Informatique, société, sagesse (1984)ad
En ce début de▶ 1984, sacrifions au rituel : parlons un peu ◀d’▶Orwell, pour en dire à la fois moins ◀de▶ bien et un tout autre bien que nos télévisions, radios et colloques par milliers dans le monde entier.
Moins ◀de▶ bien : car Orwell, à mon sens, n’a pas été le vrai prophète que l’on célèbre à l’unisson. Et cela pour deux motifs ◀d’▶ordres très différents : tout d’abord parce qu’il s’est trompé quant à deux événements ◀de▶ première importance. Il nous apprend en effet, page 223 ◀de▶ l’édition française, qu’au moment où se déroule l’action ◀de▶ son roman, l’Europe entière a été absorbée par la Russie soviétique et la Grande-Bretagne par les Amériques. Et il écrit en novembre 1939 que « la guerre qui vient de commencer va marquer l’effondrement du capitalisme libéral et ◀de▶ la culture chrétienne ».
Or rien ◀de▶ tel ne s’est produit et c’est même le contraire qui est en train de se réaliser. Orwell écrit son livre en 1948. Que s’est-il passé cette année-là ? Au moment même où, sans le moindre commentaire, il abandonne l’Europe tout entière à Staline, en mai 1948 se tient à La Haye, sous la présidence ◀de▶ Churchill, le premier Congrès ◀de▶ l’Europe et ce congrès se termine par la proclamation ◀d’▶un Message aux Européens dans lequel les 800 délégués — parmi eux 16 anciens Premiers ministres, 45 ministres, 250 députés à nos divers parlements nationaux, ◀de▶ grands intellectuels, des chefs syndicalistes et des représentants des Églises — prennent l’engagement solennel ◀d’▶appuyer ◀de▶ tous leurs efforts la création ◀d’▶une fédération européenne ainsi que « les hommes et les gouvernements qui travaillent à cette œuvre ◀de▶ salut public, suprême chance ◀de▶ la paix et gage ◀d’▶un grand avenir, pour cette génération et celles qui la suivront ».
Et cette année 1984 précisément, dans quelques mois, les Européens vont élire un Parlement qui sera chargé, n’en doutons pas, ◀de▶ rédiger la première Constitution fédérale du continent.
Voilà donc l’Europe sacrifiée sans combat par Orwell. Et qu’en est-il du christianisme, ◀de▶ cette « culture chrétienne libérale » qu’il abandonne elle aussi, et sans plus de regrets apparents ? C’est elle, et c’est elle seule, qui s’est dressée contre la grande puissance totalitaire ◀de▶ l’Est et qui l’a comme frappée ◀de▶ stupeur interdite, par la voix et l’action ◀d’▶un chrétien à la fois libertaire et solidaire, Lech Walesa.
Mais il y a plus. Le vrai prophète n’est pas celui qui annonce les catastrophes et s’en tient là. C’est au contraire celui qui dit, selon l’adage latin « Utinam vates falsus sim ! », « Plaise au ciel que je sois faux prophète ! », ou comme Jérémie : « Seigneur, tu le sais ! je n’ai pas désiré le jour du malheur ! » Le vrai prophète veut détourner son peuple des voies qui conduisent au désastre. Ce qu’il prêche, c’est la voie nouvelle du salut, la conversion, qui est le retournement ◀de▶ l’être et le renversement vers la sagesse. Et rien en lui n’acquiesce aux tentations ◀de▶ l’abîme et ◀de▶ la démission ◀de▶ l’esprit, devant des menaces qu’il contribuerait à rendre fatales en les décrivant telles.
Chez Orwell, je sens au contraire comme une abdication latente au fond de l’âme, un masochisme irrépressible. Et jamais il ne tente ◀de▶ réveiller en nous le courage ◀de▶ réagir, jamais il n’a montré les buts ◀d’▶une action libératrice, ni les finalités ◀de▶ l’esprit, seules capables ◀de▶ l’animer.
Mais je n’en dirai pas moins l’admiration que je porte à la prescience ◀de▶ George Orwell quand il s’agit ◀de▶ nous faire sentir les forces clandestines qui vont déterminer l’évolution ◀de▶ nos sociétés occidentales, dans la mesure précise où elles tentent ◀d’▶organiser les exigences ◀de▶ leur vocation ◀de▶ liberté.
Orwell a pressenti l’avenir effrayant qu’allaient rendre possible à bref délai deux développements des sciences physiques et ◀de▶ leurs technologies ◀de▶ pointe, dont il n’a pu connaître en 1948 que les balbutiements : je veux parler des armes nucléaires et des télécommunications audiovisuelles assurant l’omniprésence du Pouvoir dans nos ◀vies▶, omniprésence non seulement idéologique, mais sensorielle nuit et jour, envahissant jusqu’à notre inconscient. Voici les phrases capitales dans lesquelles Orwell a prévu ce que nous sommes en train de vivre dans nos États-nations de l’Occident guère moins que dans les régimes totalitaires3, car il faut être deux pour jouer à ce jeu-là, celui ◀de▶ l’Équilibre ◀de▶ la terreur, garant ◀de▶ la paix, nous assure-t-on.
« Les deux buts du Parti, écrit Orwell, sont ◀de▶ conquérir toute la surface ◀de▶ la Terre et ◀d’▶éteindre une fois pour toutes la possibilité ◀d’▶une pensée indépendante ». Pour réaliser le premier but, il faut trouver « le moyen ◀de▶ tuer plusieurs centaines ◀de▶ millions ◀de▶ gens en quelques secondes ». Voilà qui est devenu possible, en 1984, par l’accumulation, dûment prévue elle aussi par Orwell, ◀de▶ « fusées chargées ◀de▶ bombes atomiques amoncelées à tous les points stratégiques ». Si elles étaient toutes allumées simultanément, dit-il, « leurs effets seraient si dévastateurs qu’ils rendraient impossibles toutes représailles ». Mais il est entendu — c’est même la convention fondamentale ◀de▶ toute l’affaire — qu’il est « impossible que cette guerre soit jamais décisive ». À cette fin, « les forces sont également partagées » et leur équilibre perpétuellement rajusté : cela doit permettre aux trois Pouvoirs continentaux ◀de▶ continuer à régir toute l’économie mondiale en vue ◀d’▶une guerre jamais livrée mais entretenue par pays du tiers-monde interposés. La préparation permanente à cette guerre justifie l’oppression toujours plus raffinée, non seulement ◀de▶ la ◀vie▶ économique mais des esprits, au nom du maintien ◀de▶ la Paix. Ainsi se trouve également justifiée la fameuse devise adoptée par le Parti unique : la Guerre, c’est la Paix.
Voilà donc le premier grand But atteint. Quant au second, qui est ◀de▶ rendre impossible non seulement l’expression mais le besoin même ◀d’▶une pensée libre, nous en sommes peut-être beaucoup plus proches qu’on ne le croit. Orwell ne pouvait connaître en 1948 que la possibilité, non la réalité vécue ◀de▶ la TV dans tous les ménages. Mais c’est cela qui lui a suggéré l’idée maîtresse du livre : l’omniprésence, à tous les moments ◀de▶ notre ◀vie▶, ◀de▶ la volonté et ◀de▶ l’image du Pouvoir (symbolisé par le portrait ◀de▶ Big Brother le moustachu et c’est le côté un peu Tintin ◀de▶ ce roman). En avons-nous conscience ? Sans relâche, à toutes les heures du jour et ◀de▶ la nuit, où que nous allions, dans nos foyers, dans nos bureaux ou ateliers, dans les cafés ou les grands magasins, nous sommes environnés, sollicités, traversés sans le savoir par des ondes (dans le cas ◀de▶ la télévision), gavés ◀de▶ nouvelles posant les mêmes problèmes, proposant les mêmes choix, mais imposant — et c’est ce qui compte en fin de compte — les mêmes angles ◀de▶ vision. Et c’est tout cela qui prend la place principale dans nos conversations, discussions politiques, échanges ◀d’▶arguments et ◀de▶ clichés, tous suggérés par les médias, TV, radios, agences ◀de▶ presse, discours ◀de▶ chefs d’État ou ◀de▶ syndicats, ◀de▶ ministres ou ◀de▶ leaders partisans, tous parlant soit au nom du Pouvoir, soit contre lui, mais sur les thèmes qu’il a choisis. Il y a là, beaucoup plus qu’on ne le croit, une entreprise permanente ◀de▶ « prise du pouvoir sur les esprits », sur les espoirs et sur les craintes des citoyens, c’est-à-dire sur leurs imaginations, sur leurs fantasmes, sur leurs rêves éveillés ou nocturnes. Nous sommes manipulés par les Pouvoirs.
Je tiens à le dire ici : le vrai danger n’est pas là où on le dénonce trop facilement, dans le contrôle allégué ◀de▶ nos ◀vies▶ privées par les Pouvoirs, dans cette « mise en fiches » des citoyens dont on accuse l’ordinateur ◀d’▶être l’agent, alors qu’il n’en est que l’outil.
Soyons bien clairs. Le simple fait ◀de▶ mettre en fiches les citoyens pour toutes fins autres que ◀d’▶état civil, ◀de▶ fisc, ◀d’▶assurances sociales, ou bien sûr ◀d’▶actes criminels déjà commis, ce simple fait suffit à attester la tendance totalitaire ◀d’▶un gouvernement, si « démocratique » qu’il se prétende par ailleurs. C’est là que réside le vrai danger, non dans l’ordinateur, qui n’est qu’un instrument permettant ◀de▶ consulter plus vite des fichiers plus complets et prenant moins ◀de▶ place que les anciens fichiers manuels, mais que les Pouvoirs seuls ont établi et dont ils sont seuls responsables. Ce qui me fait peur,
— c’est moins le stockage ◀de▶ données sur mon compte et même sur mes opinions, que la volonté ◀de▶ « programmer » ces opinions ;
— c’est moins un B. B. qui sait tout sur moi, qu’un B. B. qui entend manipuler ma liberté en m’imposant son angle ◀de▶ vision ;
— c’est moins la transparence ◀de▶ ma ◀vie▶ aux yeux des Pouvoirs, que l’opacité ◀de▶ ces Pouvoirs aux yeux du peuple.
Bien sûr, le minimum légal à obtenir — c’est déjà fait dans la plupart des États européens — est ◀d’▶établir le droit ◀de▶ chacun à consulter les fiches qui le concernent et à les corriger en cas ◀de▶ besoin.
Mais la meilleure défense étant l’attaque, dit-on, j’oserai donc avancer que je fonde quelque espoir dans l’extrême vulnérabilité du secret des réseaux ◀d’▶information. Il ne se passe pas ◀de▶ semaine sans que les journaux nous apprennent que des gamins ◀de▶ 16 ou 17 ans ont « pénétré » les codes ◀d’▶une banque, ◀d’▶une institution médicale, voire ◀d’▶un office ◀de▶ défense nationale aux USA. Pourquoi ne pas appliquer ces procédés à la pénétration des fichiers personnels détenus par l’État ? Voire à leur modification qui en annulerait très vite la valeur et par voie ◀de▶ conséquence l’usage. Un journal américain baptisait l’autre jour du joli nom ◀de▶ Little Brother les jeunes délinquants ◀de▶ l’électronique. Je propose ◀d’▶en appeler au Petit Frère farceur contre le sinistre Grand Frère.
Soyons sérieux. L’ordinateur est un outil, on ne peut pas l’accuser des abus que l’homme en fait. Au lendemain ◀d’▶Hiroshima, en conclusion ◀d’▶un petit livre intitulé Lettres sur la bombe atomique , publié d’abord à New York, j’avais écrit le Post-scriptum que voici :
Un dernier mot, et dire que j’allais l’oublier ! La Bombe n’est pas dangereuse du tout : c’est un objet. Ce qui est horriblement dangereux c’est l’homme. C’est lui qui a fait la Bombe et qui se prépare à l’employer. Le contrôle ◀de▶ la Bombe est une absurdité. On nomme des Comités pour la retenir ! C’est comme si tout ◀d’▶un coup on se jetait sur une chaise pour l’empêcher ◀d’▶aller casser les vases ◀de▶ Chine. Si on laisse la Bombe tranquille, elle ne fera rien, c’est clair. Elle se tiendra bien coite dans sa caisse. Qu’on ne nous raconte donc pas ◀d’▶histoires. Ce qu’il nous faut c’est un contrôle ◀de▶ l’homme.
Une correction me paraît aujourd’hui nécessaire. La Bombe ne peut avoir aucun emploi bénéfique pour l’homme, ni pour sa liberté. Il n’en va pas de même ◀de▶ l’ordinateur qui, lui, peut être employé pour le bien autant que pour le mal.
On a beaucoup dit qu’il favoriserait non seulement la surveillance policière des opinions privées, mais qu’il serait l’outil idéal ◀de▶ la centralisation étatique, économique autant que politique. Pour ma part, je le vois et le veux surtout fait pour favoriser la décentralisation et la régionalisation des pouvoirs ◀de▶ gestion publique.
Un jour, avec Louis Armand, nous parlions du problème des régions, en tant qu’unités ◀de▶ base ◀de▶ toute fédération imaginable ◀de▶ l’Europe. Et nous déplorions la difficulté — surhumaine aux yeux des fonctionnaires — ◀de▶ gérer des régions telles que je les souhaitais, c’est-à-dire à « géométrie variable » selon les fonctions à assurer. Comment faire face à pareille complexité ? Je dis à Louis Armand : « Pour moi, le fédéralisme, c’est l’autonomie des régions plus les ordinateurs ». « Ah, celle-là, dit mon ami, vous me rendez jaloux ◀de▶ ne pas l’avoir trouvée ! »
Je vous ferai grâce, aujourd’hui, ◀de▶ la démonstration faite ailleurs, du secours décisif que les ordinateurs peuvent apporter à la cause du fédéralisme européen, considéré comme l’union spontanée et limitée à des fonctions jalousement définies, ◀de▶ régions constituées par des grappes ◀de▶ communes, c’est-à-dire ◀de▶ petites communautés dans lesquelles l’homme puisse agir comme personne à la fois libre et responsable.
J’aborderai maintenant l’un des problèmes majeurs ◀d’▶aujourd’hui : celui ◀de▶ l’emploi et du chômage, pour illustrer ce que je considère comme le défi tragique que pose l’informatique à l’ensemble ◀de▶ nos industries : création ou destruction ◀d’▶emplois ?
Il y a cinquante ans à peu près, dans le premier numéro ◀de▶ la revue personnaliste intitulée L’Ordre nouveau — titre volé plus tard par Hitler, mais passons — je publiais un petit article intitulé « Liberté ou chômage ? » Je posais la question suivante : la technologie moderne permet ◀de▶ libérer l’ouvrier des tâches mécaniques et serviles. Or, dans la mesure où cela réussit, le résultat ne s’appelle pas libération mais bien chômage. Qu’on m’explique pourquoi ?
Et j’attends, depuis plus ◀de▶ cinquante ans, la réponse. Aujourd’hui, le problème est posé à nouveau en termes d’informatisation. On y répond généralement par des arguments que je connais depuis environ vingt-cinq ans, quand on ne parlait encore que « ◀d’▶automation » et « ◀d’▶usines sans ouvriers ». Je disais : que ferez-vous des ouvriers « libérés » ? On me répondait : nous allons les recycler dans le tertiaire, car le progrès technique crée au moins autant ◀d’▶emplois qu’il en supprime et ceux qui le nient sont des faibles ◀d’▶esprit. Or le chômage n’a pas cessé ◀d’▶augmenter depuis ce temps-là.
Qu’en est-il aujourd’hui ◀de▶ ce problème crucial des progrès indissociables ◀de▶ la technologie et du chômage ?
Essayons ◀de▶ voir un peu ce que nous disent les chiffres et quelles leçons partisans et adversaires ◀de▶ l’automatisation tirent ◀de▶ ces chiffres.
Je prendrai la plupart de mes données dans un très long article ◀de▶ Business Week (New York) paru en 1981 et traduit la même année par la Documentation française.
Sur le nombre ◀d’▶emplois que l’automatisation va supprimer, voici quatre exemples frappants :
Un chiffre global tout d’abord : « selon les estimations des experts, quelque 45 millions ◀d’▶emplois — soit 45 % du total, car la population active américaine est ◀de▶ l’ordre ◀de▶ 100 millions — pourraient être touchés par l’automatisation ◀de▶ l’industrie et des services. Les conséquences les plus marquantes se feront pour la plupart sentir dès avant l’an 2000 ».
Une évaluation plus précise sur l’industrie ◀de▶ l’automobile : « le syndicat ◀de▶ l’automobile, un des rares à avoir essayé ◀de▶ mesurer les conséquences ◀de▶ l’automatisation, prévoit que le nombre ◀de▶ ses adhérents va décliner entre 1978 et 1990 ◀de▶ 1 million à 800 000, bien que l’on ait retenu comme hypothèse une croissance ◀de▶ 1,8 % des ventes ◀de▶ voiture aux États-Unis ».
Va-t-on recycler ces ouvriers dans le tertiaire comme les économistes ne cessent ◀de▶ l’affirmer ?
Voici la réponse : selon les estimations ◀d’▶une des plus grandes firmes américaines « sur un total dépassant 50 millions ◀d’▶emplois existants dans le secteur tertiaire, 38 millions risquent ◀d’▶être affectés à plus ou moins long terme par l’automatisation ».
Mêmes observations dans d’autres domaines du tertiaire. Par exemple : « dans les postes américaines, l’automatisation a entraîné une baisse des effectifs ◀de▶ 10 % depuis 1970, faisant ◀de▶ la préservation ◀de▶ l’emploi un problème majeur dans les négociations syndicales ». (Les récentes grèves dans les P&T françaises n’avaient pas ◀d’▶autre motif.)
Le rapport Nora et Minc, établi en 1978, prévoyait, sur les effectifs ◀de▶ 600 000 employés dans les banques et les assurances, une réduction ◀de▶ 30 % en 1990. Cependant que deux autres rapports portaient ce chiffre à 31 % pour la Grande-Bretagne et à 40 % pour la République fédérale ◀d’▶Allemagne.
Ce qui inquiète le plus en tout cela, c’est l’attitude du patronat et des syndicats, aux USA plus encore qu’en Europe. L’article ◀de▶ Business Week auquel je viens ◀d’▶emprunter tant de chiffres alarmants, constate avec une sérénité inexplicable « qu’aux États-Unis, pas plus les économistes que les agences fédérales, le patronat ni même la plupart des syndicats, n’ont prêté la moindre attention aux répercussions possibles ◀de▶ l’automatisation que permet ◀de▶ réaliser la microélectronique : tous acceptent comme allant ◀de▶ soi que la croissance vigoureuse du secteur des services, compensera, et au-delà, les disparitions ◀d’▶emplois ». Et les citations abondent ◀d’▶économistes au service des gouvernements occidentaux, répétant que l’informatique ne manquera pas ◀de▶ créer « au moins autant ◀d’▶emplois qu’elle en touchera ». — On dit « toucher » ou « affecter », mais jamais « supprimer » un emploi ! — Mais je ne trouve nulle part ◀de▶ chiffres à l’appui de ces déclarations optimistes… Quelques indications ont paru, au contraire, précisant que depuis dix ans, l’augmentation stupéfiante ◀de▶ la production ◀d’▶ordinateurs a correspondu à une baisse marquée dans la main-d’œuvre qui les fabrique !
On me dira peut-être que la qualité du travail dans les industries sera fortement améliorée par l’informatisation des processus ◀de▶ production. Certes, l’automatisation complète ◀de▶ ce qu’on appelait hier encore le travail à la chaîne — souvenez-vous du film ◀de▶ Chaplin Les Temps modernes — fournit un bel exemple des pouvoirs libérateurs ◀de▶ la technologie. Mais libérer l’homme ◀de▶ l’esclavage des machines n’est rien encore si on ne lui offre en échange ◀de▶ la monotone manutention mécanique, que la fascination immobile et tyrannique ◀de▶ processus intellectuels irrémédiablement logiques.
Plus inquiétant : des études psychologiques poursuivies en Grande-Bretagne ont montré que beaucoup ◀d’▶usagers ◀de▶ l’ordinateur se sentent aujourd’hui mis au pas et contrôlés par la machine, plutôt que l’inverse. Leur interaction continuelle avec l’ordinateur provoque en eux un stress dont on a mesuré les effets. Dans le domaine du dessin industriel, par exemple, on s’est aperçu que leur créativité diminuait ◀de▶ 30 à 40 % pendant la première heure et ◀de▶ 80 % durant la deuxième. Le Bureau international du travail, saisi du problème, a formulé des mesures ◀de▶ protection contre ce stress. L’économiste anglais, Mike Cooley, n’hésite pas à parler des relations entre l’opérateur et l’ordinateur comme ◀d’▶un « travail à la chaîne mental ».
Tout cela dit, demeure ma question centrale, formulée il y a cinquante ans, à propos des résultats ◀de▶ la technologie occidentale : liberté ou chômage ? La question n’a toujours pas reçu ◀de▶ réponse. L’informatisation ◀de▶ l’industrie n’a fait que rendre plus urgent et dramatique le problème, toujours renvoyé à des lendemains qui ronronnent, ◀d’▶une productivité indéfiniment accrue.
Le seul avantage certain ◀de▶ l’informatisation ◀de▶ l’industrie me paraît être ◀de▶ rendre plus urgente encore et dramatique la nécessité vitale ◀d’▶une réponse à ma question. Nous sommes mis au défi ◀d’▶inventer une nouvelle conception du travail qui ne soit plus nécessairement liée à un emploi salarié — qui ne soit plus le contraire du loisir créateur, mais qui puisse enfin satisfaire aux besoins ◀d’▶expression, ◀d’▶accomplissement ◀de▶ soi dans la totalité ◀de▶ la personne humaine, corps, âme, esprit, — et pas seulement matérialité et intellect.
Des études vont être entreprises à cette fin, dès cette année 1984, non seulement dans notre Centre européen de la culture à Genève, mais en coopération étroite avec plusieurs fondations suisses et européennes.
Il me reste à vous présenter, avant de conclure, quelques remarques sur un sujet bien excitant : celui ◀de▶ l’intelligence des ordinateurs et ◀de▶ leurs facultés quasi humaines ◀de▶ mémorisation, ◀d’▶adaptation, ◀d’▶apprentissage, finalement ◀d’▶invention, voire ◀de▶ pensée.
On parle aujourd’hui couramment ◀d’▶intelligence artificielle, ◀de▶ machines qui pensent et qui peuvent inventer ; mais aussi ◀de▶ machines diaboliques qui nous espionnent ou tentent ◀de▶ nous réduire en esclavage. Tout va donc à personnifier l’ordinateur : tout y concourt, y compris la crainte qu’il inspire et les espoirs insensés qu’il éveille : libération des travailleurs industriels, éducation pour tous à domicile et nos enfants et petits-enfants initiés sans douleur aux mystères des mathématiques, autant dire ◀de▶ la toute-puissance, demain.
Dans la cohorte des spectateurs inconditionnels ◀de▶ l’informatisation totale du monde ◀de▶ demain. Je vais choisir un seul auteur comme étant le plus lyrique ◀de▶ tous sur l’avenir des ordinateurs : il s’agit ◀de▶ Seymour Papert, professeur au Laboratoire ◀d’▶intelligence artificielle du MIT. Dans ses propos, publiés par L’Express, je vous prie ◀de▶ faire la part ◀d’▶une certaine provocation sournoisement rigolarde, mais ◀de▶ vous rappeler en même temps que les propos les plus irresponsables en apparence sont souvent les plus révélateurs ◀d’▶une personne.
Interrogé sur l’intelligence artificielle des machines, Papert la définit curieusement comme une « science qui étudie les sources du savoir, en liaison étroite avec la psychologie, la linguistique, l’épistémologie et l’informatique. Les chercheurs se servent des modèles informatiques pour étudier la psychologie humaine ».
Il va jusqu’à suggérer que la machine pourrait avoir quelques rapports avec l’affectivité, puisque certaines notions ◀de▶ la psychanalyse lui sont applicables. Quand on lui demande si la machine peut éprouver des émotions, il répond qu’il travaille au MIT à réaliser « un inconscient artificiel ».
Ce qui ne l’empêche pas ◀d’▶affirmer tôt après que « notre expérience en intelligence artificielle nous a montré que ◀de▶ nombreuses notions comme la créativité, l’affectivité, l’intelligence, ne sont pas des termes scientifiques ». Et comme on lui fait observer qu’il remet ainsi en question la nature humaine, il répond qu’en effet, « comme l’a fait la religion dans le passé, l’ordinateur est en train d’amorcer une renaissance ◀de▶ la philosophie ».
Là-dessus, deux remarques suffiront je l’espère. Quand Papert prétend que « certaines notions élémentaires ◀de▶ la psychanalyse » pourraient s’appliquer à l’ordinateur et prouver ◀de▶ la sorte qu’il possède une affectivité, il oublie que le mécanisme du refoulement, pourtant fondamental pour Freud, porte sur la mémoire individuelle et que c’est simplement par un abus ◀de▶ langage qu’on peut parler ◀de▶ la « mémoire » ◀d’▶une machine : il ne s’agit en réalité que ◀d’▶un stockage ◀de▶ données chiffrées, nullement ◀d’▶un processus vivant, tels que ceux génialement décrits par Marcel Proust.
Et je voudrais enfin opposer à Papert cette phrase si belle ◀d’▶un des plus grands experts actuels ◀de▶ l’informatique, Joseph Welzenbaum : « Il est difficile ◀d’▶imaginer ce que cela pourrait signifier ◀de▶ dire qu’un ordinateur espère. »
Non : la machine n’a pas ◀de▶ mémoire, n’a pas ◀d’▶espoir non plus, ni ◀d’▶affectivité, et n’est donc pas humaine. CQFD.
Et j’en conclus sur l’avenir ◀de▶ l’informatique en vous rappelant la question judicieuse qu’un des premiers critiques des médias, Raymond Williams, posait à propos de l’acte ◀de▶ communication : « qui dit quoi ? par quel canal ? à qui ? et dans quelle intention ? » À quoi il serait bon ◀d’▶ajouter : « au bénéfice ◀de▶ qui ? et pour quel but final ? »
Cette question des Finalités ◀de▶ l’informatique est la seule qui mérite vraiment nos réflexions.
Je voudrais qu’on la substitue une fois pour toutes au bavardage ◀de▶ la presse sur la « révolution ◀de▶ l’informatique », « le tournant à ne pas rater » « les retards à combler à tout prix » et les « investissements énormes » déjà faits : car tout cela ne justifie rien et ne relève que du marketing, qui joue sur la puérilité des réactions du grand public.
Je voudrais que l’on cesse ◀d’▶écrire des phrases comme celle-ci : « l’automatisation introduit une rupture dont on ne peut prévoir aujourd’hui l’impact ».
Victor Hugo écrit dans un poème : « Vous dites : où vas-tu ? Je l’ignore et j’y vais. » Répondons-lui : si l’on ne sait où l’on va, mieux vaut n’y pas aller… dans certains cas…
Je précise : cessons ◀de▶ nous précipiter vers un avenir dont nous n’avons pas même pris le temps ◀d’▶évaluer les enjeux humains, obsédés que nous sommes par des gains immédiats.
Je vous ai cité des chiffres effarants sur le chômage que nous prépare l’informatisation générale ◀de▶ nos industries.
Je demande à savoir pourquoi l’on prend ce risque, ◀de▶ dimension sans précédent dans toute l’histoire des civilisations.
Je demande à réfléchir sur les voies et moyens ◀d’▶une invention ◀de▶ la synthèse travail-loisir, sans laquelle nous courons à des désastres trop exactement calculables.
Je renouvelle ma proposition ◀de▶ créer dans chacun ◀de▶ nos pays, mais surtout à l’échelle européenne, des conseils ◀de▶ réflexion sur la recherche, réunissant des scientifiques, bien sûr, mais aussi des théologiens, des philosophes, des sociologues et des poètes, chargés ◀de▶ la tâche fondamentale ◀de▶ réfléchir sur les finalités réelles ◀de▶ nos recherches.
Je ne vois que deux réponses possibles :
— ou bien le but est la puissance ◀de▶ l’État et des pouvoirs économiques et militaires ; c’est donc la Guerre ;
— ou bien le but est la liberté des personnes à la fois libres et responsables : et cela peut être la Paix.
Ce dilemme domine notre siècle, commande l’avenir ◀de▶ notre humanité et sans doute ◀de▶ toute ◀vie▶ sur la Terre.