L’▶État-nation contre ◀l’▶Europe : Notes pour une histoire des concepts (printemps 1984)r
1. Quand natio signifiait « langue vulgaire »
Dans ◀les▶ langues principales ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀le▶ mot Nation, Nazione, Nación, die Nation, the Nation, etc. vient du latin natio (◀de▶ nascor, naître) qui désigne d’abord ◀l’▶espèce animale, puis ◀l’▶ensemble des habitants ◀d’▶un même pays : tandis que ◀le▶ pluriel nationes, dès Tertullien, au iie siècle, va s’appliquer aux nations en général, aux « gentils », aux païens plus spécialement.
◀Le▶ mot natio au xiie siècle prend un sens très précis, désignant au sein et autour des universités où ◀l’▶enseignement et ◀les▶ discussions se font en latin, ◀les▶ communautés ◀d’▶étudiants étrangers regroupés tout naturellement selon leur langue ou leur naissance : leur natio. À Bologne, en 1158, une constitution donnée par ◀l’▶empereur Frédéric Barberousse institue pour ◀les▶ élèves non italiens quatre nationes, chacune dirigée par un recteur. À ◀la▶ Sorbonne, un siècle plus tard, on trouve également quatre nationes, dotées chacune ◀d’▶un titre particulier : « ◀l’▶honorable nation ◀de▶ France », « ◀la▶ fidèle nation ◀de▶ Picardie », « ◀la▶ vénérable nation ◀de▶ Normandie », et « ◀la▶ constante nation ◀de▶ Germanie ».
◀L’▶ensemble des universités médiévales forme un réseau européen établi au-dessus des autorités du pays ou ◀de▶ ◀la▶ ville et dépendant ◀de▶ ◀la▶ seule autorité ecclésiastique.
Dans ◀le▶ même temps, ◀l’▶Ordre souverain ◀de▶ Malte est divisé en nations sous ◀le▶ nom ◀de▶ langues.
On retrouve cette quadripartition des nationes jusqu’au xviie siècle, quand Mazarin fonde ◀le▶ « collège des Quatre-Nations » pour ◀les▶ étudiants venus à Paris des provinces espagnoles, italiennes, allemandes et flamandes, nouvellement « réunies » (comme on dit) à ◀la▶ France. Mais il ne s’agit plus que ◀d’▶ornements.
En effet, dès la seconde moitié du xiie siècle, une double évolution se dessine. ◀Le▶ latin, tant parlé qu’écrit, devient de plus en plus ◀la▶ langue savante ◀de▶ ◀l’▶enseignement et celle ◀de▶ ◀la▶ liturgie, ainsi que ◀la▶ langue des relations entre « nationalités » différentes — ◀la▶ langue européenne, en quelque sorte — mais elle sera ◀de▶ moins en moins ◀la▶ langue des relations quotidiennes : étudiants et maîtres, entre eux, usent couramment ◀de▶ langues vulgaires, cependant que ◀les▶ dialectes locaux tendent à se constituer en langues régionales.
Par-delà ◀les▶ dialectes parlés, des convergences s’opèrent au profit ◀de▶ quelques-unes : langue ◀d’▶oïl des pays du Nord de la France (picard, normand, champenois, francien, lorrain, bourguignon) ; langue ◀d’▶oc des contrées méridionales (gascon, occitan, limousin, auvergnat, provençal, dauphinois) ; langue franco-provençale des zones intermédiaires68 ; moyen anglais dont ◀le▶ domaine s’étend en Angleterre, où ◀l’▶on use aussi du normand et des vieux langages celtes : bas allemand, moyen et haut allemand autour desquels se réalise ◀la▶ cristallisation ; castillan et catalan ; toscan et padouan, napolitain, sicilien, etc. En France, en Italie, en Allemagne, à un degré moindre dans ◀les▶ pays ibériques, des littératures en langues vulgaires apparaissent et se développent69.
2. Des royaumes aux États, par ◀la▶ Souveraineté
◀L’▶Empire carolingien avait tenté ◀de▶ renouveler ◀l’▶imperium romanum, et son roi franc avait tenu à se faire sacrer par ◀le▶ pape ◀de▶ Rome : mais son rêve n’a duré que quatorze ans. En 792 déjà, dans ◀les▶ Libri Karolini, il s’était fait appeler « roi des Gaules, ◀de▶ ◀la▶ Germanie, ◀de▶ ◀l’▶Italie et des provinces voisines ». Un autre Germain, Otton Ier le Grand, réussira un siècle et demi plus tard (962) à restaurer ◀la▶ dignité impériale : il fonde, en sa qualité ◀de▶ roi de Germanie et ◀d’▶Italie, ce qui va devenir sous ses descendants ◀le▶ Saint-Empire romain ◀de▶ nation germanique. ◀La▶ lutte entre partisans du pape latin ou ◀de▶ ◀l’▶empereur germanique (◀les▶ guelfes et ◀les▶ gibelins) remplira ◀les▶ trois siècles suivants et ne sera tranchée, en faveur du temporel, mais non ◀de▶ ◀l’▶empire, que par les premiers royaumes nationaux, ◀le▶ français, ◀l’▶anglais, plus tard ◀le▶ castillan, entre ◀la▶ fin du xiie et ◀les▶ débuts du xiiie siècle. ◀Les▶ légistes ◀de▶ Philippe le Bel vont proclamer que ◀le▶ roi de France est « empereur en son royaume » et qu’« il ne reconnaît aucun supérieur sur ses terres » : ce rejet ◀de▶ ◀la▶ suprématie ◀de▶ ◀l’▶empereur et ◀de▶ celle du pape, symboles ◀de▶ ◀la▶ christianitas — qui est alors ◀le▶ seul nom ◀de▶ ◀l’▶Europe —, fonde ◀le▶ dogme occidental ◀de▶ ◀la▶ souveraineté d’abord limitée, finalement absolue, des rois, puis des royaumes, des nations et aujourd’hui des États.
Dante sera ◀le▶ témoin consterné ◀de▶ cette profonde révolution païenne. Dans son traité ◀De▶ Monarchia, qui date ◀de▶ 1308, il s’écrie : « Ô genre humain ◀de▶ quelles luttes et querelles, ◀de▶ quels naufrages dois-tu être agité ! Tu es devenu un monstre aux multiples têtes… »
◀L’▶attentat ◀d’▶Anagni, fomenté par Philippe le Bel contre ◀le▶ pape Boniface VIII, et qui sera bientôt suivi ◀de▶ ◀la▶ « captivité babylonienne ◀de▶ ◀l’▶Église » en Avignon, vient de marquer ◀l’▶avènement ◀de▶ ◀l’▶ère des nations souveraines et rivales succédant à ◀l’▶ère ◀de▶ ◀la▶ christianitas, seul nom usuel, jusqu’au milieu du xve siècle, ◀de▶ ce que Pie II, au lendemain ◀de▶ ◀la▶ chute ◀de▶ Byzance, sera le premier à nommer « ◀l’▶Europe, notre patrie » : ◀la▶ conscience naît en général du sentiment ◀d’▶une menace qui pèse sur son objet.
◀La▶ Souveraineté nationale va tirer son caractère absolu, inviolable, inaliénable et pour tout dire : sacré, ◀de▶ cette usurpation par ◀les▶ royaumes des pouvoirs suprêmes jusque-là détenus sans conteste par ◀la▶ papauté pour ◀le▶ spirituel et par ◀l’▶empire pour ◀le▶ temporel, nonobstant ◀la▶ longue querelle née ◀de▶ ◀la▶ tendance irrépressible ◀de▶ chacun des deux pouvoirs à déborder sur ◀le▶ domaine ◀de▶ l’autre (querelle des Investitures, par exemple).
Dans son grand ouvrage sur ◀la▶ Civilisation ◀de▶ ◀l’▶âge classique (Arthaud, Paris, 1966), M. Pierre Chaunu annonce ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu que « ◀la▶ civilisation classique a été ◀la▶ civilisation ◀de▶ ◀l’▶État » et que « c’est au xviie siècle que ◀l’▶État moderne se constitue ». Mais sur quelles bases, et selon quelles définitions ? J’ai lu ◀les▶ 708 pages ◀de▶ ce livre, admirablement illustré, et n’y ai trouvé qu’une seule définition ◀de▶ ◀l’▶État : « ◀L’▶État classique opte pour ◀l’▶essentiel, ◀le▶ contrôle des hommes, ◀l’▶enracinement au sol. » Faut-il en conclure que ◀la▶ double fonction ◀de▶ ◀l’▶État serait donc ◀la▶ police d’abord, et ◀l’▶art ◀de▶ métamorphoser ◀l’▶homme en légume ?
◀Les▶ moyens ◀de▶ ◀l’▶État, selon Chaunu, sont ◀les▶ finances et ◀les▶ armées. « Entre 1600 et 1760, ◀l’▶État classique voit ses moyens accrus dans une proportion variable ◀de▶ 200, 500, 1000 %. ◀De▶ là à affirmer qu’il est ◀le▶ moteur ◀de▶ ◀la▶ croissance, il n’y a qu’un pas à franchir prudemment. » Voilà pour ◀les▶ finances. Et voici pour ◀l’▶armée : « Entre 1600 et 1760, ◀les▶ armées ◀de▶ ◀l’▶Europe classique quintuplent en nombre, connaissent une multiplication par cent ◀de▶ leur puissance ◀de▶ feu et surtout changent radicalement ◀de▶ méthode et ◀de▶ technique. » Certes, ◀le▶ coût des armes décuple, mais « ◀les▶ armées renforcent ◀la▶ cohésion des États et sont un facteur décisif ◀de▶ progrès technique » (p. 60 ◀de▶ op. cit.). À cela ne se bornent pas leurs bienfaits : « Dialectes et genres ◀de▶ vie fort divers viennent aussi [par ◀le▶ recrutement] se confronter puis se fondre dans une uniformisation sans cesse plus marquée ◀de▶ ◀l’▶armée. Ce puissant instrument ◀de▶ ◀la▶ force ◀de▶ ◀l’▶État a contribué un peu partout à façonner ◀les▶ nations. Ces nations ont pris conscience ◀d’▶elles-mêmes dans ◀l’▶affrontement des États. » (p. 68) « Or, que serait ◀l’▶Europe sans ses nations ? » (p. 69)
Et voilà justifiées par ◀le▶ bien des États ◀les▶ guerres ◀de▶ succession ◀de▶ Pologne, ◀d’▶Espagne, ◀d’▶Autriche et ◀la▶ guerre ◀de▶ Sept Ans, sans oublier ◀l’▶écrasante défaite subie par Soubise à Rossbach au sommet ◀de▶ cette ascension : 1757. C’est que « ◀l’▶État, malheureusement, s’écrit mieux encore dans ◀l’▶Europe classique au pluriel qu’au singulier » (p. 69).
Mais quoi ? Sans pluralité des États, comment ferait-on ces guerres qui demeurent les premières et dernières justifications ◀de▶ ces armées dont on vient ◀d’▶exalter ◀les▶ bienfaits ?
Soyons sérieux. La première doctrine ◀de▶ ◀l’▶État sera formulée en toute rigueur par Jean Bodin, aux six livres ◀de▶ ◀La▶ République, dès ◀l’▶année 1576.
Dans cette somme admirable qu’est ◀L’▶Essor ◀de▶ ◀la▶ philosophie politique au xvie siècle, Pierre Mesnard écrit que ◀le▶ problème dont Bodin nous propose ◀l’▶étude est « ce que nous appelons ◀l’▶État, à savoir ◀la▶ nation organisée » (p. 480), ou encore : « ◀la▶ nation formée en État ». Là encore, je m’étonne que ◀le▶ concept ◀de▶ nation, qui sert ici à définir celui ◀d’▶État, n’ait fait ◀l’▶objet ◀d’▶aucune définition aux pages précédentes ◀de▶ ◀l’▶ouvrage.
En réalité, ◀l’▶étude ◀de▶ Jean Bodin est bel et bien celle ◀de▶ ◀la▶ souveraineté, ◀de▶ « ◀la▶ puissance absolue et perpétuelle ◀d’▶une république », qui n’appartient qu’au prince et non aux magistrats élus pour un temps déterminé. ◀Le▶ citoyen est « franc sujet » du souverain, seule « source ◀de▶ toute autorité ». Ses droits ne sont que « privilèges » et révocables à tout instant par ◀le▶ souverain, lequel n’est pas obligé par ◀la▶ loi70, acte unilatéral et non contrat. « Ce serait crime ◀de▶ lèse-majesté ◀d’▶opposer ◀le▶ droit romain à ◀l’▶ordonnance ◀de▶ son prince », écrit Bodin, dans ◀l’▶esprit des légistes ◀de▶ Philippe le Bel, et relançant ce « mouvement ininterrompu vers ◀la▶ définition ◀d’▶une souveraineté absolue dont Imbart de la Tour a fait ◀la▶ caractéristique essentielle ◀de▶ ◀la▶ France moderne » (P. Mesnard, op. cit., p. 490).
Tout cela culmine dans ◀la▶ définition ◀de▶ ◀la▶ souveraineté, « puissance ◀de▶ donner et ◀de▶ casser ◀la▶ loi, sous laquelle sont compris tous ◀les▶ autres droits […] comme décerner ◀la▶ guerre ou faire ◀la▶ paix, cognoistre en dernier ressort ◀les▶ jugements ◀de▶ tous ◀les▶ magistrats, imposer ou exempter ◀les▶ sujets ◀de▶ charges et subsides, hausser ou baisser ◀le▶ titre, valeur et pied des monnoyes, donner ◀la▶ loi à tous en général et à chacun en particulier, et ne ◀la▶ recevoir que ◀de▶ Dieu ».
Or cette puissance ou souveraineté peut, selon Jean Bodin et ses disciples (jusqu’à nous !), résider dans trois Estats (et trois seulement) ou « trois sortes ◀de▶ républiques, à savoir ◀la▶ monarchie, ◀l’▶aristocratie et ◀la▶ démocratie : ◀la▶ monarchie s’appelle quand un seul a ◀la▶ souveraineté et que ◀le▶ reste du peuple n’y a que voir ; ◀la▶ démocratie ou ◀l’▶estat populaire quand tout ◀le▶ peuple ou la plupart ◀d’▶iceluy en corps a ◀la▶ puissance souveraine ; ◀l’▶aristocratie quand ◀la▶ moindre partie a ◀la▶ souveraineté en corps, et donne loy au reste du peuple ». Et ◀de▶ montrer longuement que tous ◀les▶ mixtes ◀de▶ ces trois formes ◀de▶ ◀l’▶État ne sont qu’erreur, et « formes corrompues ».
Mais, dira-t-on, cette souveraineté donnée pour absolue n’est-elle donc incitée, régulée, protégée, humanisée par rien au monde contre ◀l’▶arbitraire du souverain : orgueil ou folie ◀d’▶un monarque, ignorance populaire, égoïsme ◀d’▶un corps élitaire ? Bodin répond par sa doctrine ◀de▶ ◀la▶ justice et du « sentiment ◀de▶ ◀la▶ justice » qui oblige ◀le▶ prince à s’acquitter en conscience devant Dieu des devoirs ◀de▶ sa charge. ◀La▶ puissance absolue du prince — roi, peuple ou groupe privilégié — n’est limitée que par ◀la▶ volonté divine dont ◀le▶ « sentiment du prince » est ◀le▶ seul interprète… Elle est donc pratiquement sans limites.
3. Confusion générale des concepts
◀De▶ ◀la▶ fin du xiie siècle à ◀l’▶aube du xixe , ◀les▶ termes ◀de▶ nation, ◀de▶ peuples ou ◀de▶ langues, ◀de▶ pays ou ◀d’▶États sont interchangeables, non seulement dans ◀l’▶usage vulgaire, mais dans ◀les▶ écrits des savants, historiens, philosophes, juristes mêmes. On en trouverait autant ◀d’▶exemples qu’il y a ◀d’▶emplois ◀de▶ ces vocables dans ◀les▶ œuvres connues ◀de▶ ◀l’▶époque. Qu’un seul suffise : dans ◀L’▶Esprit des lois (Livre XIXe, chap. XXVII), Montesquieu parlant ◀de▶ ◀l’▶Angleterre ◀l’▶appelle en ◀l’▶espace ◀de▶ 8 lignes peuple libre, cette nation (deux fois), puis cet État — et ainsi ◀de▶ suite pendant tout ◀le▶ chapitre.
◀Le▶ Moyen Âge ne parle guère que ◀de▶ royaumes et ◀de▶ peuples. ◀Le▶ xvie siècle élabore et précise ◀la▶ notion ◀de▶ souveraineté pour définir ◀l’▶État, nom qui apparaît rarement dans ◀les▶ textes du temps. ◀Le▶ siècle ◀de▶ Louis le Grand, s’il fait peu de cas du peuple n’en célèbre que mieux ◀les▶ nations — qui est leur dénomination lyrique (« en vers : ◀de▶ trois syllabes » précise Littré).
◀L’▶âge classique mélange un peu tout, non sans subtiles et précises nuances, qui en disent plus que ◀les▶ définitions, comme dans cette phrase ◀de▶ Rousseau : « Grandeur des nations, étendue des États : première et principale cause des malheurs du genre humain. » ◀La▶ grandeur est un attribut ◀de▶ ◀la▶ nation, bien sûr, non ◀de▶ ◀l’▶État, et moins encore du peuple, dont ◀le▶ mieux qu’on puisse dire est « bon peuple », celui qui croit un peu n’importe quoi.
◀Les▶ nations, pour Bossuet, sont « fières », « indomptables », « farouches », « belliqueuses », « rebelles », « ◀de▶ proie » ou « promises aux vautours », toujours nées pour ◀la▶ guerre et ◀la▶ domination, et non pour ◀le▶ bonheur du peuple. ◀Le▶ lien originel entre guerre et nation se retrouve même chez ◀les▶ auteurs ◀les▶ plus modérés ◀de▶ ◀l’▶époque : « Une nation ◀de▶ soldats va combattre contre des peuples qui ne sont que citoyens », écrit Montesquieu dans ses Considérations sur ◀les▶ Romains. Et voici qui résume tout cela dans Littré (1865) : « ◀La▶ grande nation, nom donné d’abord à ◀la▶ France républicaine, et dont ◀l’▶empereur Napoléon Ier se servit pour désigner après ses victoires ◀la▶ nation française. »
Nous rejoignons ◀le▶ sens donné au mot nation par ◀la▶ Révolution française.
4. Naissance ◀de▶ ◀l’▶État-nation
J’ai écrit ailleurs71 ◀les▶ émergences et quelques-unes des conséquences historiques du phénomène sociologique et/ou religieux qui devait aboutir, pendant ◀la▶ Révolution française, à ◀la▶ formation du premier État moderne, et ◀de▶ nos jours à ◀l’▶État-nation, « libéral » ou totalitaire.
Je rappellerai ici ◀les▶ étapes du progrès ◀d’▶un mal spécifiquement occidental, mais dont ◀la▶ prolifération mondiale combinée avec ◀les▶ armements nucléaires, biologiques et chimiques (guerre ABC) peut entraîner ◀la▶ fin du genre humain. Étapes chronologiques d’abord (I), puis dialectique des concepts (II), sans décider qui a commencé ou résulté, ◀de▶ ◀la▶ poule ou ◀de▶ ◀l’▶œuf.
I. Chronologie
◀La▶ Convention nationale, élue au suffrage universel, destitue ◀le▶ roi en 1792, et proclame ◀la▶ République une et indivisible. Puis elle vote à six voix ◀de▶ majorité sur 721 votants (soit 366 pour ◀la▶ mort, 360 pour d’autres mesures) ◀la▶ mise à mort du roi, sans appel ni délai. « Louis doit mourir parce qu’il faut que ◀la▶ patrie vive », avait proclamé Robespierre. Louis en appelle à ◀la▶ Nation — qui a élu ◀la▶ Convention. Cette dernière annule « ◀l’▶appel ◀de▶ Louis Capet à ◀la▶ Nation » et défend à qui que ce soit ◀d’▶y donner suite, à peine ◀d’▶être poursuivi comme « coupable ◀d’▶attentat contre ◀la▶ sûreté générale ◀de▶ ◀la▶ République ».
Peu après (avril 1793), ◀la▶ Convention désigne dans son sein un Comité ◀de▶ salut public chargé ◀d’▶un pouvoir exécutif ◀de▶ dictature, qu’il exercera jusqu’en 1795 ;
— à cette date, création ◀d’▶un Directoire ◀de▶ 12 membres
— lequel à son tour sera remplacé en 1799 par un Consulat ◀de▶ 3 membres dont le Premier Consul, non responsable devant ◀les▶ corps législatifs, va concentrer sur sa personne tous ◀les▶ pouvoirs,
— et cela fait, il sera élu empereur, en 1804, sous ◀le▶ nom ◀de▶ Napoléon Ier.
II. Dialectique des concepts
a) Au cours de la première étape ◀de▶ ◀la▶ Révolution, ◀la▶ souveraineté a été transférée ◀de▶ ◀la▶ personne sociale au petit groupe des détenteurs du pouvoir exécutif, c’est-à-dire à ◀l’▶État, lequel décide ◀de▶ tout au nom de ◀la▶ Nation. ◀La▶ souveraineté royale se manifestait vers ◀l’▶extérieur : elle consistait à ne reconnaître « aucun supérieur sur ses terres », ni empire ni papauté. Elle se double, en 1793, ◀d’▶une souveraineté une et indivisible qui se manifeste cette fois vers ◀l’▶intérieur : elle consiste dès lors à ne reconnaître aucune autonomie sur son territoire : ni provinces, ni régions, ni communes.
b) Louis XIV, ◀le▶ roi par excellence, avait brisé ◀les▶ féodaux et ◀les▶ communes, ◀les▶ grands et ◀les▶ moyens feudataires du royaume, et faisait travailler pour son compte exclusif un groupe ◀de▶ grands commis — dont Colbert est resté ◀le▶ type — qui avaient pour charge unique ◀d’▶organiser et ◀de▶ faire fonctionner ◀le▶ pouvoir royal : ◀l’▶ensemble constituait ◀l’▶État. ◀L’▶État c’est moi, aurait dit Louis XIV, comme tout patron ◀de▶ droit divin ou tout chef d’entreprise parlant ◀de▶ ses bureaux, ◀de▶ ses grands secrétaires, ou même ◀de▶ son conseil.
Dès 1793, ◀l’▶État souverain (Comité provisoire, Comité ◀de▶ salut public, etc. jusqu’aux conseils ◀de▶ ◀l’▶Empire, puis aux ministres des trois monarchies et des cinq républiques qui ont tenu son rôle en France jusqu’à nos jours), cet État pourrait dire, non sans injustice d’ailleurs pour ◀les▶ rois ◀de▶ ◀l’▶ère féodale72 : — ◀le▶ Roi c’est moi.
c) Il y a continuité ◀de▶ ◀l’▶État de Louis XIV à nos jours, si ◀l’▶on en croit ◀les▶ très curieuses définitions ◀de▶ « ◀l’▶État classique » données par Pierre Chaunu (op. cit., p. 57) : « ◀L’▶État classique exerce son pouvoir au profit du groupe qui est ◀l’▶État. Bien savoir qui est ◀l’▶État, c’est savoir au profit ◀de▶ qui travaille ◀l’▶État. […] ◀L’▶État administratif centralisateur s’affirme donc contre ◀l’▶État diffus : barons, lords, grands feudataires, boïards, […] en s’appuyant sur un groupe ◀de▶ service, qui est un groupe ◀de▶ techniciens. ◀Le▶ groupe ◀de▶ service est à ◀l’▶origine une haute classe moyenne. C’est pourquoi ◀l’▶État préclassique est toujours, au départ, révolutionnaire ». On a bien lu : « Bien savoir qui est ◀l’▶État, c’est savoir au profit ◀de▶ qui travaille ◀l’▶État. » Qu’il soit royal au xviie siècle, bourgeois dès 1793, ou prétendument « ouvrier » à partir de ◀la▶ Révolution ◀d’▶octobre 1917, ◀l’▶État seul sait ce que veut ◀l’▶État et ce qu’il est. Ces tautologies insistantes ne peuvent manquer ◀d’▶évoquer ◀le▶ « Dieu seul parle bien ◀de▶ Dieu » ◀de▶ Pascal… Nous sommes en plein délire ◀de▶ sacralisation stato-nationaliste.
d) ◀La▶ nation n’était rien au départ ◀de▶ ◀la▶ Révolution, que ◀la▶ devise des révolutionnaires : ◀le▶ Vive ◀la▶ Nation clamé par ◀les▶ troupes françaises lors de ◀la▶ canonnade ◀de▶ Valmy n’avait pas plus ◀de▶ contenu objectif que ◀le▶ cri ◀de▶ guerre des bolchéviques en 1917 : ◀Les▶ soviets partout ! — mais il a gagné ◀la▶ journée.
Bonaparte faisait peu de cas du concret ◀de▶ ◀la▶ nation française, c’est-à-dire des habitants ◀de▶ ◀l’▶Hexagone. « Ces Français n’ont aucun sens ◀de▶ ◀la▶ nationalité ! », écrit-il, ◀de▶ ◀l’▶École ◀de▶ Brienne, au grand chef corse Paoli73.
Quant à Lénine, il détruisit en fait ◀le▶ pouvoir des soviets (conseils ◀d’▶ouvriers, paysans et soldats). ◀Les▶ deux slogans fameux n’en ont pas moins servi à populariser ◀les▶ deux dictatures.
e) ◀La▶ confusion intéressée, entretenue dès ◀le▶ xviiie siècle et jusqu’à nous, entre ◀les▶ termes ◀de▶ nation, ◀de▶ patrie, ◀de▶ peuple, ◀de▶ pays et ◀d’▶État est dénoncée par une très simple observation : on peut annexer des peuples à une nation, ou des pays et territoires à un État ; mais on ne peut rien annexer à une patrie.
f) Mais c’est peut-être ◀l’▶usage courant et si souvent abusif ◀de▶ ◀l’▶adjectif national qui fait ◀le▶ mieux sentir ◀la▶ nécessité impitoyable ◀de▶ ces confusions. Prenons encore nos exemples dans Littré, indicateur bien plus naïf, donc plus révélateur que ◀les▶ définitions savantes. On y lit : « National : qui concerne ◀la▶ nation, qui est ◀de▶ ◀la▶ nation. » Exemples : « ◀L’▶honneur national… ◀Les▶ intérêts nationaux… ◀Les▶ haines nationales… ◀Les▶ biens nationaux : propriétés foncières confisquées pendant ◀la▶ Révolution et vendues au profit ◀de▶ ◀la▶ nation. » C’est ce qu’on nomme aujourd’hui ◀les▶ nationalisations, ainsi définies par ◀le▶ Petit Larousse : « Transfert à ◀la▶ collectivité ◀de▶ ◀la▶ propriété ◀de▶ certains moyens ◀de▶ production… en vue soit ◀de▶ mieux servir ◀l’▶intérêt public, soit ◀de▶ mieux assurer ◀l’▶indépendance ◀de▶ ◀l’▶État. »
Il est bien évident que ◀les▶ « transferts » sont en fait des achats faits par ◀l’▶État à son profit éventuel, avec ◀l’▶argent des contribuables, ceux qui constituent ◀la▶ nation, et qui n’en ont jamais touché en retour un sou vaillant.
« National » veut créer ◀l’▶illusion que chacun en bénéficiera. « Étatisé » serait juste, mais moins bien toléré…
5. Né ◀de▶ ◀la▶ guerre et pour ◀la▶ guerre74
Sur ◀la▶ foncière parenté ◀de▶ ◀l’▶État-nation et ◀de▶ ◀la▶ guerre — aujourd’hui ◀de▶ ◀l’▶État totalitaire et ◀de▶ ◀la▶ guerre totale — tous ◀les▶ bons esprits sont d’accord, mais peu ◀l’▶avouent.
Hegel annonce le premier ◀la▶ loi constitutive ◀de▶ ◀l’▶État-nation lorsqu’il écrit : « ◀Les▶ nations divisées en elles-mêmes cherchent par ◀la▶ guerre au-dehors ◀la▶ tranquillité [qui leur manque] au-dedans. » (Philosophie des Rechtes, 1808, § 324).
« Ce qui sert maintenant ◀le▶ gouvernement ◀de▶ ◀la▶ France est forgé à chaud… ◀L’▶État est tout… Il est militaire dans son principe, dans ses maximes, dans son esprit, dans tous ses mouvements », écrit Edmund Burke, ennemi ◀de▶ ◀la▶ Révolution (1796).
Mais ◀le▶ général Foy, qui se battit à Jemappes, glorifie cette identification ◀de▶ ◀la▶ nation et ◀de▶ ◀l’▶armée : « ◀La▶ conscription est ◀le▶ palladium ◀de▶ notre indépendance, parce que mettant ◀la▶ nation dans ◀l’▶armée et ◀l’▶armée dans ◀la▶ nation, elle fournit à ◀la▶ défense des ressources inépuisables. »
◀Le▶ modèle ◀de▶ société génialement bâclé par Bonaparte en vue de ◀la▶ guerre et ◀de▶ rien ◀d’▶autre, c’est ◀l’▶état de siège en permanence — qui sera dès 1930 ◀la▶ formule des États totalitaires ◀de▶ Staline et ◀de▶ Mussolini. ◀L’▶administration des hommes et des choses y est plus mécanisée que dans n’importe quelle société humaine jusque-là. Tout y est militarisé, c’est-à-dire mobilisable à tout moment, esprit, corps et choses, par ◀la▶ conscription d’abord, mais aussi par ◀la▶ presse, par ◀l’▶administration, par ◀la▶ fiscalité et plus tard par ◀l’▶École. Reste ◀l’▶économie industrielle, dont les premières manifestations ne semblent pas organisées, mais aventureuses, et ◀de▶ type plutôt féodal, sans liens ◀d’▶aucune sorte avec ◀l’▶État en général : il suffit ◀de▶ penser à ◀l’▶industrie anglaise.
Mais ce régime « sauvage » ne durera pas longtemps : à partir de Napoléon, ◀la▶ dialectique ◀de▶ ◀la▶ Croissance du Pouvoir ne comportera plus seulement deux termes, ◀l’▶État et ◀la▶ Guerre, mais un tiers médiateur : ◀l’▶Industrie.
◀L’▶État trouvera ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀la▶ soumettre à ses intérêts, par ◀le▶ jeu des tarifs douaniers, des impôts, des réquisitions ◀de▶ temps ◀de▶ guerre et des lois contre ◀les▶ cartels, servitudes compensées par ◀l’▶apport du très gros client qu’est ◀l’▶armée, et par ◀la▶ protection ◀de▶ ◀la▶ police, si généreusement accordée contre ◀la▶ « subversion ouvrière ». ◀L’▶ultima ratio ◀de▶ ◀la▶ « défense nationale » pourra toujours couvrir, faute de mieux, ◀les▶ atteintes ◀les▶ plus graves à ◀la▶ justice sociale et à ◀l’▶intérêt général ◀de▶ ◀la▶ Nation.
Voici leur enchaînement depuis un siècle et demi :
a) ◀L’▶État-nation est lié à ◀la▶ guerre dans sa genèse et en chacune ◀de▶ ses étapes, en direction ◀de▶ ◀la▶ formule finale, qui sera ◀l’▶État totalitaire.
L’un donne naissance à l’autre, soit que ◀l’▶État tente ◀d’▶éliminer ◀les▶ dissensions internes par ◀le▶ recours à ◀l’▶union sacrée, soit que ◀les▶ « nécessités ◀de▶ ◀la▶ guerre » contraignent à étatiser plus strictement ◀les▶ ressources et ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ nation. Ce que ◀les▶ girondins commencent lorsqu’ils déclarent ◀la▶ guerre à ◀l’▶Europe des rois pour remédier aux troubles intérieurs, ◀les▶ jacobins ◀le▶ poursuivent par ◀la▶ « levée en masse », ◀le▶ Comité ◀de▶ salut public et ◀la▶ Terreur, qui correspondent aux aggravations successives ◀de▶ ◀la▶ guerre ; enfin, Napoléon ◀l’▶achève en organisant ◀l’▶État-nation, d’abord en vue de ◀la▶ guerre et bientôt grâce à elle.
b) ◀Les▶ nécessités ◀d’▶une mobilisation rapide entraînent ◀la▶ centralisation ◀de▶ ◀l’▶administration et des moyens ◀de▶ communication. Ainsi, dans ◀le▶ modèle jacobin, Paris devient ◀le▶ centre nerveux ◀d’▶où part « ◀le▶ coup électrique ◀de▶ ◀la▶ Raison, si prompt ◀d’▶un bout ◀de▶ ◀la▶ France à l’autre », ainsi que ◀le▶ dit Anarcharsis Cloots, ce baron hollandais, Prussien ◀de▶ naissance, et grand inspirateur des jacobins. Condition ◀d’▶une centralisation efficace : ◀le▶ dépérissement ou ◀la▶ suppression des pouvoirs locaux et ◀de▶ ◀la▶ vie civique des provinces, obtenus par ◀la▶ division du pays en départements arbitrairement découpés.
c) Toutes ◀les▶ routes, et demain toutes ◀les▶ lignes ◀de▶ chemin de fer, et plus tard toutes ◀les▶ autoroutes, partent ◀de▶ ◀la▶ capitale et y ramènent. Comme dans ◀l’▶Empire romain, elles sont ◀les▶ voies ◀de▶ ◀l’▶administration d’abord, non du commerce ; puis ◀de▶ ◀l’▶armée, non ◀de▶ ◀la▶ culture, et moins encore ◀de▶ ce qu’on nommera tourisme au xxe siècle.
d) ◀Le▶ développement des communications centralisées favorise, accélère et, enfin, nécessite ◀le▶ développement ◀de▶ ◀l’▶industrie lourde, condition ◀de▶ ◀la▶ puissance militaire. Laquelle à son tour appelle et favorise ◀le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ technique et des recherches chimiques, physiques et biologiques…
6. Programmation ◀de▶ ◀l’▶État-nation au xixe siècle
Industrie, technique et centralisation administrative exigent une discipline sans cesse accrue du citoyen. Napoléon ◀l’▶avait prévue dès son accession au pouvoir : il entendait tout mettre en uniforme, élèves des trois degrés, conscrits et fonctionnaires, et enfin (moralement), ◀les▶ lecteurs ◀de▶ journaux réduits au seul Moniteur officiel.
Ce système, imposé à ◀la▶ France d’abord, a mis près de soixante-dix ans à se faire accepter par ◀l’▶Europe entière.
Alignement des intelligences par ◀l’▶instruction publique, gratuite et obligatoire. Alignement des corps par ◀la▶ conscription militaire, universelle et obligatoire. Alignement des curiosités par ◀la▶ grande presse et ◀les▶ RTV que nourrissent ◀les▶ agences nationales. Alignement des comportements et des réflexes par ◀la▶ Technique, fille ◀de▶ ◀la▶ Science, vraie religion du xxe siècle.
Tout cela, qui était ◀le▶ grand dessein ◀de▶ Napoléon, mais qui après lui avait soulevé tant de résistances dans ◀les▶ élites traditionnelles et libérales, finit par s’imposer à tous ◀les▶ États de l’Europe à peu près simultanément dans ◀les▶ années 1872-1885, années qui voient aussi ◀le▶ départ ◀de▶ ◀la▶ colonisation systématique et du partage ◀de▶ ◀l’▶Afrique entre ◀les▶ « Puissances ».
École, Armée, Presse et Technique préparent donc à ◀la▶ guerre que ◀les▶ États-nations appellent, par leur formule même, et souvent consciemment. Dans un premier temps, ◀le▶ potentiel belliqueux ainsi dégagé va se dépenser en Afrique noire, en Éthiopie, au Maroc et au Proche-Orient où Français, Britanniques et Allemands s’affrontent avec des peuples mal armés, mais aussi et surtout entre eux, parfois directement (Fachoda, Agadir), ou par procuration, selon ◀le▶ scénario qui sera plus tard celui ◀de▶ ◀la▶ guerre civile ◀d’▶Espagne, puis des guerres ◀de▶ Corée, du Vietnam, du Proche-Orient, ◀de▶ ◀l’▶Amérique latine… (On a compté 135 « guerres limitées » ◀de▶ 1945 à 1983).
◀L’▶État-nation, né ◀de▶ ◀la▶ guerre et progressant par elle, comme elle par lui, conduit nécessairement à ◀de▶ nouveaux conflits qu’il prépare sous ◀le▶ nom ◀de▶ défense de ◀la▶ Paix. Et ce seront ◀les▶ deux guerres mondiales.
Après quoi, faute de guerres nationales importantes durant deux ou trois décennies, comme tout est disposé en vue de ◀la▶ guerre — esprits et corps autant qu’infrastructure industrielle — il se produit une recrudescence « inexplicable » ◀de▶ délinquance juvénile, ◀de▶ criminalité, ◀de▶ névroses, ◀de▶ psychoses, ◀d’▶alcoolisme et ◀d’▶usage ◀de▶ drogues ◀de▶ toute espèce, accompagnée ◀d’▶une apathie civique croissante et en même temps ◀d’▶une épidémie ◀d’▶actes terroristes ◀de▶ moins en moins « à ◀l’▶ordre » des États. ◀La▶ guerre seule — civile ou étrangère — vient mettre un terme à ◀l’▶anarchie : elle est alors nationalisation du crime et ◀de▶ ◀la▶ lutte contre ◀le▶ crime, ainsi récupéré ◀d’▶un même mouvement pour un nouveau bond en avant du PNB.
7. Où nous mène cette évolution ?
◀Le▶ stade suprême ◀de▶ ◀la▶ sacralisation ◀de▶ ◀l’▶État-nation dans sa souveraineté sans limites verra ◀la▶ guerre elle-même se retourner contre ◀l’▶homme et, selon ◀les▶ plus grandes probabilités, ◀l’▶éliminer.
Dès aujourd’hui, ◀les▶ ordinateurs des deux camps ont pour principal objectif ◀de▶ mesurer ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀l’▶armement ◀d’▶en face. On m’assure qu’il existe dans ◀le▶ monde ◀l’▶équivalent ◀de▶ 4 tonnes ◀de▶ TNT par habitant. Il semblait, vers 1977, que ◀les▶ USA pouvaient tuer tous ◀les▶ hommes existants environ 32 000 fois, ◀l’▶URSS seulement 29 000 fois : ce missile gap aurait été rattrapé assez largement par ◀les▶ Russes. Tout va donc bien pour ◀le▶ moment. Des instruments ◀d’▶une folle susceptibilité avertissent sans relâche ◀les▶ gouvernants ◀de▶ tout ce qui se passe, ou seulement se prépare, dans ◀les▶ esprits, dans ◀les▶ usines, dans ◀les▶ mers, sous ◀la▶ terre et dans ◀les▶ cieux.
Mais loin de conférer au président ◀le▶ pouvoir ◀le▶ plus grand jamais détenu par un seul homme, ◀le▶ phénomène ◀de▶ ◀la▶ guerre pousse-bouton peut marquer ◀le▶ seuil ◀de▶ ◀l’▶anéantissement ◀de▶ toutes ◀les▶ libertés et volontés civiques concentrées dans ◀la▶ liberté et dans ◀la▶ volonté ◀d’▶un seul individu.
Jamais pareil cumul ◀de▶ pouvoirs décisifs, naguère détenus par des millions ◀de▶ citoyens, n’aura signifié pareille somme ◀d’▶imperceptibles abandons individuels. Or, cette somme insensée ◀de▶ pouvoirs dont ◀le▶ citoyen s’est laissé dessaisir par égoïsme, par peur des risques ou gain ◀de▶ paix, désormais peut être perdue d’un seul coup, sans retour, pour tous et par chacun.
◀La▶ masse des informations ◀de▶ tous ◀les▶ ordres, nécessaire pour former ◀la▶ décision fatidique, n’est sans doute déjà plus maîtrisable. ◀L’▶index ◀de▶ ◀la▶ main droite du président ne sera plus que le dernier élément ◀de▶ transmission ◀d’▶une décision prise hors de ◀l’▶Homme et contre lui, par ◀la▶ mégamachine — qu’il a conçue.
On sait — ou ◀l’▶on devrait avoir enfin compris — qu’une convention tacite lie ◀les▶ deux personnes du drame : ni ◀la▶ vraie guerre ni ◀la▶ vraie paix ne sauraient être tolérées dans ◀le▶ jeu qui assure ◀le▶ pouvoir des deux grands, à la fois sur leurs propres peuples, sur ◀les▶ États désunis ◀de▶ ◀l’▶Europe, et sur ◀l’▶anarchie du tiers-monde.
Mais ◀les▶ conventions, même tacites, et même vitales pour ◀la▶ santé des industries, ◀le▶ contrôle répressif des mouvements pacifistes et ◀le▶ brouillage des idéologies antagonistes, ne sont [pas] à ◀l’▶abri des erreurs qualifiées ◀d’▶« humaines » pour ◀les▶ minimiser, dans ◀les▶ installations nucléaires. Un beau jour, ou l’autre plutôt — dies irae, dies illa — quelque chose commandera ◀la▶ chute des satellites porteurs ◀de▶ têtes nucléaires, quelque chose agira sur ◀l’▶index du grand chef et pèsera sur ◀le▶ bouton rouge, réduisant ◀le▶ monde en braises et cendres poussiéreuses — solvet saeclum in favilla.
8. Où ◀le▶ mal peut devenir ◀l’▶ennemi du pire
Certes, ◀le▶ pire est devenu calculable, dès lors que pour la première fois dans son histoire, ◀l’▶Homme dispose des moyens qu’il faut. ◀Les▶ probabilités ◀d’▶une catastrophe globale sont plus grandes que celles ◀de▶ ◀la▶ paix. Mais nul calcul n’est garanti contre ◀l’▶erreur quand des facteurs humains y entrent en compte.
◀Le▶ processus qu’on vient de décrire paraît inévitable, irréversible. Mais nous voyons que ◀l’▶État-nation, qui en est ◀le▶ moteur, dépend lui-même, dans sa genèse et son évolution, ◀de▶ contingences historiques, bien loin qu’il soit ◀l’▶accomplissement ◀d’▶une nécessité naturelle, définitive, inéluctable. Comme tout ce qui est né, il mourra donc.
Mais on voudrait ne pas être entraîné dans sa mort…
◀Les▶ signes du déclin ◀de▶ ◀l’▶État-nation se sont multipliés à ◀la▶ mesure ◀de▶ ses pires excès.
Du temps ◀de▶ ◀la▶ montée ◀de▶ Hitler au pouvoir et du règne incontesté ◀de▶ Staline, un jeune mouvement personnaliste, L’Ordre nouveau 75 résumait sa critique ◀de▶ ◀l’▶État-nation — terme d’ailleurs lancé par lui — dans ◀la▶ proposition aujourd’hui bien connue : « Trop petit et trop grand à la fois. »
En effet, ◀les▶ États-nations d’Europe sont à la fois (à deux ou trois exceptions près dans ◀les▶ deux cas)
— trop petits pour jouer un rôle effectif à ◀l’▶échelle mondiale,
— trop grands pour animer réellement leurs régions et pour résoudre ◀les▶ problèmes spécifiques qui s’y posent.
◀L’▶argument est devenu ◀le▶ pont aux ânes ◀de▶ toute critique fédéraliste ◀de▶ ◀l’▶État-nation. On ◀le▶ retrouve ◀de▶ nos jours dans ◀les▶ écrits ◀de▶ J. Buchmann, ◀de▶ Robert Lafont, ◀d’▶Hervé Lavenir, ◀de▶ Lewis Mumford, etc. — Alexandre Marc ◀les▶ ayant d’ailleurs tous précédés ◀d’▶une trentaine ◀d’▶années sur ce point —, en Europe, et dans des déclarations plus récentes comme celle ◀de▶ Daniel Bell aux USA : « ◀Les▶ gouvernements sont aujourd’hui trop petits pour régler ◀les▶ affaires mondiales, et trop grands pour régler ◀les▶ affaires locales. »
Dans ma Lettre ouverte aux Européens (1970), je retrouvais et développais ce thème :
Regardons maintenant ces États-nations unitaires tels qu’ils sont dans leur être et leur agir concret, non plus dans leurs seules prétentions. Nous verrons aussitôt que tous, sans exception, sont à la fois trop petits si on ◀les▶ regarde à ◀l’▶échelle mondiale, et trop grands si ◀l’▶on en juge à leur incapacité ◀d’▶animer leurs régions, et ◀d’▶offrir à leurs citoyens une participation réelle à ◀la▶ vie politique qu’ils prétendent monopoliser.
Ils sont trop petits pour se défendre seuls, même avec ◀l’▶aide ◀d’▶une petite ou moyenne force ◀de▶ frappe, pratiquement annulée par ◀les▶ barrages antimissiles des deux grands.
Ils sont trop petits dans ◀le▶ domaine économique pour répondre au « défi américain », mais aussi pour répondre au défi du tiers-monde… Enfin, ils sont trop petits pour agir politiquement au niveau des empires véritables qui dominent notre monde, et surtout pour résister à ◀la▶ satellisation politique ou économique.
Par quoi ils manquent doublement à ◀la▶ fonction ◀de▶ tout gouvernement : sécuriser ◀les▶ membres ◀d’▶une communauté, et assurer ◀l’▶efficacité ◀de▶ sa participation dans ◀les▶ affaires du monde […].
Parce qu’ils sont trop petits, ◀les▶ États-nations devraient se fédérer à ◀l’▶échelle continentale ; et parce qu’ils sont trop grands, ils devraient se fédéraliser à ◀l’▶intérieur.
À ◀l’▶occasion des premières « Élections européennes », en 1979, j’ajoutais à cette critique fondamentale une énumération plus détaillée des déficits accumulés par ◀les▶ États-nations européens et dont ◀l’▶addition devrait suffire à ◀les▶ déclarer en faillite.
Dans l’état actuel ◀de▶ division ◀de▶ ◀l’▶Europe en 30 États-nations souverains qui, pour mieux affirmer leur souveraineté, refusent ◀de▶ se fédérer à ◀l’▶Ouest, ou qui, n’ayant qu’une souveraineté surveillée, ne peuvent y renoncer à ◀l’▶Est, force est ◀de▶ constater que ◀les▶ Européens, s’ils s’en tiennent aux seules forces nationales, ne sont capables ◀d’▶assurer, en fait, aucune des tâches que ◀le▶ gouvernement ◀d’▶une nation est censé normalement assurer et qui représentent sa raison ◀d’▶être.
Dans leur état actuel ◀de▶ division, nos « souverainetés » ne peuvent en effet :
— ni résister à ◀la▶ colonisation économique par ◀les▶ USA ;
— ni repousser une intervention militaire venue de ◀l’▶Est ;
— ni lutter contre ◀l’▶inflation sans augmenter ◀le▶ chômage ;
— ni réduire ◀le▶ chômage sans augmenter ◀l’▶inflation ;
— ni maintenir ◀la▶ valeur ◀de▶ leur monnaie ;
— ni faire face à leurs besoins allégués en énergie sans menacer ◀l’▶environnement et s’opposer par ◀la▶ police à ◀l’▶exercice des droits démocratiques ;
— ni prévenir ou guérir ◀la▶ pollution des lacs, des fleuves et des mers océanes ;
— ni venir en aide au tiers-monde dans sa lutte contre ◀la▶ famine et sa passion ◀de▶ copier et ◀de▶ s’approprier ◀les▶ causes mêmes ◀de▶ notre crise ;
— ni assurer ◀l’▶approvisionnement nécessaire en matières premières et en combustibles producteurs ◀d’▶énergie ;
— ni, finalement, tirer parti des ressources propres au continent en capitaux, équipements, technologie, compétence et créativité.
Faute ◀de▶ concertation à ◀l’▶échelle continentale, et faute ◀d’▶institutions communes ◀de▶ type fédéral, nos États-nations, retranchés dans leurs souverainetés nationales, ne pourront échapper au cours des prochaines décennies aux dangers énumérés, dont certains sont irréversibles et donc mortels.
◀L’▶Europe doit s’unir pour survivre.
Elle doit survivre pour que ◀l’▶humanité ne soit pas entraînée dans sa perte.76
9. Où ◀la▶ Souveraineté nationale devient absolue et s’annule
J’ai rappelé ◀le▶ transfert ◀de▶ ◀la▶ Souveraineté du Roi médiéval à ◀l’▶État classique — en fait — puis à ◀la▶ nation — en prétention. J’enchaîne ici sur une remarque capitale ◀de▶ Bertrand de Jouvenel dans son traité ◀De▶ ◀la▶ Souveraineté (Paris, 1955).
« C’est une erreur ◀de▶ croire que ◀l’▶Histoire n’a vu ◀d’▶autre changement concernant ◀la▶ Souveraineté que son déplacement. Elle a surtout vu ◀la▶ construction ◀de▶ cette Souveraineté sans limites ni règles, dont nos ancêtres n’avaient pas ◀l’▶idée. » (p. 216) « Quand on disait alors souverain, on entendait simplement supérieur : c’est ◀le▶ sens étymologique. »
Suivons ce guide dont ◀la▶ science assurée ne nuit jamais à ◀l’▶impeccable élégance du propos. Il nous montre d’abord « ◀le▶ passage ◀d’▶une souveraineté relative, ◀la▶ monarchie féodale », bornée par trois sortes ◀de▶ lois : « ◀les▶ loys ◀de▶ Dieu, ◀les▶ règles ◀de▶ Justice naturelle, […] et finalement ◀les▶ loys fondamentales ◀de▶ ◀l’▶Estat. » (Charles L’Oyseau, Traicté des Seigneuries, 1609). ◀Le▶ prince souverain doit être fidèle à sa mission divine : « Il n’est libre ni quant à ◀la▶ fin qu’il poursuit, ni quant aux moyens qu’il emploie. » Il doit respecter ◀la▶ loi ◀de▶ Nature autant que celles ◀de▶ Dieu. Enfin, il est lié par ses devoirs envers ◀le▶ peuple qui obéit. « Trois ordres ◀de▶ lois, dont toutes seront abrogées par ◀le▶ triple fait historique ◀de▶ ◀l’▶irréligion, ◀de▶ ◀la▶ positivité du droit et ◀de▶ ◀la▶ souveraineté du peuple » (p. 235) car « ◀le▶ peuple devenu souverain, il est contradictoire qu’il se lie lui-même. » (p. 234)
Survient ◀l’▶âge classique : « Louis XIV dans sa majesté n’est qu’un révolutionnaire qui a réussi : un premier Napoléon, profiteur ◀d’▶un premier jacobinisme simplificateur et même terroriste. Ce jacobinisme a émancipé ◀le▶ Souverain, en renversant ◀l’▶empire antérieur ◀de▶ ◀la▶ Loy. Liberté pour ◀le▶ Souverain, c’est ◀la▶ devise du xviiie siècle. Cette liberté consiste pour ◀le▶ Souverain à n’être plus tenu par des règles ; désormais il formule ◀les▶ règles à sa guise… » (p. 237)
Jean Bodin ◀l’▶avait déjà décrété dans sa Respublique (1576) : ◀la▶ souveraineté du prince consiste dans son pouvoir « ◀de▶ poser et ◀de▶ casser ◀les▶ loys ».
On touche à ◀la▶ souveraineté absolue : celle-là même que ◀les▶ Comités ◀de▶ ◀la▶ Révolution française vont conférer à ce qu’ils nomment ◀la▶ nation — qui est ◀le▶ Peuple soumis à ◀l’▶État — qu’ils incarnent.
◀D’▶où, ◀de▶ nos jours, ◀les▶ définitions courantes ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale dans ◀les▶ dictionnaires ◀les▶ plus répandus. Ainsi ◀le▶ Petit Larousse : « Souveraineté nationale : principe du droit public français selon lequel ◀la▶ souveraineté, jadis exercée par ◀le▶ roi, ◀l’▶est aujourd’hui par ◀l’▶ensemble des citoyens. »
Si ◀le▶ peuple est ici déclaré souverain, c’est ◀l’▶État qui dispose du pouvoir par ◀la▶ police et par ◀l’▶argent.
Et ◀l’▶on a vu (chap. 8) que ◀l’▶État ne connaît d’autres limites que celles que lui imposent dans ◀le▶ fait ◀la▶ pluralité des États et ◀l’▶absurde égoïsme des autres.
Exactement aussi bête que cela. Mais pouvant entraîner sous peu ◀l’▶extinction ◀de▶ toute vie indigène sur ◀la▶ terre, végétale, animale et humaine.
10. ◀L’▶obstacle majeur à toute fédération des Européens
Question : — ◀La▶ décadence ◀de▶ ◀l’▶État-nation, seul porteur ◀de▶ ◀la▶ Souveraineté nationale absolutisée, étant ce que ◀l’▶on vient de rappeler, et que personne ne peut contester ◀de▶ bonne foi, quel est ◀l’▶obstacle majeur qui paralyse encore ◀les▶ deux réformes seules capables, à ◀l’▶évidence, ◀d’▶ouvrir un nouvel avenir, et qui sont ◀la▶ fédération européennne au-delà des États-nations et ◀l’▶autonomie des régions à ◀l’▶intérieur des frontières étatiques — et souvent même à travers elles ?
Réponse : — Cet empêchement majeur, inlassablement invoqué par ◀les▶ adversaires objectifs ◀de▶ ◀l’▶Europe unie — à commencer par des chefs ◀de▶ tous ◀les▶ grands partis politiques actuels, du communisme nationaliste77 à ◀l’▶extrême droite jacobine et du socialisme traditionnel à ◀la▶ droite « moderne » — c’est ◀la▶ Souveraineté nationale, inaliénable, une et indivisible, ◀d’▶autant plus absolutisée, sacralisée, qu’elle n’a plus ◀d’▶existence opérationnelle démontrable hormis sa faculté ◀de▶ bloquer ◀les▶ issues souhaitables et possibles en fait.
Certes « rien n’existe qui ne se manifeste ». Mais une existence négative, et très active en tant que telle, est parfaitement concevable et vérifiable : ◀la▶ Souveraineté nationale nous ◀le▶ fait voir en 1984 mieux encore qu’en 1979, à ◀l’▶occasion des élections européennes.
Mais vous auriez tort ◀de▶ penser que ◀le▶ recours à ◀la▶ « souveraineté nationale » ne peut servir que ◀les▶ ennemis ◀de▶ tout régime fédéraliste. Car ◀le▶ Monde du 30 avril 1984 m’apprend que ◀les▶ adversaires des armes nucléaires poussent ◀l’▶audace jusqu’à ◀l’▶invoquer à leur tour : ◀les▶ juristes des Pays-Bas « prétendent qu’un accueil ◀de▶ missiles américains constituerait une violation ◀de▶ ◀la▶ souveraineté néerlandaise ». On croirait entendre Marchais… ou Chirac ; ou Debré… aujourd’hui78.
◀Le▶ terme ◀de▶ « Souveraineté » évoquait sous ◀l’▶Ancien Régime ◀la▶ plénitude ◀de▶ puissance ◀de▶ ◀la▶ volonté du souverain. En devenant ◀l’▶attribut ◀de▶ ◀la▶ « Nation », en réalité : ◀de▶ ◀l’▶État — comme nous ◀l’▶avons montré — ◀la▶ Souveraineté a perdu toute substance et toute vertu novatrice ou positivement impérative. Elle n’est plus qu’une prétention que ◀l’▶on invoque à titre de tabou, ce qui exempte ◀de▶ toute raison donnée ou à trouver. ◀La▶ Souveraineté ◀de▶ ◀l’▶État ne peut donc plus servir qu’à refuser ce que ◀l’▶on déteste. Ce n’est plus toute-puissance, mais puissance ◀de▶ refuser, et bloquage ◀de▶ toute solution incompatible avec ◀la▶ prétention que ◀l’▶on allègue arbitrairement. Ce n’est plus volonté, mais nolonté, qui est vouloir du non, vouloir du rien.
Tel est ◀le▶ nihilisme ◀de▶ ◀l’▶État-nation.
Ce qui est tout simplement absurde, dans ◀les▶ discours des « hommes d’État » contemporains, c’est qu’ils affirment que leur but n’en est pas moins ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe : ils nous répètent comme Michel Debré qu’un « bon Européen » est celui qui — comme eux — « veut, en fonction ◀d’▶une réalité fondamentale qui est celle des nations, faire ◀l’▶Europe des États, ◀l’▶Europe des patries. » (Discours ◀de▶ Bourges, 8 mai 1979). ◀Le▶ même Debré écrit encore : « Ou bien ◀la▶ nation française existe une et souveraine, ou bien elle n’est plus » (Lettre ouverte aux Français pour ◀la▶ conquête ◀de▶ ◀la▶ France, 1980). Il ne reste en fait que ◀l’▶État qui puisse revendiquer ◀la▶ souveraineté absolue, laquelle s’oppose par sa définition et sa nature à toute espèce ◀de▶ pacte ou ◀d’▶alliance ◀de▶ bonne foi, qui limiterait ◀l’▶absolu ◀de▶ sa Souveraineté.
Prétendre que ◀l’▶on veut ◀l’▶Europe des nations, ◀l’▶Europe des États, voire ◀l’▶Europe des patries, confondues dans un même pot-pourri conceptuel, c’est vouloir, au fait et au prendre, l’une des trois solutions que voici :
— une amicale des misanthropes ;
— un mariage qui garantisse aux conjoints leurs droits ◀de▶ célibataires ;
— une mise en commun des chacuns pour soi.79
Toutes choses que ◀l’▶on peut dire ou écrire, mais non point pratiquer, pour des raisons trop évidentes. Comment fonder ◀l’▶union sur ◀l’▶obstacle par essence et par définition à toute union sérieuse, tant soit peu contraignante, et faisant prévaloir ◀la▶ solidarité jurée sur ◀l’▶intérêt particulier et ses fluctuations ?
11. ◀L’▶idolâtrie ◀de▶ ◀la▶ Souveraineté nationale dénoncée par Toynbee
Dans ◀le▶ résumé magistral ◀de▶ ce qui fut ◀l’▶œuvre ◀de▶ sa vie, A Study of History 80, ◀le▶ plus grand philosophe ◀de▶ ◀l’▶Histoire, en notre siècle, Arnold Toynbee, fait sienne ◀la▶ thèse solidement établie qui veut que ◀la▶ décadence du monde hellénique ait résulté « ◀de▶ ◀l’▶incapacité ◀de▶ ceux à qui ◀la▶ tâche incombait ◀de▶ dépasser ◀l’▶obstacle ◀de▶ ◀la▶ souveraineté ◀de▶ ◀la▶ cité-État ». ◀D’▶où ◀le▶ triomphe ◀de▶ Rome, qui avait su établir un compromis entre ◀la▶ cité-État et ◀la▶ communauté impériale, première approche ◀d’▶une communauté continentale. Et il compare cette situation avec celle ◀de▶ ◀l’▶Europe au lendemain ◀de▶ la Deuxième Guerre mondiale :
◀Le▶ principe ◀de▶ structure ◀de▶ ◀l’▶État romain présentait un caractère complètement incompatible avec une telle idolâtrie. Ce principe reposait sur une « double citoyenneté » exigeant ◀la▶ soumission du citoyen envers ◀la▶ cité particulière où il était né et ◀l’▶administration politique plus vaste que Rome avait créée. Ce compromis était psychologiquement possible dans ◀les▶ seules communautés où ◀l’▶idolâtrie ◀de▶ ◀la▶ cité-État n’avait pas acquis une totale emprise sur ◀le▶ cœur et ◀l’▶esprit des citoyens.
Il n’est pas nécessaire ◀de▶ souligner ◀l’▶analogie entre ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ souveraineté locale dans ◀le▶ monde hellénique et ◀le▶ problème correspondant dans le nôtre, aujourd’hui. Toutefois, à la lumière de ◀l’▶Histoire grecque, nous sommes en droit ◀d’▶espérer que notre problème occidental actuel trouvera sa solution — pour autant qu’on puisse en trouver une — dans quelque partie ◀de▶ ◀l’▶Europe où ◀l’▶institution ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale n’aura pas été érigée en objet ◀de▶ vénération idolâtre. Nous ne pourrons attendre ◀de▶ salut ◀d’▶aucun des États nationaux ◀d’▶Occident où chaque pensée et sentiment politiques sont liés à un esprit ◀de▶ clocher et hypnotisés par ◀le▶ prestige ◀d’▶un glorieux passé. Ce n’est pas sur ce plan psychologique épiméthéen que notre société peut lever ◀les▶ yeux dans ◀l’▶espérance ◀d’▶y découvrir quelque forme ◀d’▶association internationale qui amènerait ◀la▶ souveraineté locale sous ◀la▶ discipline ◀d’▶une loi plus haute et préviendrait ainsi ◀la▶ calamité (sans cela inévitable) ◀de▶ notre anéantissement dans un conflit fatal. (p. 349-350)
Puis, faisant allusion aux négociations qui devaient donner naissance à ◀l’▶ONU — mais cela s’applique mieux encore aux initiatives ◀d’▶union européenne qui allaient suivre ◀le▶ Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe à La Haye, 1948, notamment ◀la▶ création du Conseil de l’Europe, avec lequel il allait entrer en contact81 — Toynbee posait la question décisive :
Cette seconde tentative — pour bâtir un édifice politique qui nous permettra ◀de▶ donner plus ◀de▶ substance, avant qu’il ne soit trop tard, à ◀l’▶organisation internationale ébauchée — réussira-t-elle ? Rien ne permet ◀de▶ ◀l’▶affirmer. Soyons seulement assurés que, si ces précurseurs-là échouent, ◀l’▶œuvre ne sera jamais accomplie par ◀les▶ dévots pétrifiés ◀de▶ cette idole : ◀la▶ souveraineté nationale.
Plus ◀de▶ trente ans plus tard, et à ◀la▶ veille ◀d’▶élire un nouveau Parlement européen, tous ◀les▶ chefs des partis politiques importants des dix pays ◀de▶ ◀la▶ CEE renouvellent leurs serments sur tous ◀les▶ postes : ils n’ont rien accompli, ◀l’▶Idole en soit témoin, et n’accompliront jamais rien.
Eux, non ! Ils sont au-delà ◀de▶ tout soupçon ◀de▶ fédéralisme clandestin. Mais leur temps va passer inexorablement, et ◀les▶ crises mêmes qu’ils gèrent chacun à sa manière risquent ◀de▶ provoquer en s’aggravant des prises ◀de▶ conscience inquiétantes. Certains modèles ◀de▶ dépassement ◀de▶ ◀l’▶État-nation et ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale absolue semblent intéresser ◀les▶ jeunes générations.
Or, ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶humanité n’est pas faite seulement ◀d’▶accidents, ◀de▶ victoires et défaites électorales, économiques, voire militaires au loin. Elle est déterminée par ces prises ◀de▶ conscience imprévisibles, survenant dans des groupuscules ◀d’▶où sortent des formules nouvelles et des mots d’ordre initiant ◀de▶ proche en proche des changements ◀d’▶attitudes, ◀de▶ devises, et subitement ◀de▶ finalités qui s’organisent en un système alternatif.
On voudrait esquisser ici, en première approximation, deux séries ◀de▶ valeurs ou « vertus », caractéristiques des comportements stato-nationaux d’une part, fédéralistes ◀de▶ l’autre.
Valeurs, modèles et comportements à la fois impliqués par chacun des systèmes comme conditions ◀de▶ son bon fonctionnement, mais favorisés en retour par ce même fonctionnement, et inculqués dès lors par ◀l’▶instruction publique et ◀les▶ médias. On a tenté ◀de▶ ◀les▶ ranger ici, schématiquement, sur deux colonnes ◀de▶ « vertus prônées » (sinon toujours pratiquées).
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Finalités | |
Puissance (collective) | Libertés (personnelles) |
État fort, qui s’impose à ◀la▶ nation | État service-public, bien toléré comme tel |
Ordre public assuré par une majorité incontestée | Pluralité pacifique des communautés et des vocations. |
Accroissement du prestige national, du PNB et du potentiel militaire | Garantie des libertés et des responsabilités civiques indissociables |
Moyens, valeurs, mots d’ordre | |
Égoïsme sacré | Solidarité vitale |
Centralisation | Autonomies régionales |
Unité contre ◀l’▶Étranger | Union pour ◀la▶ sauvegarde des autonomies |
Raison ◀d’▶État | Respect inconditionnel des droits de l’homme |
Concurrence, compétitivité | Complémentarité |
Prestige du chef de l’État | Compétence du Collège exécutif |
Droit du plus fort | Minorités favorisées |
« ◀La▶ vie politique est un combat » | ◀La▶ vie politique est composition des diversités, voire des contraires |
Réglementer et contraindre | Stimuler et convaincre |
Rivalité | Entraide |
Chacun pour soi | Un pour tous, tous pour un |
Supériorité, primauté, prépondérance, dominance, monopole ◀d’▶une Nation | Coopération interrégionale |
« Insolence » | Amitié |
Priorités ◀d’▶aujourd’hui | |
Souverainetés nationales absolues | Indépendance européenne |
Paix (par ◀l’▶accumulation des armes « dissuasives ») | Paix (par ◀le▶ désarmement nucléaire à partir ◀d’▶une démonstration « persuasive » du péril total encouru par ◀l’▶humanité) |
Nota bene. 1. Dans ◀les▶ deux colonnes, il n’y a que des « vertus », en ce sens qu’on n’y mentionne que ◀les▶ comportements requis pour que ◀le▶ système fonctionne.
Exemple : orgueil national dans ◀la▶ colonne I, et solidarité vitale dans ◀la▶ colonne II, ne signifient pas que ◀les▶ citoyens ◀d’▶un État-nation sont orgueilleux et ceux ◀d’▶une fédération solidaires, mais signifie simplement, objectivement, que ◀le▶ système requiert, pour fonctionner, soit ◀l’▶affirmation ◀de▶ ◀l’▶orgueil national, soit ◀la▶ pratique ◀de▶ ◀la▶ solidarité. Indépendamment ◀de▶ tout jugement sur ◀les▶ qualités morales des habitants des pays considérés.
2. Il se trouve que ◀les▶ « vertus » ◀de▶ ◀la▶ colonne II sont chrétiennes, celles ◀de▶ ◀la▶ colonne I idolâtres.