État-nationd
1. Définitions
30 octobre 1970
L’▶État-nation. Ce terme a été lancé par ◀les▶ groupes Esprit et l’Ordre nouveau pendant ◀les▶ années 1930 ; il est actuellement tout à fait reconnu par ◀l’▶historiographie et ◀la▶ sociologie ◀de▶ langue française. ◀L’▶État-nation, c’est ◀la▶ mainmise ◀d’▶un appareil étatique sur des réalités dites nationales, qui sont ◀d’▶ordre culturel, spirituel, ethnique, moral, des réalités ◀de▶ but commun, ou parfois des réalités ◀d’▶origine commune. ◀La▶ nation est beaucoup plus vague, et pas nécessairement délimitée par des frontières. ◀La▶ combinaison entre ◀l’▶État et ◀la▶ nation ne s’est produite véritablement qu’à partir de ◀la▶ Révolution française, et notamment ◀de▶ sa période jacobine, et ne s’est véritablement réalisée pour la première fois que par ◀l’▶action ◀de▶ Napoléon.
24 avril 1970
Qu’est-ce, en somme, qu’instituer un État-nation ? C’est soumettre toute une nation aux pouvoirs absolus ◀de▶ ◀l’▶État. C’est vouloir faire coïncider sur un même territoire, défini par ◀le▶ sort des guerres et aussitôt baptisé « sol sacré ◀de▶ ◀la▶ patrie », des réalités absolument hétérogènes qui n’ont aucune raison ◀d’▶avoir ◀les▶ mêmes frontières, comme ◀la▶ langue et ◀l’▶économie, ◀l’▶état civil et ◀l’▶exploitation du sous-sol, ou pire encore, ◀les▶ idéologies et ◀les▶ religions, sommées ◀de▶ s’arrêter sur une ligne ◀de▶ barbelés électrifiés. C’est livrer, sans recours, toute ◀l’▶existence humaine aux seules décisions ◀de▶ bureaux installés dans une seule capitale, et interdire toute allégeance des citoyens à des entités plus petites (comme ◀les▶ régions) ou plus vastes (comme une fédération continentale).
À l’intérieur de ses frontières, qu’il déclare naturelles contre toute évidence, ◀l’▶État-nation n’admet aucune autonomie, aucune diversité réelle. À ◀l’▶extérieur, il refuse toute union, alléguant une indépendance et une souveraineté absolues aussi peu défendables en droit qu’elles deviennent illusoires, en fait, au xxe siècle.
22 novembre 1968
◀L’▶opération jacobine, achevée par Napoléon, a consisté à soumettre à une même discipline et enfermer dans un même cadre, un territoire, une culture, une administration, des citoyens, des soldats et des esprits.
15 novembre 1968
◀La▶ Révolution française, c’est ◀l’▶État qui s’est emparé ◀de▶ ◀la▶ nation unitaire, produite par ◀la▶ dissolution des anciennes provinces. C’est donc une sorte ◀de▶ nationalisation ◀de▶ ◀l’▶État, ou ◀d’▶étatisation ◀de▶ ◀la▶ nation, ou encore ◀la▶ confiscation ◀d’▶une mystique — ◀la▶ mystique nationale, libertaire — par un appareil administratif et politique — ◀l’▶État —, confiscation dont ◀le▶ résultat est ◀l’▶État-nation moderne.
27 mai 1966
◀L’▶État des rois ◀de▶ France, d’une part, et d’autre part, ◀l’▶État auquel amènent ◀les▶ progrès du principe fédératif, comme ◀les▶ Ligues suisses ou ◀les▶ Provinces-Unies de Hollande surtout, ces deux formes ◀d’▶État ne sont pas identiques. ◀L’▶État imposé par ◀les▶ rois sera de plus en plus un but en soi, comme ◀l’▶État-nation moderne. Tandis que ◀l’▶État composé librement par des cités ou ◀de▶ petites communautés en fédérations restera toujours un moyen, au service des libertés régionales, communales, civiques, et finalement des libertés des citoyens, des libertés individuelles. ◀L’▶État ◀de▶ type royal, français, repose sur ◀le▶ droit ◀de▶ ◀la▶ force, et l’autre repose sur ◀la▶ force des pactes uniquement. Il y a donc ◀l’▶État ◀de▶ type préfédéral qui est un État instrumental, simplement, qui s’oppose à ◀l’▶État royal par sa genèse et par sa finalité ; même si ◀les▶ appareils étatiques se ressemblent, leurs politiques resteront toujours absolument dissemblables.
29 novembre 1968
On peut réduire toute ◀la▶ doctrine ◀de▶ Hegel à un syllogisme : chaque nation incarne, à un moment ◀de▶ ◀l’▶histoire, une mission dominante, or, c’est ◀l’▶État qui seul peut réaliser cette mission ; donc, ◀l’▶État-nation sera impérialiste par définition, et sera belliciste par ◀la▶ force des choses.
13 novembre 1964
On assiste avec Hegel, qui, au fond, théorise ◀la▶ nation née ◀de▶ ◀la▶ Révolution française, contre Napoléon, mais exactement dans ◀les▶ mêmes catégories, à une sorte ◀de▶ transfert ◀de▶ ◀l’▶idée ◀de▶ vocation personnelle au niveau collectif ◀de▶ ◀la▶ nation, ◀de▶ ◀l’▶État ; ◀l’▶État considéré comme un individu, comme une personne, qui a sa vocation, qui doit ◀l’▶accomplir, et, quand il ◀l’▶aura accomplie, qui n’a plus qu’à disparaître.
22 novembre 1968
Bonaparte, après s’être fait élire consul à vie, prend, en 1804, ◀le▶ titre ◀d’▶empereur. C’est beaucoup plus un titre ◀d’▶imperator qu’un titre ◀d’▶empereur au sens du Saint-Empire ou ◀de▶ Charlemagne ou ◀d’▶Alexandre. C’est un titre militaire. Napoléon a prétendu fonder un véritable empire, notamment quand il était en Égypte, et qu’il a pensé se tourner vers ◀l’▶Asie et reprendre ◀les▶ ambitions ◀d’▶Alexandre le Grand. Mais ce qu’il a effectivement créé en 1804 est un État-nation ◀de▶ type nouveau, réalisant ◀les▶ ambitions ◀de▶ ◀la▶ Révolution française. Ce n’est pas un empire, puisqu’on ne trouve dans ◀l’▶État qu’il domine ni ◀la▶ pluralité, ni ◀l’▶universalité, qui sont ◀les▶ caractères distinctifs ◀d’▶un empire.
22 novembre 1968
◀L’▶État-nation de Napoléon se compose ◀d’▶un État copié sur ◀l’▶Empire romain et ◀d’▶une nation telle que venait de ◀la▶ créer ◀la▶ Révolution française. Ou encore, ◀l’▶Empire ◀de▶ Napoléon, c’est une nation révolutionnaire et un imperium romain.
11 février 1977
Pour ◀le▶ roi, pour ◀l’▶État absolu, il n’est pas question ◀de▶ dire que ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ société c’est que ◀les▶ hommes vivent bien et soient heureux, il est question ◀de▶ dire que ◀le▶ but ◀de▶ ◀l’▶État, c’est ◀l’▶État, c’est ◀la▶ puissance, du roi ou ◀de▶ ◀l’▶État qui prendra sa place plus tard, ◀de▶ ◀l’▶État-nation qui prendra exactement ◀la▶ place du roi absolu ◀d’▶autrefois.
20 mai 1977
Au total, on peut dire que ◀la▶ Révolution française, c’est ◀l’▶État qui s’est emparé ◀de▶ ◀la▶ nation unitaire produite par ◀la▶ dissolution des anciennes communautés, donc, une sorte ◀de▶ nationalisation ◀de▶ ◀l’▶État, ou bien ◀d’▶étatisation ◀de▶ ◀la▶ nation. Aujourd’hui, ◀les▶ partis socialistes, et surtout communistes, se défendent ◀de▶ vouloir étatiser en nationalisant ◀les▶ industries, or, pour moi, il n’y a aucune différence entre ces deux mots. Dans ◀l’▶État-nation, ◀la▶ nation c’est finalement ◀l’▶État, ◀le▶ reste, c’est une mystique.
2 février 1968
Nous avons vu à propos de ◀la▶ langue et ◀de▶ ◀la▶ religion, que ce ne sont pas des facteurs décisifs, surtout pas suffisants pour déterminer ◀le▶ phénomène nation. Quelquefois même, ◀la▶ distinction entre ◀les▶ langues et ◀les▶ confessions est plutôt un effet qu’une cause des différenciations nationales. Alors, quel est ◀le▶ facteur principal — sinon décisif à lui tout seul — ◀de▶ ◀la▶ formation des différentes nations au sens moderne ? Je pense que c’est un troisième facteur, qui est ◀l’▶organisation territoriale : ◀la▶ formation ◀de▶ territoires, plus ou moins unifiés par une dynastie en général, en attendant ◀de▶ ◀l’▶être, dès ◀la▶ Révolution française, par ◀l’▶appareil administratif ◀de▶ ◀l’▶État.
21 janvier 1966
On peut à la fois faire un très grand éloge ◀de▶ ◀l’▶Empire romain, et on ◀l’▶a fait. ◀Les▶ jacobins, par exemple, ont estimé que c’est ◀le▶ sommet ◀de▶ ◀l’▶histoire humaine. Ou on peut aussi lui faire ◀les▶ reproches ◀les▶ plus virulents, ce que ◀l’▶on est beaucoup tenté ◀de▶ faire dans notre siècle. Bien entendu, ◀les▶ deux choses sont vraies, elles ne sont pas du tout exclusives l’une ◀de▶ l’autre. Ce qui m’intéresse dans cette recherche, c’est ◀de▶ voir ce que Rome a légué à ◀l’▶existence politique, à ◀l’▶existence civique des Européens : ce sens ◀de▶ ◀l’▶État et ◀de▶ ◀la▶ loi, des institutions, ◀de▶ ◀la▶ légalité, qui, laissé seul, ne donne qu’un État, ◀l’▶État moderne ou ◀l’▶État totalitaire, si on ◀le▶ laisse aller, mais sans lequel il ne saurait y avoir plus tard ◀de▶ fédération. C’est un élément, si vous voulez, nécessaire, mais non suffisant.
2. Genèse et évolution
25 octobre 1968
Ce que ◀l’▶on sait des tribus suffit à suggérer irrésistiblement qu’elles sont ◀les▶ origines ◀de▶ nos nations modernes. Voici une liste des traits caractéristiques des tribus primitives :
1. ◀La▶ tribu est une totalité.
2. Son principe ◀d’▶union est d’abord religieux.
3. Son territoire est considéré comme ◀le▶ centre du monde.
4. Tout ce qui est hors de ◀la▶ tribu est impur.
5. Tout ce qui est dans ◀la▶ tribu est sacré.
6. ◀La▶ tribu dont je fais partie est supérieure à toutes ◀les▶ autres.
7. Annexer ◀l’▶étranger impur est un acte religieux.
Ces sept caractéristiques ◀de▶ ◀la▶ tribu méritent ◀d’▶être examinées de plus près, car elles correspondent toutes à nos nations et à nos nationalismes actuels.
25 octobre 1968
On trouve bien des réalités qui préfigurent ◀la▶ nation très haut dans ◀le▶ passé, mais on ne trouve pas ◀le▶ terme ◀de▶ nation avant ◀le▶ xiiie siècle. Avant, ◀les▶ nations étaient ◀les▶ empires, qui sont nés ◀de▶ ◀la▶ réunion — plus ou moins forcée — ◀de▶ plusieurs tribus réunies par ◀le▶ chef ◀de▶ l’une ◀de▶ ces tribus, ou dominées par ◀les▶ dieux ◀d’▶une ◀de▶ ces tribus, auxquels ◀les▶ autres tribus adhèrent peu à peu. Trois grandes étapes aboutissent ainsi à ◀la▶ création des nations : ◀les▶ tribus, ◀les▶ empires, et ◀les▶ nations qui apparaissent à partir du xive siècle. Ces nations sont comme une résurgence des tribus qui avaient été préalablement digérées par ◀les▶ empires.
1er novembre 1968
◀Les▶ nations sont ◀la▶ résurgence des tribus, qui s’étaient fondues dans ◀les▶ empires, mais qui, pendant leur longue vie latente dans ◀l’▶empire, se sont pénétrées ◀de▶ ◀l’▶idée qu’elles avaient chacune une vocation universelle. Ces prétentions impériales usurpées vont se multiplier ◀de▶ ◀la▶ Renaissance jusqu’à nos jours.
25 octobre 1968
Littéralement, chaque tribu est religieusement convaincue que ◀le▶ territoire qu’elle a choisi est ◀le▶ nombril du monde. Ce n’est pas une façon ◀de▶ parler : ◀l’▶omphalos (nombril) désignait ◀la▶ capitale, ◀le▶ centre. On trouve cela chez ◀les▶ Chinois aussi bien que chez ◀les▶ Hébreux, chez ◀les▶ Babyloniens, ◀les▶ Égyptiens, ◀les▶ Hindous, ◀les▶ Pygmées ◀d’▶Afrique, ◀les▶ mages ◀de▶ ◀la▶ Perse zoroastrique, ou ◀les▶ mystiques ◀de▶ ◀l’▶islam. On trouve cette même conviction chez tous ◀les▶ chauvinistes et nationalistes ◀de▶ nos nations modernes : ma nation est ◀le▶ centre du monde, c’est par là que ◀l’▶on touche au ciel, et cela ne peut être que par là. Même ◀le▶ christianisme médiéval avait cette conviction.
Dans ◀la▶ période du nationalisme moderne qui commence avec ◀la▶ Révolution française, ◀l’▶avant-garde ◀de▶ ◀la▶ Révolution a beaucoup insisté sur ◀les▶ aspects religieux ◀de▶ ◀la▶ Révolution — qu’elle voulait substituer au christianisme — et sur ◀la▶ nécessité ◀d’▶avoir un centre sacré, qui était, pour ◀les▶ jacobins, ◀la▶ commune ◀de▶ Paris (chez Anacharsis Cloots, par exemple).
25 octobre 1968
◀L’▶État-nation est une combinaison relativement moderne ◀de▶ deux réalités, sociale et politique, beaucoup plus anciennes, ◀d’▶origines complètement différentes — l’une étant ◀la▶ nation, et l’autre ◀l’▶État. À proprement parler, c’est à partir de ◀la▶ Révolution française, et surtout ◀de▶ Napoléon qu’a été créé ce composé qui se proclame souverain absolu et immortel — ceci en dépit de toute connaissance un peu précise ◀de▶ ◀l’▶histoire : car, ainsi que ◀l’▶écrivait vers 1880 Ernest Renan dans un discours à ◀la▶ Sorbonne intitulé Qu’est-ce qu’une nation ? : « ◀Les▶ nations ne sont pas quelque chose ◀d’▶éternel. Elles ont commencé. Elles finiront. ◀La▶ confédération européenne, probablement, ◀les▶ remplacera. » « ◀Les▶ nations ont commencé », est ◀la▶ phrase importante. Il s’agit pour nous ◀de▶ savoir quand et comment elles ont commencé, et comment elles se sont développées ensuite. ◀La▶ notion ◀d’▶État a une genèse que ◀l’▶on peut retracer. Connaître ◀la▶ genèse ◀de▶ ◀l’▶État et ◀de▶ ◀la▶ nation, ◀les▶ lois ◀de▶ leur évolution, peut nous permettre ◀de▶ mieux évaluer ◀la▶ réalité présente, et ◀de▶ prévoir parfois leurs transformations futures.
25 octobre 1968
Que je mette en exergue une distinction fondamentale : je définis ◀la▶ nation comme un type ◀de▶ communauté humaine, un idéal ; tandis que je définis ◀l’▶État comme un appareil institutionnel, un mécanisme. Pour un homme du xxe siècle, nation signifie unité étatique, administrative, territoriale, linguistique, culturelle, raciale, parfois religieuse, gouvernée par un État souverain, tout-puissant et qui s’affirme indépendant. Cette conception s’est formée au xixe siècle, et il se trouve qu’elle est en crise au xxe siècle ; elle a même abouti à des crises convulsives, comme ◀les▶ deux guerres mondiales.
29 avril 1967
Quant aux traditionalistes, l’autre famille ◀d’▶esprit (avec ◀les▶ nationalistes) qui s’oppose ou croit devoir s’opposer à toute formule ◀d’▶union, et surtout ◀de▶ fédération, je pense que leur opposition est motivée par une confusion qu’ils font entre nation et patrie. ◀La▶ patrie, à laquelle ils sont très attachés — et ils ont raison — est une réalité physique, sentimentale, instinctive, native et locale ; qui, par conséquent, n’est pas très grande. Ce qui a détruit ◀les▶ patries réelles en Europe, ce sont ◀les▶ nations. Vous voyez à quel point il est grave ◀de▶ confondre patrie et nation comme on ◀le▶ fait couramment.
29 avril 1967
◀Les▶ nations qui ont détruit ◀l’▶attachement à ◀la▶ patrie sont ◀de▶ formation très récente. Elles ne remontent pas plus haut que ◀la▶ Révolution française.
◀Les▶ nations qui se sont créées ainsi, au début du xixe siècle, à la suite de ◀la▶ Révolution et des guerres ◀de▶ ◀l’▶Empire, ◀l’▶ont fait contre ◀les▶ traditions des provinces, contre ◀les▶ traditions des communes, contre ◀les▶ traditions dans ◀le▶ monde germanique des principautés souveraines, ou des villes libres, hanséatiques par exemple, contre ◀les▶ libertés locales, communales, ou impériales, que donnait ◀le▶ Saint-Empire romain germanique, et aussi contre ◀l’▶unité vivante ◀de▶ ◀l’▶Europe. Il est vrai que beaucoup des traditions qui ont été ainsi effacées par ◀l’▶effort, par ◀la▶ violence ◀de▶ ◀la▶ Révolution française, étaient devenues sclérosées et auraient mené à des routines dangereuses. Mais du point de vue des traditionalistes, c’est une erreur totale ◀de▶ confondre nation et tradition.
◀Les▶ traditions que devrait défendre un traditionaliste digne ◀de▶ ce nom sont beaucoup plus anciennes que ◀les▶ nations, et ont été détruites par ◀les▶ nations. Il est étrange à ce propos ◀de▶ constater que si tant de traditionalistes se rendent responsables ◀de▶ cette confusion entre nation et patrie, c’est parce qu’ils manquent ◀de▶ sens ◀de▶ ◀l’▶histoire, ce qui est particulièrement grave pour des traditionalistes. Ils se figurent que leur nation est éternelle ou immortelle.
1er novembre 1968
Pour ◀le▶ xixe siècle, langue signifiait nation. C’est un préjugé qui ne résiste pas à des constatations. Si à chaque langue devait correspondre une nation, on ne s’expliquerait pas ◀le▶ découpage actuel des nations. Pourquoi ◀les▶ colonies américaines, qui parlaient anglais, se sont-elles séparées ◀de▶ ◀l’▶Angleterre ? Pourquoi ◀les▶ États-Unis et ◀le▶ Canada ne font-ils pas un seul pays ? Pourquoi s’est-on opposé aux volontés ◀d’▶Anschluss proclamées par Hitler ? Au nom de ◀la▶ francophonie, ◀la▶ France pourrait réclamer ◀l’▶annexion ◀de▶ ◀la▶ Belgique wallonne, ◀de▶ ◀la▶ Suisse romande, du Val ◀d’▶Aoste. Mais au nom de ◀la▶ même théorie, il faudrait que ◀la▶ France accepte ◀de▶ se diminuer des régions où on parle une autre langue que ◀le▶ français, en dépit de ◀l’▶édit ◀de▶ Villers-Cotterêts : ◀l’▶Alsace, ◀les▶ Flandres, ◀la▶ Bretagne, ◀les▶ régions basques, ◀les▶ régions catalanes, tout ◀le▶ Languedoc, certaines parties du comté de Nice et toute ◀la▶ Corse. Il faudrait changer entièrement ◀la▶ carte ◀de▶ ◀l’▶Europe, et notamment ◀de▶ ◀la▶ France que ◀l’▶on croit à tort entièrement uniformisée, si ◀l’▶on voulait faire coïncider ◀les▶ nations et ◀les▶ langues. C’est indéfendable, mais cela a joué un rôle considérable dans ◀la▶ formation des nations, et cela a dominé, au xxe siècle, ◀la▶ politique des nationalités qui a présidé aux « traités ◀de▶ banlieue » qui ont partagé ◀les▶ États successeurs ◀de▶ ◀l’▶Autriche-Hongrie, après la Première Guerre mondiale.
31 janvier 1969
◀Les▶ quatre éléments ◀d’▶étatisation ◀de▶ ◀l’▶existence humaine au xixe siècle étaient ◀l’▶armée, ◀l’▶école, ◀la▶ presse et ◀la▶ technique. Vous trouverez ces quatre critères très rarement mentionnés dans ◀les▶ ouvrages historiques sur ◀la▶ formation ◀de▶ ◀l’▶État et ◀de▶ ◀la▶ nation. Presque toutes ◀les▶ histoires (en tout cas celles écrites par des Allemands ou des Européens de l’Est) sont fondées sur ◀le▶ critère ◀de▶ ◀la▶ langue.
Cela correspond d’ailleurs à un sentiment très général, incontrôlé, qui veut qu’une nation corresponde à une langue et inversement. Aux environs ◀de▶ 1840-1848, on en parlait en effet beaucoup, plusieurs révolutions populaires se sont fait au nom de ◀la▶ liberté linguistique (surtout en Europe centrale et orientale).
2 mai 1969
Née avec ◀la▶ Révolution et ◀l’▶Empire, ◀la▶ confusion ◀de▶ ◀l’▶État et ◀de▶ ◀la▶ nation — le premier s’emparant des forces vives ◀de▶ la seconde pour ◀les▶ tourner vers ◀la▶ guerre — va s’achever (prendre fin et s’épanouir à la fois) avec la Première Guerre mondiale, 1914 étant une charnière. ◀Le▶ xixe siècle, à dater ◀de▶ 1815, s’achève en 1914.
25 octobre 1968
◀Le▶ passage ◀de▶ ◀la▶ tribu totémique aux empires s’est fait par ◀l’▶impérialisme mystique, c’est-à-dire par ◀l’▶absorption religieuse plus encore que par ◀la▶ guerre. ◀La▶ guerre, elle, favorise ◀la▶ concentration des pouvoirs ◀de▶ décision entre ◀les▶ mains ◀d’▶un chef, elle oblige à mettre en commun toutes ◀les▶ forces physiques, économiques et morales.
◀L’▶État a sa source principale dans ◀la▶ guerre. Mais dans ◀la▶ formation des empires, c’est ◀l’▶élément mystique ◀de▶ ◀l’▶extension ◀de▶ ◀l’▶autorité des dieux ◀d’▶une tribu sur ◀les▶ tribus voisines qui joue. Si ◀l’▶État est une machine ◀de▶ guerre, on peut dire que ◀l’▶empire est ◀le▶ résultat ◀d’▶une croisade. C’est une réalité spirituelle et mystique.
25 octobre 1968
C’est dans ◀la▶ pluralité des éléments qui composent un empire qu’on trouve ◀la▶ formule ◀de▶ passage entre ◀les▶ tribus primitives et ◀les▶ nations au sens moderne. Si ◀les▶ empires sont nés ◀de▶ tribus englobées et fixées sur un territoire de plus en plus déterminé, ◀les▶ nations naîtront ◀de▶ ◀la▶ dissociation des empires, par relâchement du lien sacral impérial, et par ◀le▶ fait ◀de▶ mouvements ◀d’▶opposition ◀de▶ ◀la▶ partie au tout. Ainsi, on trouve, dans le second caractère des empires, celui ◀de▶ vouloir former une totalité, ◀la▶ naissance ◀d’▶un nouvel impérialisme : ◀les▶ nations modernes ont d’abord voulu s’extraire du tout englobant qu’était ◀l’▶empire ; aussitôt après, elles ont voulu, à leur tour, englober des régions voisines et développer leur propre impérialisme.
27 juin 1969
◀L’▶étape importante pour ◀la▶ formation ◀de▶ ◀l’▶État moderne, c’est ◀le▶ début du xive siècle, où nous voyons se former quelque chose ◀de▶ tout à fait nouveau dans ◀la▶ France de Philippe le Bel : ◀l’▶État national qui se dresse contre ◀l’▶empire et contre ◀l’▶Église. D’une part ◀le▶ roi de France, le premier, fait déclarer par ses légistes qu’il ne reconnaît rien au-dessus ◀de▶ lui. En disant cela, il s’adresse à ◀l’▶empereur et au pape. D’autre part, ◀le▶ roi de France confisque ◀la▶ papauté en ◀la▶ faisant s’installer à Avignon, sous sa protection. Ce modèle ◀de▶ ◀l’▶État moderne, commencé par ◀la▶ France, sera reproduit avec différentes variantes, un peu plus tard, par ◀l’▶Espagne et par ◀l’▶Angleterre. Cette forme ◀d’▶État complètement neuve — qui ne ressemble en rien à ◀l’▶État romain dont elle n’a gardé que ◀le▶ droit et ◀l’▶idée ◀d’▶institutions — est liée au territoire, au domaine ◀d’▶un roi et ◀d’▶une dynastie. Plus tard, à ◀la▶ Révolution française, cet État sera lié au territoire ◀de▶ ◀l’▶ensemble du pays, ◀de▶ ◀la▶ nation.
Ce n’est plus ◀l’▶administration ◀d’▶un domaine privé du roi, cela devient ◀l’▶administration du domaine public du peuple, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ nation idéologique. ◀L’▶idéologie devient très importante, et est imposée pratiquement par ◀le▶ parti ou ◀les▶ partis qui se sont substitués au roi — qui tiennent ◀le▶ pouvoir dans ◀la▶ capitale, qui occupent ◀les▶ bureaux centralisés, qui dominent sur un territoire donné. ◀L’▶État devient comme ◀l’▶était ◀le▶ roi ◀le▶ superior in terris, ◀la▶ suprema potestas, et il exerce ◀le▶ pouvoir au nom de ◀l’▶idéologie nationale. Cela se voit très bien sous Napoléon.
1er novembre 1968
◀Le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶empereur est essentiellement celui ◀de▶ garant moral. Quand ◀l’▶empereur cessera ◀d’▶être reconnu comme cette garantie suprême, ◀les▶ nations commenceront à se manifester comme telles. ◀Les▶ légistes ◀de▶ Philippe le Bel ◀l’▶ont exprimé ainsi : « ◀Le▶ Roy ◀de▶ France est empereur en son royaume. » Je date ◀la▶ naissance des nations ◀de▶ ce moment précis, au début du xive siècle. ◀Le▶ roi de France se considère comme empereur, déclare donc qu’il n’est plus ◀le▶ vassal ◀de▶ personne, qu’il se suffit à lui-même comme seul un « tout » peut ◀le▶ faire. (Je rappelle qu’un des traits caractéristiques ◀de▶ ◀l’▶empire est ◀la▶ totalité.) Dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ France, et plus tard ◀de▶ ◀l’▶Angleterre et ◀de▶ ◀l’▶Espagne, ◀la▶ partie veut se faire aussi grande que ◀le▶ tout.
1er novembre 1968
Les premières nations, telles qu’elles se sont dessinées à partir du xive siècle, sont nées et se sont constituées en s’affirmant contre ◀l’▶empire, mais en se définissant dans ◀le▶ cadre administratif ◀de▶ ◀l’▶Église. ◀Les▶ provinces ecclésiastiques sont une préfiguration des futures nations. ◀L’▶héritage administratif ◀de▶ ◀l’▶Empire romain a été repris par ◀l’▶Église.
3. ◀De▶ ◀l’▶individualisme au totalitarisme
27 janvier 1967
Une des phrases sur lesquelles je reviens ◀le▶ plus souvent est celle-ci : c’est avec ◀la▶ poussière des individus que ◀l’▶État totalitaire fera son ciment. Il faut d’abord broyer ◀les▶ individus car, quand ils sont vivants, on ne peut pas ◀les▶ organiser ◀d’▶une manière géométrique.
29 mai 1970
◀Le▶ Prince date ◀de▶ 1513, et tout ◀le▶ xvie siècle va illustrer cette dialectique ◀de▶ ◀l’▶anarchie individualiste et ◀de▶ ◀l’▶absolutisme étatique, l’un appelant l’autre — dialectique qui culminera au xviie siècle dans cette phrase étonnante qu’on attribue à Louis XIV : « ◀L’▶État, c’est moi. » ◀L’▶individualisme ◀le▶ plus échevelé et ◀l’▶absolutisme ◀le▶ plus total se rejoignent dans cette phrase où ◀l’▶État est assimilé à ◀l’▶individu, avec tous ◀les▶ droits que ◀l’▶on pourrait refuser à ◀l’▶individu, personne privée, mais qu’on ne peut plus refuser à ◀la▶ majesté de l’État.
22 novembre 1968
◀La▶ volonté ◀d’▶unification ◀de▶ Napoléon a fait un État-nation, certes, extrêmement solide. Mais, dès lors qu’elle s’est mise à déborder du domaine administratif et qu’elle a voulu intervenir dans ce qui devrait rester libre par nature, comme ◀la▶ culture ou ◀la▶ religion, ou certaines grandes options politiques ◀de▶ base, cette centralisation a cessé ◀d’▶être efficace ; elle est devenue une sorte ◀de▶ démence, elle a créé toutes ◀les▶ données ◀d’▶un totalitarisme oppressif à ◀l’▶intérieur et impérialiste à ◀l’▶extérieur, c’est-à-dire conduisant au-dedans, pour reprendre ◀les▶ termes ◀de▶ Benjamin Constant, à ◀la▶ « léthargie civique », et conduisant au-dehors à ◀la▶ guerre.
22 novembre 1968
Avec ◀la▶ création ◀de▶ ◀l’▶Université ◀de▶ France, on touche à quelque chose ◀de▶ véritablement nouveau : on veut imposer ◀l’▶uniformité des esprits. C’est un trait proprement totalitaire que Napoléon introduit là, quand il fusionne cet État complètement centralisé, et cette nation qu’il entend discipliner entièrement. Il est en effet normal et presque fatal qu’un pouvoir stato-national ait une ambition totalitaire, qu’il veuille non seulement régir ◀l’▶administration et percevoir ◀les▶ impôts, mais qu’il exige ◀l’▶adhésion sentimentale et enthousiaste ◀de▶ toute ◀la▶ nation. Et pour cela, il est fatal et nécessaire qu’il s’en prenne en premier lieu à ◀l’▶université, car ◀l’▶université, en Europe, depuis sa création au xiiie siècle, a été dans tous ◀les▶ siècles ◀la▶ force ◀de▶ contestation par excellence. ◀La▶ contestation a été depuis ◀le▶ début ◀le▶ mode ◀d’▶enseignement et ◀de▶ discussion, ◀le▶ sic et non.
15 novembre 1968
◀L’▶idéologie jacobine — qui atteint son paroxysme avec Cloots — va justifier ◀les▶ deux phénomènes majeurs ◀de▶ ◀la▶ Révolution française : ◀la▶ suppression ◀de▶ toutes ◀les▶ diversités régionales et ◀la▶ création ◀d’▶un État centralisé ; ◀l’▶impérialisme ◀de▶ fait ◀de▶ ◀la▶ Révolution française, ◀la▶ chute ◀de▶ ◀l’▶esprit missionnaire et universel dans ◀la▶ défense de ◀la▶ patrie ◀de▶ ◀la▶ Révolution, ◀la▶ France, ce qui conduira à un nouveau nationalisme, beaucoup plus virulent que ◀l’▶ancien.
◀La▶ suppression des corps régionaux, ◀la▶ pulvérisation ◀de▶ ◀la▶ société, obligera ◀les▶ révolutionnaires à se demander qui va être ◀le▶ porteur ◀de▶ ◀la▶ volonté générale ◀de▶ vingt-cinq-millions ◀de▶ Français. Ce sera évidemment ◀l’▶État, qui apparaît ainsi comme ◀le▶ complément concret et nécessaire ◀de▶ ◀la▶ nation, qui s’est presque évanouie dans ◀l’▶abstrait.
12 juin 1970
◀L’▶État-nation a été une des créations ◀de▶ ◀l’▶Europe et doit nécessairement, par sa logique interne, devenir totalitaire. Cet État-nation n’aboutira à sa forme idéale qu’au xxe siècle, quand il en trouvera ◀les▶ moyens techniques.
◀L’▶Europe a failli, à deux reprises, mourir ◀de▶ ◀l’▶application du système des États-nations et ◀de▶ leurs guerres fatales, en 1914-1918 et en 1939-1945. Ainsi a été démontrée ◀la▶ nocivité ◀de▶ cette valeur ◀de▶ ◀l’▶État-nation. Mais cela ne ◀l’▶empêche absolument pas ◀de▶ continuer à régner sur ◀les▶ esprits non seulement des Européens, mais ◀de▶ tous ◀les▶ Occidentaux, et, de plus en plus, des gens du tiers-monde.
29 avril 1967
Pourquoi ◀les▶ nationalistes s’opposent-ils à toute union ◀de▶ ◀l’▶Europe, et notamment à ◀la▶ forme fédérale qu’ils tiennent pour un déguisement plus ou moins hypocrite ◀de▶ ◀l’▶ambition unitariste ? Leur point de vue, et ◀la▶ réponse à ◀la▶ question que je viens de poser, est très bien exprimé par une phrase que j’ai entendu prononcer à ◀la▶ télévision française en décembre 1966 par M. Michel Debré. À une question ◀d’▶un journaliste qui lui demandait pourquoi il s’était opposé, par exemple, à ◀la▶ création du Marché commun — en son temps, quand il n’était pas encore ministre — il répondait qu’il était contre des mesures ◀de▶ ce genre parce qu’elles tendaient « à réduire ◀la▶ France à ◀l’▶état ◀de▶ simple province ». Si nous commentons ◀la▶ phrase ◀de▶ Debré, ceci revient à dire que des nationalistes ◀de▶ son type ◀d’▶esprit redoutent que ◀l’▶Europe fasse à ◀la▶ France ce que ◀la▶ France elle-même a fait à ses propres régions, à ses anciennes provinces, qu’elle a toutes coulées dans ◀le▶ même moule, qu’elle a uniformisées, qu’elle a unifiées ◀de▶ force. Car ce type ◀d’▶esprit, qui est en somme jacobin, ne peut rien imaginer ◀d’▶autre qu’une uniformisation autoritaire, ou alors il pense que ce n’est pas sérieux.
13 juin 1969
Y avait-il vraiment, entre ◀les▶ deux guerres, une différence très tranchée entre ◀les▶ démocrates à ◀l’▶Ouest, et ◀les▶ États totalitaires à ◀l’▶Est ? N’était-ce pas plutôt une différence entre États-nations — qu’ils étaient ◀les▶ uns et ◀les▶ autres — riches et à peu près équilibrés ◀d’▶un côté, pauvres et en crise sociale ◀de▶ l’autre côté ? Ne convient-il donc pas ◀d’▶opposer plutôt deux types ◀d’▶États-nations, ◀les▶ uns ayant été conduits à ◀la▶ dictature par une crise très profonde, ◀les▶ autres ayant pu éviter ce terme ultime du développement normal ◀de▶ ◀l’▶État-nation grâce à leur position économique et sociale favorable ?
4. ◀La▶ souveraineté
25 octobre 1968
◀La▶ souveraineté est religieuse, ◀de▶ religio, religare = relier. ◀La▶ religion, c’est ce qui relie. Cela se vérifie dans tous ◀les▶ cas ◀de▶ fondation ◀d’▶empire, que ce soient ◀les▶ deux premiers empires ◀d’▶Akkad et ◀d’▶Égypte, ou plus tard ◀l’▶Empire ◀de▶ ◀la▶ Chine, plus tard encore ◀l’▶Empire des Incas, ◀l’▶Empire persan, ◀l’▶Empire ◀d’▶Alexandre le Grand, ◀l’▶Empire romain, ◀l’▶Empire ◀de▶ Byzance.
18 avril 1969
◀Le▶ dogme clé, qui est ◀l’▶équivalent ◀de▶ celui ◀de▶ ◀la▶ toute-puissance divine, c’est ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ souveraineté absolue et illimitée ◀de▶ ◀l’▶État, souveraineté s’exerçant d’abord sur ◀la▶ nation (◀les▶ hommes étant considérés comme ◀les▶ sujets ◀de▶ ◀l’▶État) et aussi à l’égard des autres États. Cela correspond à ◀la▶ fameuse phrase des légistes ◀de▶ Philippe le Bel, selon lesquels ◀le▶ roi de France est souverain en son royaume, et ne reconnaît aucun pouvoir au monde qui soit supérieur au sien, ni ◀le▶ pouvoir ◀de▶ ◀l’▶empereur, ni celui du pape. Ce dogme ruine dans ◀le▶ principe toute espèce ◀de▶ droit international, et, en fait, ôte toute efficacité à des contrats internationaux.
8 novembre 1968
De même que pour Bodin, au sommet ◀de▶ ◀l’▶existence politique ◀de▶ ◀la▶ république, il y a ◀la▶ justice, dont ◀l’▶interprète est ◀le▶ souverain, au service duquel est ◀le▶ droit, ◀le▶ général de Gaulle dit ceci :
Trois choses comptent en matière constitutionnelle : premièrement ◀l’▶intérêt supérieur du pays, ce que ◀les▶ Romains appelaient salus patriae, cela prime tout, et ◀de▶ cela je suis ◀le▶ seul juge ; deuxièmement, loin derrière, il y a ◀les▶ circonstances politiques, ◀les▶ convenances, ◀les▶ tactiques ; alors vous comprenez, ◀le▶ juridisme, oui certes, il faut y faire attention, mais c’est secondaire, c’est même tertiaire.
◀La▶ hiérarchie ◀de▶ Bodin est exactement reproduite. ◀Le▶ chef de l’État est ◀le▶ seul juge, ◀le▶ seul interprète des intérêts supérieurs ◀de▶ ◀la▶ nation ; mépris pour ◀le▶ juridisme, pour ◀les▶ règles du droit et ◀la▶ constitution, cette manière ◀de▶ renvoyer ◀le▶ droit romain ; idée que ◀la▶ souveraineté ne saurait être limitée en rien.
15 janvier 1965
Ce qui a déclenché donc ◀la▶ guerre ◀de▶ 1939, ce sont au total, dans ◀les▶ très grandes lignes, ◀les▶ mêmes forces qui avaient déclenché ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914 : c’est-à-dire ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale, qui ne transige jamais, parce que c’est un dogme et que c’est sacré (◀le▶ principe des nationalités aboutissant à un système ◀d’▶enclaves, genre Dantzig et beaucoup d’autres — il y en avait des dizaines d’autres — intolérables à la longue, au lieu d’aboutir à un système souple et fédéral), et ◀le▶ nationalisme, dans ◀le▶ camp des totalitaires poussé aux dernières limites ◀de▶ sa logique interne, c’est-à-dire à ◀l’▶autarcie, c’est-à-dire à ◀la▶ revendication, pour une nation, ◀de▶ se suffire complètement à elle-même, et ◀de▶ se fermer à ◀l’▶extérieur, selon ◀la▶ vieille utopie ◀de▶ Fichte.
19 novembre 1976
◀La▶ souveraineté jalouse et ombrageuse des États-nations modernes ne fait que reproduire, en grand, ◀l’▶obstacle constant, à travers ◀les▶ siècles ◀de▶ ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ Grèce ancienne, à ◀la▶ fédération.
29 avril 1967
En réalité, ◀la▶ souveraineté est un concept devenu inopérant ◀de▶ nos jours. Il y a un exemple célèbre tout près de nous : ◀la▶ guerre ◀de▶ Suez. La première définition ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale — avec ◀le▶ droit ◀de▶ signer des traités — est que ◀le▶ gouvernement, ◀l’▶État ◀d’▶une nation souveraine peut déclarer ◀la▶ guerre et conclure ◀la▶ paix quand il ◀le▶ veut. Or, ◀la▶ France et ◀l’▶Angleterre, qui avaient jugé bon et opportun ◀de▶ déclencher ◀la▶ guerre ◀de▶ Suez, se sont vues stoppées brutalement — comme on stoppe des joueurs ◀de▶ rugby — par ◀les▶ deux grandes puissances, ◀la▶ Russie et ◀les▶ États-Unis, et ont dû arrêter ◀la▶ guerre qu’elles étaient en train de gagner militairement, après quelques jours, parce qu’on leur avait fait ◀les▶ gros yeux à Moscou et à Washington. C’est ◀la▶ démonstration ◀la▶ plus éclatante possible que ◀la▶ souveraineté nationale n’existe plus aujourd’hui, en tout cas dans sa base ◀la▶ plus importante et ◀la▶ plus traditionnelle. ◀La▶ souveraineté nationale n’est plus une force réelle, elle est encore une force négative, c’est-à-dire que c’est en ◀l’▶invoquant que nos pays peuvent encore refuser ◀de▶ s’unir.
5. État-nation et guerre
3 juin 1966
◀Les▶ États sont nés ◀de▶ ◀la▶ guerre : voilà ce qu’ont très bien vu Machiavel et Bodin. Ils sont nés d’abord ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ Cent Ans ; ils sont nés des guerres entre ◀les▶ deux premiers États bien constitués, ◀la▶ France et ◀l’▶Angleterre. Plus tard, la plupart des guerres entre ◀les▶ autres États européens ont été causées par ◀le▶ besoin ◀de▶ ◀les▶ raffermir, ◀de▶ raffermir ◀le▶ pouvoir ◀de▶ ◀l’▶État sur une nation, puis, par leur expansion coloniale, impérialiste — cette espèce ◀de▶ piraterie légalisée —, tendant à renforcer chaque État, mais aussi divisant ◀l’▶Europe au lieu de ◀l’▶unir comme ◀l’▶avait fait, par exemple, cette entreprise commune qu’étaient ◀les▶ croisades.
1er novembre 1968
Il importe ◀de▶ rappeler ◀la▶ manière réelle dont ◀les▶ nations modernes se sont constituées. Elles se sont constituées par ◀l’▶impérialisme ◀d’▶un petit État central, qui a, peu à peu, conquis ◀les▶ nations qui ◀l’▶entouraient en prétendant ◀les▶ libérer ou ◀les▶ réunir.
3 novembre 1964
Il faut noter que ◀les▶ guerres nationales, qu’elles soient civiles ou étrangères, qu’il s’agisse ◀d’▶une guerre « froide » comme on dira dans notre siècle ou ◀d’▶une guerre déclarée, justifient ◀le▶ sacrifice, qu’on dit temporaire, ◀de▶ certaines libertés politiques à ◀l’▶intérieur du pays. Or, on s’aperçoit qu’il n’est presque aucune ◀de▶ ces mesures ◀d’▶urgence, ◀d’▶union sacrée, prise par ◀l’▶État, qui ait été rapportée une fois que ◀la▶ paix est revenue. Ainsi, ◀le▶ mécanisme ◀de▶ ◀l’▶État-nation conduit non seulement à ◀la▶ guerre, mais trouve dans ◀la▶ guerre, dans ◀la▶ poursuite ◀de▶ ◀la▶ guerre, ◀les▶ conditions du renforcement continuel ◀de▶ son pouvoir.
22 novembre 1968
◀La▶ nation révolutionnaire est conçue dès ◀le▶ début comme une religion missionnaire : il s’agit « ◀d’▶imposer ◀la▶ liberté au genre humain tout entier », comme ◀le▶ disait Anacharsis Cloots. C’est ◀l’▶État qui va exécuter cette mission, puisque c’est ◀l’▶État qui a ◀la▶ force, ◀l’▶armée. Il en résulte, immanquablement, que cet État va devenir impérialiste, en tant qu’instrument ◀de▶ ◀la▶ nation missionnaire. Et en retour, ◀la▶ guerre va renforcer ◀l’▶État, car pendant une guerre — qu’elle soit civile ou étrangère — on suspend toujours un certain nombre ◀de▶ libertés, en affirmant que c’est temporaire, mais il est extrêmement rare que ◀l’▶on rétablisse ces libertés, une fois ◀la▶ paix revenue.
20 mai 1977
Au moment où Napoléon prend ◀le▶ pouvoir, sous son nom ◀de▶ Bonaparte, on se rend compte que ◀la▶ nation, qui était une mystique qu’elle est restée en partie, deviendra beaucoup plus autoritaire : que son noyau, ◀l’▶État, va prendre ◀le▶ pouvoir sur tout, à ◀la▶ faveur ◀de▶ ◀la▶ guerre. J’ai souvent souligné ce mécanisme inévitable, cet engrenage ◀de▶ ◀la▶ guerre qui renforce ◀l’▶État pour sauver ◀la▶ nation, qui oblige à des mesures qui sont données comme des mesures ◀de▶ guerre, et qui ne sont jamais rapportées une fois ◀la▶ guerre finie.
27 juin 1969
Dans ◀les▶ grands États qui se trouvent être en crise à la suite de ◀la▶ guerre — ◀la▶ Russie, ◀l’▶Italie et ◀l’▶Allemagne, pour des raisons différentes —, ◀la▶ logique ◀de▶ ◀l’▶État-nation est portée à son comble ◀de▶ démence et cela donne ◀l’▶État totalitaire. ◀La▶ religion nationale y est poussée à son extrême, contre ◀la▶ confession chrétienne régnante (surtout en Russie et en Allemagne), mais en ◀la▶ reproduisant (sobor, césaropapisme en Russie). ◀L’▶État-nation aboutit logiquement à ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914. ◀L’▶État totalitaire aboutira non moins logiquement à ◀la▶ guerre totale ◀de▶ 1939-1945.
27 juin 1969
Chacun va développer un nationalisme anti-quelque chose pendant tout ◀le▶ xixe siècle. Ceci mènera fatalement à ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914. Il a cependant fallu tout un travail ◀d’▶incubation pour imposer ◀l’▶État-nation à ◀l’▶ensemble des peuples européens, pendant tout ◀le▶ cours du xixe siècle. Pendant ce siècle, qui va ◀de▶ 1815 à 1914, quatre facteurs ◀d’▶étatisation agiront : ◀la▶ conscription militaire universelle et obligatoire, ◀l’▶instruction publique gratuite, universelle et obligatoire, ◀la▶ presse (◀l’▶armée aligne ◀les▶ corps et habitue à obéir, ◀l’▶école aligne ◀les▶ esprits, ◀la▶ presse aligne ◀les▶ curiosités) et ◀la▶ technique (horaires, voies ◀de▶ communication). On arrive ainsi à créer cette espèce ◀d’▶unanimité qu’on appellera ◀l’▶âme nationale. Tout cela fleurit vers 1880.
Au début du xxe siècle, tout est prêt pour que ◀les▶ théories ◀de▶ Hegel puissent se manifester, pour que ◀l’▶Allemagne puisse partir en guerre au nom de sa mission ◀de▶ Kultur, tandis que ◀la▶ France part en guerre au nom de sa mission ◀de▶ civilisation. Chaque pays a ainsi sa mission et se donne une bonne conscience pour partir en guerre au nom de toutes ◀les▶ philosophies politiques qui ont été inculquées depuis cent-cinquante ans. Ainsi, ◀la▶ véritable cause ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914 est ◀le▶ nationalisme, on pourrait même dire ◀la▶ religion du nationalisme, car ◀le▶ nationalisme s’est substitué de plus en plus à ◀la▶ religion chrétienne.
16 mai 1969
◀La▶ guerre ◀de▶ 1914 a éclaté ◀d’▶une façon légitime, c’est-à-dire en parfaite logique avec ◀les▶ règles du droit des souverainetés nationales, ◀les▶ règles du prestige stato-national, qui avaient été admises et consolidées sans cesse pendant cent ans. ◀La▶ guerre ◀de▶ 1914 a éclaté au point ◀de▶ convergence géométrique ◀de▶ toutes ◀les▶ forces constitutives ◀de▶ ◀l’▶État-nation né ◀de▶ ◀la▶ Révolution et ◀de▶ ◀l’▶Empire napoléonien, et comme ◀la▶ conclusion logique ◀de▶ leur dialectique interne, s’imposant aux hommes d’État, quelle qu’ait été leur volonté personnelle. ◀Les▶ hommes d’État et ◀les▶ ministres n’ont pas été ◀les▶ seules victimes ◀de▶ cette fatalité logique du régime nationaliste. ◀Les▶ peuples aussi, et surtout ◀les▶ ouvriers et ◀les▶ masses socialistes, internationalistes et pacifistes par doctrine : ils ont cédé, comme ◀les▶ autres, aussi vite que ◀les▶ autres et dans ◀les▶ mêmes termes, au même délire stato-nationaliste.
16 mai 1969
Pour résumer toutes ◀les▶ agitations qui ont eu lieu en juillet 1914, il semble que personne ne voulait ◀la▶ guerre et n’osait dire qu’il ◀la▶ voulait, mais qu’un mécanisme inexorable était en train d’agir : tous ◀les▶ mécanismes stato-nationaux qui s’étaient accumulés depuis un siècle semblaient avoir été réglés pour provoquer cette explosion, qu’on ◀le▶ veuille ou non. À part certains dirigeants ◀de▶ ◀l’▶Autriche-Hongrie, personne n’a voulu ce qui s’est passé.
20 juin 1969
Pour réaliser une autarcie — qui est ◀le▶ problème ◀de▶ base ◀d’▶un État totalitaire —, il faut un gouvernement centralisé très fort, une forte police, une idéologie uniforme. Rien ne permet mieux ◀de▶ réaliser tout cela que ◀la▶ menace ◀de▶ guerre et ◀la▶ préparation à ◀la▶ guerre. J’avais ainsi écrit en 1934 : « ◀L’▶État totalitaire, c’est ◀l’▶état ◀de▶ guerre. »
24 janvier 1969
Ce qui fait ◀la▶ grande force ◀de▶ ◀l’▶État, c’est aussi ◀la▶ machine, parce que, à mesure que ◀les▶ machines deviennent plus compliquées, plus difficiles à produire, plus chères, il n’y a que ◀l’▶État qui puisse ◀les▶ contrôler, ◀le▶ comble étant ◀la▶ bombe atomique, qui est devenue ◀le▶ symbole ◀de▶ ◀la▶ puissance ◀de▶ ◀l’▶État.
6. Dimension ◀de▶ ◀l’▶état et problèmes des frontières
27 juin 1969
Bien que cette formule ait donné lieu au massacre ◀de▶ 38 millions ◀d’▶hommes, ◀l’▶État-nation garde encore assez ◀de▶ force pour pouvoir s’opposer à ◀l’▶union des pays européens. Aucun ◀de▶ nos États-nations européens n’est assez grand pour jouer un rôle à ◀l’▶échelle internationale. En même temps, chacun ◀de▶ nos États-nations se révèle trop grand pour animer vraiment ◀l’▶économie, ◀la▶ culture, ◀la▶ vie ◀de▶ ses régions. ◀L’▶État-nation est donc, aujourd’hui, à la fois trop grand et trop petit. Ce qui conduit même un pays aussi traditionnellement centralisé et centralisateur que ◀la▶ France à étudier des formules nouvelles, celle ◀de▶ ◀la▶ régionalisation, par exemple. Ce mouvement se développe dans tous ◀les▶ pays ◀d’▶Europe. On en arrive donc, aujourd’hui, à concevoir que ◀la▶ formule ◀de▶ ◀l’▶État-nation — mise au point par Napoléon — a fait son temps, qu’elle n’est plus adaptée aux conditions, ni politiques, ni économiques, encore moins sociales ◀de▶ ◀la▶ fin du xxe siècle. Mais qu’elle est encore assez solide pour résister à d’autres formes ◀d’▶union imaginables, notamment à ◀la▶ forme fédérale.
22 novembre 1968
Le premier vice ◀de▶ cet État-nation centralisé napoléonien, nous ◀l’▶avons déjà décelé en parlant des jacobins et ◀de▶ leur fausse interprétation ◀de▶ ◀la▶ pensée ◀de▶ Rousseau : ils ont appliqué à des dimensions trop grandes certaines réalités qui se trouvent changer ◀de▶ valeur quand on change ◀d’▶échelle. Par exemple, comment exercer réellement ses droits civiques dans une nation ◀de▶ 25 millions ◀d’▶habitants complètement unifiée, c’est-à-dire où il n’y a plus aucun corps intermédiaire entre ◀l’▶individu créé par ◀la▶ Révolution et ◀l’▶État central ? Un bulletin ◀de▶ vote tous ◀les▶ sept ans, ou tous ◀les▶ cinq ans, ce n’est pas ◀l’▶exercice ◀d’▶une vie civique. De même, on peut dire que ◀l’▶université n’existe plus quand on en arrive à des chiffres comme ceux ◀de▶ Paris ce printemps, 160 000 étudiants.
29 mai 1970
Un excès ◀d’▶individualisme conduit ◀les▶ hommes à une espèce ◀de▶ vertige ; cela ◀les▶ conduit à rechercher un cadre fixe et stable, donc finalement des frontières. Du coup, on sacralise ◀la▶ frontière, on estime qu’elle entoure un territoire à ◀l’▶intérieur duquel tout est soumis à ◀l’▶État, pas seulement ◀les▶ questions ◀d’▶état civil, ◀d’▶armée et ◀d’▶impôts, mais aussi ◀les▶ questions religieuses : c’est à ce moment qu’on voit paraître cette phrase fameuse (surtout dans ◀l’▶Allemagne luthérienne) : cujus regio, ejus religio. Quand on a accepté cet extrême ◀de▶ ◀l’▶absolutisation ◀de▶ ◀l’▶État, qui commande même aux croyances ◀les▶ plus intimes et ◀les▶ plus profondes, on peut accepter tout ◀le▶ reste : ◀l’▶État totalitaire est là en puissance. ◀Le▶ comble ◀de▶ ◀la▶ prétention absolutiste se manifeste donc dès ◀le▶ début ◀de▶ ◀l’▶apparition ◀de▶ ◀l’▶État moderne. ◀Le▶ véritable absolu pour ◀l’▶homme moderne sera désormais ◀l’▶État, être collectif plus ou moins mystique, qui se matérialise sous ◀la▶ forme ◀de▶ ◀l’▶armée, ◀de▶ ◀la▶ police et ◀de▶ ◀la▶ justice.
14 janvier 1977
◀L’▶origine ◀de▶ ce qui sera ◀la▶ nation imposant ◀les▶ mêmes frontières à toutes ◀les▶ facultés humaines et à tous ◀les▶ domaines ◀de▶ ◀l’▶activité humaine, que ce soit économie, état civil, culture, langue, religion ou idéologie, c’est ◀la▶ particularité ◀de▶ ◀l’▶État moderne, ◀de▶ ◀l’▶État-nation moderne, ◀d’▶imposer ◀la▶ même frontière à toutes ◀les▶ choses qui sont, par nature, complètement différentes et n’ont aucune raison ◀de▶ coïncider sur un même territoire. Mais cette idée que tout ce que fait un homme, tout ce qu’il dit, tout ce qu’il souhaite, espère faire et créer, ça doit se passer dans ◀le▶ même domaine, c’est féodal, c’est ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀la▶ féodalité, qui n’est absolument pas ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀la▶ fédération.
27 juin 1969
Après ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914, on n’arrive pas à surmonter ◀le▶ nationalisme et ◀la▶ formule stato-nationale. Au contraire, on décide, avec ◀l’▶aide du président Wilson, ◀de▶ pousser encore plus loin ◀le▶ découpage nationalitaire ◀de▶ ◀l’▶Europe, d’après des critères du xviiie ou du xixe siècle romantique allemand (d’après Herder, Fichte et Hegel) : un pays doit correspondre à une langue, à une race. On continue ◀la▶ création assez folle du xixe siècle : des États-nations dans ◀les▶ frontières desquels on veut faire tenir ◀la▶ langue, ◀l’▶état civil, ◀l’▶administration, ◀la▶ fiscalité, ◀l’▶économie, ◀le▶ sous-sol.
30 mai 1969
1919 a vu ◀la▶ désintégration des empires et ◀le▶ triomphe définitif ◀de▶ ◀la▶ formule stato-nationale sur ◀les▶ restes ◀de▶ ◀la▶ conception impériale, qui avait été celle du Saint-Empire romain germanique, et qui était représentée encore par ◀l’▶Autriche-Hongrie, qui réunissait onze nationalités différentes.
Cette désintégration s’est opérée en 1919 et 1920, lors de ◀la▶ signature ◀d’▶une série ◀de▶ traités ◀de▶ paix, appelés ◀les▶ « traités ◀de▶ banlieue ». Ces traités ◀de▶ banlieue ont été inspirés par toutes ◀les▶ théories nationalitaires romantiques du xixe siècle. En redistribuant tous ces territoires, on a voulu rendre justice à ◀la▶ réalité des langues, des ethnies, si bien qu’il a parfois fallu faire passer ◀la▶ frontière entre deux États au milieu d’un village. C’est du Herder ou du Hegel mal compris, mis sur ◀le▶ papier à distance par des experts qui ne connaissaient pas ◀les▶ pays dont ils traçaient ◀les▶ frontières. Ces traités ne satisfaisaient personne, et ◀les▶ principes sur lesquels on ◀les▶ fondait étaient complètement dépassés.
24 avril 1970
◀Les▶ États-nations sont encore efficaces, il est vrai, pour gêner ce qu’il faudrait aider : ◀les▶ échanges culturels, ◀les▶ mouvements ◀de▶ personnes, ◀la▶ concertation rationnelle des productions industrielles et agricoles. Mais ils ne servent absolument à rien pour arrêter ce qui devrait ◀l’▶être : ◀les▶ tempêtes et ◀les▶ épidémies, ◀la▶ pollution ◀de▶ ◀l’▶air et des fleuves, ◀les▶ attaques aériennes, ◀les▶ ondes ◀de▶ ◀la▶ propagande et ◀les▶ grandes contagions dites idéologiques. Ils empêchent simplement ◀de▶ bien traiter ces problèmes.
Ce statut des frontières, doublement déficient, est caractéristique ◀de▶ tout ce qui touche à ◀l’▶État-nation : néfaste dans ◀la▶ mesure où il est encore réel, inexistant quand on voudrait compter sur lui.