conséquences ◀de▶ ◀l’▶automatisation, prévoit que ◀le▶ nombre ◀de▶ ses adhérents va décliner entre 1978 et 1990 ◀de▶ 1 million à 800 000, bien que ◀l’▶on ait retenu comme hypothèse une croissance ◀de▶ 1,8 % des ventes ◀de▶ voiture aux États-Unis ».
Va-t-on recycler ces ouvriers dans ◀le▶ tertiaire comme ◀les▶ économistes ne cessent ◀de▶ ◀l’▶affirmer ?
Voici ◀la▶ réponse : selon ◀les▶ estimations ◀d’▶une des plus grandes firmes américaines « sur un total dépassant 50 millions ◀d’▶emplois existants dans ◀le▶ secteur tertiaire, 38 millions risquent ◀d’▶être affectés à plus ou moins long terme par ◀l’▶automatisation ».
Mêmes observations dans d’autres domaines du tertiaire. Par exemple : « dans ◀les▶ postes américaines, ◀l’▶automatisation a entraîné une baisse des effectifs ◀de▶ 10 % depuis 1970, faisant ◀de▶ ◀la▶ préservation ◀de▶ ◀l’▶emploi un problème majeur dans ◀les▶ négociations syndicales ». (◀Les▶ récentes grèves dans ◀les▶ P&T françaises n’avaient pas ◀d’▶autre motif.)
◀Le▶ rapport Nora et Minc, établi en 1978, prévoyait, sur ◀les▶ effectifs ◀de▶ 600 000 employés dans ◀les▶ banques et ◀les▶ assurances, une réduction ◀de▶ 30 % en 1990. Cependant que deux autres rapports portaient ce chiffre à 31 % pour ◀la▶ Grande-Bretagne et à 40 % pour ◀la▶ République fédérale ◀d’▶Allemagne.
Ce qui inquiète ◀le▶ plus en tout cela, c’est ◀l’▶attitude du patronat et des syndicats, aux USA plus encore qu’en Europe. ◀L’▶article ◀de▶ Business Week auquel je viens ◀d’▶emprunter tant de chiffres alarmants, constate avec une sérénité inexplicable « qu’aux États-Unis, pas plus ◀les▶ économistes que ◀les▶ agences fédérales, ◀le▶ patronat ni même la plupart des syndicats, n’ont prêté ◀la▶ moindre attention aux répercussions possibles ◀de▶ ◀l’▶automatisation que permet ◀de▶ réaliser ◀la▶ microélectronique : tous acceptent comme allant ◀de▶ soi que ◀la▶ croissance vigoureuse du secteur des services, compensera, et au-delà, ◀les▶ disparitions ◀d’▶emplois ». Et ◀les▶ citations abondent ◀d’▶économistes au service des gouvernements occidentaux, répétant que ◀l’▶informatique ne manquera pas ◀de▶ créer « au moins autant ◀d’▶emplois qu’elle en touchera ». — On dit « toucher » ou « affecter », mais jamais « supprimer » un emploi ! — Mais je ne trouve nulle part ◀de▶ chiffres à l’appui de ces déclarations optimistes… Quelques indications ont paru, au contraire, précisant que depuis dix ans, ◀l’▶augmentation stupéfiante ◀de▶ ◀la▶ production ◀d’▶ordinateurs a correspondu à une baisse marquée dans ◀la▶ main-d’œuvre qui ◀les▶ fabrique !
On me dira peut-être que ◀la▶ qualité du travail dans ◀les▶ industries sera fortement améliorée par ◀l’▶informatisation des processus ◀de▶ production. Certes, ◀l’▶automatisation complète ◀de▶ ce qu’on appelait hier encore ◀le▶ travail à ◀la▶ chaîne — souvenez-vous du film ◀de▶ Chaplin Les Temps modernes — fournit un bel exemple des pouvoirs libérateurs ◀de▶ ◀la▶ technologie. Mais libérer ◀l’▶homme ◀de▶ ◀l’▶esclavage des machines n’est rien encore si on ne lui offre en échange ◀de▶ ◀la▶ monotone manutention mécanique, que ◀la▶ fascination immobile et tyrannique ◀de▶ processus intellectuels irrémédiablement logiques.
Plus inquiétant : des études psychologiques poursuivies en Grande-Bretagne ont montré que beaucoup ◀d’▶usagers ◀de▶ ◀l’▶ordinateur se sentent aujourd’hui mis au pas et contrôlés par ◀la▶ machine, plutôt que ◀l’▶inverse. Leur interaction continuelle avec ◀l’▶ordinateur provoque en eux un stress dont on a mesuré ◀les▶ effets. Dans ◀le▶ domaine du dessin industriel, par exemple, on s’est aperçu que leur créativité diminuait ◀de▶ 30 à 40 % pendant la première heure et ◀de▶ 80 % durant la deuxième. ◀Le▶ Bureau international du travail, saisi du problème, a formulé des mesures ◀de▶ protection contre ce stress. ◀L’▶économiste anglais, Mike Cooley, n’hésite pas à parler des relations entre ◀l’▶opérateur et ◀l’▶ordinateur comme ◀d’▶un « travail à ◀la▶ chaîne mental ».
Tout cela dit, demeure ma question centrale, formulée il y a cinquante ans, à propos des résultats ◀de▶ ◀la▶ technologie occidentale : liberté ou chômage ? ◀La▶ question n’a toujours pas reçu ◀de▶ réponse. ◀L’▶informatisation ◀de▶ ◀l’▶industrie n’a fait que rendre plus urgent et dramatique ◀le▶ problème, toujours renvoyé à des lendemains qui ronronnent, ◀d’▶une productivité indéfiniment accrue.
◀Le▶ seul avantage certain ◀de▶ ◀l’▶informatisation ◀de▶ ◀l’▶industrie me paraît être ◀de▶ rendre plus urgente encore et dramatique ◀la▶ nécessité vitale ◀d’▶une réponse à ma question. Nous sommes mis au défi ◀d’▶inventer une nouvelle conception du travail qui ne soit plus nécessairement liée à un emploi salarié — qui ne soit plus ◀le▶ contraire du loisir créateur, mais qui puisse enfin satisfaire aux besoins ◀d’▶expression, ◀d’▶accomplissement ◀de▶ soi dans ◀la▶ totalité ◀de▶ ◀la▶ personne humaine, corps, âme, esprit, — et pas seulement matérialité et intellect.
Des études vont être entreprises à cette fin, dès cette année 1984, non seulement dans notre Centre européen de la culture à Genève, mais en coopération étroite avec plusieurs fondations suisses et européennes.
Il me reste à vous présenter, avant de conclure, quelques remarques sur un sujet bien excitant : celui ◀de▶ ◀l’▶intelligence des ordinateurs et ◀de▶ leurs facultés quasi humaines ◀de▶ mémorisation, ◀d’▶adaptation, ◀d’▶apprentissage, finalement ◀d’▶invention, voire ◀de▶ pensée.
On parle aujourd’hui couramment ◀d’▶intelligence artificielle, ◀de▶ machines qui pensent et qui peuvent inventer ; mais aussi ◀de▶ machines diaboliques qui nous espionnent ou tentent ◀de▶ nous réduire en esclavage. Tout va donc à personnifier ◀l’▶ordinateur : tout y concourt, y compris ◀la▶ crainte qu’il inspire et ◀les▶ espoirs insensés qu’il éveille : libération des travailleurs industriels, éducation pour tous à domicile et nos enfants et petits-enfants initiés sans douleur aux mystères des mathématiques, autant dire ◀de▶ ◀la▶ toute-puissance, demain.
Dans ◀la▶ cohorte des spectateurs inconditionnels ◀de▶ ◀l’▶informatisation totale du monde ◀de▶ demain. Je vais choisir un seul auteur comme étant ◀le▶ plus lyrique ◀de▶ tous sur ◀l’▶avenir des ordinateurs : il s’agit ◀de▶ Seymour Papert, professeur au Laboratoire ◀d’▶intelligence artificielle du MIT. Dans ses propos, publiés par ◀L’▶Express, je vous prie ◀de▶ faire ◀la▶ part ◀d’▶une certaine provocation sournoisement rigolarde, mais ◀de▶ vous rappeler en même temps que ◀les▶ propos ◀les▶ plus irresponsables en apparence sont souvent ◀les▶ plus révélateurs ◀d’▶une personne.
Interrogé sur ◀l’▶intelligence artificielle des machines, Papert ◀la▶ définit curieusement comme une « science qui étudie ◀les▶ sources du savoir, en liaison étroite avec ◀la▶ psychologie, ◀la▶ linguistique, ◀l’▶épistémologie et ◀l’▶informatique. ◀Les▶ chercheurs se servent des modèles informatiques pour étudier ◀la▶ psychologie humaine ».
Il va jusqu’à suggérer que ◀la▶ machine pourrait avoir quelques rapports avec ◀l’▶affectivité, puisque certaines notions ◀de▶ ◀la▶ psychanalyse lui sont applicables. Quand on lui demande si ◀la▶ machine peut éprouver des émotions, il répond qu’il travaille au MIT à réaliser « un inconscient artificiel ».
Ce qui ne ◀l’▶empêche pas ◀d’▶affirmer tôt après que « notre expérience en intelligence artificielle nous a montré que ◀de▶ nombreuses notions comme ◀la▶ créativité, ◀l’▶affectivité, ◀l’▶intelligence, ne sont pas des termes scientifiques ». Et comme on lui fait observer qu’il remet ainsi en question ◀la▶ nature humaine, il répond qu’en effet, « comme ◀l’▶a fait ◀la▶ religion dans ◀le▶ passé, ◀l’▶ordinateur est en train d’amorcer une renaissance ◀de▶ ◀la▶ philosophie ».
Là-dessus, deux remarques suffiront je ◀l’▶espère. Quand Papert prétend que « certaines notions élémentaires ◀de▶ ◀la▶ psychanalyse » pourraient s’appliquer à ◀l’▶ordinateur et prouver ◀de▶ ◀la▶ sorte qu’il possède une affectivité, il oublie que ◀le▶ mécanisme du refoulement, pourtant fondamental pour Freud, porte sur ◀la▶ mémoire individuelle et que c’est simplement par un abus ◀de▶ langage qu’on peut parler ◀de▶ ◀la▶ « mémoire » ◀d’▶une machine : il ne s’agit en réalité que ◀d’▶un stockage ◀de▶ données chiffrées, nullement ◀d’▶un processus vivant, tels que ceux génialement décrits par Marcel Proust.
Et je voudrais enfin opposer à Papert cette phrase si belle ◀d’▶un des plus grands experts actuels ◀de▶ ◀l’▶informatique, Joseph Welzenbaum : « Il est difficile ◀d’▶imaginer ce que cela pourrait signifier ◀de▶ dire qu’un ordinateur espère. »
Non : ◀la▶ machine n’a pas ◀de▶ mémoire, n’a pas ◀d’▶espoir non plus, ni ◀d’▶affectivité, et n’est donc pas humaine. CQFD.
Et j’en conclus sur ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶informatique en vous rappelant ◀la▶ question judicieuse qu’un des premiers critiques des médias, Raymond Williams, posait à propos de ◀l’▶acte ◀de▶ communication : « qui dit quoi ? par quel canal ? à qui ? et dans quelle intention ? » À quoi il serait bon ◀d’▶ajouter : « au bénéfice ◀de▶ qui ? et pour quel but final ? »
Cette question des Finalités ◀de▶ ◀l’▶informatique est ◀la▶ seule qui mérite vraiment nos réflexions.
Je voudrais qu’on ◀la▶ substitue une fois pour toutes au bavardage ◀de▶ ◀la▶ presse sur ◀la▶ « révolution ◀de▶ ◀l’▶informatique », « ◀le▶ tournant à ne pas rater » « ◀les▶ retards à combler à tout prix » et ◀les▶ « investissements énormes » déjà faits : car tout cela ne justifie rien et ne relève que du marketing, qui joue sur ◀la▶ puérilité des réactions du grand public.
Je voudrais que ◀l’▶on cesse ◀d’▶écrire des phrases comme celle-ci : « ◀l’▶automatisation introduit une rupture dont on ne peut prévoir aujourd’hui ◀l’▶impact ».
Victor Hugo écrit dans un poème : « Vous dites : où vas-tu ? Je ◀l’▶ignore et j’y vais. » Répondons-lui : si ◀l’▶on ne sait où ◀l’▶on va, mieux vaut n’y pas aller… dans certains cas…
Je précise : cessons ◀de▶ nous précipiter vers un avenir dont nous n’avons pas même pris ◀le▶ temps ◀d’▶évaluer ◀les▶ enjeux humains, obsédés que nous sommes par des gains immédiats.
Je vous ai cité des chiffres effarants sur ◀le▶ chômage que nous prépare ◀l’▶informatisation générale ◀de▶ nos industries.
Je demande à savoir pourquoi ◀l’▶on prend ce risque, ◀de▶ dimension sans précédent dans toute ◀l’▶histoire des civilisations.
Je demande à réfléchir sur ◀les▶ voies et moyens ◀d’▶une invention ◀de▶ ◀la▶ synthèse travail-loisir, sans laquelle nous courons à des désastres trop exactement calculables.
Je renouvelle ma proposition ◀de▶ créer dans chacun ◀de▶ nos pays, mais surtout à ◀l’▶échelle européenne, des conseils ◀de▶ réflexion sur ◀la▶ recherche, réunissant des scientifiques, bien sûr, mais aussi des théologiens, des philosophes, des sociologues et des poètes, chargés ◀de▶ ◀la▶ tâche fondamentale ◀de▶ réfléchir sur ◀les▶ finalités réelles ◀de▶ nos recherches.
Je ne vois que deux réponses possibles :
— ou bien ◀le▶ but est ◀la▶ puissance ◀de▶ ◀l’▶État et des pouvoirs économiques et militaires ; c’est donc ◀la▶ Guerre ;
— ou bien ◀le▶ but est ◀la▶ liberté des personnes à la fois libres et responsables : et cela peut être ◀la▶ Paix.
Ce dilemme domine notre siècle, commande ◀l’▶avenir ◀de▶ notre humanité et sans doute ◀de▶ toute vie sur ◀la▶ Terre.