Conclusions (été-automne 1984)t u
Je me suis aperçu un peu tard, c’est-à-dire cette nuit et ce matin même, que j’avais accepté une tâche absolument impossible, celle de▶ résumer un colloque comme celui-ci où ◀le▶ plus important ne saurait être résumé.
◀Les▶ mots qui ont fusé ◀de▶ partout, ◀les▶ échanges rapides, c’est tellement plus important que ◀les▶ conclusions solennelles que ◀l’▶on pourrait tirer ◀de▶ nos débats, que je crois que j’ai entrepris quelque chose que je ne pourrai pas mener à bien. Alors, je vais être aussi peu objectif que possible dans mes conclusions, dans ce que j’aurais à dire sur ◀l’▶ensemble ◀de▶ ce colloque. Je crois que c’est ◀le▶ seul moyen ◀de▶ m’en tirer, au moins en ne m’ennuyant pas trop moi-même — je m’excuse pour ◀le▶ reste auprès de vous tous.
Il me semble que ce colloque, des trois que nous avons vécus ensemble depuis trois ans, a été ◀de▶ loin ◀le▶ plus riche par ◀le▶ nombre et par ◀l’▶importance des thèmes abordés. J’espère qu’il ne sera pas le dernier. Je vais faire des propositions précises pour une continuation indéfinie ◀de▶ ce genre ◀de▶ rencontres.
Je retiens, parmi d’autres qui sont peut-être plus importants, ◀les▶ trois thèmes qui nous ont ◀le▶ plus longuement retenus et qui ont été dans ◀l’▶ordre : ◀le▶ thème du Forum culturel ◀de▶ Budapest et sa préparation, qui a occupé la première journée. Deuxième thème, ◀la▶ sémantique : nous avons consacré toute une journée à ◀l’▶examen des langues ◀de▶ bois diverses des gouvernements et ◀de▶ leurs experts, celles ◀de▶ certaines littératures, pas toutes, mais enfin il y en a beaucoup d’autres que nous pourrions examiner, et cela a été une journée extrêmement instructive, pour tout ◀le▶ monde je crois, un exercice tout à fait utile. Troisième thème, un retour à ◀la▶ culture commune des Européens, mais juste esquissé ; on a indiqué des pistes à suivre ou à développer, plutôt qu’on ne ◀l’▶a fait vraiment.
Sur ◀le▶ Forum culturel, premier thème, je vous avouerai que j’ai tout appris ici. Je n’en savais rien. Quand j’ai vu cela sur ◀le▶ programme, quand j’ai vu que certains avaient choisi comme thème ◀le▶ Forum culturel, considérations sur ◀le▶ Forum culturel 1984-1985, c’était notre ami Boldizsar qui avait choisi ce thème, je me suis dit : est-ce qu’on prépare déjà un forum pour ◀l’▶année prochaine ? Je croyais qu’il parlait ◀de▶ notre colloque. J’étais absolument à côté de ◀la▶ réalité. Et je crois que je n’étais pas ◀le▶ seul. Sans cela, je n’oserais pas ◀le▶ dire. Cela a été extrêmement utile pour nous tous. J’ai appris que ◀le▶ Forum culturel dont il était question allait commencer à s’organiser en novembre à Budapest et se tiendrait en 1985. J’ai appris qu’il était ◀la▶ suite ◀de▶ ◀la▶ Conférence ◀d’▶Helsinki, laquelle avait donné naissance à ◀la▶ conférence ◀de▶ Madrid, dont ◀les▶ déclarations finales appelaient un Forum scientifique, qui a déjà eu lieu, puis ce Forum culturel. Il s’agit, si j’ai bien compris, ◀d’▶une réunion intergouvernementale, formée ◀de▶ trente-cinq délégations nationales, chaque délégation nationale comprenant deux espèces ◀de▶ membres : ceux qui sont désignés comme « des personnes libres », c’est presque incroyable, et, d’autre part, ◀les▶ « fonctionnaires gouvernementaux » — faut-il comprendre qu’ils ne sont ni des personnes, ni libres ? — ◀la▶ totalité représentant six-cents personnes. Ce n’est donc pas un colloque, on appelle cela un forum et ce n’est pas par hasard. Nous nous sommes longuement interrogés sur ◀la▶ manière ◀de▶ désigner cette chose, ce « machin » aurait dit un général que vous connaissez. Il y a eu toutes sortes ◀de▶ propositions. M. Boldizsar a proposé « dialogue multilatéral », mais il n’était pas sûr que cela pouvait se dire. D’autres ont suggéré « une conversation ». Quant à moi, j’ai eu ◀l’▶impertinence ◀de▶ proposer ◀le▶ mot « foire », parce que cela me paraît conforme à ◀l’▶étymologie. Foire vient, à la fois, ◀de▶ forum, place publique où on réunit beaucoup de monde et où tout le monde peut parler, mais c’est celui qui crie ◀le▶ plus fort qui vend ◀le▶ mieux sa marchandise. Il y aura certes ce côté-là dans ce qui va se passer à Budapest. Et puis, foire vient aussi ◀de▶ feria, jour férié, et là, cela voudrait dire que ce forum, comme tous ◀les▶ forums ◀de▶ ce genre, ne fera rien. Nous avons donc appris tout cela, et que ◀le▶ thème ◀de▶ Budapest sera une discussion générale, donc un forum culturel, sur ◀la▶ sécurité en Europe. ◀De▶ cette discussion, ◀de▶ ces thèmes, nous ont parlé avec beaucoup de pertinence, ◀de▶ réalisme et ◀de▶ sagesse, M. Lipatti, M. Acimovic, et aussi, ◀le▶ lendemain, M. Grossrieder, M. Haber et M. Boldizsar. Ce dernier sera l’un des hôtes, l’un des organisateurs ◀de▶ Budapest. Il nous a surtout recommandé, et plusieurs ◀de▶ ceux que je viens de nommer ont insisté là-dessus, ◀de▶ nous occuper surtout ◀de▶ ce qui nous unit, plutôt que ◀de▶ ce qui nous sépare. Je vous avouerai tout de suite que j’ai toujours eu quelque méfiance pour cette approche du problème. ◀Les▶ intellectuels vont ◀d’▶instinct vers ce qui peut séparer, ne fût-ce qu’en apparence, et peut donner lieu à une discussion. S’ils étaient d’accord, il n’y aurait pas ◀de▶ colloques. Mais, en fait, chercher ce qui nous unit est, dans ◀le▶ cas présent, ◀la▶ seule voie praticable. Il nous faut trouver, en effet, d’abord un langage commun, sinon cela ne servira absolument à rien. Chercher ce qui nous unit, surtout dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ culture, qui est d’abord une question ◀de▶ langage. Et ceci nous a amenés, durant la deuxième journée, à une discussion qui a roulé sur ◀la▶ sémantique, ou mieux encore, ◀la▶ sémiologie ; cela fait encore plus ◀d’▶effet. ◀Les▶ vraies recherches sont sémiologiques, ou ne sont pas « ◀de▶ pointe ».
Nous avons eu, d’abord, ◀le▶ rapport extrêmement intéressant, très détaillé, ◀de▶ M. Grossrieder, sur ce que j’appellerai irrévérencieusement « ◀la▶ langue ◀de▶ bois ◀de▶ Madrid », c’est-à-dire ◀le▶ genre ◀de▶ termes qui ont été retenus, pour préparer Budapest, en étant absolument sûr que cela ne risquerait pas ◀d’▶aboutir à des conclusions pratiques éventuellement dangereuses pour ◀les▶ uns ou ◀les▶ autres.
Mais avant ◀d’▶en revenir à cette journée, je ne voudrais surtout pas oublier ◀de▶ mettre en valeur un intermède qui a occupé, je crois, tout ◀l’▶après-midi du jeudi : Mme Oudaltsova nous a fait une communication trop modestement intitulée Byzance, ville ◀d’▶art, et nous a projeté ensuite une série ◀de▶ diapositives ◀d’▶une telle beauté que cela nous a réduits au silence. Nous avons décidé, après avoir vu ces images sur un grand écran, qu’il n’y avait plus rien à ajouter et nous avons levé ◀la▶ séance : bel hommage à ce que vous nous aviez montré, Madame. Dans votre introduction, traitant ◀de▶ ◀la▶ culture urbaine dans ◀le▶ développement ◀de▶ ◀l’▶Empire byzantin, je me suis permis ◀de▶ relever deux remarques qui me paraissent aller très loin. Vous montriez qu’à ◀la▶ différence ◀de▶ ◀l’▶Europe morcelée du Moyen Âge, Byzance est restée une monarchie centralisée où ◀les▶ doctrines politiques ◀de▶ ◀l’▶empire et ◀le▶ culte ◀de▶ ◀l’▶empereur exerçaient une influence décisive sur toute ◀la▶ culture et ◀l’▶idéologie. Vous avez souligné, ◀de▶ ◀la▶ sorte, une distinction typologique importante entre ◀la▶ vie sociale et culturelle byzantine, et celle ◀de▶ ◀l’▶Europe occidentale. Ce qui, selon vous, définit ◀l’▶héritage ◀de▶ Byzance est devenu, ◀de▶ toute évidence, celui ◀de▶ ◀la▶ Russie, non seulement au Moyen Âge, mais après ◀la▶ révolution ◀d’▶Octobre, où beaucoup de traits sont proprement byzantins. Dans ◀l’▶Empire byzantin, dites-vous, ◀l’▶individu se dissolvait dans ◀la▶ société, alors que toute ◀l’▶idée ◀de▶ grandeur exprimée dans ◀l’▶idéologie, ◀la▶ littérature et ◀l’▶art, ne s’appliquait qu’à ◀l’▶État, à ◀l’▶empereur et à ◀l’▶Église. ◀Le▶ parallélisme est frappant avec des situations que nous connaissons — en remplaçant ◀l’▶Église par ◀le▶ Parti — et je crois que cette distinction entre deux types ◀d’▶Europe va très loin, ◀d’▶autant plus loin qu’elle ne s’est pas faite du tout pour des raisons géographiques, encore moins ethniques — ◀la▶ population ◀de▶ ◀la▶ Russie venait en majorité ◀de▶ ◀l’▶Asie centrale, mais pas ◀de▶ Byzance, il s’agit donc ◀d’▶une transmission purement culturelle comme on dit aujourd’hui — plus précisément ecclésiastique, religieuse, théologique, qui a imprimé des traits durables à toute ◀la▶ population russe, par l’intermédiaire de ◀l’▶Église orthodoxe. Je me suis demandé s’il n’y aurait pas là un premier sujet —je vous en trouverai d’autres — de nouveau colloque.
Mais j’en reviens à notre deuxième thème, ◀la▶ sémantique. M. Grossrieder nous a donc appris mille choses importantes sur ◀le▶ langage propre aux congrès, et ensuite, M. Georges Nivat nous a montré, par une analyse à mon sens admirablement raffinée et portant sur une information très solide, ◀les▶ méfaits ◀de▶ ◀la▶ langue ◀de▶ bois, non seulement sur ◀la▶ politique, comme on venait de ◀le▶ voir avec M. Grossrieder, mais sur ◀la▶ production littéraire. ◀Le▶ ton était tranquille, objectif, aimable, je tiens à ◀le▶ souligner, et ◀d’▶autant plus qu’il en alla de même pour ◀les▶ réponses venues ◀de▶ l’autre côté, et je crois que cela est tout à fait important. Il y a eu des moments où ◀l’▶on sentait ◀la▶ tension monter dans un silence ◀d’▶une qualité extrêmement dense, dirais-je, et puis tout s’est détendu quand notre président a pris ◀la▶ parole pour dire que ◀les▶ propos ◀de▶ Georges Nivat lui avaient suggéré ◀d’▶appliquer à ◀l’▶Ouest ◀la▶ même analyse que Nivat venait ◀d’▶appliquer à ◀l’▶Est. Cela m’a frappé ◀d’▶autant plus que j’avais eu ◀la▶ même idée en même temps que lui, sans que nous ayons eu ◀le▶ moindre échange. Je ◀l’▶avais notée, et je vous ai lu mes notes juste après que ◀le▶ président soit intervenu. C’était en substance : pourquoi ne pas appliquer ◀la▶ méthode Georges Nivat aux littératures ◀de▶ ◀l’▶Ouest, dans ce siècle, dans leurs rapports avec ◀le▶ pouvoir et avec ◀les▶ oppositions ? On verrait peut-être que ◀la▶ langue ◀de▶ bois nationaliste, ◀de▶ classe, bourgeoise dans notre cas, a provoqué des réactions littéraires parfois violentes, parfois comparables à celles que Nivat soulignait chez ce qu’on a appelé ◀les▶ dissidents russes — nous, nous appelions cela ◀l’▶explosion antibourgeoise : Dada, ◀le▶ surréalisme et puis après ◀la▶ guerre, ◀les▶ tentatives ◀de▶ littérature purement objective, où ◀l’▶auteur ne jouerait plus aucun rôle, ne défendrait aucun point de vue, ◀la▶ littérature sémiologique ◀de▶ Roland Barthes. Aussi, parallélisme assez remarquable, ◀le▶ même phénomène que Nivat a souligné : pour échapper à ◀l’▶idéologie, ◀le▶ retour à ◀la▶ littérature paysanne, à ◀la▶ littérature terrienne, comme celle ◀de▶ Ramuz qui s’est fait une langue qu’il voulait absolument purifiée ◀de▶ toute idéologie.
◀Le▶ parallélisme est intéressant, et on a pu constater qu’il y avait des conflits parfois comparables des deux côtés, et que ◀la▶ dialectique entre ◀la▶ langue ◀de▶ bois et ◀la▶ langue proprement littéraire, même religieuse, comme Nivat ◀l’▶a souligné, était un phénomène universel qu’il fallait étudier ◀de▶ près. Voilà encore un autre colloque à préparer pour une autre année ! Je crois bien que, lors de ce débat, ◀de▶ ◀l’▶exposé ◀de▶ Nivat et des réponses que nos deux délégués soviétiques ont faites, nous avons touché peut-être ◀le▶ nœud du problème qui se posait à ce colloque. Il y avait quelque chose ◀de▶ nodal, ◀de▶ central, et j’ai eu ◀l’▶impression ◀de▶ vivre un moment important : pour la première fois, je voyais des gens représentant ◀les▶ deux camps, comme on dit, parler avec rigueur, mais aussi avec amitié, autour ◀d’▶une même table, sans animosité dans ◀la▶ manière ◀de▶ discuter. Et tout cela, dans une conjoncture mondiale qui, justement, semble opposer radicalement ces deux camps au point ◀de▶ créer ◀le▶ plus grand péril jamais encouru par ◀l’▶humanité. Nous avons eu ◀l’▶impression qu’autour de cette table, quelque chose se nouait, qui pouvait, en même temps, peut-être apporter ◀le▶ secret pour dénouer un conflit gigantesque. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre, c’est un peu difficile à transmettre et c’est assez émouvant à vivre, je crois. Je crois que ce moment-là a entièrement justifié notre colloque.
Il y a eu une extrême richesse aussi, ce jour-là, dans ◀les▶ interventions qui ont suivi ces exposés plus longs, interventions ◀de▶ MM. Diez del Corral, Acimovic, Mayer, Lipatti, revenant sur tout ◀le▶ phénomène ◀de▶ ◀la▶ langue ◀de▶ bois ◀de▶ Madrid. Je voudrais relever, en passant, une remarque ◀de▶ Luis Diez del Corral, sur ◀l’▶impression qu’ils ont ressentie à Madrid en lisant tous ◀les▶ jours ◀les▶ communiqués ◀de▶ presse sur ◀les▶ discussions : ◀l’▶impression que tout cela tournait dans un petit cercle européocentrique, et que ce serait drôlement reçu ou mal reçu dans ◀le▶ tiers-monde. Je crois que, là, vous avez touché, cher ami, quelque chose ◀de▶ tout à fait important. ◀Le▶ grand danger que nous avons couru au cours des trente dernières années, en tenant nos colloques, ou en créant des instituts pour ◀l’▶étude ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, a été ◀de▶ glorifier ◀la▶ culture européenne des siècles passés, tout en laissant entendre : attendez, vous allez voir ce que ◀l’▶on va faire… C’est un exercice absolument stérile. Je pense que vous avez posé ◀le▶ doigt sur ◀le▶ vrai problème en parlant des réactions du tiers-monde, car s’il est urgent ◀de▶ définir ◀la▶ culture commune des Européens, c’est pour prendre mieux conscience ◀de▶ ce que ◀l’▶Europe a fait dans ◀le▶ reste du monde, en diffusant sans ◀la▶ moindre précaution, sans ◀la▶ moindre prise de conscience, sans ◀les▶ moindres réserves, sans ◀le▶ moindre sens des cultures différentes, notre civilisation scientifico-technique. Je prends ◀le▶ DDT comme exemple typique ◀de▶ cette ambivalence ◀de▶ notre science. Au début, ◀le▶ DDT a sauvé des récoltes immenses auparavant dévastées par ◀les▶ insectes, il a atténué ou presque supprimé ◀les▶ risques ◀de▶ malaria dans ◀les▶ pays où elle régnait ◀d’▶une manière endémique, et puis, ensuite, on s’est aperçu que cela détruisait des équilibres écologiques millénaires, et créait des maux encore pires que ◀la▶ malaria, si bien qu’on a dû interdire ◀le▶ DDT. Je crois que cet exemple symbolise un des aspects ◀de▶ ce qu’a déchaîné sur ◀le▶ monde ◀la▶ civilisation occidentale. Je vois là un nouveau sujet ◀de▶ colloque extrêmement important. Ce serait un Dialogue des cultures, un dialogue entre ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ culture européenne et ◀les▶ différentes cultures qui se partagent ◀le▶ monde. Nous ◀l’▶avons essayé il y a quelques années, au CEC, cela avait l’air prometteur. Je pense que c’est une chose à reprendre.
Le troisième thème a été centré sur ◀la▶ culture européenne. Là-dessus, il m’est difficile ◀de▶ dégager des conclusions sur ce que nous avons fait aujourd’hui même. Je ne puis guère vous donner que des conclusions personnelles, auxquelles je suis arrivé déjà depuis une trentaine ◀d’▶années, sur ◀la▶ culture commune des Européens. Je pense que ce qui distingue notre culture européenne, c’est ◀la▶ diversité extraordinaire des sources, qui est beaucoup plus grande qu’on ne veut bien ◀le▶ dire ◀d’▶habitude. Tout le monde, dans ◀les▶ pays latins surtout, a été enthousiasmé par ◀la▶ définition ◀de▶ Paul Valéry : est absolument européen tout ce qui a été touché ou formé par ces trois sources : Athènes, Rome et Jérusalem, autrement dit, ◀la▶ philosophie grecque, ◀les▶ institutions romaines, et ◀le▶ judéo-christianisme — ◀la▶ Loi et ◀l’▶Évangile. Déjà, entre ces trois premières sources, que ◀de▶ « diversités », ◀de▶ valeurs antinomiques, ◀d’▶où tensions créatrices ou conflits irréductibles. Simone Weil avait très bien montré en quoi Rome était au fond incompatible avec Athènes et encore plus avec Jérusalem. Mais ce n’est pas tout. Il y a en plus des trois sources selon Valéry ◀la▶ source germanique qui est considérable ; ◀la▶ population germanique a fait un bon tiers ◀de▶ ◀la▶ population ◀de▶ ◀l’▶Europe, un autre tiers étant ◀la▶ population celte. Ce sont ◀les▶ deux grandes sources qui sont venues s’ajouter pour compliquer formidablement ◀le▶ jeu, pendant tout ◀le▶ Moyen Âge : ◀la▶ mystique celte, ◀l’▶aventure, ◀le▶ roman, toute ◀la▶ littérature, y compris ◀l’▶opéra sont sortis ◀de▶ là, et ◀le▶ reste est sorti ◀de▶ ◀la▶ civilisation germanique, notamment ◀les▶ notions ◀de▶ communauté et tout ◀le▶ droit communautaire qui est tellement important ; si ◀l’▶on veut faire des fédérations, c’est à cela qu’il faut se rapporter. Et puis, ensuite, ◀l’▶influence du monde arabe à travers ◀l’▶Espagne, au Moyen Âge, non seulement sur ◀les▶ sciences, mais sur ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀l’▶amour en Europe. J’ai essayé ◀de▶ ◀le▶ montrer dans un livre ◀de▶ jeunesse, que je crois que Hans Mayer connaît, il en a parlé ◀l’▶an dernier… Finalement, il y a ◀la▶ source slave, à laquelle Valéry ne fait pas ◀la▶ moindre allusion. Je ne sais pas s’il a jamais lu Dostoïevski, j’en doute parfois. ◀La▶ source slave, à partir du xixe , a été considérable pour nous, ne fût-ce que par ◀l’▶influence des romanciers russes ◀de▶ ◀la▶ fin du xixe , puis ◀de▶ ◀la▶ musique des débuts du xxe siècle.
Ce qu’on peut dire sur ◀l’▶Europe, s’il faut définir ◀d’▶un mot sa culture, c’est que c’est une culture qui accepte un nombre non limité ◀de▶ définitions, toutes justes. ◀Le▶ jeudi matin, je ne sais plus qui d’entre nous a dit qu’il connaissait quatre-vingts définitions ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, c’était peut-être M. Boldizsar. Il était onze heures du matin, et je ◀l’▶ai noté. À cinq heures ◀de▶ ◀l’▶après-midi, un autre orateur a parlé ◀de▶ deux-cent-quarante-cinq définitions ◀de▶ ◀la▶ culture européenne. Cela s’était passé très vite, vous ◀le▶ voyez, et il n’y a aucune raison ◀de▶ s’arrêter. Un autre a dit que tout ce qui était définition ◀de▶ ◀la▶ culture n’était pas culture, il avait raison aussi. Donc, ◀la▶ culture européenne peut-être, en première approximation, définie comme ce qui admet un nombre non limité et sans cesse croissant ◀de▶ définitions toutes justes, c’est-à-dire capables ◀d’▶être intégrées et exemplifiées par des œuvres et par des personnes. Il peut y en avoir des millions, et cela sera juste dans ◀la▶ mesure où ce seront des personnes qui intégreront à leur manière, selon leur vocation unique, sans précédent, tout ce qui leur est venu de partout — ◀les▶ objets ◀de▶ leur piraterie ! Je propose donc cette seconde conclusion : ◀la▶ culture européenne n’est pas ◀la▶ plus belle, n’est pas ◀la▶ seule, n’est pas ◀la▶ plus centrale du monde, mais celle qui doit donner, par ses diversités mêmes et par sa nécessité ◀d’▶intégration personnelle, des mesures communes pour ◀l’▶ensemble des activités humaines, non pas seulement, comme on est toujours tenté ◀de▶ ◀le▶ dire, littéraires et artistiques, mais peut-être plus encore scientifiques, technologiques, et donc économiques aussi. Conformément à ses mesures fondamentales, cette culture commune devrait nous imposer des systèmes ◀de▶ prudence, je dirais des modes ◀d’▶emploi, au service non pas ◀de▶ ◀la▶ puissance des États, des gouvernements, mais ◀de▶ ◀la▶ liberté des personnes.
Et voilà sans doute ◀le▶ sujet ◀d’▶un autre colloque encore, pour ce groupe. Mais, bien plus, il me semble que c’est là, en quelque sorte, ◀le▶ sujet ◀de▶ tous ◀les▶ colloques qu’il vaut ◀la▶ peine ◀d’▶organiser sur ◀le▶ modèle ◀de▶ celui-ci.
Ce qui me paraît justifier, ou au moins excuser, ou simplement lever ◀les▶ scrupules que je devrais avoir à vous présenter des conclusions aussi exorbitantes, c’est sans doute ◀l’▶atmosphère joyeuse qui a régné sur ce colloque depuis trois jours. Je crois bien n’avoir jamais autant ri au cours ◀d’▶un exercice ◀de▶ ce genre.
Nous nous sommes tous beaucoup amusés et je suis donc convaincu que nous serons tous très heureux ◀de▶ répéter cela dans ◀les▶ mêmes conditions, aussi souvent que possible. Merci Jacques Freymond !