Histoireg
17 décembre 1971
Dans les▶ cosmogonies traditionnelles, ◀l’▶homme n’était pas, ne pouvait pas être ◀le▶ créateur ◀de▶ son histoire, il n’était que ◀le▶ jouet, ◀l’▶objet ◀de▶ lois fatales. ◀Le▶ christianisme aura d’ailleurs besoin ◀de▶ près de quinze siècles pour faire passer dans ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ société occidentale ◀l’▶idée ◀d’▶histoire linéaire contre ◀la▶ conception cyclique ; ◀l’▶idée ◀de▶ progrès possible contre celle ◀de▶ décadence inévitable ; ◀l’▶idée ◀de▶ changement instantané ◀de▶ tous, qui était pour ◀la▶ personne ◀la▶ conversion, qui sera pour ◀la▶ société ◀la▶ révolution, contre ◀le▶ refus fondamental ◀de▶ toute espèce ◀de▶ nouveauté, refus qui caractérise toutes ◀les▶ religions et civilisations traditionnelles. Cela prendra environ quinze siècles, pendant lesquels conception cyclique et conception historique subsisteront côte à côte.
24 juin 1977
Marx et tous ◀les▶ penseurs marxistes dérivent ◀de▶ Hegel, ont repris à Hegel sa fameuse dialectique thèse-antithèse-synthèse ; il est curieux que Proudhon, qui ne savait pas ◀l’▶allemand, qui ne pouvait pas lire Hegel (qui n’était pas traduit encore, qui commençait à peine de ◀l’▶être dans ◀les▶ universités où Proudhon n’avait jamais été), ait découvert Hegel dans ses conversations avec Marx. Marx a essayé ◀d’▶expliquer ◀la▶ doctrine ◀de▶ Hegel à Proudhon, qui a été séduit au début, et qui a cru pendant longtemps qu’il était hégélien. Il n’avait pas fait attention à quelque chose ◀de▶ radicalement différent dans ◀la▶ pensée ◀de▶ Hegel et dans la sienne, qui refusait ◀la▶ synthèse. Il s’en tenait à une dialectique en deux points, thèse et antithèse, autorité et liberté, et pour lui, il n’était pas question par des acrobaties ◀de▶ langage ou ◀de▶ logique, ◀d’▶arriver à synthétiser tout, ◀de▶ manière que ◀la▶ machine continue à rouler indéfiniment ◀de▶ révolution en révolution. Pour lui, ◀la▶ réalité était antithétique, antinomique, il fallait s’en tenir à cela, car, comme il ◀le▶ disait, ◀la▶ réalité est ainsi, il faut se débrouiller avec ce qu’on a. Pour lui, ◀l’▶histoire n’obéit pas du tout à ce rythme ternaire, thèse-antithèse-synthèse ; elle est faite ◀d’▶une pluralité ◀d’▶éléments irréductibles l’un à l’autre, antagonistes, et c’est ◀de▶ ◀la▶ contradiction ◀de▶ ces éléments que résultent ◀la▶ vie et ◀le▶ mouvement ◀de▶ ◀l’▶univers.
9 novembre 1970
◀Les▶ falsifications coïncident avec ◀les▶ débuts ◀de▶ ◀l’▶histoire comme science, au xixe siècle, en même temps que ◀l’▶enseignement étatique dans ◀les▶ écoles : ◀les▶ manuels ◀d’▶histoire fournissent quantité ◀d’▶exemples. ◀Le▶ principe ◀de▶ ces falsifications repose sur ◀le▶ fait qu’on s’est mis à interpréter ◀le▶ passé en termes anachroniques ◀de▶ projection des nations telles qu’elles étaient devenues au xixe siècle. On disait « ◀la▶ France » en parlant du Languedoc, à une époque où ◀le▶ Languedoc n’avait pas encore été conquis par ◀les▶ Français. On oubliait ◀de▶ dire que ◀la▶ nation n’avait pas toujours existé sous ◀la▶ forme qu’elle avait au xixe siècle, et on ne voulait pas dire qu’elle n’avait pas toujours existé. Ou alors on interprétait ◀l’▶histoire des temps anciens comme ◀la▶ préparation à ◀la▶ création des nations modernes. On était, par exemple, obligé ◀de▶ dire que certaines parties ◀de▶ ◀la▶ France actuelle n’avaient pas toujours été françaises ; mais on se rattrapait en disant qu’on pouvait voir, dès ◀les▶ temps ◀les▶ plus reculés, une évolution préparant ◀l’▶unification qui devait se faire un jour. C’est ◀la▶ méthode appelée ◀l’▶essentialisme : sorte ◀d’▶idée platonicienne des nations, telles qu’elles devaient devenir pour que ◀la▶ France achève ◀l’▶Hexagone, pour que ◀l’▶Italie s’unisse, etc. On y voyait une sorte ◀d’▶intention providentielle, qui aurait animé ◀les▶ hommes ◀d’▶action ◀de▶ ◀l’▶époque et orienté leurs actions dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶unification inévitable.
9 novembre 1970
« ◀La▶ France ne peut être ◀la▶ France sans ◀la▶ grandeur. » Cette phrase définit tout ◀l’▶esprit qui a été celui ◀de▶ ◀la▶ politique étrangère du général de Gaulle ◀de▶ 1958 à 1969, avec ◀les▶ conséquences considérables que ◀l’▶on sait pour ◀l’▶Europe, notamment ◀le▶ ralentissement complet ◀de▶ ◀la▶ construction européenne. Personnification ◀de▶ ◀la▶ France, puis divinisation (comparaison avec ◀la▶ Madone, mère de Dieu pour ◀les▶ catholiques). ◀La▶ France a été créée par ◀la▶ Providence, non par ◀les▶ hommes. Quant aux hommes, ils sont responsables des bêtises que ◀le▶ pays a pu faire. ◀L’▶idée ◀de▶ ◀la▶ patrie est intacte, immortelle, inaccessible. C’est ◀le▶ comble ◀de▶ ◀l’▶enseignement ◀de▶ ◀l’▶histoire par ◀la▶ méthode essentialiste. ◀L’▶Allemagne a dit ◀la▶ même chose : que ◀l’▶Allemagne ne peut être ◀l’▶Allemagne qu’en étant au premier rang : Deutschland über alles ! C’est exactement ◀la▶ même phrase. Tous ◀les▶ États-nations de l’Europe se croient supérieurs à tous ◀les▶ autres.
17 décembre 1976
◀De▶ ◀la▶ notion ◀d’▶association libre, ◀de▶ ◀la▶ notion ◀de▶ souveraineté territoriale correspondant à une association, et ◀de▶ ◀la▶ notion ◀de▶ liberté, ont résulté au cours des siècles — mettons ◀le▶ ive , ve siècle et ◀le▶ milieu du Moyen Âge — toute une série ◀de▶ réalités sociales que nous connaissons bien aujourd’hui ; ◀les▶ unes étaient ◀les▶ communes, ◀les▶ communes et leurs ligues ou confédérations, qui vont se multiplier pendant ◀le▶ début du Moyen Âge, ◀les▶ corporations ◀de▶ métiers, et finalement ◀la▶ féodalité, qui est sortie ◀de▶ là. ◀La▶ féodalité, c’est-à-dire ◀l’▶ensemble des liens personnels. Mais d’autre part, c’est ◀le▶ droit germanique qui, en se combinant avec ◀le▶ droit romain, va permettre quelque chose qui s’oppose aujourd’hui au fédéralisme, c’est-à-dire ◀la▶ formation ◀de▶ ◀l’▶État national, au sens moderne, et ◀la▶ combinaison stricte ◀d’▶une ethnie et ◀d’▶un territoire, ◀d’▶une tribu primitive et ◀d’▶institutions objectives. D’une part donc, on peut dire que ◀les▶ Germains apportent ◀les▶ valeurs ◀de▶ base du fédéralisme, d’autre part, ils apportent quelque chose qui sera ◀l’▶ennemi numéro un ◀de▶ tout fédéralisme.
14 janvier 1972
◀Le▶ moment révolutionnaire du christianisme n’est qu’un aspect ◀de▶ ◀l’▶influence ◀de▶ ◀l’▶Évangile et des communautés chrétiennes primitives sur ◀la▶ civilisation européenne. ◀L’▶aspect contraire, inévitable, sera aspect institutionnel.
◀L’▶Église naît ◀de▶ ◀la▶ Rome impériale. Elle en revêt ◀les▶ structures, en revendique ◀l’▶autorité. ◀L’▶Église est du côté de ce qui dure, non ◀de▶ ce qui change ; organe ◀de▶ tradition, non ◀d’▶innovation, ◀de▶ stabilité, non ◀de▶ finalité. Celle-ci n’est jamais absente, certes, mais tend à devenir mythique, perpétuellement reportée, sortie du temps concret ◀de▶ ◀l’▶histoire, projetée dans ◀le▶ temps mythique du retour éternel, ◀de▶ ◀l’▶ordo mundi, ordre du monde.
20 mai 1966
On dit souvent qu’il a fallu aux Suisses six-cents ans pour arriver à faire une fédération. Erreur complète. Il a fallu 550 ans aux Suisses pour ne pas faire une fédération et arriver à cette chute ◀de▶ leur première Ligue en 1798, puis à ces anarchies dites ◀de▶ ◀la▶ Restauration ; ensuite il leur a fallu neuf mois pour se fédérer.