Trente-cinq ans d’▶attentes déçues, mais ◀d’▶espoir invaincu : ◀le▶ Conseil de l’Europe (été 1985)v
◀L’▶article que ◀l’▶on va lire a paru d’abord dans ◀la▶ Rivista di Studi Politici Internazionali, publiée à Florence par ◀le▶ professeur Vedovato, ◀de▶ ◀l’▶Université ◀de▶ Rome, ancien président ◀de▶ ◀l’▶Assemblée consultative du Conseil de l’Europe. Il s’agit du n° 3 ◀de▶ 1984 consacré au 35e anniversaire du Conseil de l’Europe.
Il émane du seul des quinze collaborateurs — cinq présidents et ex-présidents des républiques ◀d’▶Italie, ◀de▶ ◀l’▶Allemagne fédérale et ◀de▶ ◀l’▶Autriche, trois ministres des Affaires étrangères et des Affaires européennes, ◀le▶ secrétaire général du Conseil de l’Europe et son secrétaire général adjoint, ◀le▶ président et vice-président ◀de▶ ◀l’▶Assemblée consultative, ◀les▶ présidents ◀de▶ ◀la▶ Cour et ◀de▶ ◀la▶ Commission européenne des droits de l’homme, et ◀le▶ substitut du Secrétaire ◀d’▶État du Vatican — à n’avoir jamais exercé aucune charge publique.
En soulignant dans son introduction au numéro ce que ◀l’▶auteur n’avait pas hésité à qualifier ◀de▶ « cafouillage politique sans précédent dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Europe » et « ◀d’▶aberration maximale du siècle », ◀le▶ professeur Vedovato a donné à ce texte ◀la▶ valeur ◀d’▶une conclusion quelque peu contestataire aux vœux pies ◀d’▶une impeccable prudence — pour la plupart — qui ◀le▶ précédaient au sommaire.
1. ◀Les▶ deux responsabilités
Il existe deux manières ◀d’▶être responsable. Celle ◀de▶ ◀l’▶homme d’État au pouvoir, dont ◀la▶ charge est ◀de▶ saisir et ◀de▶ créer toutes opportunités ◀de▶ se rapprocher ◀d’▶un grand but politique — dans notre cas, ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe — et celle ◀de▶ ◀l’▶homme ◀de▶ pensée militante, qui exige que ◀les▶ moyens préconisés soient ceux du but et non du seul pouvoir à conserver. Celle qui répond ◀de▶ ◀la▶ politique des États, et celle qui en réfère aux fins de ◀l’▶homme.
Je parlerai ici, après ◀les▶ chefs d’État, en pleine conscience des responsabilités et des limites spécifiques ◀de▶ ma charge, qui est ◀d’▶un homme ◀de▶ pensée soucieux ◀d’▶agir et ◀d’▶un militant sans relâche ◀de▶ ◀l’▶union fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe.
◀Les▶ responsables politiques, hommes ◀de▶ pouvoir, s’ils échouent, se retirent purement et simplement — ou restent au pouvoir quitte à changer ◀de▶ buts.
Mais ◀les▶ responsables des finalités font voir ◀les▶ buts, critiquent au nom des buts, et ◀les▶ rappellent en temps et hors de temps, quoi qu’il arrive.
Je dirai donc comment j’ai perçu et vécu ◀le▶ problème du Conseil de l’Europe, selon ma vocation ◀de▶ penseur militant.
2. Conception et naissance du Conseil de l’Europe
◀Le▶ Conseil de l’Europe a été conçu durant ◀la▶ préparation du premier Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe, qui allait se tenir à La Haye du 8 au 12 mai 1948. Congrès dont François Mitterrand rappelait récemment, dans un discours devant ◀le▶ Parlement hollandais prononcé sous ◀le▶ dais majestueux ◀de▶ cette même salle des Chevaliers — ◀le▶ Ridderzaal — qui fut ◀le▶ siège ◀de▶ notre manifestation fondatrice, qu’il y avait pris part parmi ◀les▶ délégués français, et que bien des décisions qui ont fait ◀l’▶histoire du xxe siècle furent prises ici. Et il ajoutait un peu plus tard à Strasbourg, devant ◀le▶ Parlement européen : « Lorsqu’en mai 1948, trois ans exactement après ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ guerre, ◀l’▶idée européenne a pris forme, c’était au congrès ◀de▶ La Haye. J’y étais et j’y croyais. »
◀Le▶ congrès avait réuni, sous ◀la▶ présidence ◀d’▶honneur ◀de▶ Churchill, 800 délégués des pays ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Ouest et observateurs des pays frères de l’Est. Parmi eux siégeaient 16 anciens présidents du Conseil, une cinquantaine ◀de▶ ministres, 250 députés aux divers parlements nationaux, des philosophes, des écrivains, des sociologues et des économistes, des prélats et des chefs syndicalistes, enfin ◀les▶ animateurs des six grandes associations pour ◀l’▶Europe qui avaient conjointement organisé ◀le▶ congrès85.
◀La▶ séance ◀de▶ clôture se termina par ◀la▶ lecture ◀d’▶un Message aux Européens .
J’avais obtenu ◀de▶ haute lutte que ce message fût rédigé par ◀la▶ commission culturelle du congrès. Organisateur et rapporteur ◀de▶ ◀la▶ commission, j’eus donc ◀l’▶honneur ◀d’▶en être aussi ◀le▶ lecteur. En voici ◀le▶ texte :
Message aux Européens
◀L’▶Europe est menacée, ◀l’▶Europe est divisée, et ◀la▶ plus grave menace vient de ses divisions.
Appauvrie, encombrée ◀de▶ barrières qui empêchent ses biens ◀de▶ circuler, mais qui ne sauraient plus ◀la▶ protéger, notre Europe désunie marche à sa fin. Aucun ◀de▶ nos pays ne peut prétendre, seul, à une défense sérieuse ◀de▶ son indépendance. Aucun ◀de▶ nos pays ne peut résoudre, seul, ◀les▶ problèmes que lui pose ◀l’▶économie moderne. À défaut ◀d’▶une union librement consentie, notre anarchie présente nous exposera demain à ◀l’▶unification forcée, soit par ◀l’▶intervention ◀d’▶un empire du dehors, soit par ◀l’▶usurpation ◀d’▶un parti du dedans.
◀L’▶heure est venue ◀d’▶entreprendre une action qui soit à ◀la▶ mesure du danger.
Tous ensemble, demain, nous pouvons édifier avec ◀les▶ peuples ◀d’▶outre-mer associés à nos destinées, ◀la▶ plus grande formation politique et ◀le▶ plus vaste ensemble économique ◀de▶ notre temps. Jamais ◀l’▶histoire du monde n’aura connu un si puissant rassemblement ◀d’▶hommes libres. Jamais ◀la▶ guerre, ◀la▶ peur et ◀la▶ misère n’auront été mises en échec par un plus formidable adversaire.
Entre ce grand péril et cette grande espérance, ◀la▶ vocation ◀de▶ ◀l’▶Europe se définit clairement.
Elle est ◀d’▶unir ses peuples selon leur vrai génie, qui est celui ◀de▶ ◀la▶ diversité, et dans ◀les▶ conditions du xxe siècle, qui sont celles ◀de▶ ◀la▶ communauté, afin d’ouvrir au monde ◀la▶ voie qu’il cherche, ◀la▶ voie des libertés organisées. Elle est ◀de▶ ranimer ses pouvoirs ◀d’▶invention pour ◀la▶ défense et pour ◀l’▶illustration des droits et des devoirs ◀de▶ ◀la▶ personne humaine, dont, malgré toutes ses infidélités, ◀l’▶Europe demeure aux yeux du monde ◀le▶ grand témoin.
◀La▶ conquête suprême ◀de▶ ◀l’▶Europe s’appelle ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀l’▶homme, et sa vraie force est dans ◀la▶ liberté. Tel est ◀l’▶enjeu final ◀de▶ notre lutte. C’est pour sauver nos libertés acquises, mais aussi pour en élargir ◀le▶ bénéfice à tous ◀les▶ hommes, que nous voulons ◀l’▶union ◀de▶ notre continent.
Sur cette union, ◀l’▶Europe joue son destin et celui ◀de▶ ◀la▶ paix du monde.
Soit donc notoire à tous que nous, Européens, rassemblés pour donner une voix à tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ce continent, déclarons solennellement notre commune volonté dans ◀les▶ cinq articles suivants, qui résument ◀les▶ résolutions adoptées par notre congrès :
1. Nous voulons une Europe unie, rendue dans toute son étendue à ◀la▶ libre circulation des hommes, des idées et des biens.
2. Nous voulons une Charte des droits de l’homme garantissant ◀les▶ libertés ◀de▶ pensée, ◀de▶ réunion et ◀d’▶expression, ainsi que ◀le▶ libre exercice ◀d’▶une opposition politique.
3. Nous voulons une Cour ◀de▶ justice capable ◀d’▶appliquer ◀les▶ sanctions nécessaires pour que soit respectée ◀la▶ Charte.
4. Nous voulons une Assemblée européenne où soient représentées ◀les▶ forces vives ◀de▶ toutes nos nations.
5. Et nous prenons ◀de▶ bonne foi ◀l’▶engagement ◀d’▶appuyer ◀de▶ tous nos efforts, dans nos foyers et en public, dans nos partis, dans nos Églises, dans nos milieux professionnels et syndicaux, ◀les▶ hommes et ◀les▶ gouvernements qui travaillent à cette œuvre ◀de▶ salut public, suprême chance ◀de▶ ◀la▶ paix et gage ◀d’▶un grand avenir pour cette génération et celles qui ◀la▶ suivront.
◀L’▶ovation qui suivit ◀la▶ lecture du Message marqua ◀le▶ sommet ◀de▶ ◀l’▶enthousiasme publiquement manifesté pour ◀l’▶union des Européens.
Durant ◀les▶ neuf mois qui suivirent, une délégation formée des responsables du Mouvement européen fit ◀le▶ siège des principaux gouvernements ◀de▶ ◀l’▶Europe de l’Ouest, et obtint ◀d’▶eux, dès janvier 1950, une décision ◀de▶ principe favorable au projet, suivie ◀le▶ 5 mai ◀de▶ ◀l’▶Acte ◀de▶ naissance du CE, signé à Saint James’s Palace, à Londres.
La première session ◀de▶ ◀l’▶Assemblée européenne demandée par ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye, s’ouvrit ◀le▶ 10 août 1949 à Strasbourg. Faute ◀d’▶un siège propre qui ne devait être inauguré que ◀l’▶année suivante, elle se tint à ◀l’▶Université, sous ◀la▶ présidence rassurante ◀d’▶Édouard Herriot.
Toute ◀l’▶Europe suspendait son jugement. Déjà pourtant une déception perçait et très vite prévalut dans tous ◀les▶ groupes activement intéressés : on nous donnait une Assemblée consultative, et nous ◀l’▶avions voulue législative ; cette assemblée était formée ◀de▶ délégués représentant ◀les▶ parlements, non pas ◀de▶ députés élus représentant « ◀les▶ forces vives ◀de▶ toutes nos nations ». Cela changeait tout.
Mais ◀l’▶homme est ainsi fait : curiosité d’abord. Avec Raymond Silva, secrétaire général du « Bureau ◀d’▶études pour un centre européen de la culture » né, lui aussi, du congrès ◀de▶ La Haye et dont je suis ◀le▶ directeur désigné, nous débarquions à Strasbourg en août 1949, pour la première session ◀de▶ ◀l’▶Assemblée consultative du Conseil de l’Europe.
Sur ◀les▶ marches du grand escalier ◀de▶ ◀l’▶université qui conduit à ◀la▶ salle où se tient ◀l’▶assemblée, le premier rencontré se trouve être Coudenhove-Kalergi, que je n’avais pas revu depuis New York, pendant ◀la▶ guerre, mais que j’avais connu dès 1928, alors qu’étudiant à Vienne je corrigeais ◀les▶ traductions françaises ◀de▶ sa revue Paneuropa. J’ai rencontré peu ◀d’▶hommes aussi directs que Coudenhove : « ◀L’▶Europe Charlemagne, nous ◀l’▶aurons dans dix ans », me dit-il en me serrant ◀la▶ main.
Quelques marches plus haut, Léon Maccas, délégué grec : « Je salue en vous celui dont ◀l’▶idée se réalise ici ! » (Ce qui est légèrement excessif : je ne suis ◀de▶ loin pas ◀le▶ seul à avoir préconisé « ◀l’▶idée », laquelle est encore loin de se réaliser…)
En fait, il ne va rien se passer à cette première session, que des échanges ◀de▶ congratulations et ◀de▶ conseils ◀de▶ prudence.
Mais 300 « jeunes Européens » ont décidé ◀de▶ manifester : ils ont été à ◀la▶ frontière franco-allemande toute proche et ont jeté bas une douzaine ◀de▶ poteaux frontières, en brandissant ◀le▶ drapeau du Mouvement européen : un grand E vert sur fond blanc.
Après quelques jours ◀de▶ prises ◀de▶ contact avec une cinquantaine ◀de▶ « délégués » — puisqu’ils ne sont pas vraiment députés, régulièrement élus et donc dignes du titre — mon siège est fait : il s’agit ◀de▶ modifier essentiellement ◀la▶ formule même ◀de▶ ◀l’▶Assemblée, et ◀d’▶obtenir — fût-ce par un coup ◀d’▶État européen — que cette Assemblée soit élue.
3. ◀L’▶année ◀de▶ ◀la▶ grande contestation
La deuxième année du Conseil de l’Europe, 1950, donna lieu à quatre manifestations, très diverses tant par leur nature que par leur importance politique, mais dont ◀la▶ convergence m’apparaît aujourd’hui ◀d’▶autant plus frappante que je suis bien placé pour savoir qu’elle ne fut en rien concertée. Je ◀les▶ rapporte ici telles que je ◀les▶ ai vécues, et dans ◀l’▶ordre où j’en pris connaissance. Il s’agit ◀de▶ mes Lettres aux députés européens et ◀de▶ ◀la▶ réception qui leur fut réservée par ◀l’▶Assemblée ; ◀d’▶un projet de nouveau Serment ◀de▶ Strasbourg lancé par un manifeste ◀de▶ Daniel Villey ; du Conseil ◀de▶ vigilance qui se tint à ◀l’▶Orangerie, face au Palais ◀de▶ ◀l’▶Europe, sur ◀l’▶initiative ◀d’▶une quarantaine ◀de▶ membres ◀de▶ ◀l’▶Assemblée du CE ; et enfin ◀de▶ ◀la▶ Marche sur Strasbourg, qui fit converger sur ◀le▶ Palais ◀de▶ ◀l’▶Europe 6000 jeunes gens venus de tous nos pays et décidés à « bousculer ◀les▶ gouvernements », comme ◀l’▶avait suggéré Paul-Henri Spaak.
1. Au printemps ◀de▶ 1950, j’avais écrit cinq Lettres aux députés européens , et j’avais obtenu ◀de▶ leur éditeur86 qu’il aille lui-même en placer une copie sur chaque pupitre ◀de▶ « délégué » à ◀l’▶ouverture ◀de▶ la première assemblée ◀de▶ 1950.
Voici quelques extraits ◀de▶ ces Lettres , qui en diront plus que ◀de▶ longs commentaires sur ◀l’▶opinion que ◀les▶ fédéralistes — et d’abord mes amis ◀de▶ ◀l’▶UEF — pouvaient se former alors du Conseil de l’Europe.
Messieurs ◀les▶ députés européens,
Vous êtes ici pour faire ◀l’▶Europe, et non pour faire semblant ◀de▶ ◀la▶ faire. Faire ◀l’▶Europe signifie ◀la▶ fédérer, ou bien ne signifie pas grand-chose […].
Nous ne sommes pas « impatients », mais angoissés. Nous ne voulons pas qu’on aille vite par doctrine, par manie ou par tempérament, comme nous ◀le▶ reprochent certains qui, par principe ceux-là, ont décidé une fois pour toutes qu’il faut aller lentement dans tous ◀les▶ cas […].
Vous allez me parler, je ◀le▶ sais bien, des grandes difficultés accumulées sur votre route vers ◀l’▶unité. Elles sont connues. Ce qui ◀l’▶est moins, c’est votre volonté ◀de▶ ◀les▶ surmonter […].
Pour tout dire en style familier, ces éternelles prudences nous cassent ◀les▶ pieds. On trouverait dans ◀les▶ procès-verbaux ◀de▶ votre première session consultative (au second degré) ◀de▶ quoi faire un collier à trois rangs ◀de▶ perles du genre ◀de▶ Festina lente, Paris ne s’est pas bâti en un jour, petit à petit ◀l’▶oiseau fait son nid, prudence est mère ◀de▶ sûreté, chi va piano va sano, wait and see, step by step. ◀Les▶ vieillards ont ◀l’▶humeur proverbiale, mais votre Assemblée est trop jeune. Je lui propose quelques slogans nouveaux et quelques amendements à ◀la▶ sagesse des peuples : Petit à petit, Paris ne s’est pas fait, mais par deux ou trois décisions, dont celle du baron Haussmann corrigée ◀d’▶un coup ◀de▶ crayon par Napoléon III. — ◀L’▶oiseau bâtit son nid en un jour, toutes affaires cessantes. — On peut tout faire en deux pas, sauf franchir un fossé. — Si votre œuvre est ◀de▶ longue haleine, il n’y a pas une minute à perdre. — Tout est prématuré, pour celui qui ne veut rien. — Chi va piano perd ◀la▶ Corée. — ◀La▶ prudence est ◀le▶ vice des timides et ◀la▶ vertu des audacieux […].
Messieurs ◀les▶ députés, ce serait pure folie que ◀d’▶essayer ◀de▶ sauver ce qui s’en va, au prix de ◀l’▶avenir ◀de▶ ce qui est. ◀La▶ question n’est pas ◀de▶ renoncer à des souverainetés illusoires — comment faire abandon ◀de▶ ce qu’on n’a plus ? — mais ◀de▶ renoncer, une fois pour toutes, à invoquer ce mauvais motif qui en cache ◀de▶ pires, pour arrêter ◀l’▶élan vers notre union.
N’attaquez pas ◀les▶ souverainetés, dépassez-◀les▶ ! Refaites-en une à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀l’▶Europe ! Il y va ◀de▶ notre indépendance, qui vaut mieux quelles, et quelles sabotent […].
Ils nous disent : « Je veux bien, je ne suis pas contre, mais voyez ces difficultés ! ◀L’▶opinion, par exemple, n’est pas mûre, et chacun sait qu’on ne peut rien faire sans elle. » C’est qu’ils se prennent pour ◀l’▶opinion, qu’ils ont négligé ◀d’▶écouter. Tous ◀les▶ sondages précis réfutent leurs craintes, démasquent leurs arrière-pensées, dénoncent leur parti pris ◀de▶ scepticisme […].
Messieurs ◀les▶ députés, vous ◀le▶ savez bien, vous n’êtes pas ◀de▶ vrais députés, car ◀les▶ vrais sont élus, et vous êtes simplement délégués pour consultation. Décidez ◀de▶ vous faire élire. Un raisonnement très simple appuie cette suggestion.
On ne fera pas ◀l’▶Europe sans informer ses peuples, et du danger qu’ils courent, et ◀de▶ ◀la▶ parade puissante que pourrait constituer notre fédération. On n’informera pas ◀les▶ peuples sans une propagande massive. Personne n’a ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀la▶ financer. ◀La▶ seule solution concevable, c’est une campagne électorale organisée par ◀les▶ États, en vue de nommer leurs députés au premier Parlement ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀Les▶ partis présenteront leurs candidats. Et ◀les▶ mouvements fédéralistes aussi. Et ◀les▶ groupes ◀d’▶intérêts professionnels, syndicats patronaux et ouvriers. Il en résultera dans nos provinces une campagne ◀d’▶agitation, ◀d’▶émulation, ◀de▶ polémique européenne que nulle autre méthode ne saurait provoquer87.
◀La▶ condition à la fois nécessaire et suffisante ◀d’▶une telle campagne, c’est ◀de▶ faire sentir aux peuples qu’elle comporte un enjeu, et que leur sort peut changer, matériellement aussi, selon ◀l’▶issue des élections. En d’autres termes, il faut que ◀le▶ Parlement issu des élections ait quelque chose à faire. Qu’un but concret soit assigné à ses travaux. Je n’en vois pour ma part qu’un seul : discuter et voter un projet bien précis ◀de▶ Constitution fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Ce projet, c’est à vous ◀de▶ ◀l’▶élaborer. Cet été, en septembre, à Strasbourg […].
Si vous me dites que c’est prématuré, je vous supplierai ◀de▶ déclarer clairement à quel moment, et sous quelles conditions, cela cessera ◀d’▶être prématuré.
Si vous me dites que c’est très joli, mais qu’il faut qu’on vous laisse du temps, je vous proposerai ◀de▶ ◀l’▶obtenir ◀de▶ Staline. Car en Europe il y en a peu.
Si vous me dites enfin que c’est plus difficile que je n’ai l’air ◀de▶ ◀le▶ penser dans ma candeur naïve, je vous demanderai si quelque chose au monde est plus difficile à concevoir que ◀le▶ maintien du statu quo, que ◀la▶ vie, ◀la▶ durée ◀de▶ notre Europe divisée, devant toutes ◀les▶ menaces que vous savez : un régime social déficient, ◀le▶ chômage étendu, ◀la▶ ruine à bref délai, ◀les▶ trois-cents divisions ◀de▶ ◀l’▶Armée rouge […].
Messieurs ◀les▶ députés européens, je vous salue ◀d’▶un vœu qui voudrait résumer celui ◀de▶ tous nos peuples aux écoutes ◀de▶ ◀l’▶avenir, un vœu mêlé ◀d’▶angoisse et ◀d’▶espérance : méritez votre nom, faites-vous élire, et fédérez ◀l’▶Europe pendant qu’il en est temps. Cet été, en septembre, à Strasbourg.
Dans ◀les▶ Lettres que je viens de citer, qui firent du bruit88, j’avais repris, en y ajoutant quelques rosseries, ◀les▶ thèses majeures ◀de▶ mes amis fédéralistes en faveur d’une réforme immédiate du Conseil de l’Europe : une Assemblée élue au suffrage universel, et législative, ◀la▶ limitation des souverainetés nationales, et ◀la▶ mise en chantier ◀d’▶un projet ◀de▶ Constitution fédérale.
2. ◀Le▶ nouveau Serment ◀de▶ Strasbourg. Pendant ◀l’▶entracte ◀d’▶un concert donné pour ◀l’▶Assemblée dans ◀la▶ cour du Palais ◀de▶ Rohan (préfecture du Bas-Rhin), j’entends parler ◀d’▶un projet mystérieux de nouveau « serment ◀de▶ Strasbourg ». Je ne sais pas encore ◀de▶ quoi il s’agit, mais des députés m’avertissent en passant « qu’il se fera très probablement » et que « Paul Reynaud en est ». À ◀la▶ fin du concert, André Philip m’expose enfin ◀l’▶affaire en dix minutes. Il s’agit ◀d’▶un projet conçu par Daniel Villey, jeune professeur à ◀la▶ Faculté ◀de▶ droit ◀de▶ Poitiers et fondateur ◀d’▶une organisation ◀d’▶activistes, ◀les▶ Volontaires ◀d’▶Europe, avec lesquels j’ai déjà eu quelques contacts. Idée générale : organiser un « Serment du Jeu ◀de▶ Paume » européen, par lequel ◀les▶ « délégués à Strasbourg » s’engageraient à rester en session jusqu’à ce qu’une Constitution fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe soit décidée. Philip ajoute qu’il y aura un dîner après-demain pour arrêter ◀les▶ modalités ◀de▶ ◀l’▶action.
◀Le▶ lendemain matin, téléphone à Villey, qui m’apporte son texte, dont voici ◀le▶ passage essentiel :
Nous ne ◀le▶ redirons jamais assez : toutes ◀les▶ nations ◀de▶ ◀l’▶Europe occidentale sont aujourd’hui totalement solidaires pour ◀la▶ guerre ou pour ◀la▶ paix, pour ◀la▶ servitude ou pour ◀la▶ liberté, pour ◀l’▶anéantissement ou pour ◀de▶ nouvelles floraisons.
Si dans ◀les▶ circonstances actuelles ◀l’▶Europe n’est pas capable ◀de▶ se donner une voix dans ◀le▶ concert international, si elle s’enlise dans cette division qui ◀l’▶empêche aujourd’hui ◀de▶ peser efficacement sur ◀les▶ décisions et sur ◀les▶ événements, qu’est-ce donc qui peut arrêter ◀le▶ monde sur ◀la▶ pente fatale où déjà il s’est engagé ?
Si ◀les▶ délégués des peuples européens réunis à Strasbourg ne font pas ◀l’▶Europe cette année, qu’y seront-ils donc venus faire, sinon éteindre ce qui nous reste ◀d’▶espoir, consommer ◀le▶ suicide du Conseil de l’Europe, sonner peut-être ◀le▶ glas ◀de▶ ◀l’▶Europe ?
Seul un acte révolutionnaire des délégués à Strasbourg peut réveiller ◀la▶ volonté ◀de▶ vivre dans notre Europe aujourd’hui paralysée par ◀le▶ sentiment ◀de▶ son impuissance, et par ◀le▶ défaitisme fataliste qui s’empare ◀de▶ ses populations.
Il faut que ◀les▶ délégués à Strasbourg rompent avec leur ordre du jour et avec leur statut, qu’ils renouvellent ◀le▶ Serment du Jeu ◀de▶ Paume, qu’ils jurent ◀de▶ demeurer en session jusqu’à ce qu’ils aient donné à ◀l’▶Europe une constitution fédérale qui sera soumise à ◀la▶ ratification des parlements ou à ◀l’▶approbation directe des peuples par voie ◀de▶ référendum.
Un premier serment ◀de▶ Strasbourg, en 842, a préludé au partage ◀de▶ ◀l’▶Europe entre ◀les▶ fils ◀de▶ Charlemagne. 1950 doit être ◀la▶ date ◀d’▶un second serment qui ◀l’▶unira.
Il est très difficile ◀d’▶espérer que jamais ◀les▶ gouvernements européens concluent entre eux un pacte fédéral. En revanche, des députés réunis ici, il est permis ◀d’▶attendre un acte ◀de▶ courage, s’ils sentent que ◀l’▶opinion publique ◀les▶ approuvera et ◀les▶ soutiendra […].
Nous sommes à Strasbourg un groupe qui avec des moyens sérieux tente ◀de▶ lancer et ◀de▶ pousser ◀l’▶idée ◀d’▶un serment du Jeu ◀de▶ Paume. Nous ne sommes certes rien moins qu’assurés ◀de▶ réussir. Mais nous demandons à nos amis ◀de▶ nous croire : ◀le▶ succès n’est pas exclu.
Comment ne pas admirer ◀la▶ convergence des exigences ◀de▶ Villey et des miennes ?
À 1 h Raymond Silva m’apporte ◀le▶ projet ◀de▶ Serment rédigé par Gérard Jacquet, délégué socialiste français, qui me demande ◀de▶ ◀le▶ récrire à mon idée.
◀Le▶ mercredi soir, Georges Rebattet (◀le▶ Colonel Cheval ◀de▶ ◀la▶ Résistance) m’apporte ◀le▶ texte ◀de▶ mon Message aux Européens (congrès ◀de▶ La Haye) que je voudrais combiner avec celui du Serment à récrire cette nuit.
Dès minuit, avec Jean-Paul de Dadelsen, toujours aussi disponible que merveilleusement intelligent89, nous travaillons jusqu’à 3 h du matin : reprenons ◀le▶ texte Jacquet (◀les▶ « Considérants »), puis en huit lignes rédigeons ◀le▶ Serment. Dadelsen vient de s’en aller à 3 h 15, et j’écris dans mon journal : « ◀Le▶ document peut-être capital ◀de▶ Strasbourg est écrit. Dodo. »
◀Le▶ 24 août : « À 11 h, Carlo Schmid, Retinger et d’autres à ◀l’▶hôtel. Il semble que ◀le▶ Serment va rater, notre texte grignoté par Paul Reynaud, ◀les▶ Hollandais, ◀les▶ Allemands. Carlo Schmid est sorti furieux du meeting. »
◀Le▶ 25 août : « À 11 h, à ◀l’▶Assemblée, discussion véhémente et désespérée sur ◀le▶ Serment, très attaqué. »
À 15 h, séance plénière ◀de▶ ◀l’▶Assemblée, qui vote par 98 voix sur 98 présents ◀le▶ patronage du CE pour notre Centre européen de la culture. Guy Mollet me promet ◀de▶ faire ◀le▶ nécessaire pour que ◀la▶ Banque ◀de▶ France nous subventionne.
À 23 h, Villey et sa femme au Café ◀de▶ France jusqu’à 1 h a.m.
Vendredi 25 août : « À 10 h, à ◀l’▶Assemblée, Jacquet me dit que ◀le▶ Serment aura lieu sans doute, décision remise à midi. »
Départ pour Bâle et Genève à 11 h 30.
Plus tard, par des voies privées — ◀la▶ presse n’en dira pas un mot — j’ai appris que ◀la▶ motion Jacquet avait été refusée. Tout simplement.
3. ◀Le▶ Conseil ◀de▶ ◀l’▶Orangerie. Suite, sans nul doute à ◀l’▶initiative avortée ◀de▶ Daniel Villey, la troisième manifestation ◀d’▶impatience européenne fut ◀le▶ fait ◀d’▶une importante fraction ◀de▶ ◀l’▶Assemblée, et prit ◀le▶ nom ◀de▶ Conseil ◀de▶ vigilance. Sur une initiative dont, aujourd’hui, je suis incapable ◀de▶ désigner ◀la▶ source (mais plusieurs survivants ◀de▶ ◀l’▶événement pourront sans doute nous ◀le▶ rappeler), un bâtiment sis dans ◀le▶ parc, en face du Palais ◀de▶ ◀l’▶Europe, fut aménagé en salle ◀de▶ parlement pour ◀les▶ séances du conseil contestataire. Tous ◀les▶ fédéralistes présents à Strasbourg en ce mois ◀de▶ novembre 1950, et beaucoup de jeunes, mais aussi des représentants des syndicats et du patronat — Georges Villiers, président du CNPF90, par exemple — occupaient ◀les▶ trois quarts ◀de▶ ◀la▶ salle, les premiers rangs étant réservés aux députés ◀de▶ ◀l’▶Assemblée dont on attendait qu’ils traversent ◀l’▶avenue ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀le▶ Rubicon, en ◀l’▶occurrence, séparant ◀le▶ palais du parc, et viennent siéger à ◀l’▶Orangerie. À ◀l’▶heure prévue, on vit entrer plusieurs dizaines ◀de▶ députés, conduits ◀d’▶un pas alerte par Paul Reynaud, saluant des deux bras levés : réminiscence irrépressible ◀de▶ scènes ◀de▶ ◀la▶ Convention, pendant ◀la▶ Révolution française. On entendit beaucoup de discours enthousiastes, et ◀l’▶on finit par se mettre d’accord, lors de la dernière séance à laquelle j’assistai, pour rédiger un Serment, de nouveau, aux termes duquel ◀les▶ députés vigilants jureraient ◀de▶ siéger à Strasbourg aussi longtemps qu’il ◀le▶ faudrait pour faire voter par ◀l’▶Assemblée ◀la▶ mise en discussion ◀d’▶une Constitution fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀l’▶obtention ◀d’▶un accord ◀de▶ principe des gouvernements.
On pouvait voir, dans cette dernière disposition, un geste accommodant en direction du Comité des ministres : il ne fut pas mieux apprécié que ◀le▶ défi ◀de▶ Villey et mes mises en demeure. Je ◀le▶ répète : nos gouvernements ne voulaient pas ◀l’▶Europe unie. Ils ne croyaient au mieux qu’à une coalition contre Staline, dont ils s’imaginaient d’ailleurs que « ◀l’▶aide américaine » ◀les▶ dispenserait ◀de▶ prendre ◀les▶ risques.
4. ◀La▶ Marche sur Strasbourg. Mais ◀l’▶odyssée des 6000 jeunes venus de toute ◀l’▶Europe en autocars à ◀l’▶appel ◀de▶ ◀l’▶UEF91, et sans respecter ◀les▶ frontières, restera ◀le▶ symbole joyeux ◀de▶ cette étape ◀de▶ ◀la▶ lutte pour une Europe des peuples et non pas des États.
Je retrouve dans mes notes du 24 août : « Avec Mouskhély, mise au point ◀de▶ ce qu’il appelle ◀la▶ Marche sur Strasbourg, idée qui lui est venue et que nous discutons en déjeunant avec Brugmans et Silva. Je ◀l’▶y encourage vivement. »
Nous sommes à Strasbourg de nouveau, Silva, Dadelsen et moi ◀le▶ 17 novembre, pour assister à trois congrès (UEF, NEI, MSEUE), et pour participer à des travaux sur ◀les▶ instituts universitaires, ◀le▶ cinéma européen, et notre CEC. On nous apprend que tout est prêt en vue de ◀l’▶accueil ◀d’▶au moins 3000 jeunes gens dès ◀le▶ 27 novembre, à ◀l’▶appel ◀de▶ ◀l’▶UEF et sous ◀la▶ responsabilité du professeur Mouskhély. Il m’avait averti ◀de▶ son projet dès fin août. Il me demande aujourd’hui ◀de▶ rédiger ◀le▶ texte du message que ◀le▶ porte-parole des jeunes sera chargé ◀de▶ présenter à ◀l’▶Assemblée. Voilà qui nous promet, à Dadelsen et à moi, une nouvelle nuit ◀de▶ bon travail à ◀l’▶Hôtel de la Maison-Rouge…
◀Le▶ Conseil de l’Europe, averti ◀de▶ ◀l’▶événement, a fait bâtir une passerelle qui dominera ◀la▶ foule, et sur laquelle ◀le▶ président Paul-Henri Spaak, entouré des membres du bureau ◀de▶ ◀l’▶Assemblée, doit recevoir ◀le▶ message des jeunes et lui répondre. Voici ◀le▶ discours qu’il entendra :
Aux Délégués ◀de▶ ◀l’▶Assemblée consultative du Conseil de l’Europe
Au mois ◀d’▶août dernier, nous étions trois-cents à Wissembourg et nous avons brûlé ◀les▶ poteaux frontières, symbole des souverainetés nationales néfastes et périmées dont nous espérons que vous hâterez ◀la▶ fin.
Aujourd’hui, nous voici six-mille accourus vers Strasbourg ◀de▶ tous ◀les▶ horizons du continent. Sortis des milieux sociaux ◀les▶ plus variés, appartenant à des confessions comme à des patries différentes, c’est ◀la▶ jeunesse européenne entière que nous avons conscience ◀de▶ représenter ici.
Si une nouvelle fois, mais en plus grand nombre, nous avons forcé ◀les▶ frontières, et si nous sommes ici devant votre maison — ◀la▶ nôtre aussi — c’est parce que nous voulons être bien assurés ◀de▶ nous faire entendre par vous directement.
Vous avez ◀le▶ devoir ◀d’▶écouter notre voix et nous avons des droits particuliers à vous parler, car vos lenteurs et vos hésitations, vos prudences que nous comprenons mal devant ◀les▶ catastrophes qui s’approchent — c’est nous ◀les▶ jeunes qui ◀les▶ paierons demain, peut-être même ◀de▶ notre vie. Nous ne sommes pas prêts à nous faire tuer pour ◀les▶ souverainetés nationales. Nous n’accepterons ◀de▶ mourir que pour des raisons ◀de▶ vivre. Proclamez ces raisons, faites ◀l’▶Europe !
Au rythme actuel ◀de▶ vos travaux, enfermés que vous êtes dans un statut ◀d’▶impuissance, vous ◀le▶ savez aussi bien que nous : ◀l’▶Europe ne se fera pas dans ◀le▶ délai très court qui nous est encore imparti. C’est donc ◀la▶ sagesse même qui vous commande ◀l’▶audace.
Vous connaissez mieux que nous ◀la▶ politique, ses possibilités, ses servitudes. Nous sommes ici pour proclamer des nécessités et un but. ◀L’▶heure est venue pour vous ◀d’▶accomplir ◀l’▶acte révolutionnaire qui seul peut nous sauver.
Nous demandons que ◀les▶ délégués conscients des dangers immédiats se proclament ◀les▶ représentants ◀de▶ ◀la▶ nation européenne et qu’ils exigent dans une motion ◀l’▶établissement ◀d’▶une Constitution fédérale.
Délégués ◀de▶ Strasbourg, dès que vous aurez eu ◀le▶ courage ◀de▶ cet acte simple, vous sentirez monter vers vous notre ferveur ; vous rendrez à nos vieux pays envahis aujourd’hui par ◀l’▶indifférence et ◀le▶ doute une grande espérance ; vous déchaînerez ◀la▶ marée ◀d’▶enthousiasme qui balaiera devant vous ◀les▶ obstacles.
Nous venons ici vous apporter ◀le▶ témoignage ◀d’▶une foi encore intacte. Ne trompez pas notre espérance, on nous a trop souvent dupés ! Vous ne pouvez plus multiplier ◀les▶ professions ◀de▶ foi européenne tout en reculant aussitôt devant ◀les▶ mesures qu’elles commandent. Libre à certains ◀de▶ refuser ◀l’▶Europe, mais alors qu’ils ◀le▶ disent clairement. Nous avons ◀le▶ droit ◀d’▶attendre que vos actes répondent à vos discours. C’est sur vos actes et sur eux seuls que vous serez jugés.
Prend place alors — pour être dit après ◀la▶ réponse du président ◀de▶ ◀l’▶Assemblée — ◀le▶ texte ◀d’▶un serment de plus : ce sera le troisième ◀de▶ ◀la▶ saison !
Serment
Nous jurons que, par tous ◀les▶ moyens en notre pouvoir et par toutes ◀les▶ forces que nous donne ◀la▶ légitimité ◀de▶ notre but, nous consacrerons ◀le▶ meilleur ◀de▶ nous-mêmes à ◀l’▶avènement ◀de▶ ◀la▶ fédération européenne.
Nous jurons ◀de▶ ne plus reconnaître, à partir ◀d’▶aujourd’hui, ◀les▶ frontières.
Nous déclarons que nous défendrons ◀l’▶Europe, mais seulement comme une patrie commune.
◀L’▶Europe est présente pour nous et nous ◀le▶ prouverons par nos actes.
On reste curieux ◀de▶ savoir ce que ces jeunes ◀d’▶alors pensent aujourd’hui, c’est-à-dire trente-quatre ans plus tard, des mesures décrétées en juin dernier par ◀la▶ France et ◀l’▶Allemagne fédérale, qui ont eu ◀l’▶audace ◀de▶ « simplifier ◀les▶ formalités douanières » entre leurs deux pays, membres ◀de▶ ◀la▶ CEE…
Mais surtout, ce que je retiens ◀de▶ cette Marche sur Strasbourg, c’est qu’elle serait aujourd’hui simplement impensable : ils exigeraient ◀de▶ « passer à ◀la▶ télé », ce qui est facile, mais aussi des frais ◀de▶ voyage, ce qui ◀l’▶est moins. Nous vivions ◀l’▶époque héroïque des gens — jeunes ◀de▶ tout âge — qui « marchent » pour rien, pour ◀l’▶idée… Je me trompe ? Je ne demande qu’à me tromper.
4. ◀L’▶initiative politique échappe au Conseil de l’Europe
◀Les▶ trois années qui suivirent furent celles des conclusions, lentement dégagées par ◀l’▶histoire, des impasses et contradictions manifestes contenues dans ◀le▶ statut du Conseil de l’Europe — celles-là mêmes qui avaient motivé ◀la▶ grande protestation ◀de▶ ◀l’▶année cinquante.
On vit paraître sur ◀la▶ scène continentale une initiative politique ◀de▶ belle allure et ◀d’▶opportunité majeure : ce projet ◀de▶ Constitution européenne que nous avions en vain espéré ◀de▶ Strasbourg. Mais il naquit ◀d’▶une décision prise, à Luxembourg, par ◀les▶ ministres des six pays du Marché commun, et créant une Assemblée nouvelle, formée des membres ◀de▶ ◀l’▶Assemblée Charbon-Acier auxquels se voyaient adjoints d’abord sept membres choisis au sein de ◀l’▶Assemblée consultative du Conseil de l’Europe, puis treize observateurs des pays non membres ◀de▶ ◀la▶ CECA. Ainsi se trouva constituée ◀l’▶Assemblée ad hoc, dont ◀le▶ mandat et ◀les▶ tâches étaient définis par ◀les▶ résolutions ◀de▶ Luxembourg et par ◀l’▶art. 38 du traité instituant ◀la▶ CED… Elle tint sa première session cinq jours plus tard et nomma une commission constitutionnelle chargée ◀d’▶élaborer un avant-projet ◀de▶ traité. Cette commission devait terminer ses travaux ◀le▶ 26 février 1953, ce qu’elle fit ponctuellement.
Comment caractériser en peu de mots ◀l’▶originalité du projet mis au point par ◀la▶ Commission constitutionnelle — dont ◀le▶ rédacteur principal et final fut ◀le▶ professeur et sénateur belge Fernand Dehousse ? Personne, à ma connaissance, ne ◀l’▶a mieux fait en moins ◀de▶ mots que J.-P. de Dadelsen, dans ◀le▶ n° 1 du Courrier fédéral 92 daté ◀d’▶avril 1953 :
S’il fallait à tout prix expliquer ◀le▶ projet selon ◀le▶ vocabulaire ancien que précisément il dépasse, on dirait que ◀la▶ Communauté proposée est une confédération ◀d’▶États, mais capable, dans ◀les▶ seuls domaines où ◀l’▶union est indispensable, ◀de▶ fonctionner comme une fédération.
Il est utile à ce propos ◀de▶ rappeler que ◀la▶ Suisse, qui se présente à nous avec toutes ◀les▶ apparences ◀d’▶une nation et ◀d’▶une fédération, se nomme elle-même en toute propriété ◀de▶ terme une « Confédération ». C’est que ◀la▶ souveraineté au sens strict continue à résider dans ◀les▶ 22 cantons qui ◀la▶ composent : en « associant » leurs souverainetés sans en aucune façon ◀les▶ « abandonner », ils ont donné naissance à un pouvoir central93, strictement délimité, qui ne tient sa légitimité que ◀de▶ ses 22 mandants et qui n’est proprement qu’un « exécutif » comparable à celui que prévoit ◀le▶ projet ◀de▶ Communauté européenne.
◀La▶ quadrature du cercle était enfin démontrée : par ◀l’▶exemple irréfutable ◀d’▶une confédération et/ou fédération qui existait bel et bien depuis plus ◀d’▶un siècle, à ◀la▶ satisfaction générale, et dont ◀la▶ recette n’était pas trop complexe : non pas « abandonner », mais « dépasser » ◀les▶ souverainetés au moyen ◀d’▶un organe commun qui ◀les▶ mettait en pool au sommet, tout en ◀les▶ garantissant à ◀la▶ base.
◀L’▶Assemblée ad hoc, réunie à Strasbourg au Palais ◀de▶ ◀l’▶Europe, adopta ◀le▶ 10 mars 1953 ◀le▶ « projet ◀de▶ traité portant statut ◀de▶ ◀la▶ Communauté européenne ». Restait à ◀le▶ faire examiner par une commission ◀d’▶experts nommée par ◀les▶ ministres des Six, et à faire rapport à ces ministres au printemps ◀de▶ 1954. Mais ◀de▶ renvoi en renvoi, ◀les▶ ministres feront si bien traîner ◀les▶ choses que ◀le▶ projet tout entier se verra finalement condamné par ◀le▶ rejet ◀de▶ ◀la▶ CED, qu’il était censé « chapeauter » avec ◀la▶ CECA.
Cette belle initiative, si bien conduite par ◀les▶ membres des assemblées et si bien tuée par ◀les▶ représentants des souverainetés nationales — qui avaient pris soin ◀de▶ lier son sort à celui ◀de▶ ◀la▶ CED, comme on vient de ◀le▶ rappeler — devait à son origine ◀d’▶être orientée dès ◀le▶ départ vers ce qui allait devenir dès 1955 ◀les▶ Communautés économiques européennes ou CEE : elle eût, ◀de▶ toute manière, échappé à ◀la▶ sphère politique du Conseil ◀de▶ ◀l’▶Europe94.
Entre-temps, Paul-Henri Spaak, qui avait été le premier président ◀de▶ ◀l’▶Assemblée consultative du CE, avait repris sa charge ◀de▶ ministre des Affaires étrangères ◀de▶ Belgique. ◀De▶ son discours ◀d’▶adieu à ◀l’▶Assemblée de Strasbourg, retenons cette phrase étonnante : « Laissons maintenant agir ◀les▶ Fous — ne voyez-vous pas où ◀les▶ Sages nous ont conduits ? »
Relisant cela dans un journal allemand et pour en vérifier ◀la▶ traduction, je me suis reporté à mes notes ◀de▶ journal ◀de▶ 1950 : il me semblait que j’allais y retrouver quelque chose qui n’était pas sans relation avec cette parole ◀de▶ Spaak. Et en effet, en date du 23 août 1950, je trouve ce bref échange :
P.-H. Spaak : — ◀Les▶ fédéralistes veulent tout, mais ils ne tiennent pas compte des obstacles réels.
Moi — Il faut des utopistes qui affirment ◀le▶ but, cela seul rend possible bien des choses « impossibles »…
Avec deux ans ◀de▶ retard, Spaak rejoignait enfin ◀les▶ fédéralistes, mais en même temps il s’en allait.
Pour tous ceux qui avaient mis leur espoir dans ◀l’▶avenir du Conseil de l’Europe, il y avait là un très sérieux avertissement.
5. Activités du Conseil de l’Europe
Dès ◀la▶ fin des années 1950, faute ◀d’▶avoir résolu ◀le▶ vrai problème : celui ◀de▶ ses finalités politiques au sens large, ◀le▶ Conseil de l’Europe va se vouer à plusieurs tâches peut-être moins spectaculaires (en termes de médias), mais non moins essentielles en termes de civilisation, ou simplement ◀de▶ réalités humaines.
Il y a bien sûr ◀le▶ dramatique problème des droits de l’homme, et ◀de▶ ◀la▶ Cour ◀de▶ justice « capable ◀d’▶appliquer ◀les▶ sanctions nécessaires pour que soit respectée ◀la▶ Charte », si ◀l’▶on reprend ◀les▶ termes du Message ◀de▶ La Haye. Des succès importants ont été obtenus dans ce domaine : ◀les▶ droits ◀de▶ ◀la▶ personne, à ◀de▶ nombreuses reprises, ont prévalu sur ◀les▶ « raisons ◀d’▶État » automatiquement invoquées.
Mais c’est surtout dans deux autres domaines qui, par leur nature même et par ma profession, me requièrent plus personnellement : ◀la▶ culture en Europe et ◀le▶ problème des régions, que je voudrais faire ◀le▶ point des possibilités spécifiques, et comme prédestinées, du Conseil de l’Europe.
On a souvent cité, ces derniers temps — et surtout depuis ◀les▶ « échecs » subis par ◀la▶ CEE à Athènes et à Bruxelles — ◀le▶ mot un peu désabusé ◀de▶ Jean Monnet à ◀la▶ fin ◀d’▶une carrière toute consacrée à ◀la▶ construction ◀de▶ ◀l’▶Europe : « Si c’était à refaire, je commencerais par ◀la▶ culture. » Et ◀l’▶on a vu ◀la▶ CEE soutenir discrètement des congrès comme celui, tout récent, ◀de▶ Venise, et celui qui se prépare pour ◀l’▶automne à Rome. Il y a là des réactions ◀de▶ compensation bien compréhensibles, mais qui se justifient difficilement, s’agissant ◀d’▶un groupement ◀d’▶États-nations qui ne représente, par ses statuts et sa vocation spécifique, que ◀les▶ seuls intérêts économiques, et cela dans 10 pays seulement, c’est-à-dire un peu moins ◀de▶ ◀la▶ moitié des 21 qui forment ◀l’▶Europe de l’Ouest. On ne saurait dire que cela répond, si peu que ce soit, au besoin ◀de▶ repenser ◀le▶ problème européen à partir de ses données ◀de▶ base, celles qui permettent ◀d’▶embrasser ◀l’▶unité millénaire des 21 pays ◀de▶ ◀l’▶Ouest et des 8 pays ◀de▶ ◀l’▶Est, non moins européens par leurs traditions culturelles, et plus européens encore par ◀les▶ espoirs qu’ils mettent dans un avenir ◀d’▶union qui traduirait en libertés proprement politiques ◀les▶ principes qui ont formé ◀d’▶un même mouvement ◀l’▶Europe et sa culture commune.
Il est vrai que ◀les▶ préoccupations culturelles du CE n’ont guère pris force qu’à partir de 1953, c’est-à-dire là aussi à la suite de ◀la▶ série ◀de▶ refus ◀d’▶évoluer qu’on vient ◀d’▶évoquer, survenus dans ◀le▶ domaine propre du CE, qui est ◀le▶ domaine politique au sens large, incluant celui des droits de l’homme. Mais là s’arrête ◀la▶ comparaison avec ◀l’▶éveil récent du souci culturel au sein de ◀la▶ CEE après ◀les▶ échecs subis dans son domaine propre, qui est ◀l’▶économique. Car on sent bien que ◀le▶ double fait que ◀le▶ Conseil de l’Europe s’attache surtout à ◀la▶ défense des libertés politiques et qu’il représente ◀la▶ totalité des peuples ◀de▶ ◀l’▶Ouest du continent, donc ◀de▶ la plupart des diversités mêmes qui font ◀la▶ richesse ◀de▶ notre civilisation, ◀le▶ prépare beaucoup mieux que ◀la▶ CEE à « commencer par ◀la▶ culture ».
Encore faut-il que ◀le▶ verbe commencer soit pris ici dans toute ◀la▶ force ◀de▶ son sens ◀d’▶initiation, ◀d’▶instauration, ◀de▶ mise en marche ; et que ◀le▶ concept ◀de▶ culture soit pris au sens actif ◀de▶ création (non ◀de▶ consommation ni ◀d’▶ornement) ; au sens actif ◀d’▶évaluation, ◀d’▶établissement et ◀de▶ maintien des valeurs caractéristiques qui orientent une civilisation vivante. Commencer par ◀la▶ culture, c’est assurer dès ◀le▶ départ, et rétablir avec vigilance ◀la▶ primauté des fins que se donne une société, et ◀la▶ conformité ◀de▶ ces fins proclamée avec des moyens politiques et ◀les▶ activités économiques qu’elle met en œuvre à leur service.
◀La▶ plus remarquable réalisation du Conseil de l’Europe dans ce domaine fut également ◀la▶ plus fidèle aux exigences ◀d’▶une culture des valeurs qui méritent que ◀les▶ Européens s’unissent pour ◀les▶ défendre et ◀les▶ illustrer : ce fut ◀la▶ table ronde ◀de▶ ◀l’▶Europe, réunie à Rome en octobre 1953. Elle siégea sous ◀les▶ lambris dorés du Palais Aldobrandini, et ◀la▶ séance ◀de▶ clôture se tint au Capitole. Pendant une semaine, devant une vingtaine ◀d’▶hommes ◀de▶ culture et ◀de▶ publicistes, nommés par ◀les▶ gouvernements des États membres, sept éminents penseurs et hommes d’État européens (que j’eus ◀l’▶honneur ◀de▶ présider) avaient été chargés ◀d’▶introduire ◀les▶ grands thèmes historiques, religieux, philosophiques et politiques au sens premier du terme, ◀de▶ ◀l’▶unité fondamentale des Européens. Ces Sept Sages étaient Alcide de Gasperi, ◀l’▶ambassadeur néerlandais van Kleffens, ◀le▶ professeur Eugen Kogon, l’une des figures légendaires ◀de▶ ◀la▶ Résistance en Allemagne nazie et dans ses camps, ◀le▶ Dr Einar Löfstedt, recteur ◀de▶ ◀l’▶Université ◀de▶ Lund, Robert Schuman, et ◀l’▶historien Arnold Toynbee.w
Des groupes ◀d’▶études prirent ◀la▶ suite ◀de▶ cette table ronde, à Strasbourg, en mars 1956, chargés ◀de▶ tirer ◀les▶ conclusions des travaux ◀de▶ Rome. ◀D’▶une manière significative, ils se divisèrent en un groupe civilisation, rapporteur ◀le▶ philosophe Gabriel Marcel ; un groupe institutions politiques, rapporteur ◀l’▶historien Franco Valsecchi ; un groupe questions sociales et économiques, rapporteur ◀l’▶économiste anglais Peter Wiles ; et un groupe sciences, avec notamment ◀le▶ grand physicien nucléaire Lew Kowarski, l’un des trois « inventeurs » ◀de▶ ◀la▶ fission ◀de▶ ◀l’▶atome. Rapporteur général, ◀le▶ professeur Max Beloff, allait tirer ◀de▶ ◀l’▶ensemble ◀de▶ ces travaux un volume intitulé Europe and the Europeans 95, qui restera l’un des ouvrages ◀de▶ référence ◀les▶ plus riches ◀de▶ ces temps héroïques.
Par ◀la▶ suite, ◀le▶ CE a constitué un Comité ◀de▶ coopération culturelle (CDCC) auquel on doit ◀de▶ fécondes études sur ◀l’▶éducation et ◀la▶ propagation des études européennes dans ◀les▶ écoles aux trois degrés. Mais en suivant ◀le▶ Guide succinct sur ◀le▶ Conseil de l’Europe, publié récemment par son secrétariat, je reste stupéfait ◀de▶ lire p. 47 ◀la▶ phrase suivante :
◀L’▶originalité ◀de▶ ◀l’▶action culturelle du Conseil est ◀de▶ chercher à susciter ◀la▶ mise en œuvre ◀de▶ mesures qui viennent apporter une « dimension culturelle » (souligné par moi) au processus ◀de▶ développement économique et social.
Ce qui revient à « ajouter » un peu de superflu au nécessaire — et je dis halte ! Si ◀la▶ culture n’est pas première, n’est pas directrice et rectrice, elle n’est rien qui mérite qu’on s’en soucie.
Si ◀le▶ CDCC limite ses ambitions à refaire ◀l’▶Unesco à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀l’▶Europe, inutile ◀d’▶en parler ici. S’il entend n’affirmer que des généralités acceptables par des ministres représentant non point ◀le▶ peuple européen, mais des souverainetés nationales, coupez ◀l’▶émission. ◀L’▶exemple hélas parfait ◀d’▶une situation ◀de▶ ce type nous a été récemment fourni par ◀l’▶épisode ◀de▶ ◀la▶ Déclaration européenne sur ◀les▶ objectifs culturels 96.
Il s’agissait, à ◀l’▶origine, ◀de▶ proposer une Charte européenne ◀de▶ ◀la▶ culture. Une charte est un document juridique qui engage très sérieusement ses signataires. Un séminaire, réuni au Centre culturel ◀de▶ Delphes, en examina ◀les▶ données, au mois ◀de▶ mai 1980, sur ◀la▶ base ◀d’▶un texte que ◀l’▶on m’avait demandé ◀de▶ préparer. Un an plus tard — ◀les▶ documents originaux ayant passé à ◀la▶ moulinette ◀de▶ commissions nationales aussi « souveraines » que leurs fonctionnaires sont anonymes — ◀la▶ Conférence des ministres ◀de▶ ◀la▶ Culture rejetait ◀l’▶idée ◀d’▶une Charte (pourtant proposée par elle dans sa session ◀de▶ 1978) et décidait
… ◀d’▶élaborer une Déclaration européenne sur ◀les▶ objectifs culturels dont ◀le▶ but principal sera ◀de▶ soumettre aux parties à ◀la▶ Convention culturelle européenne des objectifs culturels susceptibles ◀d’▶être pris en compte dans leur politique en tous domaines et ◀de▶ contribuer ainsi à une prise de conscience par ◀les▶ Européens ◀de▶ ◀l’▶importance des valeurs culturelles.
À cette fin, ils ont invité ◀le▶ Comité des ministres du Conseil de l’Europe à demander au CDCC :
1. ◀de▶ mettre en place, dès que possible, un groupe ◀de▶ travail chargé ◀de▶ ◀la▶ rédaction ◀d’▶un projet ;
2. ◀d’▶inviter ◀les▶ États membres à procéder, sur ◀la▶ base ◀de▶ ce projet, selon ◀les▶ voies qui leur sembleront ◀les▶ mieux appropriées, à une consultation des instances gouvernementales et non gouvernementales concernées ;
3. ◀de▶ recueillir parallèlement ◀l’▶avis ◀d’▶instances européennes concernées.
Après un an ◀de▶ consultations, ◀d’▶avant-projets rédigés, critiqués, limés et réduits selon ◀les▶ exigences nationales, ◀le▶ nouveau projet soumis au Comité des hauts fonctionnaires (des ministres ◀de▶ ◀la▶ Culture) fut à nouveau rejeté, et c’est une troisième version que ◀les▶ hauts fonctionnaires acceptèrent finalement en janvier 1984, et présentèrent à ◀la▶ ratification ◀de▶ leurs ministres réunis à Berlin en mai ◀de▶ cette année.
Que dit ce document ? En substance, ◀les▶ ministres « invitent ◀les▶ États membres, mais aussi ◀les▶ citoyennes et citoyens à concentrer leurs efforts pour : — développer ◀le▶ patrimoine et ◀la▶ création97 — développer ◀les▶ aptitudes humaines — assurer ◀la▶ liberté — promouvoir ◀la▶ participation ». Ils affirment que « ◀la▶ finalité ◀de▶ nos sociétés est ◀de▶ permettre à chacun ◀de▶ s’épanouir dans ◀la▶ liberté et ◀l’▶attachement solidaire aux droits de l’homme »98 et qu’« un tel épanouissement passe par ◀la▶ culture qui constitue ◀le▶ facteur essentiel ◀d’▶un développement harmonieux des sociétés avec ◀les▶ facteurs sociaux, économiques et technologiques ».
Tout cela, bel et bon (quoique mal dit en français). ◀Les▶ intentions ◀de▶ MM. ◀les▶ ministres sont irréprochables. Mais : 1° On chercherait en vain dans ◀la▶ Déclaration ◀la▶ moindre allusion aux moyens à mettre en œuvre pour assurer par exemple aux citoyens « ◀le▶ plein exercice ◀de▶ ◀la▶ liberté ◀de▶ pensée et ◀d’▶expression » et surtout ◀la▶ possibilité ◀de▶ « participer à ◀la▶ définition des choix qui déterminent ◀l’▶avenir » — je pense notamment au choix du nucléaire civil et militaire, que ◀l’▶action des gouvernements s’efforce sans relâche ◀de▶ soustraire au débat public, au contrôle démocratique, à ◀l’▶information librement accessible…
2° ◀Les▶ « considérants » allégués en tête ◀de▶ ◀la▶ Déclaration sont à peu près indéfendables, non seulement dans leur forme, mais dans leur couleur. Je me borne à citer ici le deuxième :
« Considérant que ◀les▶ cultures européennes sont fondées notamment sur une tradition séculaire ◀d’▶humanisme laïque et religieux, source ◀de▶ leur attachement inaliénable à ◀la▶ liberté et aux droits de l’homme… »99
En trois lignes, voici tranchés — à tort et à travers — trois problèmes majeurs ◀de▶ ◀la▶ culture dans ses rapports avec ◀l’▶Europe de l’Histoire et avec ◀la▶ construction à venir de son Union. On nous apprend d’abord que pour ◀les▶ ministres il n’y a pas une culture commune des Européens (formée au cours de trois millénaires sur des sources dont on connaît ◀la▶ profonde diversité et ◀les▶ interactions créatrices), mais seulement des cultures européennes (donc nationales) : ce qui évacuerait, si c’était vrai, ◀la▶ signification principale du document…
On nous apprend ensuite que ◀le▶ fondement premier ◀de▶ ces cultures est une tradition ◀d’▶« humanisme laïque » (◀d’▶où ◀l’▶adjectif « séculaire », tandis que ◀l’▶humanisme religieux est deux fois millénaire, comme on sait). Faut-il en conclure que ◀les▶ nations où ont prévalu ◀les▶ cultures « humanistes laïques » issues ◀de▶ ◀l’▶Aufklärung, ◀de▶ ◀la▶ révolution jacobine, et surtout ◀de▶ Karl Marx, ont toutes fait et font encore preuve ◀d’▶un attachement « inaliénable » à ◀la▶ liberté et aux droits de l’homme ?
◀Les▶ régions. ◀Le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ division du CE qui anime ◀la▶ Conférence permanente des pouvoirs locaux et régionaux est à peu près ◀l’▶inverse du précédent.
Ici, ◀l’▶on est parti non des mythes sacro-saints ◀de▶ ◀l’▶État-nation et ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale absolue, mais au contraire des besoins humains dans leur réalité ◀la▶ plus immédiate — à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀la▶ commune — ces besoins mêmes que ◀la▶ centralisation administrative et décisionnelle ◀de▶ la plupart de nos États européens empêche ◀de▶ prendre en compte et à plus forte raison ◀de▶ satisfaire. On est parti ◀de▶ ces besoins ◀les▶ mieux connus, on a reconnu rapidement ◀les▶ causes ◀d’▶insuffisances, et ◀de▶ malfonctionnement, ainsi que ◀les▶ remèdes possibles, généralement à portée ◀de▶ ◀la▶ main. Et peu à peu ◀l’▶on est passé ◀de▶ ◀l’▶échelle communale à ◀la▶ région, selon ◀la▶ logique des réalités physiques, des besoins humains, des dimensions des tâches nécessaires ou souhaitables, et selon ◀les▶ moyens nouveaux qu’offraient ◀les▶ inventions technologiques, notamment ◀les▶ ordinateurs, capables ◀de▶ tenir compte ◀de▶ réalités ◀d’▶une complexité telle que ◀l’▶État ◀les▶ niait purement et simplement, faute de concevoir ◀la▶ possibilité ◀de▶ ◀les▶ maîtriser.
Une première Conférence des régions frontalières, tenue au siège du CE en 1972100, à ◀l’▶initiative ◀de▶ ◀l’▶Assemblée consultative, envisagea ◀le▶ problème crucial des régions transfrontalières (on n’avait pas osé ◀le▶ dire franchement, pudeur stato-nationaliste oblige) du type ◀de▶ ◀la▶ Regio basiliensis (helvéto-franco-allemande), des Euregio franco-allemandes, ou belgo-hollando-allemandes, ou austro-italo-slovène, etc.101
◀Le▶ programme ◀de▶ travail établi par cette première Conférence, très activement poussé par ◀le▶ secrétariat au CE, vit ses efforts officiellement reconnus par ◀l’▶adjonction du terme « régionaux » au titre ◀de▶ ◀la▶ Conférence permanente des pouvoirs locaux : c’était enregistrer symboliquement ◀les▶ progrès accomplis dans toute ◀l’▶Europe par ◀l’▶idée régionaliste, enfin reconnue en Italie, en Belgique, en Grande-Bretagne, en Espagne et même en France, comme un des développements majeurs, politique, social, économique, et surtout civique, du xxe siècle finissant.
Une troisième Conférence des pouvoirs locaux et régionaux va se tenir en octobre à Borken (RFA) et permettra ◀de▶ faire ◀le▶ point des progrès accomplis au cours des dernières années, et ◀de▶ ◀l’▶évolution très prometteuse qui se dessine dans ◀l’▶invention ◀de▶ relations socioéconomiques et culturelles et ◀de▶ statuts juridiques ◀d’▶un type nouveau, au sein de régions définies à la fois par ◀la▶ géographie, ◀la▶ langue et ◀la▶ culture, ◀les▶ traditions et ◀les▶ ressources naturelles, mais divisées en deux ou en trois appartenances nationales par des partages arbitraires au gré des guerres et des traités.
◀Le▶ plus remarquable, en ◀l’▶occurrence, c’est que ◀la▶ région est désormais en mesure ◀d’▶apporter des réponses concrètes aux vœux émis comme dans ◀le▶ vide des intentions idéalistes par ◀la▶ Déclaration des objectifs culturels du CE. ◀Le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ participation civique, notamment, ne trouve sa solution qu’au niveau de ◀la▶ région : ◀le▶ citoyen ne peut se sentir libre, et être libre en vérité, que là seulement où il est en mesure ◀d’▶assumer des responsabilités réelles, dans un milieu dont il connaît bien ◀les▶ problèmes et ◀les▶ ressources. Tout ◀le▶ reste est littérature. Il n’y a pas ◀de▶ libertés sans responsabilités correspondantes, comme, en retour, nul n’est tenu pour responsable ◀de▶ ses actes s’il ne ◀les▶ a pas commis librement : ◀le▶ bon soldat n’est pas tenu pour assassin pour avoir mitraillé sur ordre ◀l’▶ennemi.
Dans ce domaine clé du progrès politique, ◀le▶ Conseil de l’Europe, sans contredit, s’est placé au tout premier rang des constructeurs ◀d’▶une Europe fédérale.
Conclusion : une urgence nouvelle
Trente-cinq ans, ce n’est pas ◀l’▶heure des bilans, mais ◀d’▶une prise de conscience plus impérieuse des vraies urgences, celles qu’aggrave aujourd’hui ◀l’▶appel du but trop souvent différé : ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Europe jadis fut enlevée à ◀l’▶Asie par une fougueuse divinité ◀de▶ ◀l’▶Occident, Jupiter changé en Taureau. On nous dit qu’Europe aujourd’hui risque à nouveau ◀d’▶être séduite, cette fois-ci par un Ours ou par un Aigle. Craignons plutôt ◀le▶ prudent idéal ◀de▶ certains délégués à Strasbourg : ◀l’▶enlèvement ◀d’▶Europe par un escargot.
Avouons que ◀les▶ choses ont empiré depuis. On dirait que ◀les▶ Européens, désormais, ont pris ◀l’▶habitude du sur-place ; qu’ils ont pris leur parti ◀d’▶avoir passé un tiers ◀de▶ siècle à ne plus avancer, à parler ◀de▶ ◀l’▶union sans ◀la▶ faire et à dire son urgence tout en ◀la▶ renvoyant à quelque session ultérieure.
Je lis pas mal ◀d’▶études sur ◀la▶ CEE de Bruxelles et ses problèmes. Je suis ◀de▶ près ◀les▶ activités culturelles et régionalistes du CE, et j’y participe chaque fois qu’on me ◀le▶ propose. Nulle part je ne vois dénoncer ◀l’▶aberration maximale du siècle, je veux parler ◀de▶ ◀l’▶existence simultanée ◀de▶ deux grandes organisations à vocation européenne, sans liens ◀d’▶aucune espèce hors des buts allégués ◀d’▶union, cela va sans dire, buts toujours différés sine die, et cela va tellement mieux en ◀le▶ taisant…
J’appelle aberration maximale ◀de▶ ◀l’▶époque ◀la▶ situation présente ◀de▶ ◀la▶ « construction européenne » — situation que personne n’a prévue et moins encore voulue, mais qui consiste, au fait et au prendre, à confier ◀l’▶union à deux organisations dépourvues ◀de▶ tout lien constitutionnel, ◀d’▶inégale importance à tous égards : la première comprenant ◀les▶ 21 États de l’Ouest, la seconde 10 d’entre eux, jusqu’ici ; la première à vocation multiple : politique, juridique, sociale et culturelle, mais sans autres pouvoirs que ◀de▶ propositions, et la seconde à vocation unique, économique, mais dotée ◀de▶ quelques pouvoirs (sans cesse menacés, d’ailleurs, par ◀le▶ droit ◀de▶ veto ◀d’▶un des membres) ; l’une et l’autre en fin de compte dépendant des États constamment susceptibles ◀de▶ tout bloquer au nom de leur « souveraineté » sacrée, quoique ◀de▶ moins en moins vérifiable. Point ◀d’▶exécutif coiffant ◀le▶ tout, ni ◀de▶ législatif digne du nom, mais deux assemblées sans nuls liens et dont ◀les▶ vœux n’ont guère ◀de▶ poids au regard des intérêts particuliers des États membres. Et surtout, point ◀de▶ constitution qui unifie ◀les▶ efforts et ◀les▶ rende convergents.
Ni l’une ni l’autre des deux organisations parallèles — leur point ◀de▶ rencontre à ◀l’▶infini — ne saurait prétendre à conduire une politique européenne, à invoquer, et d’abord à faire naître un vrai civisme européen ; et, but suprême, à assurer ◀le▶ maintien ◀de▶ ◀la▶ paix continentale.
Quels que soient ◀les▶ jugements que ◀l’▶on porte sur ◀les▶ trente-cinq années du CE et ◀les▶ vingt-sept années ◀de▶ ◀la▶ CEE, quoi qu’il en soit des qualités et des défauts intrinsèques ◀de▶ chaque institution — ◀la▶ qualité des hommes ne faisant aucun doute, on ◀l’▶a vu par ◀les▶ noms cités plus haut — ◀la▶ seule question qui demeure ouverte et qui exige une réponse immédiate est ◀de▶ savoir si nous allons enfin prendre conscience ◀d’▶un scandale qui n’est pas, comme on semble ◀le▶ croire, un fait ◀de▶ nature, mais un cafouillage politique — donc fait ◀de▶ main ◀d’▶homme — sans précédent dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Europe.
◀L’▶ensemble ◀d’▶études politiques auquel j’apporte ici ma note philosophique, c’est-à-dire ◀de▶ contestation, pourra-t-il être une occasion privilégiée ◀de▶ ◀la▶ prise de conscience que j’appelle ?
Vers quoi tend cette prise de conscience ? Qui va prendre ◀l’▶initiative ◀d’▶en tirer ◀d’▶immédiates conclusions ? Qui est ◀le▶ mieux placé pour ◀le▶ faire ? Je vois seulement ce qui est urgent, et qui commande ◀le▶ reste :
— il s’agit ◀d’▶unifier ◀les▶ actions parallèles du CE et ◀de▶ ◀la▶ CEE,
— et ◀de▶ ◀les▶ rendre convergentes, sous ◀le▶ signe ◀d’▶une Constitution répondant aux nécessités ◀de▶ ◀l’▶unité dans ◀la▶ diversité, et ◀de▶ ◀l’▶union des autonomies, régionales plus encore que nationales,
— au bénéfice final non pas ◀de▶ ◀la▶ puissance orgueilleuse ◀d’▶un Troisième Grand, mais bien des libertés concrètes des citoyens, et donc ◀de▶ leurs responsabilités.
◀Le▶ projet ◀de▶ ◀la▶ Constitution rédigé par Fernand Dehousse pour ◀l’▶Assemblée ad hoc, en 1953, offre ◀la▶ meilleure base pour une entente rapide : s’inspirant ◀de▶ ◀la▶ Constitution fédérale ◀de▶ ◀la▶ Suisse (1848), il préconise un Pouvoir fédéral né ◀d’▶une délégation ◀de▶ souveraineté des membres, dans des domaines majeurs strictement limités ; avec, en retour, ◀la▶ garantie donnée par ce Pouvoir aux souverainetés subsistantes des membres.
Qui oserait, aujourd’hui, refuser cela ?
Si ◀le▶ présent article n’avait ◀d’▶autre utilité que ◀de▶ poser la question à nouveau, aujourd’hui, je n’aurais pas perdu mon temps ni celui ◀de▶ mes lecteurs.
P.-S. — Je lis dans ◀le▶ numéro ◀de▶ janvier 1985 du Forum du Conseil de l’Europe ◀les▶ lignes suivantes : « ◀L’▶actuel effort ◀de▶ réflexion institutionnelle intéresse tout à la fois ◀la▶ Communauté européenne et ◀le▶ Conseil de l’Europe. » ◀La▶ CEE a constitué un « Comité ad hoc sur ◀les▶ questions institutionnelles ». ◀Le▶ CE, pour sa part, a institué, fin 1984, ◀la▶ « Commission Colombo », formée ◀de▶ personnalités indépendantes.
« ◀L’▶annexe à ◀la▶ Recommandation 999 ◀de▶ ◀l’▶Assemblée demande expressément à ◀la▶ Commission ◀d’▶examiner dans quelle mesure ◀les▶ institutions européennes actuellement existantes sont adaptées aux réalités et aux exigences ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀de▶ demain. » En même temps, ◀la▶ Commission ne devra pas perdre ◀de▶ vue « que ◀l’▶Europe comprend d’autres pays que ◀les▶ démocraties ◀de▶ ◀l’▶Europe occidentale » (…) « On peut imaginer que ◀la▶ Commission Colombo va consacrer une attention particulière aux relations entre ◀la▶ Communauté européenne et ◀le▶ Conseil de l’Europe. »