Moyens et finsi
1. Problèmes de▶ la liberté ◀de▶ choisir son destin
7 novembre 1969
La crise actuelle nous amène à poser pour la première fois dans l’histoire ◀de▶ l’humanité les questions fondamentales ◀de▶ la destinée du genre humain. Quel genre ◀de▶ communautés faut-il créer ? sur quel type ◀d’▶homme les fonder ? selon quelles valeurs régler ces communautés, leur morale, leur politique ? et pour quelle fin ultime les faire marcher ? Ce sont ◀d’▶énormes questions, qui caractérisent le paradoxe fondamental ◀de▶ l’évolution ◀de▶ notre temps : pour la première fois dans toute l’histoire — depuis que l’humanité a pris une vague conscience ◀d’▶elle-même —, les hommes se voient contraints ◀de▶ choisir leur avenir, ◀de▶ choisir l’avenir ◀de▶ l’espèce humaine, et voilà le paradoxe : pour la première fois dans l’histoire, l’humanité est contrainte ◀de▶ choisir librement son avenir.
26 novembre 1971
Autrefois, tout était tracé ◀d’▶avance. Hier, un nouveau code ◀de▶ déterminismes commençait à se dessiner, prenant le relais des contraintes coutumières : la majorité des jeunes gens ◀de▶ ma génération me paraissent avoir choisi le métier qui était à la fois le moins éloigné ◀de▶ leurs goûts (dans la mesure où ils avaient la chance ◀de▶ les connaître) et le plus près de leur idée ◀d’▶une carrière intéressante, au sens financier ◀de▶ l’adjectif. Aujourd’hui, quelque chose de nouveau s’est produit.
Au lieu des traditions remontant au Moyen Âge, au lieu des goûts individuels et ◀de▶ la soif ◀de▶ profit matériel libérés par la Renaissance, qui dominaient hier encore le comportement ◀de▶ la plupart des Occidentaux, je vois paraître une motivation aussi différente ◀de▶ la coutume que du profit : celle du sens ◀de▶ ma vie, du sens ◀de▶ la société, et du sens ◀de▶ ma participation — ou non — à cette société. Mais cela pose ◀de▶ grandes et graves questions. Prenons l’exemple ◀de▶ l’ingénieur. Hier, il était ingénieur pour produire, pour bâtir et organiser, pour dominer la nature et l’exploiter au maximum en vue ◀d’▶une prospérité matérielle toujours croissante. Aujourd’hui, il constate que la nature risque ◀de▶ succomber à l’industrie qui la pille sans le moindre scrupule, puis l’empoisonne par le moyen des produits transformés ◀de▶ ce pillage. Et l’idée se fait jour en lui que ce n’est plus aux seuls « besoins ◀de▶ l’économie » qu’il s’agit désormais ◀de▶ répondre (ils ne sont trop souvent que le profit des firmes et ◀de▶ leurs actionnaires), mais plutôt aux besoins ◀de▶ la société humaine, ◀de▶ la communauté humaine sous toutes ses formes : municipale, régionale, nationale, continentale et finalement globale, selon les dimensions des tâches qui la suscitent et la rassemblent. Il peut maintenant concevoir sa profession dans le cadre et les perspectives combien plus vastes et significatives ◀de▶ la cité, ◀de▶ la nature, et ◀de▶ la nécessité vitale désormais ◀de▶ nouer entre elles un nouveau pacte.
26 juin 1970
C’est le succès continuel du progrès, particulièrement industriel, qui, paradoxalement, pose des questions fondamentales. Dès lors que l’industrie, la technologie, assurent aux hommes le nécessaire vital, et permettent ◀d’▶attendre un développement continu, à l’infini, l’homme se voit libéré ◀de▶ la nécessité pure, il se voit capable ◀de▶ choisir l’avenir ◀de▶ sa civilisation, les buts ◀de▶ cette civilisation. Jusqu’ici, l’effort absorbait le plus clair des énergies, maintenant on peut prévoir et choisir, et l’on y est forcé, dès l’instant où on le peut.
3 février 1972
Les écocatastrophes désormais calculables nous contraignent à choisir librement notre avenir, nos finalités — alors que jusqu’ici, chacun fonçait droit devant soi en pensant : il y a ◀de▶ la place et des ressources pour tous… On se laissait entraîner sans réflexion, en faisant confiance aux États, aux experts, à la nature qui arrangerait tout… Or, une série ◀de▶ choix s’impose aujourd’hui ◀de▶ la manière la plus concrète et urgente : puissance ou liberté ? progrès quantitatif ou qualitatif ? croissance ou équilibre ? PNB ou qualité ◀de▶ vie ? etc.
Et nous voyons bien que les premiers termes sont collectifs et quantitatifs. Et que les seconds se ramènent tous à une mesure, ou unité, ou réalité, qui est personnelle et qualitative.
26 novembre 1971
Hier, parce que tout était réglé par la société, la question ◀de▶ ses fins dernières était rarement posée ; on n’en prenait pas nécessairement conscience, on se laissait déterminer par les conduites communes. Aujourd’hui, tout est libre, mais tout devient problème, occasion ◀de▶ doute, ◀d’▶anxiété. Tout oblige à avoir conscience ◀de▶ ce qu’on veut en fin de compte, c’est-à-dire ◀de▶ ce qu’on veut avoir comme politique ! C’est cela, la liberté. Et cela pèse ! Et on comprend que tant ◀d’▶hommes aujourd’hui la fuient, devant les risques et les obligations qu’elle implique, cherchant des remèdes à cette liberté dans un conditionnement artificiel, extrême, qui sera selon les cas : la mode (vestimentaire, artistique, idéologique), la publicité (conditionnement des goûts qui économise l’hésitation, les doutes devant un étalage trop abondant ◀d’▶objets ou ◀de▶ produits), ou les divers conformismes moraux ou politiques qu’on baptise « discipline ◀de▶ parti » ou « sens ◀de▶ l’histoire », et qui donnent au jeune homme ou à la jeune fille l’impression qu’il est « engagé » alors qu’il n’est qu’embrigadé, qu’il s’est déchargé ◀de▶ la peine ◀de▶ réfléchir et ◀de▶ choisir sur le parti ou la mode, ou même, dans le meilleur des cas, sur un directeur ◀de▶ conscience laïque, chef ◀de▶ cellule ou chef ◀de▶ gang, chef ◀de▶ parti ou dictateur.
Modes, publicités, conformismes, disciplines ◀de▶ parti, chauvinismes, fanatismes ◀de▶ jeunesses fascistes ou nazies, ou communistes, ou phalangistes, ou gardes rouges : autant ◀de▶ remèdes contre la liberté, autant ◀de▶ fuites devant la liberté et le vertige, et devant les questions dernières qu’elle oblige à se poser, devant le choix des finalités assumées.
5 novembre 1971
La formule ◀de▶ toute hypocrisie sociale, c’est la négation, le refoulement des finalités réelles, et l’allégation, la mise en avant de finalités officielles qu’on ne vise pas réellement.
11 novembre 1966
Le seul moyen ◀d’▶évaluer, ◀d’▶apprécier, ◀de▶ critiquer en connaissance de cause un régime et, plus généralement, une politique donnée, c’est ◀de▶ savoir d’abord quels étaient ou quels sont ses buts humains — sont-ils bons ou mauvais en tant que tels ? — et après, ◀de▶ se poser la question ◀de▶ l’efficacité ◀de▶ la politique proposée, c’est-à-dire ◀de▶ comparer les réalisations effectuées aux buts déclarés ou réels ◀de▶ cette politique.
3 décembre 1971
Il y a les finalités réelles et les finalités alléguées. Comment les distinguer ? Il y a dans les discours des hommes politiques ce qu’on pourrait appeler les mensonges ◀de▶ routine : expliquer pourquoi il n’y aura pas ◀de▶ dévaluation deux jours avant qu’on la fasse, et expliquer une semaine plus tard pour quelles excellentes raisons on s’y est résolu. Ou dire que « la mobilisation n’est pas la guerre ». Ou proclamer, si on déclare la guerre, que c’est par amour ◀de▶ la paix, hélas unilatéral. Ou quand on refuse une augmentation ◀de▶ salaire dans une branche ◀de▶ l’industrie, que c’est par impossibilité matérielle — pourtant on finit par l’accorder, et on explique ensuite aux actionnaires qu’on n’a pas pu faire autrement et que la société ne s’en porte que mieux, etc. Bien rares sont les hommes politiques qui déclarent leurs vraies finalités. La plupart ne déclarent que ce qu’on attend ◀d’▶eux, dans les masses du pays, au parlement, ou dans les chancelleries ◀de▶ l’étranger.
Les finalités réelles ne se manifestent ◀d’▶une manière certaine et vérifiable qu’à l’occasion ◀de▶ la cérémonie annuelle qui justifie les conseils ◀de▶ direction et les parlements dont elle était, à l’origine, la principale fonction : l’établissement du budget. Car le budget est la traduction financière ◀d’▶une politique, c’est-à-dire la manière dont on entend ordonner les moyens et les fins. Les budgets ne trompent pas… si on apprend à les lire. Pour cela, le principe ◀de▶ base, c’est ◀de▶ croire les chiffres plutôt que les justifications ◀de▶ ces chiffres. Par exemple, quand on dit : la commune ◀de▶ x n’a pas autant ◀de▶ moyens financiers que la petite commune ◀de▶ y pour l’hygiène mentale des enfants des écoles, on dit en réalité : la commune ◀de▶ x, quoique plus riche que celle ◀de▶ y, n’a pas les mêmes objectifs ou doit tenir compte d’autres problèmes jugés plus importants. On essaie ◀de▶ faire croire que la politique que l’on adopte est « dictée par le budget », alors qu’il est clair que c’est l’inverse qui est vrai.
2. Finalités et monde moderne
29 octobre 1971
Il y a quelque chose qui est peut-être plus effrayant que les prévisions apocalyptiques des écologistes, quelque chose qui est déjà parmi nous, bel et bien là, qui est la question du siècle, une question pure, béante, qui ne se posait du temps ◀de▶ ma jeunesse qu’à quelques-uns, et qui a subitement éclaté dans les universités ◀de▶ tout l’Occident et dans les rues ◀de▶ toutes nos grandes villes au mois ◀de▶ mai 1968 : Que faisons-nous là ? Quel est le sens ◀de▶ cette société, quel est le sens ◀de▶ ma vie dans cette société qui n’en est pas une, qui n’est pas une communauté ? Que vaut son niveau de vie calculé en termes purement matériels ? Vers quoi nous conduit-elle ? Il faut reconnaître qu’elle ne le sait pas elle-même.
26 novembre 1971
La science et la technique ont provoqué peut-être, et ont à coup sûr permis, l’essor industriel et l’urbanisation sauvage qui sont en train de bouleverser les équilibres écologiques du continent européen, des mers et des airs qui l’entourent. Par un juste retour, n’est-ce point aux scientifiques, aux techniciens, aux urbanistes qu’il incombe ◀de▶ chercher et ◀de▶ trouver ◀d’▶urgence les moyens ◀de▶ restaurer ce qui fut compromis par le génie civil et militaire, j’entends les moyens ◀de▶ prévenir les désastres sociaux, biologiques et physiques qu’annonce la prospective, en sauvant du même coup la nature ? N’y a-t-il pas là une vocation proprement exaltante pour l’ingénieur ? Une nouvelle manière ◀d’▶assumer ses droits et ses devoirs civiques et culturels, et ◀de▶ passer du rôle ◀d’▶expert non concerné, voire ◀de▶ simple servant ◀d’▶un système ◀de▶ profit, au rôle ◀de▶ créateur voisin ◀de▶ celui ◀de▶ l’artiste, responsable ◀d’▶une cité neuve et ◀d’▶un nouveau contrat social ?
Au spécialiste « isolé » (comme un fil électrique) qui fait son « job » en toute conscience professionnelle, mais ne veut pas chercher à comprendre le reste, au technicien du seul rendement (qui est, en fin de compte, la rentabilité), nous pouvons et nous devons opposer aujourd’hui un type ◀d’▶homme ◀de▶ technique et ◀de▶ science réintégré dans la communauté, relié à l’ensemble social par le souci des fins dernières ◀de▶ la cité et ◀de▶ la personne dans la communauté.
9 février 1968
Il faut s’habituer à penser en tension quand il y a des antinomies, et ne pas essayer follement ◀d’▶éliminer un des deux termes. On n’y arriverait pas. Prenons par exemple le profit, la notion ◀de▶ profit. Je pense que le vice fondamental et mortel ◀de▶ notre société occidentale, c’est que tout est réglé en fonction du profit, que le profit, le recours à la notion ◀de▶ profit tranche toujours en dernier ressort. Admettons cela en tout cas. Est-ce que cela veut dire que le profit doit être complètement éliminé ? qu’il faut y renoncer ? au profit ◀de▶ théories des partis ◀de▶ gauche, mettons, et au détriment des capitalistes ? Eh bien, ce serait une vision irréaliste et naïve ◀de▶ la société. Dire que la priorité ◀de▶ fait donnée au motif du profit est la cause des maux les plus graves ◀de▶ nos sociétés n’équivaut pas du tout à dire qu’il faut supprimer le profit, mais à dire que le profit ne doit pas avoir la priorité dans les choix politiques qui s’imposent désormais à nos sociétés occidentales.
29 octobre 1971
Si l’on veut agir, il faut choisir : au nom de quelles finalités va-t-on faire les choix nécessaires ? Si la finalité est le profit, alors tant pis pour la pollution, le bruit, les fumées, les radiations, les névroses collectives… Cela coûte très cher. En fait, l’industrie occidentale a choisi, pratiquement, jusqu’à ces dernières années, au nom du profit ou ◀de▶ la rentabilité, et pas ◀de▶ la vie.
12 novembre 1971
Aux problèmes vitaux que posent l’épuisement ◀de▶ l’oxygène, la pollution des océans, les barrages fluviaux, s’ajoute celui des villes nées ◀de▶ l’industrie au xixe siècle et ◀de▶ la technique au xxe siècle.
Je crois qu’elles nous offrent l’exemple le plus visible, tangible, plastique, ◀de▶ l’absence ◀de▶ finalités communautaires, si caractéristique ◀de▶ notre société.
Leur chaos architectural ◀de▶ géométries bêtes ou folles, leur taille démesurée, leur envahissement par les autos bruyantes, polluantes, et finalement paralysantes, c’est la représentation exacte non seulement ◀de▶ l’absence ◀de▶ finalités communes et créatrices ◀de▶ communautés structurées, mais ◀de▶ la mise en œuvre, hautement efficace cette fois-ci, ◀d’▶une seule finalité : le profit à court terme.
3 décembre 1971
C’est le choix que l’on fait quand il y a conflit entre deux besoins, deux projets, et pas assez pour les deux à la fois, dit-on, qui révèle les vraies fins que l’on suit. Voilà le lieu bien délimité, le champ clos ◀de▶ la bataille proprement politique. Or, des choix ◀de▶ cet ordre, de plus en plus, nous devrons les faire dans l’industrie.
Les mesures anti-pollution (absorption des fumées et gaz dans les villes, autos sans essence, avions à réaction silencieux) coûteront très cher, c’est entendu. La question sera, de plus en plus, ◀de▶ savoir si la finalité dernière que l’on sert est un certain équilibre entre les groupes humains et entre l’homme et la nature, ou seulement la croissance indéfinie du PNB, ou encore le profit calculé uniquement en argent, ou calculé aussi en bonheur, en santé, en qualité ◀de▶ vie et en justice sociale ou communautaire.
29 octobre 1971
L’écart entre le tiers-monde et l’Occident deviendra insupportable, puis engendrera des violences inouïes. Avec une population quatre fois supérieure à celle des pays industrialisés, le tiers-monde — il faut oser le dire ! — n’a aucune possibilité matérielle ◀de▶ rejoindre jamais notre niveau de vie. Pour y arriver, en effet, on a calculé qu’il faudrait multiplier l’exploitation des ressources naturelles, et donc aussi la pollution du globe, par 200, ce qui est matériellement impossible. En effet, les ressources naturelles — charbon, pétrole, métaux, bois, eau potable, etc. — ne sont pas du tout inépuisables comme tous les hommes l’ont cru naïvement jusqu’à nous : le charbon et le pétrole s’épuisent ◀d’▶une manière calculable. Selon certains experts, même si l’on découvre dans les déserts et les mers le double ◀de▶ pétrole qu’on exploite aujourd’hui, avec l’augmentation ◀de▶ la population et ◀de▶ la consommation, tout le pétrole ◀de▶ la terre semble devoir être brûlé d’ici trente ans. On trouvera autre chose, pensez-vous ? Voire ! L’épuisement des forêts, bien pire : l’épuisement ◀de▶ l’eau potable, pire encore : ◀de▶ l’air respirable, ◀de▶ l’oxygène même, suite à la mort des forêts et des océans, c’est ce qui menace l’ensemble ◀de▶ l’humanité. Tout cela peut sembler délirant. Mais tout cela est impitoyablement calculé par les écologistes américains, soviétiques et européens.
3. Fins et moyens au service ◀de▶ la personne
23 janvier 1970
Une communauté des personnes n’est pas la fin ◀de▶ l’homme, mais un moyen pour les personnes ◀de▶ se réaliser. Le but final n’est pas une plus grande puissance ◀de▶ la communauté, mais une plus grande liberté, une meilleure réalisation ◀de▶ chacun. La communauté est donc le lieu ◀de▶ dépassement des égoïsmes individuels, alors que le nationalisme voudrait nous faire croire qu’elle est la somme ◀de▶ tous ces égoïsmes additionnés en un super-égoïsme collectif. Finalement, il faut répéter ◀de▶ la personne ce qu’en disait Kant : la personne, c’est ce qui, dans l’homme, ne peut jamais être utilisé comme instrument.
3 février 1964
Les réalistes transigent toujours très facilement sur les fins. Ils ont tendance à subordonner les fins à leurs moyens actuels, puis à oublier tout à fait les fins. Les idéalistes, au contraire, ne s’occupent que ◀de▶ la pureté absolue des fins, seuls objets dignes ◀de▶ la réflexion ◀d’▶un guide des hommes ; ils supposent que les moyens seront donnés et souvent oublient finalement ◀d’▶en parler. À d’autres ◀de▶ les rechercher. Les points ◀de▶ réalisation dans l’histoire, il me semble, les points où il y a réalisation ◀de▶ quelque chose, se situent toujours à l’intersection ◀de▶ ces deux tendances, lorsque les fins, les buts, clairement conçus et ordonnés, suscitent les moyens adéquats de la part des hommes politiques.
3 février 1964
On pourrait aller plus loin dans la critique des utopies et dire ceci, ◀d’▶une manière peut-être paradoxale : la plupart des utopies ont le tort ◀de▶ n’être pas assez nouvelles, pas assez neuves. C’est-à-dire qu’elles sont conçues à partir de ce que nous connaissons et voyons aujourd’hui, qu’elles sont trop étroitement liées à nos propres connaissances présentes limitées, à nos préjugés, qu’elles prolongent simplement quelques traits ◀de▶ notre vie actuelle. Or, les changements qui se produiront d’ici vingt ans ou cent ans, ou d’ici sept-cents ans, seront très probablement, on pourrait dire certainement, beaucoup plus importants et beaucoup plus radicaux que tous ceux que peuvent imaginer aujourd’hui les utopistes. L’histoire réelle fera certainement preuve ◀de▶ beaucoup plus ◀d’▶imagination que le plus grand utopiste ◀d’▶aujourd’hui. L’histoire réelle aura une imagination beaucoup plus fertile en surprises, en innovations totalement imprévisibles ◀de▶ nos jours, aussi imprévisibles par exemple que la bombe atomique l’était à la fin du xixe siècle, quand Jules Verne imaginait des armes terrifiantes pour détruire presque un quartier ◀de▶ ville, ou même encore beaucoup plus imprévisibles que la bombe ne l’était en 1939, quand tous les états-majors et tous les gouvernements mettaient en garde contre la guerre des gaz, quand tout le monde portait un masque à gaz en bandoulière. On se préparait donc à un danger qui paraissait terrifiant et qui paraît aujourd’hui presque un jeu, en comparaison de ce qui a été trouvé quatre ans plus tard. En somme, les utopies sont le plus souvent trop courtes, trop modestes, on pourrait dire trop peu utopiques.
Mais il y a d’autres conceptions possibles ◀de▶ l’utopie, des conceptions qui ne sont pas négatives, qui ne sont pas polémiques, qui ne sont pas liées aux insuffisances actuelles pour les critiquer, qui ne sont pas non plus une évasion devant les conditions pratiques ◀de▶ l’action, mais au contraire qui sont des descriptions ◀d’▶un nouvel ordre à établir, ◀d’▶une société plus cohérente, mieux ordonnée au bien, c’est-à-dire au type ◀d’▶homme que l’on considère comme idéal, des utopies conçues non pas à partir ◀d’▶aujourd’hui, mais à partir de ce but cohérent. Ce sont des descriptions positives, éclairantes, qui désignent le but à atteindre, qui l’imposent à l’imagination, et qui, par là même, agissent sur les esprits, c’est-à-dire sur le lieu où tous les événements ◀de▶ l’histoire prennent leur source. Il n’y aurait pas ◀d’▶histoire, s’il n’y avait pas, à l’origine ◀de▶ ce qu’on appelle l’événement, quelque chose qui se passe dans l’esprit ◀d’▶un homme — c’est toujours là que l’histoire commence, tous ces événements, à l’exception peut-être des tremblements ◀de▶ terre.