Denis de Rougemont tel qu’en lui-même… [Entretien] (printemps 1986)x y
Monsieur de Rougemont, quelle est votre activité actuelle ?
Je recommence à travailler, après trois mois au moins d’▶interruption involontaire due à une série ◀de▶ maladies. Ce n’est pas très facile à résumer : j’ai à peine recommencé à travailler. Mais ce que je dois faire maintenant, c’est terminer douze livres dont certains sont en bonne partie écrits, ce sont des thèmes ◀d’▶essai que je peux terminer rapidement, et puis deux livres très importants pour moi, qu’il faudra que je réécrive presque entièrement, bien que j’aie déjà cent, cent-cinquante pages ◀de▶ chacun, écrites depuis quinze ou vingt ans. Cela va boucler un peu ◀l’▶ensemble ◀de▶ mon œuvre dans différents domaines, littéraire, métaphysique ou politique. Et puis, à part cela, j’ai encore mes activités européennes. Je compte me retirer maintenant, vu mon grand âge, du Centre européen de la culture que j’ai créé en 1948 et inauguré en 1950. Mais je ne vais pas ◀le▶ laisser, ◀l’▶abandonner en chemin comme un pauvre enfant. Il faut absolument que je mette sur pied avec ◀de▶ nouveaux collaborateurs, avant de m’en aller, un programme très ambitieux, européen, de plus grande extension que ◀le▶ seul Centre de Genève, grâce à des appuis que je compte trouver du côté du Conseil de l’Europe et ◀de▶ plusieurs organismes gouvernementaux ou privés. Je voudrais, avant de partir, mettre sur pied un grand programme ◀de▶ culture pour ◀l’▶Europe. ◀La▶ culture au service ◀de▶ ◀la▶ construction fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe. Voilà.
Quel a été ◀le▶ chemin qui vous a permis ◀de▶ devenir écrivain, essayiste, homme politique ?
Je vous dirai d’abord que quand je suis sorti ◀de▶ ◀l’▶enfance, lorsque j’avais 14-15 ans, j’ai commencé à me demander ce que j’allais faire dans ◀la▶ vie, comme on ◀le▶ fait à cet âge-là, et j’ai décidé que j’allais devenir chimiste. Pourquoi ? Parce que j’avais lu par hasard un ouvrage ◀d’▶un chimiste français un tout petit peu farfelu qui avait fait des croissances imitant des croissances végétales ou biologiques en mélangeant des acides et des bases dans des espèces ◀de▶ crèmes qu’il fabriquait avec ◀de▶ ◀la▶ colle. J’ai été fasciné par cela, je me suis mis à ◀l’▶imiter et à essayer ◀de▶ refaire des plantes. Je faisais des crèmes que je composais longuement, d’après ce qu’il m’indiquait dans ses livres, je ◀les▶ mettais au fond ◀d’▶une éprouvette, et avec une stupéfaction que vous pouvez imaginer — surtout à cet âge-là où ◀les▶ questions ◀de▶ croissance, ◀de▶ génétique sont très passionnantes — je voyais ◀de▶ petites cellules se former, monter, et cela faisait finalement une longue plante qui poussait en deux ou cinq minutes, et quand elle arrivait en haut ◀de▶ ◀l’▶éprouvette cela donnait une sorte ◀de▶ champignon ou presque ◀de▶ fleur. J’étais fasciné par ce genre ◀de▶ chose, je ne faisais que ça. J’étais décidé à devenir chimiste, j’ai été jusqu’à lire ◀de▶ gros traités ◀de▶ chimie qui étaient très difficiles pour moi parce que là, on était très loin de mes manipulations imaginatives, on était dans ◀les▶ choses plus sérieuses. Et puis je suis entré au gymnase scientifique ◀de▶ Neuchâtel à 16 ans, trois ans avant ◀le▶ bachot. Après deux ans ◀de▶ leçons ◀de▶ chimie sérieuses au gymnase, j’ai compris que je m’étais entièrement fourvoyé, que ce n’était pas là ma vocation. Ces trois ans avant mon bachot furent vraiment épouvantables pour moi : j’avais quatorze heures ◀de▶ mathématiques par semaine. J’en ai beaucoup souffert, et je me suis mis, pour essayer ◀de▶ compenser cette erreur ◀d’▶aiguillage au départ, à écrire des poèmes. Alors c’est devenu ma nouvelle obsession, je ne faisais que cela et je ne pouvais pas imaginer que ◀l’▶on pouvait écrire autre chose que ◀de▶ ◀la▶ poésie. Enfin, je trouvais vulgaire ◀d’▶écrire des articles, par exemple. Et voilà qu’un beau jour, comme je faisais beaucoup de sport, j’étais passionné ◀de▶ football, j’ai lu un livre ◀de▶ Montherlant qui était à ◀la▶ gloire du football, intitulé ◀Le▶ Paradis à ◀l’▶ombre des épées, un beau titre. J’ai été tellement enthousiasmé par cette lecture (surtout quand j’ai appris que Montherlant jouait au goal — moi j’étais presque toujours goal-keeper, plutôt que centre avant), que je me suis mis à écrire un article sur son livre. Je ◀l’▶ai envoyé à une revue, ◀la▶ seule revue que je connaissais, qui était ◀La▶ Semaine littéraire, à Genève, et j’ai reçu trois jours après au Gymnase ◀de▶ Neuchâtel, qui avait ◀la▶ même adresse que ◀l’▶Université, une réponse immédiate du directeur (sans doute croyait-il que j’étais un jeune professeur ◀d’▶université). Je me suis révélé ainsi à mes professeurs ◀de▶ sciences qui ont compris pourquoi j’avais tant de peine à faire des maths et ◀de▶ ◀la▶ chimie. Je ◀les▶ trahissais en faisant ◀de▶ ◀la▶ littérature. C’était très mal vu. Je n’ai plus fait que ça depuis lors.
Après ses études universitaires en lettres et philosophie, Denis de Rougemont est parti pour Paris, où il a travaillé auprès de maisons ◀d’▶édition et écrit les premières œuvres qui lui ont immédiatement valu ◀la▶ notoriété. Ce fut une période ◀de▶ grande créativité.
À Paris, j’ai découvert toutes sortes ◀d’▶écoles ◀de▶ pensée nouvelles. C’était en 1931, et jusqu’à ◀la▶ guerre, il y a eu neuf années tout à fait extraordinaires, qu’on appelle maintenant dans plusieurs livres qui ont paru en France « ◀les▶ années 1930 ». On découvrait ◀la▶ pensée existentielle quinze ans avant M. Sartre. On découvrait ◀les▶ auteurs allemands. J’ai découvert Kierkegaard, devenu un ◀de▶ mes grands maîtres, qui était aussi théologien ; alors j’ai commencé à m’intéresser à ◀la▶ théologie. J’ai découvert Heidegger, ◀le▶ philosophe allemand. Et puis avec mes amis, nous avons très vite fondé des groupes ◀de▶ pensée autour ◀d’▶une idée ◀de▶ ◀l’▶homme, en tant que personne, opposée à ◀l’▶individu, ce que Marx appelait ◀l’▶individu atomisé. Nous avions repris un peu de cette critique-là, tout en étant très antimarxistes pour ◀le▶ reste. Nous avons alors fondé ◀les▶ groupes personnalistes qui continuent aujourd’hui encore dans ◀la▶ revue Esprit , et une autre petite revue à laquelle j’étais plus étroitement attaché, qui s’appelait L’Ordre nouveau , rien ◀de▶ commun évidemment avec ◀le▶ mouvement fasciste. Nous avons développé des théories sur ◀l’▶actualité, sur ◀l’▶évolution du monde, ◀de▶ ◀l’▶Europe en particulier.
Nous nous sommes tout de suite situés en dehors des partis. Notre devise était « ni gauche, ni droite, mais en avant, devant ◀les▶ problèmes ». Nos idées ont joué un certain rôle dans ◀le▶ développement politique français, à cette époque. Puis nous avons développé des théories politiques constructives, curieusement sur ◀la▶ base ◀d’▶un fédéralisme, je dis curieusement parce que ◀la▶ France est ◀le▶ pays même ◀de▶ ◀la▶ centralisation. Il est vrai qu’il y avait parmi nous des Européens ◀de▶ partout… il y avait un Russe, il y avait des Allemands, un Italien. Nous avions beaucoup ◀d’▶amis, presque des disciples déjà, en Angleterre, en Belgique. Nous avons alors élaboré, ◀d’▶une manière encore très théorique, une conception ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀d’▶une Europe qu’il fallait fédérer au-delà des nationalismes. Nous avons forgé ce terme ◀d’▶État-nation qui est utilisé maintenant un peu partout. Nous avons dénoncé cette nouvelle tyrannie moderne qui consiste dans ◀le▶ fait que nos sociétés sont dirigées par ◀l’▶État, c’est-à-dire par des corps ◀de▶ fonctionnaires qui se sont emparés ◀de▶ ◀l’▶ensemble des activités ◀de▶ ◀la▶ nation, privant ◀les▶ hommes ◀de▶ leurs responsabilités en leur donnant ◀le▶ sentiment qu’ils ne sont pas responsables. J’ai commencé à poser ◀les▶ bases ◀de▶ ma philosophie politique, à ce moment-là, à ◀la▶ préciser un peu sur ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ personne, par opposition à ◀l’▶individu, ◀d’▶homme à la fois libre et responsable, ◀les▶ deux termes, ◀les▶ deux adjectifs étant absolument liés. Je n’en ai jamais démordu, ◀de▶ cette théorie-là qui est fondamentale pour tous mes livres : ◀l’▶homme est libre dans ◀la▶ mesure où il est responsable. S’il ne peut pas être responsable ◀de▶ son rôle dans ◀la▶ vie civique, il n’est pas libre. De même qu’en justice, on sait très bien que si vous avez commis une grave faute ou un crime et que votre avocat peut démontrer que vous n’étiez pas libre quand vous ◀l’▶avez commis, vous n’êtes pas tenu non plus pour responsable. Voilà une chose fondamentale sur laquelle repose toute ◀la▶ critique que nous avons fait ◀de▶ ◀la▶ société actuelle. Elle a porté des fruits dans pas mal ◀de▶ domaines ◀de▶ ◀la▶ politique et ◀de▶ ◀la▶ vie des idées politiques en Europe, après ◀la▶ tragédie ◀de▶ ◀la▶ guerre.
Nous étions en train de voir ◀la▶ guerre des nations, des États-nations, se préparer ; ◀les▶ totalitaires, qu’ils soient ◀de▶ gauche ou ◀de▶ droite, ◀les▶ fascistes italiens, ◀les▶ nazis allemands, ◀les▶ staliniens en Russie, faire tous ◀la▶ même chose. Nous nous opposions à tout cela, ◀la▶ personne, ◀l’▶homme libre et responsable étant notre but.
Finalement ce que nous avions prévu et redouté, c’est-à-dire ◀la▶ guerre ◀de▶ trente-neuf, a éclaté. Et là tout notre mouvement s’est dissout puisque nous étions ◀de▶ différentes nationalités.
Je fus tout de suite mobilisé en Suisse où j’étais lieutenant dans ◀l’▶armée. J’étais d’abord en campagne dans mon canton ◀de▶ Neuchâtel, puis je fus appelé à Berne à ◀l’▶état-major, dans ◀la▶ section « Armée et foyer », qui s’occupait des liaisons entre ◀l’▶armée et ◀la▶ population et aussi du moral des troupes. Je m’y suis senti à ◀l’▶aise, car je pouvais commencer à appliquer mes idées sur ◀le▶ vif. J’ai fondé en même temps avec un ami ◀de▶ Zurich, Theophil Spoerri, professeur ◀de▶ lettres romanes, un mouvement ◀de▶ résistance, ◀la▶ Ligue du Gothard.
Chose curieuse (j’ai l’air ◀de▶ me vanter beaucoup), c’est le premier mouvement ◀de▶ résistance qui ait été créé en Europe, heureusement il n’a jamais eu à entrer en fonction contre ◀les▶ Allemands. Alors que nous étions en train d’organiser cette Ligue du Gothard avec des gens que nous avions pris à droite et à gauche conformément à ma philosophie « ni gauche ni droite, mais en avant, devant ◀les▶ problèmes », il y a eu un incident qui a changé ◀le▶ cours ◀de▶ ma vie. ◀Le▶ 15 juin 1940, mon ordonnance est entrée dans mon bureau et m’a dit : « Mon premier-lieutenant, on vient ◀d’▶entendre qu’Hitler est entré dans Paris. » Comme j’avais habité Paris pendant douze ans, cela m’a fait un choc. Je me suis mis à écrire à toute vitesse deux pages que j’ai envoyées à ◀la▶ Gazette ◀de▶ Lausanne . ◀Le▶ lendemain, dimanche 16 juin, j’ai montré mon manuscrit à mon beau-frère qui était à ◀la▶ censure. Il m’a dit : « Tu peux être tranquille, ça ne passera jamais, c’est beaucoup trop violent, ce n’est pas du tout neutre. » ◀Le▶ lundi matin, je suis arrivé à mon bureau à sept heures, près de ◀la▶ gare ◀de▶ Berne, où j’avais acheté ma Gazette ◀de▶ Lausanne sans plus penser à mon article. Il était en première page, et ◀le▶ titre en était : « À cette heure où Paris exsangue voile sa face ◀de▶ nuages et se tait. » Je me dis : « Bon c’est un peu sentimental », sans penser une seconde que cela produirait un déchaînement dans ◀le▶ grand état-major et chez ◀le▶ général. J’ai été mis aux arrêts immédiatement pour atteinte à ◀la▶ neutralité suisse et même bien pire : j’étais accusé ◀de▶ mettre en péril ◀la▶ sécurité ◀de▶ ◀la▶ Suisse, ce qui était vraiment ◀l’▶accusation ◀la▶ plus grave que ◀l’▶on pouvait porter contre quelqu’un à ◀l’▶époque. Finalement ◀le▶ chef ◀de▶ ◀la▶ Justice ◀de▶ ◀l’▶armée a déclaré que je ne tombais sous ◀le▶ coup ◀d’▶aucune loi militaire, qu’il ne voulait pas s’occuper ◀de▶ ◀la▶ chose. ◀Le▶ général Guisan m’a donné alors une punition personnelle, ce que seul ◀le▶ chef ◀de▶ ◀l’▶armée a ◀le▶ droit ◀de▶ faire. Cela m’a été annoncé par un gros colonel bernois, qui est venu chez moi — j’avais loué une petite maison sur ◀les▶ pentes du Gurten, au-dessus ◀de▶ Berne. « ◀Le▶ général vous condamne à quinze jours ◀de▶ forteresse dans ◀le▶ Valais, au pain, à ◀l’▶eau, sans visites ni courrier. Vous avez bien compris ? Répétez. » J’ai répété comme on doit ◀le▶ faire, puis il m’a dit, comme on doit ◀le▶ faire aussi : « Avez-vous des observations à présenter ? » J’ai répondu : « Non, mon colonel, aucune, j’ai toujours été pour ◀les▶ vacances payées. » Après cette insolence, on a bu un verre ensemble puis il m’a dit : « Alors vous avez bien compris : à partir de maintenant, vous êtes au fort ◀de▶ Saint-Maurice en Valais. Tout ce que je vous demande, c’est ◀de▶ ne pas vous afficher dans ◀les▶ rues ◀de▶ Berne avec une petite femme à chaque bras, parce qu’on a besoin ◀de▶ vous au bureau. »
J’ai continué à participer à ◀la▶ Ligue du Gothard, mais cela devenait difficile et risqué parce qu’elle comptait des membres clandestins dans ◀l’▶armée. Si bien que quand ◀la▶ Fondation Pro Helvetia a proposé que j’aille en Amérique pour un bref voyage faire jouer à ◀la▶ « World’s Fair » ◀de▶ New York un oratorio sur Nicolas de Flue , dont j’avais écrit ◀le▶ texte un an auparavant, mis en musique par Arthur Honegger, on a été trop content ◀de▶ pouvoir se débarrasser ◀de▶ ma personne : j’étais devenu gênant en Suisse, on m’a donné un passeport diplomatique, et allez ouste, départ avec toute ma famille (ma première femme et deux enfants qui avaient 5 ans et 5 mois). Cela a été toute une odyssée que ◀d’▶arriver en Amérique en cargo, en 1940. Il y eut Pearl Harbor. ◀La▶ guerre entre ◀le▶ Japon et ◀les▶ États-Unis. Je n’ai donc pas pu revenir en Europe. J’ai passé six ans en Amérique et j’ai dû m’y débrouiller.
Denis de Rougemont est resté aux États-Unis jusqu’en 1946. Il donne des cours à ◀l’▶École libre des hautes études, puis entre à ◀l’▶Office of War Information, où il devint ◀le▶ principal rédacteur ◀de▶ ◀la▶ « Voix ◀de▶ ◀l’▶Amérique », en langue française. Il fréquente alors ◀le▶ groupe des surréalistes exilés, se lie ◀d’▶amitié avec André Breton, Marcel Duchamp, Max Ernst et Matta et d’autres exilés : Alexis Léger, Boris Souvarine, Jacques Maritain, Consuelo et Antoine de Saint-Exupéry. En 1944, il reçoit un « fellowship » ◀de▶ ◀la▶ Fondation Bollingen qui lui permet ◀d’▶écrire.
Bien entendu, à New York, je pensais sans cesse à ce qu’on pourrait faire si Hitler était battu, si nous pourrions rentrer en Europe. J’avais beaucoup ◀d’▶amis ◀de▶ tous ◀les▶ pays européens, réfugiés là-bas, avec qui nous nous disions : si nous pouvons rentrer en Europe, il n’y aura qu’une chose à faire, c’est une fédération européenne. Je n’avais pas du tout ◀d’▶argent pour rentrer, aucun job ni rien, et voilà que je reçois un beau jour, au début ◀de▶ ◀l’▶année 1946, il y a ◀de▶ cela juste quarante ans, une lettre ◀d’▶invitation à venir faire une conférence sur ◀l’▶Europe à Genève, dans une nouvelle organisation qui s’appelait « Rencontres internationales ◀de▶ Genève », et m’offrait ◀de▶ passer un mois en Suisse. C’était vraiment un « godsend » comme on dit en anglais : un cadeau du ciel. J’ai pris un avion pour la première fois ◀de▶ ma vie, ou à peu près. Superbe traversée. Je suis arrivé à Paris où j’ai passé un premier mois à voir un peu ce qu’était devenue ◀l’▶Europe après ces années ◀d’▶occupation.
Puis je suis allé chez mes parents près de Neuchâtel. J’ai préparé ma conférence pour ◀les▶ « Rencontres internationales » et ◀l’▶ai donnée ◀le▶ jour même ◀de▶ mes 40 ans, ◀le▶ 8 septembre 1946. Cela a très bien marché, il y avait une brochette ◀de▶ conférenciers remarquables qui étaient, entre autres, pour ◀la▶ France, Georges Bernanos et Julien Benda, pour ◀l’▶Allemagne ◀le▶ philosophe Karl Jaspers, ◀le▶ philosophe marxiste hongrois Lukacs. Nous étions neuf conférenciers, dont j’étais ◀le▶ plus jeune, et j’ai parlé des maladies ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ ◀la▶ mauvaise mine que je lui trouvais en rentrant après cinq ans ◀d’▶Amérique. Sans que je m’en doute, cela a été mon premier acte ◀d’▶engagement européen. J’avais conçu une théorie ◀de▶ ◀l’▶engagement ◀de▶ ◀l’▶écrivain, mais là je passais ◀de▶ ◀la▶ théorie à ◀la▶ pratique. Si bien que je peux faire remonter mon engagement européen à quarante ans exactement, et ◀le▶ soir ◀de▶ mes 40 ans.
Au centre ◀de▶ ◀l’▶intérêt ◀de▶ Denis de Rougemont il y a toujours eu, comme nous ◀l’▶avons vu, ◀l’▶homme, en tant que personne libre et responsable, par opposition à ◀l’▶individu anonyme perdu dans ◀la▶ masse. Mais quel est ◀le▶ rapport ◀de▶ ◀l’▶homme à ◀la▶ société, à quels dangers est-il exposé ?
Notre mouvement, qui s’appelait « mouvement personnaliste », a porté toute sa réflexion sur ◀l’▶homme, but ◀de▶ ◀la▶ société, et non pas ◀l’▶inverse, comme on a l’air ◀de▶ ◀le▶ croire dans ◀les▶ sociétés totalitaires, où ◀l’▶on pense que ◀la▶ société est ◀le▶ but ◀de▶ ◀l’▶homme. Nous avons toujours pensé que ◀la▶ société est au service ◀de▶ ◀l’▶homme, doit ◀l’▶être. Or c’est exactement ◀le▶ contraire qui se passe aujourd’hui. Vous me demandez quels dangers existent pour ◀l’▶homme ? Eh bien, tout simplement celui ◀de▶ perdre toute liberté, en tant que sujet maître ◀de▶ soi, ◀de▶ perdre sa liberté parce que, dans ce monde immense des États-nations, il perd sa responsabilité. Il ne peut plus être un citoyen libre et responsable.
Voilà tout ce que nous disions dans ◀les▶ années 1930 à trente-neuf, nous que ◀l’▶on appelait « ◀les▶ non-conformistes des années 1930 ». C’est là ◀le▶ fondement ◀de▶ tout ce que j’écris et ◀de▶ toute mon action politique pour ◀l’▶Europe. ◀Les▶ dangers sont innombrables, ils proviennent tous ◀de▶ ◀la▶ même cause, car dans ◀le▶ monde des États-nations, dans ce monde dont ◀le▶ seul but est ◀la▶ puissance, on oublie ◀l’▶essentiel, c’est-à-dire ◀les▶ finalités ◀de▶ ce que ◀l’▶on fait.
Par exemple, on invente ce qui permet ◀de▶ faire des bombes atomiques. C’est très bien ◀de▶ faire des recherches scientifiques. J’ai été passionné dès ◀le▶ début par des amis physiciens qui me parlaient ◀de▶ ces recherches. Je trouvais cela très bien, mais quand on s’est mis à ◀les▶ appliquer sans aucune mesure, sans aucune finalité, sans aucune règle sauf celle ◀de▶ vaincre, ◀de▶ tuer ◀le▶ plus possible ◀d’▶hommes ou ◀de▶ gagner ◀le▶ plus possible ◀de▶ milliards, j’ai vu commencer là ◀la▶ grande crise du monde moderne qui peut ◀le▶ conduire à son anéantissement. Car vous savez, c’est une chose qui est connue maintenant, qui a été vérifiée par toutes ◀les▶ commissions scientifiques américaines, à ◀la▶ demande ◀de▶ ◀la▶ Maison-Blanche : il est parfaitement établi aujourd’hui qu’une guerre atomique, même localisée entre deux ou trois pays, et qui durerait un ou deux mois, aboutirait à ◀la▶ fin ◀de▶ toute vie sur terre, ne serait-ce que par ◀l’▶apparition ◀de▶ ce qu’on appelle « ◀l’▶hiver nucléaire ». Cela on ◀le▶ sait. Pourquoi ? Parce que ◀l’▶homme a oublié ◀les▶ finalités : il croit que ◀la▶ finalité c’est ◀la▶ puissance. Or, ◀la▶ finalité c’est évidemment ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀de▶ ◀l’▶homme considéré non pas comme un objet que ◀l’▶État ou ◀les▶ puissants ◀de▶ ce monde, ◀les▶ puissances ◀d’▶argent, manipulent comme ils ◀le▶ veulent, mais comme un sujet, un homme libre et responsable, ce que nous appelons une personne.
Donc, et là je me répète, il faut que ◀la▶ société soit faite pour ◀l’▶homme, et non ◀le▶ contraire. ◀Les▶ deux grandes finalités que ◀l’▶on doit rechercher en faisant une société, ce n’est pas ◀la▶ puissance, mais c’est ◀la▶ liberté et ◀la▶ responsabilité liées, comme je ◀l’▶ai dit, et ◀l’▶amour.
◀L’▶amour est un des grands thèmes ◀de▶ Denis de Rougemont. Au plus profond ◀de▶ ◀l’▶homme, c’est ◀le▶ sentiment par excellence qui ◀le▶ porte vers autrui. Mais comment ce sentiment devient-il un facteur ◀de▶ libération et ◀de▶ dépassement pour ◀l’▶homme ? Ne peut-il devenir facteur ◀de▶ destruction ◀de▶ l’autre et ◀de▶ soi-même ?
Quand on parle ◀d’▶amour, on parle ◀de▶ beaucoup de choses complètement différentes, et quelquefois tout à fait opposées. Je suis arrivé, en écrivant mon livre ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident , à mettre cela au clair, en prenant ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶amour et du mariage. ◀L’▶amour dans ◀le▶ mariage, ce n’est pas une passion égoïste, purement physique, sexuelle, ou romantique et littéraire. Cela, c’est ◀l’▶amour sentimental, c’est ◀l’▶amour que ◀l’▶on subit, ◀l’▶amour romantique. Ce n’est pas ◀l’▶amour dans ◀le▶ mariage, que je décris comme ◀l’▶amour actif où ◀l’▶homme est actif pour ◀le▶ bien ◀de▶ ◀la▶ femme et ◀la▶ femme pour ◀le▶ bien ◀de▶ ◀l’▶homme par ses actions quotidiennes, toute sa manière ◀de▶ vivre. Tandis que ◀l’▶amour-passion, comme ◀le▶ mot ◀l’▶indique, a pour étymologie « pati », en latin, qui veut dire subir, souffrir. ◀L’▶amour-passion, glorifié par ◀la▶ littérature, c’est ◀l’▶amour que ◀l’▶on subit, qui aboutit généralement à des catastrophes, recherché comme étant plus romantique, tandis que ◀l’▶amour sérieux, vécu tous ◀les▶ jours, et qui est un véritable amour — on veut ◀le▶ bien ◀de▶ l’autre — passe pour ennuyeux. Mais entre vivre une vie un peu ennuyeuse ou vivre une vie catastrophique comme celle qu’on est en train de fabriquer, ◀le▶ choix est fait. Il est facile. D’ailleurs, ce n’est pas du tout ennuyeux, ◀le▶ vrai amour. Je voudrais donc qu’on rétablisse comme but ◀de▶ ◀la▶ société (cela a l’air grandiloquent ◀de▶ ◀le▶ dire), comme finalité suprême à toute société et à toute vie humaine, en même temps ces trois choses : ◀la▶ liberté, inséparable ◀de▶ ◀la▶ responsabilité civique vis-à-vis de ◀la▶ communauté, et ◀l’▶amour considéré comme action. Et là je rejoins, si vous ◀le▶ voulez, ◀les▶ fondements mêmes du christianisme, puisque ◀la▶ seule définition satisfaisante ◀de▶ Dieu qui ait jamais été donnée, c’est celle ◀de▶ saint Jean : « Dieu est amour. » Évidemment ce n’est pas ◀l’▶amour sentimental, c’est ◀l’▶amour-action, ◀l’▶amour du prochain. C’est très résumé, je m’en excuse, mais j’aime à donner aux mots leur véritable sens.
Dans quelles circonstances avez-vous écrit ◀le▶ livre ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident ?
Eh bien, c’était dans ◀les▶ deux ou trois premières années ◀de▶ mon premier mariage. Je sortais ◀d’▶une jeunesse que ◀l’▶on aurait qualifiée, en milieu bourgeois, ◀d’▶un peu orageuse. J’y ai bien appris ce qu’était ◀l’▶amour-passion, et à quelles catastrophes cela pouvait mener. J’ai éprouvé ◀le▶ besoin ◀d’▶écrire ce livre ; c’est toujours difficile, après coup, ◀de▶ dire pourquoi. J’ai commencé à ◀l’▶écrire dans un état ◀de▶ concentration et ◀de▶ passion littéraire considérables. Au moment, prévu par ◀le▶ contrat, où j’aurais dû remettre mon manuscrit, qui devait paraître dans une collection, j’ai dû céder mon tour. J’ai reçu une lettre ◀de▶ ◀l’▶éditeur me disant : « J’ai une grande requête à vous faire : pourriez-vous céder votre tour ◀de▶ deux mois, car je viens de recevoir un manuscrit ◀d’▶un jeune colonel français. Il s’agit ◀d’▶un livre qui s’appelle ◀La▶ France et son armée. » ◀L’▶auteur s’appelait ◀le▶ colonel de Gaulle. Alors j’ai répondu par une lettre un peu humoristique, disant : « Mon patriotisme français, bien que je sois Suisse, me commande ◀de▶ vous céder mon tour, je vais faire ce sacrifice. » En fait, j’étais délivré ◀d’▶un poids énorme, car je n’avais pas encore écrit une ligne ! Je pensais à mon livre tout ◀le▶ temps, mais je n’avais rien écrit. C’est dans un état ◀de▶ fièvre et ◀de▶ concentration extraordinaires que je m’y suis mis. J’ai écrit ce livre en trois mois, un gros livre ◀de▶ 380 pages. Vraiment dans un état ◀de▶ transe, car cela supposait une quantité ◀de▶ recherches auxquelles j’aurais pu passer ma vie. Quand j’ai commencé à mesurer mon ignorance en histoire, sur ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ passion, ◀de▶ ◀l’▶amour, ◀l’▶histoire du mariage, je me suis dit : « Voilà, ou bien j’y passe toute ma vie, je ne fais rien ◀d’▶autre, ou bien j’écris comme cela me vient et puis on verra bien ◀le▶ résultat. » Je commençais un peu à débrouiller mes idées là-dessus, et en trois mois j’ai bouclé ◀le▶ livre qui a paru en 1939, quelques mois avant ◀la▶ guerre.
◀La▶ société ◀d’▶aujourd’hui n’est pas à tort nommée « société ◀de▶ masse » : ◀l’▶individu s’y dilue, il est difficile ◀d’▶en comprendre ◀les▶ mécanismes, ◀d’▶y faire ses choix en toute connaissance de cause. À quelle condition ◀l’▶homme peut-il se sentir véritablement citoyen ? Comment ◀l’▶homme peut-il réaliser dans ◀la▶ vie quotidienne ◀les▶ principes que vous énoncez ?
Pour servir ◀les▶ finalités suprêmes ◀de▶ ◀l’▶homme, libre et responsable, et aimer ◀d’▶une manière active, il faut absolument ◀de▶ petites communautés. Nous ne sommes pas faits pour vivre dans ◀de▶ grands États-nations centralisés, sous ◀la▶ direction ◀de▶ ◀l’▶État et ◀de▶ ses fonctionnaires. Nous sommes faits pour vivre dans notre commune, dans notre famille d’abord, dans notre petite région, et c’est là que peu à peu j’ai retrouvé ma tradition suisse ◀de▶ fédéralisme poussé encore plus loin que ce n’est ◀le▶ cas aujourd’hui, où une tendance centralisatrice apparaît en Suisse, tendance qu’il nous faut combattre. Si ◀les▶ finalités sont liberté, responsabilité, amour actif du prochain, ◀de▶ petites communautés en sont ◀la▶ condition. Ces communautés ne doivent pas être fermées sur elles-mêmes, elles ne pourraient pas vivre. Aucune communauté n’est suffisante en soi, ne peut constituer une petite autarcie : elles doivent communiquer entre elles, elles ont des intérêts communs.
Par exemple, il y a une communauté qu’il nous faut restaurer : je pense à ◀la▶ région où j’habite, celle du lac Léman. Il y a une région lémanique qui est naturelle, dont ◀les▶ habitants en Savoie, dans ◀le▶ pays ◀de▶ Gex où nous sommes, à Genève, dans ◀le▶ canton ◀de▶ Vaud et celui du Valais, ont des intérêts communs. ◀De▶ tout ce qui concerne ◀les▶ problèmes du lac, ◀de▶ sa santé, ◀de▶ sa protection (problèmes que ces régions ont en commun depuis des siècles), il faudrait arriver à faire une sorte ◀d’▶unité nouvelle, définie par ◀l’▶habitude, par ◀les▶ coutumes, par ◀l’▶économie aussi. Leur développement au cours de ◀l’▶histoire a malheureusement coupé ces régions par des frontières absolument arbitraires, en morceaux qui ne correspondent à rien. Il faut d’abord concevoir, imaginer, et ensuite réaliser ◀de▶ proche en proche une Europe basée sur des communautés réelles s’unissant peu à peu, librement. C’est à elles ◀de▶ choisir avec qui elles veulent s’unir, se fédérer, se confédérer, comme ◀les▶ Suisses ◀l’▶ont fait ◀de▶ tout temps. Non pour créer une puissance guerrière, mais pour créer un cadre à ◀l’▶intérieur duquel ◀l’▶homme puisse être un homme, un cadre ◀de▶ liberté et ◀de▶ responsabilité. ◀La▶ responsabilité, c’est concrètement une question ◀de▶ dimension ◀de▶ ◀la▶ communauté. Vous ne pouvez pas être responsable quand ◀la▶ communauté compte 55 millions ◀d’▶habitants, ou 300 millions. Vous n’êtes responsable qu’à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀la▶ commune ou ◀de▶ ◀la▶ région, là où ◀la▶ voix ◀d’▶un homme peut se faire entendre. Donc il nous faut recréer cela, et puis ensuite fédérer ◀les▶ régions et aboutir à une Europe qui ne soit pas une coalition ◀d’▶États surarmés, pour être assez forte contre ◀les▶ attaques russes ou contre ◀les▶ ripostes américaines, mais pour pouvoir vivre ensemble et faire son métier ◀d’▶homme. Voilà ◀la▶ base ◀de▶ ce que je peux appeler ◀la▶ révolution personnaliste, à laquelle j’ai consacré non seulement beaucoup de livres, mais mon action depuis quarante ans.
Sous quelle forme mon action ? Eh bien, je me suis dit : puisqu’il nous faut partir ◀d’▶une finalité ◀de▶ ◀l’▶homme et des valeurs ◀les▶ plus communes aux Européens, cela veut dire qu’il nous faut partir ◀de▶ ◀la▶ culture. Je conçois ◀la▶ culture comme ◀l’▶ensemble des finalités et des valeurs communes à tous ◀les▶ Européens, qu’ils soient Français, Danois, Roumains, Bulgares ou Suisses. Ils ont beaucoup de choses en commun depuis des siècles, depuis des millénaires, et c’est ◀de▶ cela qu’il faut partir, c’est là-dessus qu’il faut bâtir. Non pas sur ◀l’▶obsession ◀de▶ fabriquer des armes qui pourront se vendre extrêmement cher, comme vous voyez ◀de▶ nombreux pays ◀le▶ faire ces temps-ci. Mais au contraire avec ◀l’▶obsession ◀de▶ créer un milieu social, une société où ◀l’▶homme puisse être libre et responsable et pratiquer ◀l’▶amour ◀d’▶une manière active. J’en reviens toujours à ◀la▶ même chose, vous voyez qu’en somme on ne peut pas m’accuser ◀de▶ manquer ◀de▶ cohérence, on pourrait m’accuser peut-être ◀d’▶en avoir trop dans ◀les▶ détails. Ce que j’ai fait, conformément à ma doctrine, était ◀de▶ ◀l’▶engagement, et non pas ◀de▶ ◀la▶ théorie pure. J’ai tout de suite commencé à travailler pour créer une cellule en Europe qui soit consacrée à ◀la▶ culture, au service ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ ◀l’▶Europe au service des valeurs communes ◀de▶ ◀la▶ culture.
◀De▶ retour des États-Unis, Denis de Rougemont participe au premier Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe à La Haye en 1948, présidé par Winston Churchill. À côté de lui, Robert Schumanz, grande figure du Mouvement européen, et ◀de▶ nombreuses personnalités ◀de▶ premier plan. Denis de Rougemont y présente ◀le▶ Rapport culturel et lors de ◀la▶ séance ◀de▶ clôture lit ◀le▶ Message aux Européens qu’il a été chargé ◀de▶ rédiger. Il ouvre à Genève un « Bureau ◀d’▶études » chargé ◀d’▶organiser ◀la▶ Conférence européenne ◀de▶ ◀la▶ culture qui se tient à Lausanne en 1949. En découle ◀la▶ création du Centre européen de la culture : un centre initiateur ◀d’▶idées neuves, ◀d’▶activités concrètes dans ◀la▶ grande perspective ◀d’▶une fédération européenne. Ce fut là le premier résultat ◀de▶ sa vision ◀d’▶une Europe nouvelle.
Une ◀de▶ nos premières activités issues du congrès ◀de▶ La Haye fut ◀de▶ mettre ensemble des savants pour que leurs recherches soient utilisées au bénéfice ◀de▶ ◀l’▶Europe unie. Cela a été la première idée ◀de▶ ce qui est devenu ◀le▶ CERN, qui s’est fait depuis lors tout autour de ◀l’▶endroit où j’habite. Je suis entouré par un grand anneau que ◀le▶ CERN construit maintenant, qui a 27 km ◀de▶ long. Cela s’est appelé ◀le▶ Centre européen ◀de▶ recherches nucléaires, par analogie avec ◀le▶ Centre européen de la culture. Ce fut notre première création. Puis, sous ◀l’▶égide ◀de▶ ◀l’▶Unesco, ◀le▶ CERN a passé aux gouvernements, sortant ainsi ◀de▶ nos mains : mais nous en avions fait ◀la▶ conception première.
Ensuite nous avons créé ◀de▶ nombreuses associations, très différentes ◀les▶ unes des autres, ◀d’▶historiens, ◀de▶ grands festivals ◀de▶ musique européens, qui existent aujourd’hui encore. ◀L’▶Association européenne des festivals ◀de▶ musique, dont j’ai été président pendant plus ◀de▶ trente ans, avec 40 festivals européens, un festival ◀d’▶Israël et un festival du Japon où on joue ◀de▶ ◀la▶ musique européenne. C’est une réalisation assez importante ◀de▶ coopération européenne sur un plan bien précis.
Nous avons fait aussi ◀de▶ nombreuses incursions dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶éducation, en nous disant que si on veut faire ◀l’▶Europe il faut d’abord faire des Européens, et non pas ◀de▶ petits Français, ◀de▶ petits Suisses, ◀de▶ petits Allemands, ◀de▶ petits nationalistes, mais des Européens qui sachent que nous avons des valeurs communes qui nous viennent de Rome, ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Jérusalem, ◀de▶ ◀la▶ Germanie, des Celtes et plus tard des Arabes, et à partir du xixe siècle des Russes aussi avec leurs grands romanciers, Tolstoï, Dostoïevski, et leurs grands musiciens.
Il y a toute une évolution qui est commune à ◀l’▶ensemble des Européens. C’est un trésor commun qui s’est fait en deux-mille ans, et c’est ◀de▶ cela que nous devons vivre maintenant, pour cela que nous devons travailler, parce que c’est cela qui nous donne ◀les▶ dimensions nécessaires à notre vie politique, notre vie civique, notre vie active ◀de▶ tous ◀les▶ jours.
Voilà ce que nous avons fait au Centre depuis maintenant presque quarante ans. Il y a eu des hauts et des bas. Nous avons traversé une crise assez forte ces dernières années. Cela m’a obligé ◀de▶ continuer à m’occuper du Centre européen de la culture, bien que j’aie largement dépassé ◀l’▶âge ◀de▶ ◀la▶ retraite. Cela va m’obliger à m’en occuper encore pendant au moins six mois pour mettre sur pied quelque chose de plus ambitieux que notre Centre, c’est-à-dire une espèce ◀de▶ fédération des efforts déployés en Europe dans tous ◀les▶ domaines. Tous ◀les▶ domaines où ◀les▶ valeurs culturelles peuvent intervenir pour contrôler ◀la▶ folie des États-nations, des industries, qui veulent tout de suite tirer des milliards ◀de▶ découvertes pouvant supprimer ◀le▶ genre humain, détruire ◀la▶ nature, sans mesurer ◀les▶ conséquences à long terme ◀de▶ leurs activités.
C’est une des folies pures ◀de▶ ◀la▶ société contemporaine : on veut tout appliquer, tout de suite, uniquement parce que ça va rapporter. On ne se doute pas qu’on est en train de détruire ainsi ◀la▶ société. Alors il y a là une tâche immense pour ◀la▶ culture, que nous pourrions réaliser sous une forme beaucoup plus vaste que celle ◀de▶ notre Centre européen de la culture, ce qui me permettrait ◀de▶ me retirer et ◀de▶ finir ◀les▶ douze livres dont je vous parlais en débutant. Voilà pour mon engagement européen.
Quel avenir ? Denis de Rougemont nous laisse un dernier livre : ◀L’▶Avenir est notre affaire , un livre courageux, percutant, critiquant violemment ◀les▶ pouvoirs politiques et économiques, sourds aux véritables exigences ◀de▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶homme. Un livre souvent incompris, qui a provoqué en lui un sentiment ◀de▶ solitude et ◀d’▶amertume. Il nous dit : « Toute action doit avoir pour fin ◀l’▶homme ; c’est à nous ◀d’▶inventer ◀l’▶avenir », nous confiant que ◀l’▶œuvre à laquelle il est attelé avec passion aura pour titre ◀La▶ Morale du But , ◀la▶ politique des finalités. Une œuvre presque achevée.
Quel avenir, Monsieur de Rougemont ?
Je dirais que le premier problème, c’est ◀d’▶éviter ◀la▶ guerre, parce que ce serait la dernière guerre du genre humain, après quoi il n’y aurait plus personne pour en parler. Éviter ◀la▶ guerre, concrètement, c’est faire une Europe fédérale. Je suis entièrement persuadé que ◀les▶ Russes et ◀les▶ Américains sont très contents comme ça, ne vont pas s’envoyer ◀de▶ bombes atomiques l’un sur l’autre. Cela arrange très bien leur économie ◀de▶ faire des dépenses fantastiques ◀d’▶armement, cela leur permet ◀de▶ dominer ◀le▶ tiers-monde. Ils s’entendent, je crois, dans ◀le▶ fond très bien, beaucoup mieux qu’on ne ◀le▶ croit, et c’est ◀l’▶Europe qui risque ◀d’▶être victime ◀de▶ leur politique. ◀L’▶Europe, on ◀l’▶a souvent dit, risque ◀d’▶être leur otage ou leur champ de bataille. Ce ne serait pas ◀le▶ cas si ◀l’▶Europe était unie, c’est-à-dire fédérée, car il n’y a pas ◀d’▶autre moyen ◀d’▶union véritable. Si on veut être mangé à ◀la▶ sauce des États-nations, on ne s’unira jamais. Regardez ◀les▶ difficultés actuelles dans ◀le▶ Marché commun : personne ne veut faire ◀de▶ sacrifices. Ce que ◀les▶ hommes feraient entre eux, ◀les▶ États ne veulent pas ◀le▶ faire. Je vous livre simplement ces chiffres : ◀les▶ Russes sont 260 millions ◀d’▶habitants, ◀les▶ Américains 230, total 490 millions. ◀Les▶ Européens, s’ils s’unissent tous, non seulement ceux ◀de▶ ◀l’▶Ouest, mais ceux ◀de▶ ◀l’▶Est, Russes exclus, savez-vous combien ils seraient ? 535 millions, c’est-à-dire plus que ◀les▶ Russes et ◀les▶ Américains additionnés. Alors qu’on ne vienne pas me dire que ◀l’▶Europe est écrasée entre ◀les▶ deux Grands. Elle se sent écrasée parce qu’elle n’est pas unie. Donc la première chose à faire, c’est une union européenne, une union sur ◀la▶ base des régions, pour sauver ◀la▶ paix, pour assurer ◀la▶ paix et empêcher ◀la▶ guerre.
Mais ne croyez-vous pas qu’il est utopique ◀de▶ penser que ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est peuvent s’unir à ◀l’▶Europe ?
Ils ne demandent que ça. J’en ai des preuves quasi quotidiennes : j’ai ◀de▶ bons amis là-bas, ils m’écrivent souvent, me téléphonent, traduisent mes livres. Je sais qu’ils sont plus Européens que beaucoup d’entre nous dans ◀l’▶Europe de l’Ouest. C’est par ◀la▶ culture qu’on arrivera à ◀les▶ rapprocher et à ◀les▶ détacher ◀de▶ ◀l’▶emprise ◀de▶ ◀la▶ dictature soviétique. Là j’ai ◀de▶ ◀l’▶espoir. Vous me demanderez si j’ai ◀l’▶espoir que cette fédération européenne se réalisera. J’en ai à certains égards. Je ne veux pas dire que je suis optimiste. J’ai intitulé un ◀de▶ mes premiers articles politiques : « Principes ◀d’▶une politique du pessimisme actif. » Je reste pessimiste actif, mais je souligne peut-être plus ◀le▶ mot « actif » que ◀le▶ mot « pessimiste ».
Qu’entendez-vous par « pessimisme actif » ?
Cela veut dire que je ne crois pas que ◀les▶ utopies vont se réaliser comme ça, sans nous. Si on veut que ◀les▶ choses avancent dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ paix, c’est sur nous que cela repose, c’est sur notre action. Donc il faut être pessimiste : si on laisse ◀les▶ choses aller — et elles ne pourraient qu’aller plus mal vers ◀la▶ catastrophe totale — en revanche on doit être optimiste si on est actif et si on peut mesurer ◀les▶ progrès ◀de▶ cette action.
Par exemple, je suis frappé ◀de▶ voir comment presque tous ◀les▶ hommes politiques, qui disaient encore il y a trente ans : « Il faut faire ◀l’▶Europe sur des réalités solides, réalistes, économiques », ont maintenant complètement changé. On a beaucoup cité une phrase ◀de▶ Jean Monnet, peu avant sa mort. Jean Monnet était ◀l’▶exemple type ◀de▶ ceux qui voulaient baser ◀l’▶Europe sur ◀l’▶économie. Lorsqu’il me parlait un peu, de temps en temps, ◀de▶ ce que je faisais, il me regardait avec un sourire condescendant, ◀l’▶air ◀de▶ penser : il y a des fantaisistes qui s’occupent ◀de▶ choses comme ◀la▶ culture. Eh bien, on lui attribue cette phrase, je ne sais pas s’il ◀l’▶a écrite, mais elle a été souvent citée ces derniers mois : « Si c’était à recommencer, je commencerais par ◀la▶ culture. »
Voilà qui me donne entièrement raison après une trentaine ◀d’▶années. Je suis optimiste quand je vois que ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀la▶ culture est de plus en plus reconnu, que beaucoup de ministres viennent maintenant à cette idée des valeurs et des finalités communes ◀de▶ ◀la▶ culture. Pour être plus concret, plus précis : ◀la▶ question des régions fait des progrès immenses. J’en suis très content et je suis optimiste parce que j’ai énormément œuvré pour cela : je me dis donc que cela n’a pas été perdu, que je peux, dans ma politique du pessimisme actif, en souligner ◀les▶ succès. ◀Les▶ autres questions, qui viennent après, y sont subordonnées.
Il y a ◀le▶ grand problème ◀de▶ ◀l’▶écologie. Il faut éviter que ◀la▶ préparation à ◀la▶ guerre détruise notre nature, notre environnement, et par conséquent notre santé. J’ai été dans les premiers rangs des écologistes, il y a ◀de▶ cela quinze, vingt ans. On se moquait beaucoup de nous. On nous appelait ◀les▶ « écolos », ce qui rime avec « rigolos », et cela suffisait pour nous couvrir ◀de▶ ridicule. Aujourd’hui ce que nous disions et qui paraissait subversif est dans tous ◀les▶ journaux. Vous pouvez ouvrir n’importe quel journal, vous verrez que ◀l’▶on vous parle ◀de▶ ◀la▶ mort des forêts, chose que nous avions annoncée dans tous nos articles il y a déjà quinze ans. On ne voulait pas nous croire, et aujourd’hui c’est une réalité qui s’impose dans ◀le▶ monde entier. On nous parle ◀de▶ ◀la▶ manière ◀de▶ se nourrir, ◀de▶ ◀la▶ manière ◀d’▶attaquer ou ◀de▶ ne pas attaquer ◀la▶ nature, et je pense que ◀la▶ cause écologique a fait des progrès gigantesques dans ◀le▶ monde entier. Voilà donc aussi une raison ◀d’▶optimisme, en tout cas ◀d’▶espoir. Éviter ◀la▶ guerre, éviter ◀la▶ destruction ◀de▶ ◀la▶ nature sont déjà deux objectifs immenses, et pour y parvenir il faut donner aux hommes ◀d’▶aujourd’hui ◀l’▶idée que leur sort dépend ◀d’▶eux. Il faut dire aux hommes : « Vous devez choisir maintenant, est-ce que vous voulez être libres, ou préférez-vous faire partie ◀d’▶une nation puissante ? »
Chaque homme est aussi un petit peu impérialiste pour soi-même. Cela nous ne pouvons pas ◀le▶ cacher. Nous avons tous en nous un certain désir ◀de▶ liberté et un certain désir ◀de▶ puissance, il faut ◀le▶ reconnaître. J’en suis venu à résumer cette idée dans mon dernier livre, à ◀l’▶avant-dernière page je crois, en une seule phrase : il y a deux grandes finalités qui se partagent ◀l’▶humanité et qui fonctionnent dans tout homme, ◀la▶ puissance d’une part et ◀la▶ liberté ◀de▶ l’autre.
Dans ◀les▶ deux cas, il s’agit ◀d’▶un pouvoir. ◀La▶ puissance, écoutez bien cela, car toute ma pensée s’y résume, ◀la▶ puissance, c’est ◀le▶ pouvoir qu’on veut prendre sur autrui, ◀la▶ liberté, c’est ◀le▶ pouvoir qu’on veut prendre sur soi-même.
Voilà, je crois que je n’ai rien à ajouter là-dessus. J’ai formulé ◀les▶ grands buts que doivent se fixer à peu près en même temps, simultanément, ◀les▶ personnes et ◀la▶ société. C’est nous qui devons faire ce premier choix : voulons-nous à tout prix ◀la▶ puissance sur ◀les▶ autres, ◀la▶ puissance qui ne peut mener qu’à ◀la▶ mort et à ◀la▶ catastrophe ? Ou voulons-nous ◀la▶ liberté et ses risques ?